bienheureux
JEAN DE RUYSBROECK
(1293-1381)

Le Royaume des Amants de Dieu

PROLOGUE

Le Seigneur a ramené le juste dans les voies droites, et il lui a montré le royaume de Dieu (1). En ces paroles du Sage nous trouvons cinq enseignements : 1° lorsqu'il dit : le Seigneur, il nous montre la puissance de Dieu, maître et seigneur de toute créature. 2° Par ces mots : a ramené, il nous rappelle la chute et l'égarement des hommes, en même temps que la compassion et la miséricorde par lesquelles Dieu a replacé dans le chemin droit l'homme qui était tombé dans le péché originel, et s'était égaré, le rappelant ainsi de la mort à la vie. 3° Lorsqu'il dit : le juste, il nous fait voir l'amour et la libéralité de Dieu, qui pour nous rendre justes a voulu souffrir la mort en grande charité et désir de nous sauver. 4° Lorsqu'il parle des voies droites, il nous donne à comprendre la sagesse infinie et la générosité que Dieu nous a montrées dans ses dons sans nombre : c'est là ce qui porte l'homme vers les vertus, c'est-à-dire dans les voies droites. 5° Par ces paroles enfin : et il lui a montré le royaume de Dieu, nous comprenons l'utilité et la raison de toutes les œuvres divines, qui ont été accomplies afin de permettre à l'homme de contempler le royaume de Dieu, c'est-à-dire Dieu lui-même, et d'en jouir durant l'éternité.

CHAPITRE I

DE LA SOUVERAINETÉ DE DIEU ET DE LA CRÉATION DES ANGES ET DES HOMMES.

En premier lieu, il est parlé du Seigneur : car Dieu est le principe, la source, la vie et le soutien de toutes les créatures. Quatre prérogatives appartiennent à un seigneur : la puissance, la sagesse, la libéralité ou miséricorde, et la rectitude. Dieu est puissance : tout lui est soumis. Dieu est sagesse insondable, et aux yeux de cette sagesse toutes choses sont claires et à découvert. Il est la libéralité et la bonté qui donne sans mesure. Enfin il est la rectitude qui récompense ou punit chacun selon ses actes.

C'est pour montrer sa puissance, sa sagesse et sa bonté qu'il a créé le royaume des cieux et celui de la terre, donnant au ciel comme ornement les anges et lui-même, et au royaume de la terre les hommes et la grande variété des créatures. En créant il a manifesté sa puissance ; dans l'ordonnance de toutes choses il a montré sa sagesse ; il a fait preuve enfin de bonté et de libéralité en répandant ses dons innombrables.

Dieu a créé la nature angélique, les esprits de haute intelligence et il leur a donné le pouvoir et la grâce de se tourner vers lui avec humilité et révérence, amour, louange et respect souverain, afin que, pratiquant ce retour, ils puissent posséder le royaume infini d'éternelle immutabilité. Il a voulu que leur intelligence fût transformée et illuminée par la sagesse sans mesure ; que leur volonté libre se tournant vers lui fût pénétrée et envahie par l'amour infini ; que toutes leurs puissances enfin dans leur unité fussent comme plongées dans l'éternelle et infinie jouissance.

Ceux qui se sont tournés vers Dieu possèdent donc la béatitude, car chacune de leurs puissances opère son retour dans la lumière de gloire, met sa jouissance dans l'éternelle divinité et pénètre dans la clarté essentielle. Ceux au contraire qui se sont détournés de Dieu pour se complaire en eux-mêmes et dans la noblesse de leur nature sont malheureux ; car d'eux-mêmes ils sont si impuissants, si dépourvus de grâce et rencontrent de tels obstacles (2), qu'ils ne peuvent plus se retourner vers Dieu ; leur intelligence est envahie par les ténèbres du péché et détournée de la clarté divine ; leur volonté est toute remplie d'amertume et souffre l'éternelle damnation : déchus du plus haut état dans le plus bas, ils sont désormais les ennemis de Dieu, des anges, des saints et des hommes.

Alors Dieu créa la nature humaine et l'embellit de ses grâces, afin que, par humilité, soumission, fidélité, louange, amour et vénération, elle pût posséder et mériter la place que les anges avaient perdue par les vices contraires.

Telle est l'explication de la première parole du Sage : le Seigneur, terme qui marque la puissance par laquelle Dieu a créé toutes choses de rien, la sagesse avec laquelle il a ordonné le ciel et la terre, la bonté et la libéralité qui ont paru dans ses dons multiples répandus sur le monde, sur les anges et sur les hommes, l'équité enfin qui lui fait récompenser les bons par le don de lui-même dans la joie éternelle et rejeter les mauvais dans les peines sans fin. C'est le premier des cinq enseignements principaux donnés par le Sage, celui qui est contenu dans cette parole : le Seigneur.

CHAPITRE II

DE L'INCARNATION DU CHRIST,
ET COMMENT IL A REFAIT L'HOMME PAR LE MOYEN DES SEPT SACREMENTS.

La seconde remarque s'applique à ce qui est dit ensuite : Il a ramené. Or l'on n'a besoin de revenir et d'être ramené que lorsque l'on s'est égaré. Tel est le cas de la nature humaine qui est tombée par le péché du premier homme, et qui, de libre qu'elle était, est devenue une prison, un cachot, un exil, un désert et un lieu perdu pour tous ceux qui y naissent : car ils sont enfants de la désobéissance (3). Aussi le Seigneur a-t-il voulu prendre cette nature humaine afin de ramener l'homme égaré. Il s'est fait humble, obéissant et il s'est livré au service de son Père, donnant fidèlement aux hommes ses enseignements, ses exemples et sa miséricorde. Il a embrassé le labeur par charité, il a souffert avec douceur et patience, et il est mort par amour ; il a payé équitablement la dette et il a relevé la nature humaine en lui rendant la liberté. Ainsi a été délivrée toute cette nature et sont devenus libres tous ceux qui sont régénérés dans le Christ. Celui donc qui veut être régénéré et recouvrer la liberté doit avoir la foi et recevoir le premier sacrement qui est le baptême, gage de la purification spirituelle. C'est là revêtir une nouvelle vie et entrer dans la famille chrétienne ; mais aussi faut-il dès lors renoncer au démon et à son service et donner sa foi au Christ. L'âme reçoit le vêtement d'innocence, c'est-à-dire qu'elle est revêtue de la mort et des mérites du Christ, et elle promet de présenter ce vêtement sans tache au jugement de Dieu. Quatre prérogatives lui sont données : 1° elle est rachetée des peines éternelles ; 2° elle devient digne des joies de l'éternité ; 3° elle reçoit la grâce divine à toute heure, afin de pouvoir progresser sans cesse dans la vertu ; 4° elle entre enfin en participation de tout le bien qui fut et qui sera jamais.

Afin de mieux remplir ses promesses et faire grandir la grâce de Dieu, l'homme doit recevoir le deuxième sacrement appelé la confirmation, prêt à porter la croix du Christ et à combattre le démon, le monde et sa propre chair. Trois choses lui seront données dans ce sacrement : 1° une grâce de Dieu croissante ; 2° une puissance contre le démon, qui ainsi affaibli sera d'autant plus tenu en respect ; 3° un affermissement en toutes vertus. De cette manière, l'homme est régénéré et orné au baptême, puis affermi par la confirmation.

Cependant par l'orgueil de son cœur, les désirs de son âme et les délectations sensibles, il tombe souvent en des péchés personnels, viole ainsi sa foi, souille son âme, perd la grâce de Dieu et méprise la mort et la rédemption du Christ. Mais sachant que l'homme est inconstant, le Seigneur, qui l'a créé et ensuite l'a régénéré par sa mort, ne veut pas le perdre à jamais. Aussi a-t-il laissé à la sainte Église le troisième sacrement, la pénitence ou le repentir des péchés. Or, de la part de l'homme quatre dispositions doivent se manifester sous l'influence divine : 1° un regret réel des péchés commis ; 2° une volonté ferme de ne les plus commettre ; 3° un parfait propos de satisfaire à la sainte Église par la confession et la pénitence, selon la sentence du prêtre ; 4° un ardent désir de servir Dieu à l'avenir avec une humble soumission et avec la confiance qu'il lui donnera l'éternelle béatitude, et enfin un aveu contrit de ses fautes. Telles sont les quatre conditions que l'homme doit remplir pour satisfaire la justice ; et alors ses péchés lui seront remis et il recevra plus de grâces qu'il n'en avait auparavant. Il deviendra ainsi participant de toutes les bonnes œuvres qui se font dans la sainte Église.

Le quatrième sacrement fut institué par le Christ au moment où il allait échanger l'exil pour la patrie, un milieu d'étrangers pour des amis, la pauvreté pour la richesse, la mort pour la vie, l'affliction pour l'allégresse ; et ce fut sous forme d'un festin tout spécial où il donna son corps et son sang en nourriture et en breuvage, de façon à nous unir à lui pour jamais. Il nous faut donc recevoir ce sacrement dignement et avec une humble révérence, comme il convient vis-à-vis du Créateur de toutes choses, et aussi avec un sentiment d'affection intime envers celui qui, dans son très fidèle amour, est mort pour nous et veut encore se donner lui-même dans l'éternité.

Le cinquième sacrement est l'ordre, qui sépare l'homme des plaisirs et des occupations terrestres pour l'appliquer à Dieu en grande paix et dignité, pourvu qu'il le reçoive avec la rectitude désirable. L'homme y acquiert en même temps l'ensemble des vertus, ainsi que l'ornement stable d'une noblesse singulière dont les marques demeurent éternellement.

Le sixième sacrement est le mariage, fait pour ceux qui vivent dans le monde, afin qu'ils se conduisent selon la loi, se donnant mutuellement leur foi et la maintenant jusqu'à la mort.

Le septième sacrement est l'extrême-onction. L'homme doit désirer le recevoir lorsqu'il pense qu'il n'a plus longtemps à vivre, afin que, par la vertu du sacrement, ses péchés véniels ou ceux qu'il aurait oubliés soient remis par l'intermédiaire de la prière du prêtre et de celles de la sainte Église.

Tels sont les sept sacrements, dont l'effet est soit de retirer l'homme de la mort éternelle méritée par le péché originel et par ses propres péchés, soit de le purifier de ses péchés véniels, de l'armer contre le démon, de le conduire et de l'attacher à Dieu, de lui donner enfin dans le temps une vie conforme à la loi.

C'est la deuxième des cinq principales considérations. Elle enseigne comment le Seigneur a ramené l'homme vers lui par le moyen de sa mort et des sept sacrements.

CHAPITRE III

DESCRIPTION DES HUIT MARQUES AUXQUELLES ON RECONNAÎT L'HOMME JUSTE.

En troisième lieu, il est parlé du juste ; car c'est pour le rendre tel que Dieu ramène l'homme.

Or, lui-même peut juger d'après quatre indices s'il est juste et s'il a été ramené par le Christ dans la puissance du Saint-Esprit, au moyen des sacrements. Le premier indice c'est s'il se confie à Dieu pour tout besoin dans le temps et dans l'éternité, lui demeurant fidèle de tout son être et de tout son pouvoir. Le deuxième apparaît dans la pratique de l'amour volontaire et effectif à l'égard des nécessités du prochain dans son corps ou dans son âme. Le troisième indice se manifeste par la patience et la douceur en face de tout ce qui peut nous atteindre de la part de Dieu ou des créatures. Le quatrième enfin consiste à avoir un esprit élevé, libre et dégagé, sans attache pour aucune créature, mais demeurant stable dans l'amour de Dieu, attendant joyeusement et avec confiance le royaume éternel. À ces quatre indices on reconnaît l'homme juste dans une vie active.

Il y a aussi des marques particulières qui appartiennent à l'homme juste, dans une vie contemplative. La première est un esprit libre, élevé par le désir vers l'unité divine et y adhérant avec amour. La deuxième est une intelligence éclairée par la grâce, et qui contemple avec admiration la richesse de la Trinité. Ainsi transformée cette intelligence fixe sans étonnement la clarté immense, car elle est soutenue par la lumière de l'unité. La troisième marque est un repos bienheureux, où toutes les puissances s'apaisent, comblées qu'elles sont, pénétrées et inondées de plus de richesses et de joies qu'elles n'en peuvent souhaiter. La quatrième marque enfin est comme une immersion et une perte de soi-même dans cet abîme de joies et de richesses. Or, nul ne pouvant marcher dans l'obscurité, on demeure là éternellement perdu : c'est le plus haut degré de béatitude. Telles sont les différentes marques auxquelles on reconnaît l'homme juste dans la voie de la contemplation et celle de l'action, et c'est ainsi que le Seigneur l'a ramené, selon la troisième parole du Sage.

CHAPITRE IV

DE TROIS VOIES POUR ALLER AU CIEL.

La quatrième parole est ainsi conçue : les voies droites. Remarquez bien comment le Seigneur y a ramené le juste. Les voies, en effet, qui mènent au royaume de Dieu sont de trois sortes : il y en a une qui est extérieure et sensible, une autre qui est purement naturelle, et enfin une troisième qui est surnaturelle et divine.

La première voie est donc extérieure et sensible ; ce sont les quatre éléments et les trois cieux auxquels Dieu a donné l'ornement convenable. Il y a là pour lui un royaume, mais tout extérieur et n'offrant qu'un vestige et une lointaine ressemblance de sa beauté (4). Ce royaume a été créé et orné pour l'utilité des hommes, afin que le voyant et le contemplant ceux-ci se montrent fidèles à Dieu, le servent avec toutes les créatures et le louent de toutes ses œuvres.

Le premier élément ou élément inférieur est la terre, que Dieu a créée et ornée d'un grand nombre d'arbres et de plantes qui portent des fruits de diverses espèces pour les besoins de l'homme. Dieu y a mis aussi toutes sortes d'animaux pour son service, le constituant maître de toutes choses.

Puis il a créé le deuxième élément, les eaux, qui parcourent et traversent la terre de mille façons et en font l'ornement. Des poissons en grand nombre et d'autres animaux y abondent, destinés à donner aux hommes une nourriture qui les purifie.

Le troisième élément est l'air, qui décore la terre et les eaux, car il est éclairé par la lumière du ciel et tout transparent. Sans la lumière matérielle, en effet, il n'y aurait ni couleur ni forme qui permette de distinguer les choses d'une façon sensible. L'air est orné à son tour de nombreuses espèces d'oiseaux qui le peuplent.

Le quatrième élément est le feu, et c'est un ornement et une source de fécondité pour la terre, l'eau et l'air ; car sans le feu, rien sur la terre, dans les eaux ou dans l'air, ne peut croître, venir à la vie, ni s'y maintenir (5).

Tels sont les quatre éléments dont toutes choses sur la terre sont faites.

Dieu a aussi créé le ciel inférieur, le firmament, qui exerce son influence sur tous les éléments. C'est par son mouvement, en effet, que toutes les créatures se meuvent, vivent et grandissent, et il a reçu pour ornement et pour lumière la splendeur et la clarté des planètes et des étoiles qui régissent la nature. Quant à la partie supérieure du firmament, elle brille et resplendit de la clarté du ciel supérieur.

Le second ciel créé par Dieu est le ciel moyen, appelé transparent, liquide ou cristallin : non pas qu'il soit de cristal, mais à cause de sa clarté. Il orne le firmament dont les hauteurs, grâce à la transparence du cristallin, brillent de la lumière du ciel supérieur. Le second ciel est tout orné de clarté et son sommet est appelé le premier mobile, parce qu'il est le point de départ et le principe de tous les mouvements du ciel et des éléments. Les planètes et la marche du ciel lui sont soumises, et toute nature corporelle opère sous son influence. Mais aucune chose créée n'a pouvoir sur la créature raisonnable, pas même le premier mobile ; car cette créature peut en elle-même surmonter l'influence des corps célestes et de tout ce qui est créé, si elle y trouve opposition à la vertu.

Enfin Dieu a créé le ciel supérieur (6), qui est une clarté pure, simple et immobile, principe, source et fondement de tout ce qui est corporel. Ce ciel comprend en lui-même tous les cieux et tous les éléments, comme dans une sphère. Il est plus large, plus profond, plus haut et plus grand que tout ce que Dieu a créé de corporel, et il a pour ornement Dieu lui-même, avec les anges et les saints. La clarté matérielle et créée, en effet, dépend d'une clarté spirituelle et incréée, qui est la haute nature de Dieu. Voyez, ce ciel, avec tout ce qu'il contient, c'est toute la création matérielle : c'est le royaume de Dieu extérieur et sensible. L'homme peut contempler et admirer l'ordre et la beauté qui y règnent, et ainsi servir et louer Dieu en toutes choses. Ses sens extérieurs lui permettent de voir et de connaître ce qui est en dessous du firmament, de même qu'il peut imaginer et apercevoir ce qui est au-dessus, au moyen des sens internes et de la raison. Mais là où finissent les cieux corporels, là aussi s'arrêtent l'imagination et les sens extérieurs ou intérieurs, car lorsqu'il n'y a plus de matière, il n'y a rien à quoi se prennent les sens : ni Dieu, ni les anges, ni les âmes ne peuvent être saisis par eux, car ils sont sans figure.

Telle est la première voie, la voie extérieure et sensible qui conduit à Dieu.

CHAPITRE V

DE LA VOIE DE LUMIÈRE NATURELLE.

La deuxième voie qui mène au royaume de Dieu est une voie de lumière naturelle, dans laquelle marchent tous ceux qui pratiquent la vertu, mais avec une intention purement humaine et en dehors de l'action du Saint-Esprit. Leurs puissances inférieures sont ornées de vertus morales naturelles tandis que leurs puissances supérieures s'élèvent et tendent au repos dans la simplicité essentielle de l'âme, qui porte l'image de Dieu et lui constitue un royaume naturel (7).

Selon le corps, l'homme est composé des quatre éléments, et selon l'âme il est créé de rien, à l'image de Dieu. La première puissance naturelle qu'il possède est appelée irascible. Elle doit dominer tout ce qui s'oppose à la morale, dompter l'instinct bestial et les mauvais penchants de la nature, et s'en rendre maîtresse. Elle doit être ornée de la première vertu morale, la prudence, qui lui fait considérer d'où vient l'homme, où il est et où il va, la brièveté de la vie, l'instabilité du temps, la misère du monde, la longueur et la durée de la vie à venir. D'autre part, elle doit considérer et éprouver la noblesse, la bonté et l'ordonnance des vertus qui ornent l'homme à l'extérieur et à l'intérieur ; de sorte que la puissance irascible, moyennant la prudence, est capable d'éloigner tout désordre tant à l'extérieur qu'à l'intérieur.

La deuxième puissance naturelle est appelée concupiscible. Elle doit être ornée de la deuxième vertu morale qui s'appelle la tempérance, afin de pouvoir dompter la concupiscence et empêcher l'excès dans le manger et dans le boire, la recherche dans les vêtements et l'abus des biens terrestres ; de sorte qu'on ne désire jamais au-delà du nécessaire, et quant au nécessaire, on ne le souhaite pas avec trop d'avidité.

La troisième puissance naturelle est la raison. Tandis que les deux autres, si elles ne sont décorées des vertus, sont purement animales, la puissance raisonnable distingue l'homme d'avec les bêtes. Elle a pour ornement la justice, qui permet de donner et de recevoir, d'agir ou d'omettre, de régler et d'ordonner toutes choses selon une juste discrétion.

La quatrième puissance naturelle est la liberté de la volonté. Elle doit être décorée de la vertu naturelle appelée la force morale, qui rend l'homme capable de dompter et de dominer toutes les puissances inférieures de l'âme, et qui donne à son cœur le courage de supporter l'opprobre et le dommage, l'abaissement ou l'élévation, le gain et la perte, la bonne et la mauvaise fortune, et tout ce qui peut venir de la part de toute créature. Ainsi pourra-t-il tout porter avec tranquillité de cœur et accomplir les fortes œuvres des vertus, sans rien négliger.

Ce sont là les quatre puissances naturelles, gouvernées et ordonnées par les vertus qui donnent à l'homme l'ornement de sa vie morale. Telle est aussi la région inférieure de la voie de lumière naturelle.

Mais il y a une région plus haute dans cette voie naturelle : celle des trois puissances supérieures de l'âme qui se détournent de ce qui disperse ou divise, et ainsi simplifiées se portent vers l'unité. La mémoire se tournant vers la nudité de son essence devient inactive dès qu'elle y est entrée (8). Elle se porte d'elle-même et tend vers son propre fond. Elle se tourne aussi vers les œuvres extérieures, au moyen de la puissance raisonnable de l'intelligence et de la liberté de la volonté, et elle peut ainsi régler et ordonner la sensibilité et les puissances corporelles. Quittant tout ce qui disperse ou divise, elle fait par propension naturelle son retour vers l'essence nue de l'âme, comme vers son principe et son repos propre, et elle trouve là son ornement naturel.

La deuxième puissance supérieure est l'intellect. Lorsqu'il se tourne en lui-même et qu'il contemple la simplicité qui est en son fond, il cesse tout naturellement d'agir, prend son repos dans cette inaction et s'enferme en la simplicité de son essence. L'homme expérimente alors et découvre clairement par lui-même et par toutes les créatures, qu'il y a une cause d'où dépend et s'écoule tout ce qui est créé ; et c'est là qu'il désire trouver le repos pour l'éternité (9). Les créatures lui font pénétrer la puissance, la sagesse, la bonté et la richesse de cette première cause ; la puissance qui a tout créé, la sagesse qui a tout ordonné, la bonté et la libéralité avec lesquelles toutes choses ont été richement ornées et douées de mille manières. Or tout ce qui a été ainsi réparti entre les créatures avec une telle libéralité, est cependant demeuré en Dieu sans mesure, dans la richesse insondable de sa très haute nature.

La troisième puissance est la volonté supérieure. Elle embrasse la mémoire et l'intellect, qui sont portés ainsi naturellement vers leur origine. Car lorsque les puissances supérieures sont affranchies du souci des choses temporelles et des satisfactions sensibles, et élevées au-dessus de tout, dans l'unité, il s'ensuit un repos très doux pour le corps et pour l'âme. Les puissances sont alors toutes pénétrées et simplifiées par l'unité de l'esprit et l'unité s'empare d'elles (10). Le sommet de la voie naturelle est l'essence de l'âme qui adhère à Dieu et demeure immobile. Cette essence est plus haute que le ciel supérieur, plus profonde que le fond de la mer et plus large que le monde entier avec tous ses éléments ; car la nature spirituelle l'emporte sur toute nature corporelle. C'est là un royaume naturel de Dieu, et le terme de toutes les opérations de l'âme. Car aucune créature ne peut agir sur l'essence de l'âme ; Dieu seul en est capable, lui qui est l'essence de l'essence, la vie de la vie, le principe et le soutien de toutes les créatures.

Telle est la voie de lumière naturelle, où l'on marche avec les seules vertus de la nature et dans le repos de l'esprit. C'est pourquoi on l'appelle naturelle, car elle n'est pas sous la conduite de l'Esprit-Saint ni des dons divins surnaturels. Mais sans la grâce de Dieu on arrive rarement à la parcourir d'une façon aussi noble.

CHAPITRE VI
DE LA TROISIÈME VOIE, QUI EST SURNATURELLE ET DIVINE

La troisième voie ouverte vers le royaume de Dieu est surnaturelle et divine. L'âme y est mue par le Saint-Esprit, c'est-à-dire par l'amour divin, selon sept manières différentes. Ce sont là les sept modes ou les sept dons, décrits par Isaïe, qui constituent sept vertus principales, source et racine de toutes les autres (11). L'Esprit de Dieu est, en effet, comme une source vive d'où s'échappent sept veines jaillissantes, sept ruisseaux de vie qui vont croissant dans le fond de l'âme, et coulent à travers son royaume pour lui faire porter des fruits en abondance.

L'Esprit de Dieu est la libéralité sans mesure ; il est clarté et feu qui embrase, faisant brûler et luire les sept dons, au sommet de l'âme, comme les sept lampes qui brillent devant le trône de la souveraine Majesté. Lui, l'amour divin, le clair soleil éternel, il émet ces sept rayons, tout brillants de clarté, qui échauffent, éclairent et fécondent le royaume de l'âme, semblables à sept planètes situées en son sommet comme dans le firmament, afin de régler et d'ordonner le royaume dans l'amour divin. L'âme aimante, c'est Samson dans sa force. Sa tête, c'est la volonté libre, et les dons du Saint-Esprit sont comme les sept boucles de cheveux qui en font l'ornement. Ils la remplissent de grâce, de force et de sagesse contre tout vice, et c'est pour cela que l'ennemi veut les retrancher (12).

Les sept dons sont donc sept formes de l'action du Saint-Esprit dans l'âme qu'il embellit et ordonne, la rendant semblable à lui-même et la conduisant sûrement vers la jouissance éternelle.

CHAPITRE VII.
DE SIX SORTES D'HOMMES QUI NE SONT POINT EN ÉTAT DE RECEVOIR CES DONS SURNATURELS DIVINS.

Il y a six sortes d'hommes qui ne se disposent pas, comme il convient, à recevoir ces dons surnaturels divins.

La première sorte comprend tous ceux qui vivent ouvertement en péché mortel et qui se sont détournés de Dieu pour s'adonner aux satisfactions de leur corps, à l'orgueil de l'âme, au désir des richesses terrestres, en opposition avec les commandements de Dieu et l'honneur qui lui est dû. Parmi les hommes qui vivent manifestement en péché mortel, il y a : 1° ceux qui poursuivent l'honneur, l'élévation et leur propre avantage sur la terre, qui portent envie aux autres et veulent les opprimer. Puis, 2° les avares pleins de cupidité, qui voudraient avoir en propre ce que Dieu a créé pour tous et posséder eux-mêmes toute richesse, s'ils le pouvaient. Par une telle conduite, ils se montrent injustes envers Dieu, en n'usant pas de ses biens pour son service, envers eux-mêmes, en se refusant toute paix, et envers le prochain, avec qui ils ne veulent pas partager ce qui a été créé pour tous. Enfin, 3° il y a les paresseux, gourmands et impurs, tout entiers à leurs instincts comme les bêtes, lourds, grossiers et totalement dénués de lumière divine. Il est clair pour tous ceux qui veulent voir que de tels hommes vivent loin de l'amour de Dieu et n'ont avec lui rien de commun.

Parmi les païens, il en est qui n'obéissent ni à la loi naturelle ni à leur raison, mais se laissent conduire par le seul instinct de nature ; ils sont plus loin de Dieu que ceux qui vivent conformément à la raison naturelle et ils souffriront des châtiments plus sévères. Quant aux juifs, ils sont plus coupables que les païens, lorsque, méprisant tout ce qu'ils ont reçu, ils vivent comme des bêtes, sans souci pour leur loi. Ils n'ignorent rien, en effet, des commandements de Dieu et des prophéties ; ils savent les dons merveilleux accordés à leurs pères et ils ont sous les yeux les exemples de sainteté que ceux-ci leur ont laissés.

Mais les chrétiens qui se détournent de leur devoir pour servir le monde, le démon et leurs basses jouissances, sont pires que les païens ou les juifs. Ils oublient, en effet, que le Christ est mort pour les sauver, qu'il leur a laissé ses sacrements et ses dons innombrables, avec la promesse de le posséder lui-même pour une jouissance éternelle. Ils ont promis au baptême fidélité, innocence et service sans fin ; et après avoir ainsi plus reçu et promis davantage ils méprisent tous les dons de Dieu. Cependant s'ils veulent se convertir, ils ont plus de facilité pour rentrer en grâce, car ils sont fils et les autres sont étrangers.

Tous ces hommes dont nous venons de parler forment la première catégorie ; ils sont aussi loin que possible de toute ressemblance avec Dieu.

CHAPITRE VIII
DE LA DEUXIÈME SORTE D'HOMMES MAUVAIS.

Il y a une seconde catégorie, qui comprend les incrédules, rebelles aux douze articles de la foi et aux sept sacrements, ou ennemis opiniâtres de la sainte Église en quelque point que ce soit, d'une façon publique ou privée. S'ils demeurent dans leur incrédulité, ils sont tous voués à la réprobation, alors même qu'ils auraient toutes les vertus morales, pratiqueraient les œuvres de miséricorde et seraient doués de toute la clarté d'intelligence qu'ont jamais pu posséder tous les hommes.

Or, quatre choses conduisent à cette incrédulité :
1° l'endurcissement dans la volonté propre qui fait que l'on ne veut suivre le conseil ni l'avis de personne ; 2° la complaisance prise dans le savoir naturel et dans la subtilité, ou encore le plaisir d'afficher extérieurement des manières singulières qui tranchent sur le commun des hommes vertueux ; 3° l'attachement de croyance à une idée ou inspiration quelconque, sans prendre garde suffisamment si elle est conforme ou contraire à la sainte Église ; 4° l'orgueil de l'esprit, par lequel l'homme croit ses propres opinions de préférence à celles de la sainte chrétienté.

C'est ainsi que l'homme devient incrédule et indigne des grâces de Dieu. Mais ceux qui veulent se convertir doivent renoncer à leur propre volonté et soumettre leur science et leur intelligence à la doctrine et à l'enseignement de la sainte Église ; employer toute leur vie extérieure et intérieure à l'honneur de Dieu, en évitant l'orgueil ; croire enfin intérieurement et sans feinte ce que croit l'Église, en pratiquant extérieurement et en toutes manières, chacun selon son état, ce qu'elle commande et ce qu'elle pratique : ainsi ces hommes pourront-ils obtenir la grâce et ensuite gagner la béatitude. Les païens, même lorsqu'ils vivent selon le droit naturel, sont réprouvés ; car aujourd'hui le nom de Jésus-Christ, ses œuvres et ses prophéties, ainsi que la rédemption du monde ont été prêchés et publiés ouvertement jusqu'aux extrémités de la terre. Quant aux juifs, alors même qu'ils vivraient selon les commandements de Dieu, leurs coutumes et les enseignements de leurs pères, ils encourent une réprobation plus grave que celle des païens, car ils méprisent les prophéties de leur propre loi, qui ont annoncé l'avènement et les souffrances du Christ ; ils dédaignent sa venue, son enseignement et son œuvre avec une malice réelle et consciente, se montrant ainsi pires que les païens, car ils ont reçu plus de dons et ils ne veulent pas le reconnaître.

CHAPITRE IX
DE LA TROISIÈME CATÉGORIE D'HOMMES MAUVAIS.

La troisième catégorie comprend les hommes dissimulés qui font le bien en vue d'une récompense temporelle. De ce nombre sont ceux qui trompent et flattent leurs supérieurs en faisant montre de bonnes œuvres, de justice et de toutes les vertus morales, afin d'être élevés au-dessus des autres en honneur, en profit et en richesse. Ils ambitionnent les hautes dignités, la papauté ou l'épiscopat, une prélature régulière, la charge abbatiale ou prioriale, une supériorité quelconque ou une magistrature temporelle. Dans ce but, ils mentent et répandent la flatterie, simulant l'humilité, la droiture et un ensemble achevé de toutes les vertus. Mais il n'y a là qu'orgueil, avarice et tromperie. Et parce que ces hommes sont menteurs, toutes les œuvres qu'ils font ainsi sont en pure perte.

Il y a encore ceux qui, habiles à tromper, se prodiguent en grands labeurs, afin d'être appelés saints, ou d'acquérir quelque profit temporel. Il n'en manque point de cette sorte, et quiconque accomplit ses bonnes œuvres au grand jour, pour être loué de la foule, est trompeur et ne mérite aucune récompense. Le prêtre qui dit sa messe pour le gain qu'il en retire ou afin de paraître bon est un hypocrite digne du châtiment éternel. Les moines, les nonnes, les religieux, les béguards, les sœurs, les béguines ou autres qui accomplissent des bonnes œuvres à l'extérieur, telles que jeûnes, veilles, prières, pèlerinages, qui marchent pieds nus, qui prêchent, qui portent de vils vêtements, ou bien qui affectent un profond silence, se retirent dans des ermitages et montrent mille manières étranges, tout cela afin de paraître saints ou de faire quelque profit, se rendent tous coupables de mensonge.

Puis il y a les fourbes qui affichent leurs bonnes actions, afin qu'on les fasse bien manger et bien boire, et qu'on leur donne le moyen de mener une vie facile et agréable. Ils sont quelquefois très habiles et rusés, n'ayant d'ailleurs pas grande estime pour l'honneur du monde ni pour quelque bien que ce soit ; mais friands et gloutons, ils savent adresser de douces paroles à tous ceux qui peuvent leur donner quelque chose.

Enfin il est des hommes qui mènent en secret une vie mauvaise, mais qui la dissimulent et la parent extérieurement de quelques vertus, afin de cacher leur malice et de pouvoir mieux s'y livrer.

Tous sont menteurs et indignes des grâces divines. S'ils veulent pourtant se convertir et mériter l'amour de Dieu, ils devront persévérer dans toutes leurs bonnes œuvres. Mais au lieu de les accomplir comme ils faisaient jusqu'alors, en vue de l'honneur ou de la richesse, afin d'être élevés au-dessus des autres, ou de paraître saints, pour jouir de biens terrestres, plaire aux hommes ou dissimuler leur malice, ils devront changer leurs intentions trompeuses et poursuivre dans toutes leurs œuvres l'honneur et la louange de Dieu, ainsi que leur salut éternel, méprisant tout ce qui est de la terre : de cette façon, ils pourront obtenir l'amour divin et l'éternelle vie.

CHAPITRE X
DE LA QUATRIÈME CATÉGORIE D'HOMMES MAUVAIS.

Les hommes de cette catégorie sont pervers à cause de l'habileté et des ruses dont leur vie est pleine ; car ils veulent jouir de la terre et en même temps gagner le ciel. Mais plusieurs obstacles s'opposent à ce que la grâce de Dieu les aide. Ils ont la duplicité dans le cœur, voulant tout à la fois servir Dieu et le monde, plaire à l'un et à l'autre. Ils jeûnent, célèbrent les fêtes, vont à l'église, entendent la parole de Dieu et semblent suivre avec exactitude tout ce qui est prescrit. Ainsi croient-ils satisfaire à ce qu'ils doivent à Dieu. Mais leur intention n'est ni franche ni droite ; ils sont travaillés à l'intérieur de mille soucis, projets et subtiles pensées, tandis qu'à l'extérieur ils se préoccupent des moyens divers d'acquérir les biens terrestres. En un mot, ils veulent posséder à la fois le ciel et la terre, le temps et l'éternité.

On rencontre de ces gens dans toutes les classes du peuple, aussi bien parmi les ecclésiastiques que parmi les laïques. Les moines et les nonnes désirent passer pour religieux, et cependant posséder en propre des biens autant qu'ils peuvent. Les chanoines et les prêtres séculiers veulent avoir deux ou trois prébendes, ou bien ils se livrent au négoce et acquièrent le plus de revenus possible. Laïques, gens de métiers, béguines, hommes de toute sorte cherchent Dieu, mais aussi les biens terrestres au-delà du nécessaire : chez tous c'est duplicité qui les éloigne de Dieu et les rend indignes de sa grâce.

L'avarice est un nouvel obstacle, car ces hommes qui paraissent si ponctuels dans le service de Dieu oublient de compatir à autrui, de pratiquer la charité et la miséricorde. Il semble que pour le faire il leur manque toujours quelque chose et qu'ils ne peuvent se dessaisir de rien. Leur conscience, en éveil à l'endroit des autres vices, demeure muette vis-à-vis de la rapacité et de l'avarice ; car ils se font une conscience à leur gré et non selon la rectitude, n'étant pas mus par l'amour divin.

À cette cupidité se joint une grande habileté naturelle et subtilité de vues. Ils savent prévoir de loin le gain et la perte, et en toute affaire, à l'égard de pauvres ou de riches, ils cherchent leur avantage, en cachette ou au grand jour. Personne ne les aime à cause de leur grande avarice. Mais dans leur prudence naturelle, ils donnent volontiers lorsqu'ils se sentent mourir, afin de pouvoir gagner ainsi le royaume des cieux. S'ils étaient capables de vivre toujours, ils ne donneraient jamais rien.

Leur cœur est d'ailleurs endurci comme une pierre. Quelques sermons qu'ils entendent, quelques bonnes choses qu'on leur dise, quelques bons exemples qu'ils voient, et alors même que Dieu les châtie en leur envoyant des maladies ou la perte de leurs biens, ils demeurent toujours dans leur vieille habitude. Ils ont une prudence mauvaise, qui leur fait peu goûter la libéralité divine. Pour se rendre dignes de l'amour de Dieu, ils devraient l'aimer de meilleur cœur et mépriser à cause de lui toutes choses terrestres superflues. Qu'ils partagent donc avec les pauvres de Dieu le bien qu'ils ont reçu de lui, et qu'ils cherchent avec diligence et zèle son royaume, se laissant conduire dans toute leur vie par une juste charité et discrétion ; ainsi pourront-ils recevoir la grâce et ensuite la vie éternelle.

CHAPITRE XI
DE LA CINQUIÈME CATÉGORIE D'HOMMES MAUVAIS.

Une cinquième catégorie se compose de ceux qui sont esclaves d'eux-mêmes. Or voici les causes de cette servilité qui les prive de liberté et de noblesse et les rend indignes de l'amour de Dieu.

Tout d'abord c'est la recherche d'eux-mêmes et de leur propre intérêt. Sous cette influence, ils fuient tout ce qui pourrait leur nuire, et s'ils craignent l'enfer et désirent l'éternelle joie, c'est parce qu'ils pensent surtout à eux-mêmes, faisant de cette recherche personnelle le mobile de tous leurs actes, ce qui leur donne grand labeur (13).

Puis ils sont perpétuellement dans la crainte de subir une perte ou dans l'espoir d'un gain à réaliser. Aussi en voit-on parmi eux qui consentent à mépriser les biens de la terre parce qu'ils pensent à une richesse éternelle. Ils font d'ailleurs grand cas de leurs œuvres et de leur service, plus confiants en ce qu'ils accomplissent eux-mêmes qu'en leur titre d'héritiers de Dieu, affranchis et rachetés par le sang du Christ.

Enfin ils se conduisent comme de vrais mercenaires, car s'ils ne croyaient pas que Dieu dût les récompenser, ils ne le serviraient point. Ils craignent plus le châtiment que l'offense de Dieu, et ils souhaitent le royaume du ciel surtout pour y jouir de la félicité et non pour y louer Dieu éternellement et demeurer à jamais ses libres serviteurs. Tous ces hommes se montrent serviles et ils ne sont pas conduits par la charité, car ils ne pensent qu'à eux-mêmes en toutes choses. La charité, au contraire, poursuit sans cesse l'honneur de Dieu ; elle nous apprend l'oubli de nous-mêmes et le renoncement, et nous suggère le désir de servir Dieu par amour dans le temps et dans l'éternité. Cette même charité nous porte encore à attendre avec confiance que Dieu nous donne son royaume et qu'il se donne lui-même pour l'éternelle joie.

C'est ainsi que de bons serviteurs reportent leur intention vers Dieu et montrent qu'ils sont affranchis. De cette façon ils pourront recevoir sa grâce, persévérer dans leurs œuvres et acquérir la vie éternelle.

CHAPITRE XII
DE LA SIXIÈME CATÉGORIE D'HOMMES MAUVAIS.

Dans la sixième catégorie se rangent des hommes naturellement orgueilleux, de science subtile, souvent bien réglés dans leur vie extérieure et jouissant du repos, élevés qu'ils sont à une contemplation toute naturelle. Ils sont hautains et superbes, et veulent être supérieurs à tous par la singularité de leur vie. Il faut que tous les hommes leur rendent honneur et vénération à cause de leur haute spiritualité. Mais ils en trouvent peu qui les satisfassent ; car, pour cela, il faudrait concevoir d'eux grande estime. Quant à la vie des autres, soit extérieure, soit intérieure, quelque chose qu'on leur en dise, ils en font peu de cas, appréciant au contraire grandement leur propre vie. Ils veulent enseigner tout le monde et pensent avoir grande sagesse, ne souffrant d'ailleurs d'être instruits ni repris par personne, car ils sont orgueilleux et attachés à leur jugement. Leur intelligence naturelle et le savoir qu'ils ont acquis leur permettent d'ailleurs d'établir solidement et par de bonnes raisons tout ce qui vient d'eux-mêmes, et leur science est ainsi un nouvel aliment pour leur orgueil. Tous ceux qui ne sont pas éclairés de la lumière divine et fondés dans la vraie humilité s'y laissent prendre, et ils estiment grandement une telle subtilité d'esprit et des mœurs si bien réglées. D'autre part, les hommes dont nous parlons, jouissant du repos de la contemplation naturelle, sans être conduits par la grâce de Dieu, omettent souvent de rendre à leur prochain les services que n'oublie jamais la charité. Ils se recherchent, en effet, eux-mêmes dans cette contemplation et leur âme n'est pas droite ; ils préfèrent leur repos à toute œuvre de charité, et en cela ils se trompent, car la charité est un devoir, tandis que la contemplation ne sert de rien sans cette vertu. Mais ils croient que tout ce qu'ils ont ou peuvent acquérir leur est indispensable, car leurs nécessités sont grandes extérieurement et intérieurement.

Ils sont d'ailleurs bien doués au point de vue de l'intelligence naturelle et se complaisent dans leur savoir et leur expérience spirituelle. S'il s'en trouve peu de ce genre sur la terre, ils sont en tout cas indignes des grâces de Dieu. Pour les obtenir, ils doivent dans toutes leurs œuvres et toute leur vie poursuivre d'un cœur humble la louange de Dieu et son honneur, se connaître eux-mêmes et ne point s'élever. Qu'ils aient pour leurs semblables, ornés comme eux de vertus, une estime égale ou même supérieure à celle qu'ils ont pour eux-mêmes. Qu'ils conservent la clarté de leur intelligence, mais qu'ils se maintiennent aussi dans l'humilité et ainsi ils deviendront plus éclairés de la lumière divine et pourront obtenir par le moyen du vide et du désintéressement des choses de la terre une vraie vie contemplative. Qu'ils gardent aussi la bonne attitude que leur donnent les vertus naturelles envers Dieu, envers le prochain et envers eux-mêmes, usant comme il convient de charité, de libéralité et de bonté : ce sera là une vie active bien réglée.

Tous ceux donc qui, par leur vie, se rangent volontairement dans les six catégories mentionnées ici, demeurent tous en dehors des grâces de Dieu et sujets à de graves péchés. Ils ne peuvent être sauvés s'ils ne se convertissent chacun comme il a été dit.

CHAPITRE XIII
DES TROIS VERTUS THÉOLOGALES.

À la base de toutes les grâces, de tous les dons et de toutes les vertus théologales est la foi divine, qui est une lumière surnaturelle et le fondement de tout bien. Quiconque veut l’acquérir et être fils du royaume éternel doit, au point de vue naturel, s’élever déjà aussi haut que possible, afin de considérer comment Dieu a créé le ciel et la terre par amour pour l’homme ; comment il a comblé celui-ci de dons sans nombre, tant spirituels que corporels ; comment enfin il est mort pour tous, afin d’effacer leurs péchés, pourvu qu’ils veuillent eux-mêmes faire pénitence (14). Car Dieu est prêt à prodiguer sans compter son amour et le don des vertus ; il veut se donner lui-même avec tout ce qu’il est et tout ce qu’il a, pour une même éternelle jouissance dans l’éternelle gloire, pourvu que l’homme ose se confier en lui et veuille le servir librement avec une vraie obéissance.
Tout ce que Dieu a fait, c’est par pure bonté et libéralité. Sa nature bienfaisante le porte à se répandre sans cesse avec tous ses dons dans le temps et dans l’éternité, afin d’élever jusqu’à lui tous ceux qu’il a ainsi comblés et les introduire dans l’éternelle jouissance. Aussi l’homme doit-il accomplir toutes ses œuvres librement pour l’honneur de Dieu, avec une vraie humilité et une exacte obéissance, et ne rien désirer ni vouloir en retour que ce qu’il plaira à Dieu de lui donner : car Dieu est libéral et bienfaisant, et pas un service n’est oublié de lui ni privé de récompense.
En considérant ces choses, l’homme porte son activité naturelle aussi haut qu’elle peut aller. Mais là où la nature fait défaut, Dieu intervient avec sa lumière surnaturelle et il éclaire l’intelligence, de sorte que l’homme en conçoit plus de foi et de confiance qu’on ne peut le décrire. Puis il considère et contemple le bien éternel qu’il attend, et il espère sans hésitation obtenir ce qu’il croit et ce qui se présente à ses yeux. De là naît un amour affectif qui l’affranchit et l’unit à Dieu. Il aura dès lors les trois vertus théologales de foi, d’espérance et de charité : et avec elles le Saint-Esprit viendra en l’âme de l’homme, comme une source vive, d’où s’échappent sept fleuves de grâce, c’est-à-dire sept dons divins qui ornent l’âme, l’ordonnent et l’achèvent pour la vie éternelle (15).

CHAPITRE XIV
DU DON DE CRAINTE DU SEIGNEUR (16)

Le premier des sept dons divins, c’est la crainte amoureuse du Seigneur qui redoute plus de l’offenser que de perdre la récompense. Elle confère à l’homme un sentiment de révérence et de vénération pour Dieu et son humanité sainte, en même temps que le désir de conformer toute sa vie et toutes ses œuvres à l’honneur et à la ressemblance du Christ. De même elle lui fait concevoir grand respect et estime pour tous les sacrements de la sainte Église, pour la doctrine du Christ et de tous les saints, et pour le service de Dieu ; elle lui inspire la déférence courtoise à l’égard de ses supérieurs tant ecclésiastiques que séculiers, ainsi que le respect de tous les hommes de bien, en qui il reconnaît une vie vertueuse et une ressemblance avec Dieu.
De cette crainte amoureuse naissent la vraie humilité et l’abaissement sincère, qui consistent pour l’homme à voir clairement le contraste entre la grandeur de Dieu et sa propre petitesse, entre la sagesse souveraine et sa propre ignorance, entre la richesse et la libéralité divines et la pauvreté et indigence qui sont en lui-même. L’humilité fait qu’il s’abaisse toujours et se fait petit devant les yeux de Dieu ; elle le porte à se regarder comme plus vil que tous, qu’ils soient ses supérieurs, ses égaux ou ses inférieurs. Ainsi abaissé et humilié, il servira volontiers quoique avec discrétion tous ceux qui ont besoin de lui ; il se contentera facilement de la nourriture et de la boisson qu’on lui donne, dans la mesure où ses forces le lui permettent ; il se montrera humble dans son maintien, selon son état et les convenances, de sorte que nul n’ait de juste motif de le reprendre ; il sera enfin plein d’humilité dans ses démarches, à l’extérieur et à l’intérieur, devant Dieu et tous les hommes.
L’humilité fera naître l’obéissance, qui donne à l’homme la soumission envers Dieu et ses commandements, envers les supérieurs et la sainte Église, envers tous les hommes vertueux enfin, pour tout bien. Par là aussi ses sens et ses puissances inférieures obéiront et se soumettront à la raison supérieure, se livrant au labeur de la pénitence corporelle, autant que la nature le peut discrètement porter.
Puis viendra l’abnégation de la volonté propre, par laquelle l’homme renonçant à lui-même, qu’il ait à agir ou à s’abstenir, se soumet à la volonté de Dieu en toutes choses, ainsi qu’à celle de ses supérieurs et de tous ceux avec qui il vit, en ce qui est permis et opportun, selon la discrétion. C’est à ceux qui possèdent ainsi la pratique de la crainte du Seigneur, après avoir renoncé à leur propre volonté et à leur propre jouissance, que s’applique la parole du Christ : « Bienheureux sont les pauvres d’esprit, car le royaume des cieux est à eux (17). » Nul n’est plus pauvre, en effet, ni plus dépouillé que celui qui sert Dieu toute sa vie, et ne veut, ne souhaite et ne désire rien que ce qu’il plaît à Dieu de lui donner. Celui-là est un vrai disciple et imitateur du Christ : car il ne possède aucune chose, et se confiant pleinement en Dieu, il se sent plus assuré que s’il avait lui-même le pouvoir de choisir entre tous les dons divins du temps ou de l’éternité.
Un tel homme ressemble aux anges du chœur inférieur, il est leur émule et appartient à leur chœur ; car ceux-ci pratiquent la révérence et l’honneur envers Dieu, ils ont de la déférence pour tous les anges et tous les hommes ; ils sont humbles et dévoués au service de Dieu et de chacun. Dans leur office de messagers ils font preuve d’obéissance envers tous, leur volonté est unie à celle de Dieu, et ainsi dépouillés de toute recherche propre, ils jouissent de la béatitude éternelle.
Celui qui possède le don de crainte ressemble encore à Dieu lui-même tant dans sa nature divine que dans la nature humaine qu’il a prise. Dieu, en effet, n’a-t-il pas témoigné respect et honneur à la nature humaine, en l’élevant au-dessus de tous les cieux et de tous les chœurs des anges ? Il a fait preuve d’humilité en prenant cette nature pour se l’unir. Enfin il a pratiqué l’obéissance en se rendant aux désirs et aux appels des patriarches et des prophètes ; il a fait abandon de sa volonté, selon que disent les Écritures, en mille manières, et il s’est soumis aux désirs de ses amis. Dans sa nature humaine, le Christ était rempli de respect et de vénération pour son Père ; il poursuivait son honneur, sa louange et sa gloire en toutes ses œuvres. Il le servait avec une humble soumission, et son humilité se montrait encore à l’égard de tous les hommes, en particulier de ses disciples, qu’il assistait en toutes circonstances. Avec quelle humilité a-t-il lavé lui-même leurs pieds, disant : « Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir (18). » Sa volonté était soumise et pleinement abandonnée à celle de son Père durant sa vie et jusqu’à la mort. Il obéissait même volontiers à la loi juive et à ses prescriptions, ainsi qu’aux coutumes des patriarches et des prophètes, lorsqu’il le jugeait convenable.
Posséder d’une façon parfaite la crainte du Seigneur, c’est orner et transformer au moyen des vertus divines ce que l’on peut appeler l’élément terrestre chez l’homme et régler l’appétit irascible. La terre reçoit son ornement des arbres qui la couvrent avec leurs fruits sans nombre telle est chez l’homme l’intention appliquée à Dieu en toute révérence et vénération. Les plantes délicates, au parfum délicieux, ce sont les diverses formes du service de Dieu accompli avec une humilité sincère. Les animaux et les bêtes sauvages qui vivent sur la terre et que l’homme doit dompter, ce sont les puissances inférieures qu’il faut amener à obéir selon la rectitude. Mais l’homme raisonnable trouve son vrai ornement à se renoncer soi-même et à se soumettre à Dieu sans résistance de la volonté propre. Voilà ce qui s’appelle orner la terre et dominer l’appétit irascible.
L’homme est ainsi établi dans un paradis terrestre qu’il doit cultiver et garder. Le cultiver, c’est pratiquer les vertus ; le garder, c’est s’abstenir du péché, qui ferait perdre à la fois le fruit et le paradis. Au milieu de ce paradis il y a l’arbre de vie, l’arbre de la science du bien et du mal (19). Il représente la délectation naturelle et produit des fruits beaux et savoureux, propres à satisfaire la nature. Le démon et le monde les présentent et les offrent aux sens figurés par la femme, qui à son tour les porte à l’homme, image de la raison supérieure, à qui Dieu a confié la garde du paradis. Or, l’homme peut bien manger du fruit des vertus pour sa consolation et sa joie, et croître ainsi toujours en grâce ; mais il lui est défendu de se nourrir du fruit de la délectation sensible, c’est-à-dire de vivre selon la satisfaction de la nature. Aussi dès que la raison supérieure consent à prendre ce fruit et se laisse entraîner par les suggestions de la femme, c’est-à-dire par les sens et le démon, malgré les défenses de Dieu et à l’encontre de sa volonté, l’homme est chassé du paradis, il est dépouillé de toutes vertus, banni et retranché du royaume éternel de Dieu.
Si l’on veut élever la crainte de Dieu et toutes les vertus qui en naissent jusqu’à la plus haute perfection, il faut observer ce qui suit :

Porter vers Dieu son intention
et la lui dévouer sans cesse
en une application constante ;
puis grandir dans la crainte du Seigneur,
afin de le servir sans retour
en grande louange et vénération.
Il faut aussi bien connaître,
savoir et envisager toujours,
dans le fond de sa conscience,
comment on doit vaquer à Dieu,
en même temps que servir tous les hommes,
avec une vraie humilité.
Qu’en vous les vertus veillent sans cesse
sans jamais se livrer au sommeil,
s’exerçant en toute droiture ;
puis livrez-vous avec joie
sans nulle fatigue ni trêve
au labeur de l’obéissance.
Dépouillez la volonté propre
afin de l’abandonner à Dieu,
en toute abnégation.
Lorsqu’on vit sans faire de choix,
on ne peut plus rien perdre,
dans le temps ni dans l’éternité.
Tournez-vous franchement vers ce but,
vous aurez la crainte du Seigneur,
dans sa perfection la plus haute.

Mais voici maintenant quatre obstacles qui s’opposent à ce que l’homme possède la crainte de Dieu en cette perfection :

Ceux qui vivent avec négligence
font preuve de peu de crainte
pour servir Dieu dignement.
Les gens grossiers et bornés
ne savent point servir humblement
en vue de l’éternité.
Il faut souvent qu’ils se plaignent
ceux qui portent avec peine
le joug de l’obéissance.
Lorsqu’on veut faire sa volonté
on ne peut guère progresser
parce qu’on vit dans l’entêtement.
Ces quatre choses sont une entrave
qui empêche l’homme de posséder
la crainte dans sa perfection.

Mais il faut encore vous montrer
ce qui est cause de destruction
pour cette crainte et toute vertu :
Se tourner vers la créature,
et abandonner le Seigneur,
c’est lui faire grande injure.
La méconnaissance de soi-même
éloigne et fait ignorer
la vraie humilité.
Ne point pratiquer la vertu
c’est, comme il est dit souvent,
vivre sans obéissance.
Enfin la volonté propre
creuse un enfer
d’endurcissement.
Voilà qui sépare de Dieu
et conduit à la détresse
de l’éternelle damnation.

CHAPITRE XV
DU DON DE PIÉTÉ.

Le deuxième don divin qui orne l’âme de vertus est la miséricorde ou la piété. Par elle l’homme est rendu bon et serviable, prêt à se dévouer à Dieu et à tous, attentif et prévenant à l’égard de ceux qui sont dans le besoin, dans l’affliction ou l’infortune.
De cette prévenance et de cette bonté naît la compassion ou sympathie par laquelle l’homme entre en part de la passion et des souffrances du Christ et compatit aux douleurs de tous. La compassion et la pitié engendrent toutes les œuvres charitables, car c’est à la charité que Dieu a confié les sept œuvres de miséricorde. La charité, en effet, est le fidèle serviteur que Dieu a établi sur sa famille et à qui il a remis son trésor et ses richesses afin de subvenir aux nécessités de chacun. Elle procure la nourriture et le breuvage, le logement et le vêtement ; elle assure la visite des pauvres malades, assiste les captifs, quelle que soit la cause juste ou injuste qui les retienne dans les fers, où ils souffrent parfois pour le nom de Dieu ; elle donne consolation à tous d’une façon discrète, elle pourvoit enfin à l’ensevelissement des morts. Les riches emploieront donc les biens de Dieu et ses trésors à pratiquer la charité, et les pauvres auront au moins cette bonne volonté et cette libéralité du cœur, qui portent à donner volontiers lorsqu’on le peut faire. Pour Dieu c’est tout un ; car c’est la miséricorde et la libéralité qui constitue la vertu et non point les œuvres extérieures. Ainsi donc que celui qui ne possède rien se montre cependant bon et compatissant envers son prochain, affable et digne de confiance dans ses conseils et dans ses actes, et en tout ce qui est en son pouvoir.
La piété engendre la patience, que nul ne peut posséder s’il n’a d’abord la douceur et la bonté. C’est la patience qui donne à l’homme dans les afflictions force et courage, lui permettant de supporter avec calme ce qui lui arrive, dommages ou peines, opprobres ou maladies, tout ce qui enfin peut lui être envoyé par Dieu ou imposé par les créatures. Ainsi pourra-t-il demeurer toujours en paix et en vraie tranquillité. Voilà ceux dont le Christ a dit : « Bienheureux les doux, car ils posséderont la terre (20). »
Lorsqu’un homme, en effet, rempli du don de piété, met au service de Dieu sa compassion et pratique toutes les œuvres de miséricorde, il possède réellement toute la terre ; car son désir est d’employer tout ce qu’il est, tout ce qu’il a et tout ce qui se trouve sur la terre, si c’était en son pouvoir, afin de servir Dieu et d’assister son prochain dans l’indigence, pour l’honneur de Dieu. De plus, il possède sa propre nature par la patience et la douceur : et ainsi jouit-il de cette béatitude promise par le Christ et qui consiste à posséder la terre. Car il a la possession de lui-même et de toute créature selon l’ordre voulu et établi par Dieu.
Un tel homme ressemble aux archanges, ainsi nommés parce qu’ils sont au-dessus des anges du premier chœur ; il est leur émule et de leur société. Car les archanges prodiguent eux-mêmes leur bonté envers tous les hommes, surtout envers ceux qui les imitent en libéralité et miséricorde, et ils s’emploient à promouvoir toutes les dispositions charitables, là où elles se rencontrent. La dignité des archanges est plus haute que celle des anges inférieurs ; ce sont les messagers les plus dignes parmi ceux que Dieu envoie aux hommes sous forme humaine. C’est ainsi que l’archange Gabriel apporta à Marie l’annonce qu’elle serait Mère de Dieu, et il y avait dans cette annonce grande miséricorde et piété, compassion et libéralité, puisqu’il s’agissait d’un Dieu fait homme. Les archanges sont donc éminemment charitables, particulièrement envers tous ceux qui pratiquent la charité avec toute leur diligence et leur zèle.
L’homme qui est rempli de charité et de piété ressemble encore à Dieu dans sa nature divine et dans son humanité sainte. Dieu est, en effet, si clément et si miséricordieux que tous ceux qui l’approchent et le touchent reçoivent ses dons en abondance. Dans sa compassion et sa libéralité, il a créé et consacré au service de l’homme le ciel et la terre, avec toutes les créatures qui s’y trouvent, demandant seulement en retour que l’homme lui demeurât fidèle. De plus, il a promis de se donner lui-même en joies incompréhensibles, pourvu que l’homme consente à se tourner vers lui. Sa longanimité et sa patience à attendre ce retour sont sans bornes, et il est plein de mansuétude pour supporter les nombreuses iniquités et injustices des hommes. Dans sa nature humaine le Christ s’est montré rempli de bonté et de douceur à l’égard de tous, en toutes circonstances ; et sa grande compassion le faisait pleurer sur Jérusalem et ses habitants, dont il prévoyait la perte, alors qu’ils étaient ses ennemis. Il versa des larmes de compassion avec Marthe et Marie-Madeleine, au tombeau de leur frère ; il manifesta sa pitié pour une pauvre veuve et la foule qui l’accompagnait au dehors des portes de la ville, en ressuscitant le jeune homme de la mort. C’est d’ailleurs envers tous les hommes et selon leurs désirs que le Christ a témoigné et témoigne sans cesse son immense charité, ainsi qu’il le fit spécialement pour cette foule de cinq mille hommes qu’il rassasia avec cinq pains d’orge et deux poissons. Dans sa bonté et sa miséricorde, il n’a jamais manqué et ne manquera jamais à aucun besoin, pourvu que l’on se confie à lui. Enfin son infinie patience a paru dans toutes ses souffrances, alors qu’il était abandonné de son Père et de tous ses amis, supportant toute misère dans l’abnégation de sa nature corporelle jusqu’à la mort.
Celui donc qui a acquis ainsi le don divin de piété donne au second élément humain, qui est représenté par l’eau, l’ornement des plus nobles vertus, c’est-à-dire qu’il orne en lui-même la puissance concupiscible de l’âme.

CHAPITRE XVI
COMMENT LA PIÉTÉ RESSEMBLE À LA SOURCE DU PARADIS.

La piété ressemble à la source qui jaillissait au centre du paradis terrestre, et qui se divisait en quatre fleuves. C’est par elle, en effet, que la puissance concupiscible s’écoule de quatre manières.
Il y a un premier fleuve qui se dirige vers le ciel, sous la forme de compassion aux souffrances du Christ et de tous ses saints. Ce fleuve n’est que joie et louange, car les souffrances sont passées et ceux qui les ont portées sont dans l’allégresse.
Le deuxième fleuve coule vers le purgatoire, et il est fait de compassion pour toutes les âmes qui sont dans les peines, afin de satisfaire pour leurs péchés. La puissance concupiscible s’y dépense en prière intime à Dieu, pour la délivrance de ceux qui nous sont chers.
Le troisième fleuve du paradis de vie se répand sur toute la terre c’est la compassion et la pitié pour toutes les nécessités et tous les intérêts de la sainte Église. Ici la puissance concupiscible opère par la seule intimité amoureuse avec Dieu, plus que tous les hommes ne sauraient faire par les œuvres extérieures de miséricorde.
Le quatrième fleuve, ce sont les œuvres extérieures de charité et de libéralité répandues sur tous ceux qui les réclament, qu’il s’agisse de donner des conseils ou de faire le bien sous quelque forme que ce soit. Dans cette pratique de la charité il y a souvent grand labeur.
Tels sont les quatre fleuves de charité qui servent d’ornements variés à la vertu de piété.

CHAPITRE XVII
COMMENT L’ON PEUT POSSÉDER LE DON DE PIÉTÉ DANS SA PLÉNITUDE.

Si l’homme veut posséder le don de piété dans toute sa plénitude, avec toutes les vertus qui en découlent, il doit remplir les conditions suivantes :

Son esprit doit être en repos,
insensible au succès extérieur,
et demeurant toujours simple.
Qui veut être miséricordieux
n’y rencontrera nulle peine,
pourvu qu’il pratique la douceur.
Ainsi aura-t-il compassion
de tous ceux qui ne peuvent avoir
le plus strict nécessaire
ce qu’on doit toujours regarder
si l’on veut vivre vertueusement
et selon la sage discrétion.
Ayez cette charité large,
que nul ne doit abandonner ;
faites œuvre de miséricorde,
sans choix, ni égard de parenté,
mais ayez un commun amour
pour tous selon la discrétion.
Dans les souffrances et dans les maux
il faut être toujours joyeux,
et louer Dieu avec gratitude.
Puis il faut s’affranchir le cœur
et faire abnégation de soi,
en conservant grande patience.
Avec la douceur
l’on vit sans peine
dans une grande dignité.

Mais il y a des obstacles qui empêchent l’homme de posséder la vertu de piété dans toute sa plénitude :

Être irascible et turbulent,
agité au dehors comme au dedans,
voilà qui empêche la douceur.
Puis lorsque l’on a compassion
pour ses amis et pour ses proches,
plus que pour le commun des hommes,
l’on est de vertu instable,
car c’est une charité de faveur
et non guidée par le besoin.
Souffrir avec peine l’affliction
empêche de se réjouir
en toute action de grâces.
C’est là affaiblir
et même délaisser
la vertu de piété.

Je veux encore vous montrer
quatre choses qui déshonorent
l’homme et le privent de béatitude :
Un esprit querelleur
vit dans la colère
et sans piété.
N’avoir compassion pour personne
est bien fait pour déplaire ;
c’est une vraie tyrannie.
Avarice et rapacité
profitent mal ;
c’est vivre sans générosité.
Lorsqu’on n’a point de patience
on se donne grand labeur
et l’on porte mal la souffrance,
car l’on ignore la douceur,
et l’on va à l’éternelle peine.

 

NOTES :

(1) Sap., X, 10.
(2) Le terme vermiddelt qui signifie littéralement : séparé par un intermédiaire, rappelle la doctrine exposée par Ruysbroeck dans le Miroir du salut éternel, ch. VIII, à propos de l'homme pécheur : « Ressemblance et union sont en nous tous par nature ; mais pour les pécheurs, elles demeurent cachées dans leur propre fond sous l'épaisseur de leurs péchés. » Cf. Œuvres de Ruysbroeck, t. I, p. 96.
(3) EPH., II, ; V, 6.
(4) Saint Thomas (Summ. theol., 1a, quaest. XCIII, art. 6) dit de même : « In omnibus creaturis est aliqualis Dei similitude ; in sola creatura rationali invenitur similitudo Dei per modum ima ginis ; in aliis autem creaturis per modum vestigii. »
(5) Cette opinion sur l'influence de la chaleur par rapport à la vie des êtres animés était universellement admise des anciens. Saint Thomas la formule ainsi : « vita præcipue consistit in calido, quod est ignis, et humido, quod est aeris. » Summ. theol., 1a, quaest. XCI, art, I.
(6) Le système du monde tel qu'on le concevait au moyen âge était géocentrique, selon que l'avait adopté Ptolémée. Dans ce système, la terre occupe le centre du monde. Autour d'elle tournent différentes sphères cristallines qui se superposent. Chaque planète a sa sphère spéciale, qui l'emporte dans son mouvement. Au-dessus des sphères des planètes se trouve la sphère des étoiles fixes. Enfin, enveloppant le tout, une dernière sphère est appelée le premier mobile : cette sphère tourne en vingt-quatre heures autour de la terre, de l'est à l'ouest, entraînant dans son mouvement les sphères inférieures, douées elles-mêmes d'un mouvement propre. Au-delà de toutes ces sphères est l'empyrée ou habitation des élus. Ruysbroeck s'est visiblement inspiré de ce système du monde, mais en le simplifiant. Il parle des trois cieux : le ciel inférieur ou firmament, le ciel moyen dont le sommet est occupé par le premier mobile, enfin le ciel supérieur ou séjour des bienheureux qui enveloppe tout l'univers. Les juifs distinguaient aussi trois cieux superposés : celui de l'air, celui des astres et celui où habite Dieu. Le texte de saint Paul (II Cor., XII, 3) y fait allusion.
(7) Il est nécessaire de considérer ce que dit ici l'auteur comme une remarque purement spéculative, car, dans la pratique, cette élévation des puissances supérieures vers Dieu pour y trouver le repos ne peut exister sans la grâce. Mais comme certains hérétiques de son temps prétendaient parvenir à la contemplation par le moyen des seules puissances naturelles, il a tenu à distinguer dès le principe ce qui demeure purement naturel de ce qui est certainement surnaturel. Dans la suite, Ruysbroeck se servira de cette distinction afin d'établir tout son système ascétique et mystique.
(8) Tous les auteurs du moyen âge distinguent avec soin deux sortes de mémoire, l'une purement sensible et qui conserve les images, l'autre spirituelle qui est le réceptacle des espèces. intelligibles et qui aide l'homme à penser. C'est de cette seconde mémoire, appelée par Ruysbroeck la pensée élevée, qu'il faut entendre tout ce passage. Cf. S. THOMAS, Summ. theol., 1a, quaest. LXXIX, art. 6.
(9) L'auteur suit ici l'enseignement de Saint Bonaventure touchant la connaissance naturelle de Dieu : « Ostenditur quod Deum esse sit menti humanæ indubitabile, tamquam sibi naturaliter insertum. » (Quaest. disp. de mysterio Trinitatis, quaest.I, art. 1.) Saint Thomas s'exprime autrement et il dit que Dieu est connu seulement par l'intermédiaire des créatures : « Deus non est primum quod a nobis cognoscitur ; sed magis per creaturas in Dei cognitionem pervenimus. » (Summ. theol. 1a, quest. LXXXVIII, art 3.)
(10) Cette unité n'est autre que le sommet de l'esprit qui porte l'image de Dieu.
(11) Saint Thomas établit le rapport qui existe entre les dons et les vertus, lorsqu'il dit « Dona Spiritus sancti sunt principia virtutum intellectualium et moralium, sed virtutes theo1ogicæ sunt principia donorum. » Summ. theol., IIa Ilæ, quæst. XIX, art. 9 ad 4um.
(12) Cf. S. lsrnoaa, Comment. in Judic., C. VIII, n.7 ; et S. BONAVENTURE, De donis Spiritus sancti, coll. I, n. II.
(13) Il ne faudrait pas pousser à l'extrême ce que dit ici l'auteur, et si la crainte servile doit faire place à la crainte filiale, le désir de gagner le ciel et d'éviter l'enfer ne peut constituer, à lui seul, une marque de servilité ; la charité ne saurait être étrangère à un tel désir.

(14) Au premier chapitre du livre I de l’Ornement des noces spirituelles, Ruysbroeck a exposé de nouveau cette doctrine, mais en la précisant. Il a soin alors de marquer davantage le rôle de la grâce prévenante dans cet état qui précède la justification.
(15) Il n’y a ici qu’une esquisse rapide de la théorie des dons surnaturels de foi, d’espérance et de charité. Ce qui en fait l’originalité c’est la description donnée par l’auteur des dispositions naturelles qui préparent aux dons divins. Ce qu’il appelle élever la nature aussi haut qu’elle peut aller, ne peut se faire sans une grâce prévenante. Mais cette disposition naturelle qui est docilité ouvre la voie aux vertus surnaturelles, dons gratuits de Dieu et qui dépassent toutes les forces de la nature. Dans cette théorie, qui a le défaut d’être trop brève, Ruysbroeck a du moins marqué clairement l’abîme qui sépare la surnature de la simple nature.
(16) Dans la description des dons du Saint-Esprit, Ruysbroeck suit un plan uniforme. Il commence par définir chacun des dons, puis il énumère les vertus qui en naissent. Il note ensuite les ressemblances que chaque don confère à l’homme soit avec les chœurs des anges, soit avec Dieu lui-même et avec l’humanité sainte du Verbe incarné. Chacun des dons divins lui apparaît en outre comme l’ornement d’un des éléments naturels, qu’il prend pour symboles des diverses puissances de l’âme. Enfin il décrit, sous une forme rythmée, les secours aussi bien que les obstacles que l’homme peut rencontrer pour l’acquisition achevée des dons divins.
(17) MATTH., V, 3.
(18) MATTH., XX, 28.

 

source: www.JesusMarie.com

 


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