Dans la province
d'Espagne appelée les Asturies, il y avait au commencement du
quinzième siècle, en la ville de Sahagun, ou de Saint-Fagondez, deux
nobles époux, don Jean Gonzalès de Castrillo et dona Sancha
Martinez, qui demandaient à Dieu depuis seize années de bénir leur
union en la rendant féconde. En l'année
1429, ils allèrent passer
quelques jours dans un ermitage situé près de la ville, et dédié à
la très-sainte Vierge sous le nom de Notre-Dame del Ponte. Là, par
leurs prières, leurs jeûnes, leurs aumônes, ils fléchirent enfin la
volonté divine et obtinrent, par l'intercession de la Reine du ciel,
ce qu'ils désiraient avec tant
d'ardeur. Saint Jean fut le don précieux que leur accorda Notre-
Seigneur.
Il naquit vers l'aurore
de la fête de Saint Jean-Baptiste, le 24 juin 1430. Les jeunes
filles qui avoient, selon l'usage du pays, passé cette nuit à
chanter des cantiques, au milieu des feux de joie, près de la
chapelle de Notre-Dame del Ponte, rentrant dans la ville, vinrent à
la maison du nouveau-né, lui portant des guirlandes de fleurs. Son
père était alors à l'armée, combattant les Maures sous l'étendard de
Jean II. Quand il revint du camp, il prit son fils dans ses bras, et
l'élevant vers le ciel, il l'offrit à Notre-Seigneur et ù la
très-sainte Vierge, de qui il l'avait reçu.
Dès son enfance, saint
Jean montra les hautes destinées où Dieu l'appelait. Il prêchait ses
petits compagnons avec un zèle d'apôtre, et quand la discorde se
mettait entre eux, il les forçait à se réconcilier par ses douces
paroles. C'est ainsi qu'il s'essayait à la mission de paix qu'il
devait exercer dans la ville de Salamanque. Il avait tant d'empire
sur ces enfants, qu'ils l'écoutaient de longues heures, et si les
mères inquiètes grondaient au retour, ils répondaient : « Nous
revenons du sermon du fils du seigneur Jean Gonzalez de Castrillo. »
Le père de saint Jean
avait un droit de patronage sur un bénéfice de Dornillo; il le
conféra à son fils, encore qu'il n'eût pas fini ses études, le
faisant remplacer par un ecclésiastique. Le jeune homme eut bientôt
des scrupules sur ce bénéfice, dont il ne pouvait remplir les
charges. Il se jeta aux pieds de son père, le conjurant de soulager
sa conscience en lui permettant d'y renoncer. Le père hésitait.
Heureusement son frère, qui était majordome de l'évêque de Burgos,
se trou voit alors auprès de lui. « Ne vous opposez pas, mon frère,
lui dit-il, aux désirs de votre fils; je vois que mou neveu est de
ces hommes que l'évêque de Burgos recherche avec soin; laissez-moi
l'y conduire; je suis certain qu'il le pourvoira mieux que vous ne
sauriez faire. »
Ce saint évêque
s'appelait Alphonse de Carthagène ; le Pape Eugène IV l'avait en si
grande estime qu'il dit un jour, après s'être entretenu avec lui :
Ecquis sedebit digne in cathedra Pétri coram
tanto viro? Qui siégera dignement
sur la chaire de saint Pierre devant un tel homme?
Il reçut le saint avec bonté et
le chargea de la distribution de ses aumônes. Ayant apprécié sa
vertu et son rare mérite, il l'ordonna prêtre, il voulut assister à
sa première messe, à laquelle le saint s'était
préparé par un jeûne de trente jours. Après la messe, le prélat
réunit à sa table le Chapitre de la cathédrale et les principaux du
clergé de la ville; il leur présenta le nouveau prêtre comme leur
confrère, lui conférant un canonicat
qui vaquait
en ce moment et plusieurs autres bénéfices. Au sortir de table, le
saint alla
trouver les pauvres qu'il secourait
habituellement et qu'il voulait
rendre participants de sa joie. Il les
serrait dans ses bras,
après s'être prosterné à leurs pieds, et les faisant asseoir à un
repas qui leur était
préparé, il les servit de ses mains.
Riche des dons de
l'évêque, saint Jean vivait avec une extrême pauvreté, se
retranchant tout ce qu'il pouvait pour augmenter la part des membres
souffrants de Jésus-Christ. Sa vie était partagée entre le soin des
malades et la prière. Il dormait à peine trois heures sur le pavé de
sa chambre, n'ayant qu'une pierre pour oreiller. Le bon évêque se
réjouissait d'avoir fait un si bon choix. « J'ai dans ma maison,
disait-il, un homme si saint, que je ne puis jeter les yeux sur lui
sans me sentir porté à l'honorer comme tel. Si c'est un grand
honneur pour les rois de la terre d'être servis par des princes, que
sera-ce de l'être par un digne serviteur de ce Dieu dont le service
nous fait rois? »
Cependant,
Notre-Seigneur voulait appeler le saint prêtre à un plus haut degré
de vertu. Son oncle mourut, et après lui son père, et bientôt aussi
sa mère, laissant ses enfants orphelins. Saint Jean leur abandonna
tout ce qui lui revenait de l'héritage paternel; il employa la
fortune de son oncle à doter ses sœurs, puis, libre des soins de la
famille, il résolut de se donner tout à Dieu. J'oubliais un trait
qui marque bien son humilité. A la mort de sou oncle, l'évêque, qui
l'aimait, lui fit des funérailles magnifiques et chargea son neveu
de faire son oraison funèbre. Il s'en acquitta avec nue éloquence,
un génie qui surprirent et ravirent à la fois le prélat et tous ceux
qui l'entendirent. On ignorait qu'il eût un si rare talent
pour la parole, et sans les ordres de l'évêque jamais on ne l'eût
soupçonné.
Mais le saint se voyait
appelé à une plus haute vocation que celle des honneurs de la terre
: il alla trouver son évêque, et se jetant à ses pieds, après
l'avoir remercié avec larmes de toutes les bontés qu'il avait eues
pour lui, il résigna en ses mains tous les bénéfices qu'il lui avait
donnés. Le prélat crut d'abord pouvoir le retenir en lui promettant
des dignités plus importantes aussitôt qu'elles vaqueraient. Le
saint ne désirait qu'une petite chapellenie dans une paroisse de la
ville, à peine suffisante pour ses besoins. L'évêque la lui accorda,
en pleurant de regret de perdre un si boa serviteur.
Burgos vit donc avec
étonnement le confident, l'ami de son évêque, le riche chanoine de
sa cathédrale, devenir un pauvre prêtre de la paroisse
Sainte-Agathe. Dans ce nouvel emploi, le saint jeune homme eut un
libre champ pour son zèle : il se levait dès trois heures du matin,
se préparait au saint Sacrifice par plusieurs heures d'oraison; il
disait ensuite la messe avec une si touchante piété qu'elle tirait
des larmes des assistants. Le reste du jour était employé à la
confession, à la prédication, au soin des malades et des pauvres.
Tout pauvre qu'il était lui-même, il trou voit encore le moyen
d'épargner pour faire l'aumône. La charité était un feu ardent qui
le dévorait.
Un jour qu'il allait
prier, selon sa coutume, au pied d'un crucifix miraculeux de
l'église des Augustins, il rencontre un pauvre homme tout estropié,
qui marchait avec peine, appuyé sur deux béquilles. Ému de
compassion, le saint le mène devant le crucifix, suppliant
Notre-Seigneur de rendre à ce malheureux l'usage de ses membres. Cet
homme aussitôt se sent guéri; il jette ses béquilles, et les
religieux témoins du miracle entonnent le Te Deum. Ils
voulurent remercier le saint de ce prodige, mais il les reprit
vivement, comme s'ils lui eussent fait une grosse injure. Quant à
cet homme, il se consacra au service de Dieu, dans cette même église
où il avait été guéri.
L'histoire de ce
crucifix de Burgos est si étonnante, que je ne puis me défendre de
la raconter ici, encore qu'elle ne se rapporte que bien
indirectement à la vie du saint.
Il y avait à Burgos un
marchand qui, sur le point d'entreprendre le voyage de la Flandre,
promit un don à l'église des Augustins, s'il revenait sain et sauf.
Son voyage réussit heureusement, mais il oublia sa promesse. Il se
remit en mer, et cette fois une affreuse tempête assaillit son
vaisseau. Il se ressouvint alors de son vœu. Depuis trois jours la
tempête sévissait avec force, lorsqu'une caisse apparut sur les
flots. On la recueillit à bord, et on vit qu'elle contenait une
statue de Notre-Seigneur. L'orage s'apaisa peu après. Le marchand,
de retour dans sa patrie, porta cette statue aux Augustins, qui la
placèrent sur une croix et l'exposèrent à la vénération publique.
Beaucoup de grâces furent accordées au pied de ce crucifix, eu sorte
que le clergé de la cathédrale, jaloux de ce trésor, l'enleva et le
plaça dans son église. Ce fut l'origine d'un procès. L'évêque
résolut de laisser le jugement à la volonté divine; on banda les
yeux d'un cheval qui de lui-même porta le crucifix aux Augustins. Le
Chapitre ne se tint pas pour battu; il enleva de nouveau le
crucifix. Les Augustins le croyaient perdu sans retour, lorsque la
nuit suivante, pendant qu'Us chantaient Matines, les portes de leur
église s'ouvrent, les cloches sonnent à toutes volées, et le
crucifix, porté par une main invisible, est replacé dans la chapelle
d'où il avait été enlevé. On croit que cette statue est l'œuvre de
saint Nicodème, ce disciple de Notre-Seigneur, dont le corps fut
retrouvé avec ceux de saint Étienne et de saint Gamaliel par une
révélation de Dieu. J'ignore l'origine de cette croyance, qui
pourrait, au reste, avoir sa source dans une révélation divine faite
à quelque saint personnage.
La ville de
Salamanque était à cette époque divisée en deux partis qui la
remplissaient de sang et de carnage. Un double assassinat avait été
la cause première de cette guerre civile. Deux frères de la noble
maison de Monroy s'étaient liés avec deux autres frères de la
famille Manzani. Un jour que les quatre jeunes gens jouaient à la
paume, une querelle s'étant élevée entre eux, les deux Monroy furent
tués par les Mauzaui. Ceux-ci quittèrent la ville aussitôt,
et s'allèrent cacher dans un village des frontières du Portugal. La
mère des Monroy résolut de tirer de la mort de ses enfants une
vengeance éclatante. Elle envoie un de ses parents déguisé, lequel
découvre les assassins et parvient à entrer à leur service. Il
prévint alors dona Maria de Monroy, qui accourut avec six chevaliers
de sa maison. Ils surprennent les frères Manzani dans les ténèbres,
les mettent à mort, piquent leurs têtes au bout d'une lance, et
rentrent en triomphe à Salamanque, où dona Maria alla clouer de ses
mains sur le tombeau de ses fils les têtes sanglantes de leurs
meurtriers.
Une action si cruelle
et si hardie enflamma tous les esprits; la noblesse et les bourgeois
de la ville se partagèrent, les uns pour les Monroy, les autres pour
les Manzani. Tous les jours c'étaient des combats où tombait quelque
victime. On se battait dans les rues et dans les maisons; les palais
étaient fortifiés comme des citadelles; la ville n'était plus qu'un
grand champ de bataille. L'autorité royale, insuffisante à contenir
les factieux, regardait ces désordres d'un œil impuissant; on
soupçonnait même le corrégidor de les entretenir sourdement, au lieu
de chercher à les arrêter. Tel était l'état de cette malheureuse
ville, lorsque Dieu inspira à son serviteur le désir d'y rétablir la
paix. C'était un dessein en apparence hors des forces d'un seul
homme ; mais que ne peut la vertu, lorsqu'elle est soutenue de
Dieu ?
Saint Jean partit donc
pour Salamanque. Il parcourut là ville, comme un autre Jonas, en
prêchant la pénitence, sur les places, dans les rues, aux lieux
mêmes où se réunissaient les factieux, plantant sa chaire au milieu
de leurs troupes, les effrayant par le tableau des châtiments
éternels qui attendaient leurs crimes, semant l'épouvante dans ces
cœurs habitués à ne rien craindre, en sorte qu'ils s'écriaient tout
saisis d'effroi : « D'où vient cet homme, ce prédicateur de la
vérité, qui veut nous tirer des abîmes où nous allions nous
engloutir pour jamais ? »
Le zèle et
l'éloquence du serviteur de Dieu, la connaissance profonde des
saintes Écritures qu'il montrait dans tous ses discours, le firent
inscrire au collège de Salamanque comme professeur. Il y
enseigna pendant quatre années; mais la haine que les factieux lui
avoient
jurée lui ayant fait craindre qu'ils ne se portassent à quelque
violence contre lé collège, il se retira chez un chanoine de ses
amis, continuant la croisade qu'il avait
entreprise, plus encore par ses austérités que par ses prédications.
Il gagnait
peu à peu du terrain, arrachant une à une au démon les âmes que
possédait
la fureur des guerres civiles.
Il fut attaqué de la
pierre, qui le réduisit bientôt à l'extrémité, fie fut une
désolation générale, quand on sut dans la ville la perte ri ont
Salamanque était menacée; car encore que les factieux le haïssent,
ils rendaient quelquefois justice à son mérite et à sa sainteté. Les
plus fameux médecins de l'Université se réunirent pour tâcher de
conserver une vie si précieuse : ils furent unanimes à juger
l'opération de la taille nécessaire. Le saint s'y résolut
volontiers. I l s'y prépara comme à une occasion de mort prochaine
et dit à Dieu : « Seigneur, je n'ai plus d'espoir qu'en vous :
donnez-moi la force dont j'ai besoin pour supporter les douleurs qui
m'attendent. Que si vous daignez me conserver la vie, je veux vous
la consacrer dans quelque Ordre religieux pour le bien de votre
service et le salut des âmes. »
Notre-Seigneur exauça
la prière de son serviteur; il endura courageusement l'opération si
douloureuse de la taille, et se rétablit plus promptement que les
médecins n'auraient osé l'espérer. Un jour qu'il commençait à
sortir, il rencontra un mendiant presque nu, qui lui demanda un
vêtement. Le saint en avait deux et il hésita un instant pour savoir
lequel il lui donnerait; mais aussitôt il lui jeta le meilleur en se
disant avec reproche : « Eh bien ! Ne serait-il pas curieux que
j'allasse donner à Notre-Seigneur ce que j'ai de moins bon? La nuit
suivante Notre-Seigneur lui apparut pendant qu'il priait, couvert de
ce vêtement, et lui dit : Johannes hue me veste contexit.
C'est Jean qui m'a donné cette robe. Il combla ensuite l'âme de son
serviteur d'une telle joie, qu'il lui semblait être ravi au milieu
des auges.
Cette vision
l'encouragea dans l'accomplissement du vœu qu'il avait fait d'entrer
en religion. Il choisit l'Ordre des Ermites de
Saint-Augustin, où l'observance de la règle
était
fort sévère,
les jeûnes fréquents, le silence presque continuel. Ces bons
religieux l'accueillirent avec joie,
connaissant de longue main
les vertus qu'il pratiquait
dans le siècle.
Pendant son noviciat, il avait
été chargé du service de la table, et c'est lui qui
apportait
le vin pour le dîner. La récolte avait
été fort pauvre cette année-là et la quête peu abondante, en sorte
que l'on avait
à peine obtenu la moitié du Tin qui eût été nécessaire ; mais quand
le tonneau était
presque vide, le saint le remplissait
de nouveau en faisant sur lui le signe de la croix. Aussi la petite
provision des religieux suffit-elle, à leur grand étonnement,
jusqu'à la quête de l'année suivante.
A peine eut-il fait sa
profession, que ses supérieurs le nommèrent maître des novices, puis
définiteur de la province, et enfin prieur du couvent de Salamanque;
ils voulurent aussi qu'il achevât l'œuvre qui lui était si chère de
la pacification de la ville. 11 recommença donc à prêcher la paix
entre ses concitoyens. Un jour que les cloches des deux paroisses de
Saint-Benoît et de Saint-Thomas appelaient les factieux aux armes,
le saint descendit dans la rue où le combat allait se livrer. Il tut
d'abord renversé par le choc des combattants et foulé aux pieds;
mais se relevant aussitôt, il fit si bien par sou courage et son
éloquence, qu'il parvint à séparer les deux partis. Un des chefs
voulut cependant rallier ses gens : alors le saint fit planter sa
chaire à la porte même de la maison de cet homme, et dit à la foule
: « II y a deux jours que l'on m'a menacé de mort si je continuais
mon œuvre, mais je se- rois trop heureux de répandre mon sang pour
la défense de la vérité. »
Le chef furieux ordonna
à ses hommes d'armes de le tuer sur sa chaire même. Le saint, tout
joyeux, accourut à eux les bras ouverts pour recevoir la couronne du
martyre. Frappés de ce courage intrépide, les assassins hésitèrent;
puis, pour s'encourager, ils s'écrient : « A mort, le Frère
hypocrite ! Il faut qu'il périsse par nos mains » ; et brandissant
leurs épées, ils s'élancèrent de nouveau sur lui, mais comme ils
l'allaient frapper, Dieu arrêta leurs bras parricides. Ils se
sentirent tout d'un coup paralysés et incapables de faire aucun
mouvement. Saisis d'effroi, par ce châtiment à soudain, ils
implorèrent le secours de leur victime, qui, toujours
miséricordieuse, leur obtint le pardon du Ciel. Ils purent alors se
mouvoir, et se jetèrent à ses pieds avec leur chef, lui promettant
de renoncer désormais à ces guerres impies.
Le saint ayant appris
que le corrégidor de Lédesma entretenait sourdement l'animosité des
partis, il se rendit dans cette ville et lui représenta avec une
liberté toute apostolique le tort qu'il faisait aux âmes et la
punition divine qui l'attendit. Le corrégidor, qui était un homme
dur et fier, le fit saisir par ses sbires ; il donna l'ordre qu'on
le fouettât publiquement et qu'il fût honteusement chassé de Lédesma,
ce qui fut exécuté. Le saint, plein de joie d'avoir souffert pour
Jésus-Christ, revint à Salamanque en remerciant le Seigneur et lui
offrant ces humiliations pour le salut de son peuple.
Dieu exauça ses vœux;
il rendit enfin la paix à cette malheureuse cité de Salamanque,
inondée de tant de sang chrétien. Les cœurs se rapprochèrent; on
signa des traités; l'union se rétablit, grâce aux soins et au zèle
du saint. Cependant, dans ces âmes si longtemps embrasées du feu des
guerres civiles, la moindre étincelle pouvait rallumer l'incendie.
Un dimanche du mois de novembre, où le peuple avait coutume de se
réunir dans les champs qui sont au delà du pont, le saint prêchait à
la foule, lorsqu'un homme essaya de mettre le trouble et de diviser
de nouveau les esprits. Le saint s'en aperçut : « Amis, leur dit-il,
écoutez en paix la parole divine, car je vous préviens que le
premier qui soulèvera ce peuple et mettra la main à son épée restera
mort sur la place. Tenez-vous donc en repos et ne donnez point à vos
ennemis la joie de vous voir descendre ce soir dans les enfers. »
Malgré cet
avertissement, un des factieux ayant attaqué quelques-uns des
auditeurs, fut tué sur-le-champ; ce qui effraya tellement la foule,
que la paix fut aussitôt rétablie.
Pour mettre la dernière
main à l'œuvre de la pacification, le saint se détermina, le jour de
la fête de l'apôtre saint Thomas, à prêcher dans la paroisse de ce
nom, qui était comme le foyer de la guerre civile. Pendant le
sermon, un gentilhomme irrité s'écria : « Qu'est-ce que cet
hypocrite qui veut nous déshonorer en nous forçant d'oublier les
injures ? A moi, mes gens ! Tuez-moi à coups de bâton ce perfide
ennemi de la noblesse. » Ces paroles excitèrent un grand tumulte.
Les amis du saint s'élancèrent autour de la chaire pour le défendre,
tandis que ses adversaires tiraient l'épée pour le mettre en pièces.
Mais les uns et les autres furent bien surpris de ne pouvoir faire
un pas et de se trouver immobiles. Reconnaissant la main de Dieu
dans ce prodige, ils jurèrent une dernière fois une paix éternelle.
Les deux partis s'embrassèrent; les deux paroisses de Saint-Thomas
et de Saint-Benoît devinrent sœurs, et leurs deux bannières marchent
encore aujourd'hui l'une près de l'autre, en souvenir de l'union
contractée par leurs pères.
En ce temps-là, une
maladie contagieuse ravagea la patrie du saint. Ses supérieurs
l'envoyèrent à Sahagun pour consoler ses compatriotes. Il les soigna
avec un zèle admirable et en guérit beaucoup par ses prières. Son
frère, don Martin de Castrillo, perdit une de ses filles nommée
Isabelle. On avait placé le corps dans une chambre basse, en
attendant l'heure des funérailles, lorsque le saint arriva. Il alla
auprès de la jeune fille et la prit par la main. Aussitôt l'enfant
se leva et le suivit, et le saint la rendit à sa mère en lui disant
gaiment : « Pourquoi pleurez-vous? Parce qu'une enfant s'évanouit,
vous vous imaginez qu'elle est morte ? »
Ceci me rappelle
qu'en passant un jour dans les rues de Salamanque, une pauvre femme
se jeta à ses pieds en lui disant que son fils était tombé dans un
puits depuis deux heures, et qu'on ne le voyait ni ne l'entendait
plus. Touché de ses larmes, le saint lui répondit : « Allons voir,
peut-être que l'enfant est encore vivant. » Le peuple était
rassemblé en foule autour du puits. Le saint appela l'enfant, qui
lui répondit aussitôt. Alors prenant sa ceinture et la tendant dans
le puits, encore que celui-ci fût très-profond, et que la corde fût
loin d'arriver à l'eau, il en tira l'enfant sain et sauf, à la
grande joie de la mère et aux cris d'admiration du peuple. Les uns
lui prenaient la main pour la baiser, d'autres baisaient sa robe,
d'autres en coupaient de petits morceaux qu'ils conservaient
comme de précieuses reliques. Le saint eut grand’ peine à leur
échapper et à se sauver dans son couvent.
Un jour qu'il était
ainsi entouré par le peuple, une femme s'approcha avec les autres
pour lui baiser la main, mais le saint la releva de terre, où elle
s'était agenouillée, et retira sa main.
— Père, lui dit cette
femme, pourquoi agissez-vous ainsi avec moi?
— Parce que tu es
possédée du démon, répondit le saint. Cette femme, cependant, le
suivit jusqu'à son couvent, essayant de le fléchir et d'obtenir la
faveur de baiser sa main.
— Non, non, lui dit
enfin le serviteur de Dieu; je ne veux pas te donner ma bénédiction
parce que tu es sous l'empire du démon. N'as-tu pas résolu de tuer
ta fille pour cacher la faute qu'elle a commise? Reviens à toi,
pauvre pécheresse! Comment veux-tu que Dieu te regarde avec amour
lorsque tu cherches à lui ravir deux âmes pour l'éternité?
Cette femme resta
stupéfaite de voir ses desseins découverts; elle avoua sa faute, et
en ayant reçu l'absolution, obtint la faveur de baiser la main du
saint religieux.
— Console-toi, lui dit
alors le Père, Dieu rendra l'honneur à ta malheureuse fille, en lui
donnant pour époux celui qui l'a séduite. Ils auront trois enfants,
deux garçons et une fille, car la miséricorde divine, sera avec eux.
Reprends donc courage : tu es rentrée dans l'amitié de Dieu; il te
protégera.
Et, en effet, cette
femme eut la joie de voix s'accomplir les promesses du saint.
Don Garcias d'Alvarez
de Tolède, premier duc d'Albe, après avoir remporté de grandes
victoires sur les Maures, résolut de célébrer une fête d'actions de
grâces en l'honneur de Notre-Dame du Rosaire. Pour lui donner plus
d'éclat, il invita le saint à faire le sermon. Celui-ci y alla, en
effet, avec Pierre de Monroy, son compagnon, et prêcha sur les
devoirs de ceux qui sont élevés eu dignité. Comme le duc avait un
peu opprimé ses vassaux, il crut que le saint avait parlé contre
lui; aussi quand il vint lui faire ses adieux, il lui dit avec
hauteur :
— Vous avez eu, mon
Père, la langue bien affilée aujourd'hui, et je ne serais pas étonné
que vous en receviez quelque châtiment.
— Si l'on m'attaque,
reprit le saint en souriant, je me défendrai avec mon bréviaire, et
je crois que l'on m'échappera difficilement.
Les courtisans se
mirent à rire, mais le duc le prit sur un plus haut ton, et le saint
ajouta :
— Je ne monte en
chaire, seigneur duc, que pour annoncer la vérité et reprendre les
vices. S'il me faut mourir pour remplir ce devoir, eh bien,
seigneur, je mourrai.
Le duc frémit de rage
et envoya ses serviteurs à la poursuite du Père. Frère Monroy
voulait se défendre, mais le saint l'en empêcha. «Laissons ce soin à
Notre-Seigneur, lui dit-il; il combattra pour nous et mieux que
nous.»
En effet, comme les
assassins s'approchaient, leurs chevaux, épouvantés de quelque
vision, se cabrèrent et les jetèrent par terre avec tant de violence
qu'ils eurent les côtes brisées. Le saint, les voyant en cet état,
en eut pitié. « Que le Dieu tout-puissant vous pardonne, leur
dit-il, et vous rende la santé. Craignez désormais sa colère. » Il
les prit par la main, et ils se relevèrent guéris de leurs
blessures.
En ce moment-là même le
duc d'Albe fut saisi de si vives douleurs, qu'il fut forcé de
reconnaître la main divine qui le châtiait. I l envoya en grande
hâte an couvent de Salamanque, afin qu'on lui amenât le saint, I l
se jeta à ses pieds en fondant en larmes et en lui demandant pardon.
Le Père attendri le releva, et, après quelques salutaires avis, il
lui rendit la santé.
Peu de temps
avant sa mort, le saint, prêchant à Salamanque, toucha le cœur d'un
jeune gentilhomme qui avait donné de grands scandales. Ce jeune
homme, fidèle à la grâce, renonça au monde et entra au couvent des
Augustins. La femme qu'il avait aimée, furieuse de sa perte, résolut
de s'en venger : on croit qu'elle parvint en effet à empoisonner le
saint. Il tomba dans une maladie de langueur qui le conduisit au
tombeau. Il en avait au reste reçu l'avertissement de Dieu. Il
disait un jour à ses auditeurs : « II y a ici un homme qui ne
passera pas cette année, et alors vous direz :
Oh! Que
prêchait
bien le Père Sahagun !
Mais je vous dis que je
prêcherai
mieux dans dix ans. »
Il mourut en effet peu
après, le 11 juin de l'an 1479, dans la quarante-neuvième année de
son âge. Son visage resplendit aussitôt d'une beauté céleste, et il
sembla à plusieurs qu'il en sortait des rayons de lumière. Il se fit
un si grand nombre de miracles à sou tombeau et par son
intercession, qu'il fut canonisé par Alexandre VIII, le 16 octobre
1690.
Le grand archevêque de
Valence, saint Thomas de Villeneuve, raconte dans son second sermon
pour la Fête-Dieu, que quand saint Jean de Sahagun disait la messe,
il voyait Notre-Seigneur présent sur l'autel dans sa très-sainte
humanité. Ce bon Maître se plaisait alors à lui révéler les plus
sublimes secrets du ciel. Aussi était-il long à célébrer le
saint-sacrifice. Son supérieur lui en ayant fait des reproches, le
saint lui répondit qu'il y goûtait une joie si pure, si douce, qu'il
ne pouvait s'en détacher. Il voyait quelquefois l'union mystérieuse
des personnes divines dans la Trinité. C'était, disait-il, comme des
nuages qui se dissipaient devant ses yeux, et derrière lesquels il
apercevait une lumière céleste. Il recevait aussi des avis divins
sur ses prédications et la conduite qu'il devait tenir avec les
peuples; et il ajoutait qu'on ne saurait célébrer ou même entendre
la sainte Messe avec trop de foi et de dévotion, à cause des grâces
nombreuses que Dieu se plait à y répandre. |