Jean le Silenciaire
Évêque, Solitaire, Saint
454-558

Jean, surnommé le Silenciaire, à cause de son amour pour le silence et le recueillement, naquit en 454 à Nicopolis en Arménie. Son père et sa mère comptaient parmi leurs aïeux des généraux d'armée et des gouverneurs de provinces ; mais ils étaient encore plus illustres par leur vertu que par la noblesse de leur extraction. Ils employèrent tous leurs soins pour donner une éducation chrétienne à leur fils, et ils le virent avec plaisir répondre parfaitement à leurs vues.

Jean était encore fort jeune lorsque la mort lui enleva son père et sa mère. Devenu possesseur d'une fortune considérable, il consacra ses biens à de pieux usages. Il bâtit à Nicopolis une église en l'honneur de la sainte Vierge, et un monastère dans lequel il se renferma avec dix personnes animées de la même ferveur. Il n'avait alors que dix-huit ans. Son but était de ne s'occuper que de la sanctification de son âme, et d'en faire l'unique objet de toutes ses pensées.

Comme l'humilité est le fondement et la gardienne de toutes les vertus, il la demandait sans cesse à Dieu par des prières ferventes. De son côté, il travaillait à l'acquérir par des méditations fréquentes sur ses misères et la bassesse de son néant, sur la majesté infinie et les perfections adorables de l'Être suprême. Par là il apprenait à connaître Dieu et à se connaître lui-même. Il avait une sainte avidité pour les humiliations, et il les recevait avec joie de quelque part qu'elles lui vinssent. Il recherchait surtout celles qui causent le plus de répugnance à la nature, et qui par conséquent sont les plus propres à faire mourir l'orgueil. Le renoncement à sa propre volonté était le moyen dont il se servait pour étouffer le germe des autres vices. Il y ajoutait les macérations corporelles, afin de soumettre entièrement la chair à l'esprit, et de disposer son âme aux exercices de la prière et de la mortification. La pratique du silence lui parut aussi fort importante. Il parlait rarement, par esprit d'humilité, par amour du recueillement, et par la crainte de tomber dans les péchés dont la langue est le funeste instrument. Si la nécessité l'obligeait de parler, il le faisait en peu de mots, et toujours avec beaucoup de discrétion. Il bannit l'oisiveté de sa petite communauté, la regardant avec raison comme la source de tous les vices. Des travaux pénibles, et en même temps utiles, remplissaient tous les intervalles qui n'étaient occupés ni par la prière publique, ni par d'autres devoirs essentiels. La douceur, la sagesse et la piété de Jean lui gagnaient l'estime et l'affection de ses frères. Tous avaient les yeux attachés sur lui, et s'efforçaient à l'envi d'exprimer en eux les différents traits de leur modèle.

Malgré le soin que Jean prenait de cacher ses vertus, il ne put empêcher qu'elles n'éclatassent au dehors. L'archevêque de Sébaste le força d'abandonner sa solitude, et l'éleva sur le siège épiscopal de Colonie en Arménie, quoiqu'il n'eût encore que vingt-huit ans. Il voulut inutilement s'opposer à son sacre, qui se fit dans l'année 482. Il conserva dans cette dignité l'esprit de son premier état, et continua les mêmes exercices, autant que les devoirs de l'épiscopat le lui permirent.

Son frère et son neveu, qui avaient des emplois honorables à la cour de l'empereur, furent singulièrement touchés de ses exemples. Ils surent mépriser le monde au sein des honneurs et des richesses, et la grâce, qui sanctifie les anachorètes dans les déserts, fit de tous les deux des saints à la cour. Jean ne fut pas également satisfait de la conduite de son beau-frère, qui était gouverneur d'Arménie. Plus d'une fois il lui fallut défendre son église contre les oppressions d'un homme qui lui était si étroitement uni par les liens du sang. Ses remontrances et ses prières étant inutiles, .il fut obligé d'avoir recours à l'empereur Zénon, qui lui rendit justice et lui accorda sa protection.

Il y avait neuf ans que le saint gouvernait son église. Toujours il avait vécu d'une manière très pénitente, et s'était refusé même le nécessaire, afin d'avoir de quoi assister plus abondamment les pauvres. Ses prédications et ses exemples faisaient fleurir la piété dans son diocèse. Les affligés trouvaient en lui un consolateur qui partageait leurs peines. Il était le père de ses diocésains ; il les portait tous dans ses entrailles, pour les transformer en autant de vrais disciples de Jésus-Christ.

Certains maux auxquels il ne pouvait remédier, joints à une forte inclination qu'il se sentait pour la solitude, lui inspirèrent un ardent désir de se démettre de l'épiscopat. Il est vrai que, selon les lois de l'Église, il ne pouvait abandonner le troupeau dont la garde avait été confiée à ses soins. Aussi se défia-t-il d'abord de son désir pour la retraite. Il eut recours à la prière, afin de connaître plus parfaitement la volonté de Dieu. On lit dans sa Vie, qu'étant une nuit en oraison, il vit une croix lumineuse se former dans l'air, et qu'il entendit une voix qui lui disait : « Si vous voulez être » sauvé, vous n'avez qu'à suivre cette lumière. » II lui sembla que la lumière allait devant lui comme pour le conduire, et qu'elle lui indiquait la laure de S. Sabas. Cette vision, continue l'auteur de sa Vie, ne lui laissa plus aucun doute sur sa vocation. Il se démit donc de l'épiscopat, et s'embarqua pour la Palestine.

Lorsqu'il y fut arrivé, il visita d'abord les lieux, saints à Jérusalem. Après quoi il se retira dans la laure de S. Sabas, laquelle était peu éloignée de cette ville, et où l'on comptait cent cinquante solitaires, qui tous étaient animés de l'esprit de leur saint abbé. Il avait alors trente-huit ans. S. Sabas l'ayant reçu sans le connaître, le remit d'abord entre les mains de l'économe, qui l'envoyait chercher de l'eau, et qui lui faisait porter des pierres aux ouvriers occupés à bâtir un nouvel hôpital. Jean obéissait avec une grande simplicité. Il gardait un silence perpétuel, avait un visage serein, et paraissait toujours recueilli.

La manière dont il supporta cette épreuve l'eut bientôt fait connaître à son supérieur. On le chargea du soin de recevoir les étrangers. Il servait chacun des hôtes comme il aurait servi Jésus-Christ lui-même. Tout le monde était frappé de son extérieur modeste et édifiant. S. Sabas ne pouvait assez admirer la conduite que tenait un jeune religieux dans une place qui est si dangereuse, même pour les plus parfaits. Rien, en effet, n'était capable de distraire son âme, toujours unie à Dieu. Le saint abbé ne douta plus que Jean ne fût doué, dans un degré éminent, de l'esprit de sa vocation. Voulant donc lui faciliter les moyens de faire de nouveaux progrès dans l'exercice de la contemplation, il lui permit d'aller vivre dans un ermitage séparé ; ce qui ne s'accordait qu'à ceux qui étaient le plus solidement établis dans la perfection.

Jean, renfermé dans sa cellule, était cinq jours de la semaine sans prendre de nourriture. Il ne sortait que les samedis et les dimanches, encore n'était-ce que pour aller assister à l'office public de l'église. Après avoir vécu trois ans de la sorte, il fut fait économe de la laure. Sa vertu attira visiblement les bénédictions du ciel sur toute la communauté. Les occupations inséparables de son emploi ne prenaient jamais sur le recueillement de son âme. Étant embrasé d'amour pour Dieu, il n'avait pas besoin de faire d'effort pour penser à lui continuellement. Cette sainte habitude d'être sans cesse en la présence du Seigneur, et de ne jamais le perdre de vue, il ne l'avait point acquise tout d'un coup, mais par degré. Il s'accoutuma d'abord à entremêler dans ses actions extérieures ces prières connues sous le nom de jaculatoires, qu'il puisait dans son propre cœur ou dans les livres saints. A force de répéter ces prières, qui contenaient des actes d'amour, de louange, de componction, etc. il se rendit familière la pratique de la divine présence, et cette continuité de recueillement dont nous venons de parler.

Notre saint exerça quatre ans l'emploi d'économe. Son abbé, extrêmement édifié de ses vertus, le jugea digne d'être élevé au sacerdoce. Il le présenta donc à Élie, patriarche de Jérusalem, afin qu'il lui conférât les ordres. Lorsqu'on fut arrivé dans l'Église du mont Calvaire, où se devait faire l'ordination, Jean dit au patriarche qu'il avait quelque chose à lui communiquer en particulier, et qu'il se laisserait ensuite ordonner si on l'en jugeait digne. Élie l'ayant pris à l'écart, lui permit de s'expliquer. Le saint lui demanda le secret, puis continua de parler ainsi : « Mon père, j'ai été fait évêque, mais la multitude de mes péchés m'a déterminé à prendre la fuite et à me retirer dans ce désert pour y attendre la visite du Seigneur. » Le patriarche, étonné, appela S. Sabas, et lui dit : « Dispensez-moi, je vous prie, d'ordonner cet homme, j'en suis empêché par quelques particularités qu'il vient de me découvrir. » S. Sabas s'en retourna fort affligé. Il craignait que Jean n'eût autrefois commis quelque grand crime. Dans cette perplexité, il s'adressa humblement à Dieu, pour avoir révélation de ce qui causait sa peine et son inquiétude. Sa prière ayant été exaucée, il fit venir son disciple, et se plaignit à lui de la réserve dont il avait usé à son égard. Jean, qui se voyait découvert, était sur le point de quitter la laure ; mais S. Sabas l'engagea à y rester, après lui avoir promis toutefois de ne révéler son secret à personne.

Jean vécut les quatre années suivantes sans parler à personne qu'à celui qui lui apportait de quoi se nourrir. Quelques moines séditieux ayant obligé S. Sabas à quitter sa laure en 5o3, notre saint, qui ne voulait point prendre part à ces troubles, se retira dans un désert voisin, où il passa six ans dans un silence absolu. Il ne conversa qu'avec Dieu durant tout ce temps-là, et ne subsista que des herbes et des racines qui croissaient dans le désert. S. Sabas fut rappelé en 510. H alla aussitôt trouver le saint dans sa solitude, et il le ramena avec lui à la laure. Jean, accoutumé à l'exercice d'une sublime contemplation, ne trouvait dans toute autre chose que vide et amertume. Il rentra dans son ancienne cellule, où il continua pendant quarante ans de mener une vie tout angélique. L'éclat de sa sainteté attira auprès de lui un grand nombre de personnes. Il ne refusait jamais ses instructions aux personnes qui venaient le consulter.

Parmi ces personnes était Cyrille, qui écrivit la Vie du saint quarante ans après qu'il fut revenu dans son ermitage, et lorsqu'il était dans sa cent quatrième année. Jean, malgré son grand âge, conservait encore une présence d'esprit et une douceur de caractère qui le faisait aimer et respecter de tous ceux qui le voyaient.

Cyrille, auteur aussi savant que judicieux, rapporte qu'ayant environ seize ans, il alla consulter le saint, qui en avait alors quatre-vingt-dix, sur le choix de l'état qu'il devait embrasser. Le vénérable vieillard lui conseilla de se consacrer à Dieu dans le monastère de Saint-Euthyme. Cyrille en choisit un de ceux qui étaient situés sur le bord du Jourdain. Mais il n'y fut pas plus tôt arrivé qu'il tomba malade. Son état devenant plus dangereux de jour en jour, il commença à se repentir de n'avoir pas suivi exactement le conseil du serviteur de Dieu. Jean lui apparut pendant la nuit, et après l'avoir repris avec douceur de son attachement à son propre sens, il lui dit que s'il se rendait au monastère de Saint-Euthyme, il y trouverait la santé du corps et le salut de lame. Le lendemain matin Cyrille s'étant levé, se sépara de ses frères, malgré les instances qu'ils lui firent pour qu'il restât avec eux. Il se mit en route sans avoir reçu d'autre nourriture que la sainte eucharistie, et il marcha jusqu'à ce qu'il fût arrivé au monastère de Saint-Euthyme. A peine y était-il entré, que sa santé se trouva parfaitement rétablie. »

Voici deux traits qui sont encore rapportés par le même Cyrille, Un jour, dit-il, que je m'entretenais avec le serviteur de Dieu, un homme, appelé George, lui apporta son fils, qui était possédé du démon, et le mit à ses pieds, sans dire un seul mot. Jean comprit l'état malheureux de l'enfant. Il lui fit le signe de la croix sur le front avec de l'huile bénite, et à l'instant l'enfant fut délivré du malin esprit. Un gentilhomme de Constantinople, infecté des erreurs de l'eutychianisme, ayant été présenté au même saint par un nommé Théodore, Jean donna sa bénédiction au dernier. Non seulement il refusa de bénir le premier, mais il le reprit encore avec douceur de son attachement au schisme et à l'hérésie. Celui-ci étonné, et sentant bien que ces circonstances ne pouvaient être connues de Jean que par révélation, se convertit, et rentra aussitôt dans le sein de l'Église.

Il y eut beaucoup d'autres personnes à la sanctification desquelles le saint contribua et par ses exemples et par ses conseils. Toujours renfermé dans son ermitage, il persista constamment à retracer, autant que le peut permettre la fragilité humaine, la fonction glorieuse des esprits célestes, qui sont sans cesse occupés à bénir et à aimer le Seigneur. Il mourut peu de temps après l’année 558. Il passa soixante-seize ans dans le désert, et sa retraite ne fut interrompue que par la courte durée de son épiscopat.

Quoi de plus propre à confondre la dissipation et l'esprit immortifié du monde, que les austérités, le silence, et la contemplation du saint dont on vient de lire la Vie ? Il semble que l'on ignore que le recueillement intérieur est, pour ainsi dire, l'âme du christianisme. Sans lui la dévotion et le zèle même le plus actif n'ont rien que de superficiel. Un cœur dissipé n'est point capable d'une piété réelle et solide. Mais si l'on est uni à Dieu, si l'on a éprouvé la douceur de ses communications, on ne trouve plus que peine et dégoût dans le tumulte et les embarras du monde; on n'a plus d'ardeur que pour cette joie pure qui se rencontre dans la solitude. L'amour du silence, quand, il procède d'un motif de religion, prouve qu'une âme fait ses principales délices de s'entretenir avec Dieu, et qu'il n'y a que cet exercice qui lui procure une véritable consolation. Aussi le silence est-il le paradis de toutes les âmes qui tendent sincèrement à la perfection.

SOURCE : Alban Butler : Vie des Pères, Martyrs et autres principaux Saints… Tome III. – Traduction : Jean François Godescard.

 

 

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