Jean-Louis Bonnard est
né le 1er mars 1824 et fut baptisé le jour même à l'église de Saint-Christôt-en-Jarez,
dans la Loire.
Son père, Gabriel,
avait entendu pendant son enfance les échos des exécutions des
prêtres réfractaires lyonnais, à Feurs
dans
le Forez. M. Bonnard avait fait sa communion dans une grange, des
mains d’un prêtre réfractaire ; plus tard, il a été mobilisé et a
suivi l’Empereur en Prusse et en Russie. Rentré à la fin de
l’Empire, il a épousé Anne Bonnier en 1817 et a réussi à amasser
quelques biens. La famille Bonnard se composait alors de six
enfants, mais Gabriel et Anne ne disposaient pas de ressources
suffisantes pour les envoyer à l’école.
A la mauvaise saison,
le père avait appris à lire à son aîné, à charge pour lui de
transmettre aux cadets la science paternelle. Le soir, on lisait en
famille, et on devisait, on faisait aussi des projets: «Je serai
maçon », disait l'aîné. «Je me ferai meunier»,
disait le second; son oncle possédait un moulin sur l'Ozon. «Je
veux être prêtre», déclara Jean-Louis. Il était alors âgé de
cinq ans. Les années passant, le projet de Jean-Louis ne changeait
pas. Dans la famille, on aurait été très heureux d'avoir un prêtre :
«Mais, demanda le père réaliste, et les études ? et la
pension ?» Les frères firent cette belle réponse: «Eh bien,
nous ferons comme nous pourrons, nous nous gênerons tous!»
Jean-Louis fit sa
première communion en 1836, à l'âge de douze ans. Pourtant, malgré
son assiduité, il eut de la peine à suivre le catéchisme. Un de ses
camarades de l'époque le décrivait comme étant pieux, gai, caractère
calme, paisible, jamais en colère; talents médiocres, peut-être même
moins que médiocres. Voilà qui était encourageant pour les études !
Dans ces conditions, le
jeune Jean-Louis fut placé comme berger dans une ferme voisine.
Lorsqu’il se rendait aux champs, le petit berger emmenait toujours
avec lui son catéchisme et son chapelet. Et il s'obstinait à répéter
au prêtre de la paroisse qu'il voulait « devenir abbé».
Devant son insistance, on finit par le mettre au pensionnat du
bourg. M. Ville, l'instituteur, se souvient : «Il ne savait
presque ni lire ni écrire. Le peu qu'il connaissait, il l'avait
appris soit de lui-même tout en gardant son bétail, soit dans les
quelques mois de leçons qu'il avait reçues au presbytère. Aussi
causa-t-il beaucoup d'embarras la première année. Que de fois,
perdant patience avec lui, on lui adressa des paroles dures sur son
peu d'aptitudes et ses faibles progrès! Jean-Louis ne se rebuta
jamais. La seconde année, il réussit un peu mieux. La troisième
année, il pu suivre ses condisciples qui admiraient sa piété et son
courage, et se prêtaient volontiers à lui expliquer ce qu'il avait
peine à comprendre.» Jean-Louis était apprécié non seulement
pour sa piété et son courage, mais encore pour son bon naturel et
son aimable aspect.
C’est ainsi qu’il entra
en quatrième au petit séminaire de Saint-Jodard. Là, de l'avis
unanime, il était toujours le même: médiocre en composition, mais
parfait séminariste. Jamais il ne manifestait la moindre impatience,
sinon parfois quelque tristesse. Cependant, l'année suivante, ce
garçon au visage et à la patience éprouvée commençait à se
passionner pour les Annales de la Propagation de la Foi :
donc le grand large et la grande aventure, souvent dangereuse,
parfois dramatique. La visite que fit à Saint-Jodard un de ses
anciens élèves, le Père Charrier, rescapé du Vietnam où il avait
porté chaînes et cangue pendant plusieurs années, ne fit que
renforcer les projets du jeune homme. En attendant, il travaillait
de manière résolue. En rhétorique, il se classait à la moyenne, avec
parfois des avancées dans les premiers ! On a même conservé une de
ses compositions. Le sujet en est assez stupéfiant: Discours de
Blanche de Castille à son fils saint Louis pour l'engager à rester
dans son royaume au lieu de partir en croisade. Ainsi Jean-Louis
empruntait la voix de la dure reine Blanche pour contraindre son
fils à rester chez lui, au moment même où il préparait ses parents à
son départ.
Pendant les vacances,
Jean-Louis déclara à François, son frère préféré, qu'il était
toujours bien décidé à se faire prêtre « quel que soit l'endroit
où Dieu l'appellera à le servir ». Aux vacances
suivantes, après son année de philosophie, à Alix, on remarqua
combien il semblait lié à son condisciple Jean-Baptiste Goutelle. A
la fin des vacances, tous deux partaient pour le grand séminaire de
Lyon; mais Jean-Baptiste Goutelle, brûlant l'étape lyonnaise, se
rendait directement à Paris pour le séminaire des
Missions Étrangères.
Il était heureux au
grand séminaire, mais les brouillards lyonnais finirent par éprouver
sa santé au point de le contraindre à revenir à Saint-Christôt une
quinzaine de jours pour retrouver son souffle. Ce fut alors le
dernier mois à Lyon, peut-être le plus difficile de sa vie. Il mit
d'abord dans la confidence le prêtre qui l'avait préparé à la
première communion, et qui exerçait à présent un ministère à Lyon.
La réponse fut claire :
« Vous voulez partir
pour les missions? Pauvre enfant ! Ce que c'est que de ne pas se
connaître... Mais vous n'avez rien de ce qu'il faut pour faire un
missionnaire ! Un missionnaire doit être un homme de caractère, et
vous n'avez qu'une volonté faible, molle et sans énergie. Un
missionnaire doit avoir des talents, et vous savez bien que vous
êtes peu doué sous ce rapport; vous ne seriez seulement pas capable
d'apprendre une langue étrangère. Un missionnaire doit surtout être
un saint, et vous devez savoir mieux que personne combien vous avez
peu de piété ».
Il semblerait que
l'abbé voulait surtout éprouver son ancien paroissien. De fait, il
racontait dans ses souvenirs qu'il allait peu après trouver le
supérieur du grand séminaire pour lui demander son avis. «
Dites-moi d'abord ce que vous en pensez vous-même, lui dit le
supérieur. - Ce jeune homme est un saint que je suis dès son
enfance, et je ne doute pas que la vocation missionnaire à laquelle
il aspire ne vienne de Dieu. - Je le crois comme vous » répondit
le supérieur.
Tout allait donc bien
de ce côté. Et ce sont les dernières vacances ; le plus dur restait
à faire. D'abord, l'autorisation de l'archevêque pour quitter le
diocèse. Jean-Louis chargea de cette démarche l'abbé Noir, vicaire à
Saint-Christôt, qui revint, mission accomplie. « Vous avez été
bon avocat, le remercia Jean-Louis, mais il faut avouer que
la cause n'était pas difficile. Par mon départ, le diocèse gagne
plutôt qu'il ne perd. – Eh ! qu'irez-vous donc faire
dans les missions, demanda l'abbé, si vous êtes un
propre-à-rien dans le diocèse ? - Je veux être martyr,
répondit Jean-Louis, et je ferai tout ce qui est permis pour
cela. C'est toute mon ambition : saisir la première palme de martyr
qui se présentera ! »
Le premier temps du
martyre arriva avec la fin des vacances. Après la dernière prière du
soir en famille, il demanda leur bénédiction à ses parents. « -
Mais pourquoi? - C'est que, cette année, je dois recevoir les
premiers ordres sacrés » affirma-t-il. Le lendemain, lorsqu'il
partit, il sembla beaucoup plus ému que d'habitude, et les parents
remarquèrent qu'il se retourna à plusieurs reprises... ce qu'il ne
faisait pas les autres fois. En passant à Lyon, il fit ses adieux
aux prêtres qui l'avaient dirigé, alla demander sa bénédiction au
cardinal de Bonald et fit une dernière visite à Notre-Dame de
Fourvière.
Il arriva au séminaire
des Missions Étrangères
le 4 novembre 1846. Dans sa nouvelle maison, Jean-Louis Bonnard
était heureux, et l'opinion de ses condisciples à son égard ne
variait guère, comme on peut le lire dans leurs témoignages : «
Sa figure, sur laquelle était habituellement peinte une aimable
candeur, était empreinte d'une naïveté presque enfantine, ce
qui lui attirait facilement l'affection de ses confrères...
Il présente l'image de ces grands fleuves qui roulent leurs
eaux abondantes sans aucun bruit, et enrichissent les pays qu'ils
arrosent... Ange de paix, humble, modeste, doué d'une très
grande charité à l'égard de tous, il devait sans doute
ces aimables vertus à son innocence baptismale
parfaitement conservée.»
Le jeune Bonnard
écrivit alors à sa famille : «Vous vous imaginez qu'à peine
arrivé chez les infidèles je vais être mis à mort... Hélas! je ne
suis pas digne d'un si grand honneur qu'est celui de mourir pour la
foi, martyr de Jésus-Christ! Vous devriez bien demander pour moi
cette grâce au Bon Dieu; mais, si cette idée-là vous fatigue,
chassez-la au plus tôt, car maintenant il n'y a presque plus de
persécutions dans les contrées auxquelles on nous destine. Pour vous
en convaincre, vous n'avez qu'à lire, dans les Annales de la
Propagation de la Foi, ce qui regarde les Indes, la Malaisie, la
Mandchourie et la Chine.»
Jean-Louis omettait de parler du Vietnam, et c’est pourtant là
qu’allait se jouer son destin.
En février 1848,
Jean-Louis s'empressa de rassurer ses parents au sujet des
événements de cette singulière révolution où les émeutiers criaient:
« Vive les prêtres, vive le clergé ! » L'antithèse de celle
de 1830 ! Quelques mois plus tard, les Français en avaient déjà
assez de leur deuxième république, et Jean-Louis expliqua lucidement
aux siens: «Ainsi est fait le cœur de l'homme : on désire
tantôt la République, tantôt la Monarchie pour avoir le plaisir
de révolutionner. »
Jean-Louis Bonnard fut
ordonné prêtre le 23 décembre 1848, et partit de Nantes le 8 février
1849 à destination de la procure des missions basée à
Hongkong. Révolutions et voyages se suivent et ne se ressemblent
pas. Joseph Marchand était parti la veille de 1830 sur un bateau
appelé Le Voltaire, servi par des officiers et un équipage
parfaitement retissent à son égard ; Jean-Louis Bonnard partait au
lendemain de 1848 sur un bateau appelé L'Archevêque Affre,
servi par des officiers et un équipage bienveillants. Avec un
désagrément : il ne pu échapper au cérémonial du «baptême de
la Ligne» ; et une déception : un seul membre de l'équipage
fit ses pâques. A part cela, il suivi le parcours habituel : cap de
Bonne-Espérance, détroit de la Sonde, Singapour (que Bonnard appelle
«terre annamite, terre infidèle »). Là, il voit mêlées
plusieurs peuples de l'Extrême-Orient : Malais, Indiens, Chinois, et
il ne cache pas sa préférence pour ces derniers. Cependant, c'est là
qu'il reçu sa destination pour le Laos. Transbordement sur un navire
anglais, et autre surprise : « Quoique protestants, nos
compagnons de route nous traitaient parfaitement bien ».
Arrivée à Hong-kong le 5 juillet 1849, après cinq mois de voyage,
(un net progrès depuis le XVème siècle, où le voyage durait de un à
trois ans). A la procure des missions, repos et premier
acclimatement ; et nouvelle destination : du Laos (difficilement
accessible alors) au Tonkin (la partie nord du Vietnam) toujours
accessible. Bonnard embarqua sur une jonque de contrebandiers qui le
déposa à la frontière du Tonkin, où il fut pris en charge par un
sampan chrétien qui l'amena dans sa mission, en pleine épidémie de
choléra en mai 1850, ce qui n'empêcha pas l'évêque, Mgr Retord, de
procéder à l'administration des paroisses en s'occupant des valides
comme des mourants. Jean-Louis Bonnard commença donc son ministère
en compagnie de Mgr Retord ; il écrivit alors à sa famille :
«Aussitôt arrivé,
je commençai à apprendre la langue. C'est le nœud
gordien que cette langue indigène ; vous ne sauriez vous imaginer
combien elle est difficile. Ce n'est qu'au bout de cinq
ou six mois environ qu'appuyé sur la grâce de Dieu,
j'essayai de prêcher et de confesser, et, de jour en
jour, je me forme et m'habitue tout doucement aux
usages de cette langue compliquée. ― Les habitants de ce pays-ci
sont d'excellentes gens ; les chrétiens nous aiment beaucoup et nous
sont dévoués de tout cœur. ― Je commence déjà bien à
m'habituer au climat, à la nourriture, à tout en un
mot ; il n'y a guère que les commencements qui coûtent; après, cela
va tout seul ».
En mai 1851, Mgr Retord
lui confia l'administration du district de Ke-Bang et le laissa
prendre des initiatives et diriger la mission.
«Parlons un peu de
la persécution, car vous n'ignorez pas que nous ne sommes pas
ici parfaitement en paix. Tant s'en faut, en effet, et si les
mandarins pouvaient me prendre à l'heure qu'il est, ils me
couperaient la tête tout de suite, sans autre forme de procès.
Au mois de mai dernier, ils ont pris un de nos confrères, M.
Schœffler; ils ne lui ont pas fait grâce; ils lui ont tranché la
tête et l'ont jetée dans le fleuve. S'ils mettaient la main sur
d'autres missionnaires, ils leur feraient subir le même sort. Ce qui
nous afflige le plus, c'est de voir persécuter nos pauvres
chrétiens, qui sont alors obligés aux plus grands sacrifices pour
conserver leur foi. Oh! si vous saviez les privations qu'il leur
faut endurer pour devenir et demeurer chrétiens, combien vous vous
estimeriez heureux d'être tranquilles dans votre maison où personne
ne vient vous ravir la liberté et la paix dont vous jouissez!»
Une grande espérance
avait été placée dans le nouvel empereur, Tu-Duc, âgé de dix-neuf
ans. Mais, après une amnistie dont bénéficièrent beaucoup de
chrétiens, Tu-Duc rappela et aggrava les édits de persécution
générale.
Un an après Schoeffler,
fin mars 1852, Bonnard fut dénoncé, arrêté dans une chrétienté
périphérique de son district, et emprisonné à Nam-Dinh. Durant ses
quarante jours de captivité, il fut enchaîné et chargé de la cangue,
mais ne subit pas de bastonnades. Il refusa de marcher sur la croix
et d'indiquer les noms de ceux qui l'avaient reçu (et qui, d'après
les édits, auraient dû être «coupés par le milieu des reins et
jetés au fleuve»). Il fut donc condamné à la décapitation
pour le seul motif de «prédication de la religion
perverse». A deux reprises un prêtre vietnamien lui apporta
l'Eucharistie, et il pu correspondre plusieurs fois avec Mgr Retord.
Ainsi dans sa dernière lettre écrivait-il :
«Demain, samedi 1er
mai, fête des saints Apôtres Philippe et Jacques et anniversaire de
la naissance de M. Schœffler au ciel, voilà, je crois, le jour fixé
pour mon sacrifice. Je meurs content. Que le Seigneur soit béni ! La
veille de ma mort, 30 avril 1852 ».
En effet, Schoeffler
avait été décapité à Son-Tây un an auparavant jour pour jour. On se
conforma aux nouveaux édits d'après lesquels : «Les prêtres
européens seront jetés dans les abîmes de la mer et des
fleuves.» Cela pour éviter que les chrétiens n'exhument les
corps des martyrs, puis ne les ensevelissent en terre chrétienne et
ne viennent prier sur leurs tombes. Le corps et la tête de Bonnard
furent donc embarqués à bord d'une jonque mandarinale, et jetés au
milieu du Fleuve Rouge. Trois innocents sampans suivaient la
manœuvre. Sitôt la jonque virée de bord, les chrétiens repêchèrent
le corps et la tête du martyr et les ramenèrent à Vinh-Tri, quartier
général de l'évêque, qui procéda à des obsèques solennelles en
présence de plusieurs prêtres et du séminaire.
En définitive, les deux
années de vie missionnaire de Bonnard peuvent être résumées en deux
phrases : sa réponse au vicaire de Saint-Christôt juste avant de
partir au séminaire des Missions Étrangères: « Toute mon
ambition : saisir la première palme de martyr qui se
présentera.» Et le mot que reçurent ses parents quelques mois
après sa mort : « Quand vous recevrez cette lettre, vous pourrez
être certains que ma tête sera tombée sous le tranchant du glaive,
car elle ne doit vous être envoyée qu'après mon martyre. Je mourrai
pour la foi de Jésus-Christ. Ainsi donc, réjouissez-vous. »
Un peintre vietnamien
contemporain de Bonnard a représenté les obsèques du martyr, en
s'efforçant de respecter la perspective, à la manière européenne. Ce
tableau est visible à la Salle des martyrs du séminaire des
Missions Étrangères.
Du début de sa
vie, alors que le jeune Jean-Louis était inconnu et rencontra des
difficultés dans ses études, jusqu’à la veille de son passage vers
la Maison du Père, le père Bonnard aura donné toute sa vie et son
énergie pour se mettre à l’école de Jésus-Christ...
Source :
http://archivesmep.mepasie.org |