John Fisher
Cardinal, Martyr, Saint
c. 1459-1535

LE MARTYRE DU CARDINAL JOHN FISHER
A LA TOUR DE LONDRES, LE 22 JUIN 1535.

John Fisher naquit à Beverley, vers 1459. Fils d'un négociant très considéré, il apprit les rudiments des lettres dans les écoles de sa ville natale, ensuite il fut admis à l'Université de Cambridge, promu bientôt au grade de fellow et au sacerdoce. Il fut présenté, jeune encore, à lady Marguerite, comtesse de Richmond, mère du roi Henri VII, obtint rapidement sa confiance et devint son confesseur quand le Dr Fitz James partit occuper le siège épiscopal de Rochester. John Fisher refusa les bénéfices proposés, et sa modestie et son désintéressement demeurèrent au-dessus des offres les plus avantageuses. Il employa l'influence que lui valait sa charge à procurer la fondation d'une chaire de théologie dont il fut nommé titulaire. La même année, il fut élu vice-chancelier de l'Université de Cambridge (1501) et proposé par lady Marguerite pour le titre d'abbé de Westminster, ce qui l'eût fait un des plus riches seigneurs du royaume ; mais il refusa. Fisher portait dès lors à l'Université un attachement profond et il dirigea vers elle les libéralités de lady Marguerite ; c'est de cette époque que date l'opulence de Cambridge. Ce fut également pendant le gouvernement de Fisher que le pape Alexandre VII concéda à l'Université un précieux privilège : celui de choisir tous les ans douze prêtres, docteurs maîtres ou gradués, qui iraient chaque année prêcher dans les trois royaumes, avec le sceau de l'Université, sans avoir à solliciter la permission de l'Ordinaire.

Henri VII ne montra pas moins de confiance à John Fisher que ne le faisait sa mère : il lui confia la direction de la conscience de ses deux fils Arthur et Henri, le futur roi Henri VIII, à qui son rang de cadet permettait  alors de songer à l'état ecclésiastique et que des vues humaines songeaient déjà à faire couronner de la tiare. Fisher fut nommé évêque de Rochester sans renoncer pendant quelque temps à s'occuper activement de Cambridge où s'élevait, sur ses conseils, un nouveau collège, Corpus Christi College ; il devait quelques années plus tard, sans se relâcher en rien de ses obligations épiscopales, fonder Saint John College ; il reçut peu après le titre de chancelier à vie.

En 1509, la mort de Henri VII éleva au trône d'Angleterre l'élève de John Fisher, le jeune roi Henri VIII. Les quinze premières années du règne de ce prince n'étaient pas de nature à alarmer sérieusement l'évêque de Rochester. Celui-ci conservait sur son roi le prestige et l'autorité qu'il avait jadis exercés sur son pupil. Tout au plus pouvait-il être contrarié par le faste, les réceptions somptueuses de la cour, au milieu de laquelle il ne pouvait, aussi souvent qu'il l'eût souhaité, se dispenser de paraître. John Fisher partagea la surprise et l'indignation générale quand il apprit que le roi, d'après l'avis même de son confesseur Longnan, formait le dessein de divorcer avec Catherine d'Aragon et d'épouser Anne Boleyn. Le primat d'Angleterre, Wolsey, tenta d'attirer John Fisher dans le parti du divorce, il échoua. Le roi lui adressa un traité de sa composition dans lequel il arguait en théologien des causes de nullité de son propre mariage. Fisher ne répondit rien. Henri fit mander l'évêque de Rochester à Westminster, chez le primat. Le roi s'entretint avec son vieux précepteur et se promena quelque temps avec lui dans la grande galerie. Ensuite ils s'assirent et Henri demanda à Fisher ce qu'il pensait du projet de divorce. Bailey raconte que l'évêque se jeta aux genoux du prince en lui disant : « Sire, j'éprouve le besoin de délivrer mon âme. » Henri lui saisit les mains, le releva ; alors Fisher lui déclara que la validité du mariage ne faisait pas de doute. « Oh ! mon seigneur et bien-aimé souverain, dit-il en finissant, pardonnez ma franchise et laissez-moi espérer que vous inclinerez aujourd'hui du côté de la justice et de la vérité ! » Le roi se leva et le quitta brusquement ; peu après, il lui fit faire défense d'exprimer des opinions contraires au divorce.

Henri VIII fit réunir les évêques d'Angleterre pour les consulter sur la licéité de son divorce. L'assemblée ne décida rien, sinon que la cause devait être déférée au pape ou à ses commissaires. On pouvait interpréter cette solution comme un doute d'autant plus grave que parmi les signataires de la pièce se lisait le nom de John Fisher. Mais celui-ci désavoua publiquement sa participation et sa signature à un tel acte. A cette époque il devenait le conseiller écouté de la reine Catherine d'Aragon, malgré les préventions que celle-ci ne cachait pas aux sujets de son mari. L'enquête solennelle au cours de laquelle la reine répudiée était en apparence appelée à se défendre procura à John Fisher l'occasion de révéler la vaillance de son âme et la générosité de son caractère. L'évêque de Rochester se présenta un jour à la barre et protesta que le salut de son âme l'obligeait, au risque de sa vie, à dire ce qui appartenait à la cause. « Je déclare, dit-il, que le mariage du roi est valide devant Dieu et devant les hommes, et nul pouvoir divin ou humain ne le pourrait dissoudre. » Henri VIII, présent, se tut ; mais, rentré au palais, il épancha sa colère en une violente diatribe contre l'évêque, dont la faveur était décidément bien finie.

John Fisher ne cachait nullement sa réprobation ; il la proclamait du haut de la chaire, en 1532. Il fut arrêté sous un prétexte ridicule et condamné pour misprision of treason ; l'évêque dut verser 300 livres sterling et sortit de la Tour de Londres. Il y devait bientôt rentrer.

En sa qualité de pair ecclésiastique du royaume, Fisher, membre de la Chambre des Lords, vota contre le statut qui déshéritait Marie, fille de la reine Catherine, au profit d'Elizabeth, fille d'Anne Boleyn. A la fin de la session, le Parlement déclara que tous ses membres prêteraient serment à ce statut, Fisher refusa ; il fut reconduit à la Tour. Sur les instances que lui firent ses amis, Fisher consentit à une concession. Il se déclara prêt à accepter le statut successoral et à ne jamais disputer sur la validité ou la nullité du mariage de Catherine, quoique, ajoutait-il, ce serment ne lui laissât pas la conscience parfaitement en repos. La réserve déplut au roi, qui entreprit de convaincre l'évêque et, n'ayant pu y parvenir, le déposséda de son titre épiscopal et le renvoya à la Tour.

Fisher distinguait très sagement, au sujet de la loi successorale, entre ce qui regardait le pouvoir civil, dont il ne discutait pas les règlements, et la partie théologique, sur laquelle il réservait l'exclusive compétence du pape et de l'Eglise.

Fisher vit son serment, ainsi expliqué, repoussé parle conseil du roi et, du même coup, fut condamné à la dégradation, à la perte de ses titres et dignités, à la confiscation de ses biens et revenus et à l'emprisonnement perpétuel.

Nous allons maintenant retracer, d'après un document ancien, l'histoire de son procès et de son martyre.

LE MARTYRE DU CARDINAL JOHN FISHER

Ruses employées pour faire souscrire par serment l'Evêque de Rochester au décret du Parlement qui reconnaissait la succession royale à la descendance d'Anne Boleyn, et pour l'amener à reconnaître la primauté du roi sur l'Eglise anglicane.

 

Jusqu'ici on les avait pressés par tous les moyens, surtout pour leur faire approuver par serment la légitimité de la descendance d'Anne Boleyn à la succession royale, qui venait d'être confirmée par un nouveau décret. Alors les conseillers du roi résolurent d'employer contre eux une nouvelle ruse. Au jour convenu ils firent venir l'évêque de Rochester et lui dirent que, jusqu'ici, il avait été trop attaché à Thomas More et que c'était sans doute parce que celui-ci l'en avait dissuadé qu'il n'avait pas voulu prêter le serment ; mais, maintenant, ajoutèrent-ils, cette cause d'hésitation n'existe plus puisque Thomas More a juré obéissance aux statuts et, sous peu, va se réconcilier avec le roi et être mis en liberté.

L'évêque fut très étonné de ces communications ; et plaignant son vieil ami Thomas More, qu'il avait en grande estime à cause des dons remarquables dont Dieu l'avait gratifié, il crut facilement ce qu'on lui affirmait si loyalement et si sérieusement. En homme simple, il ne voulut pas même soupçonner la ruse et le mensonge dans les paroles qu'on lui avait adressées. Néanmoins ces raisons ne purent l'amener à jurer, sur les Evangiles, obéissance au décret concernant la descendance d'Anne Boleyn.

On usa exactement du même artifice envers Thomas More. On s'efforça de lui persuader que c'était à cause de l'évêque de Rochester qu'il avait refusé de prêter le serment, et on ajouta que l'évêque lui-même l'avait prêté. Or il crut qu'on lui disait la vérité ; non pas tant sur l'affirmation de ces hommes, dont il connaissait depuis longtemps l'astuce et les artifices, que sur celle de sa fille Marguerite Roper qui, ayant accès auprès de lui très facilement par un privilège spécial, lui rapporta qu'elle l'avait entendu dire et que le bruit en courait dans le monde. Elle lui raconta aussi que, ayant été rendre visite au chancelier, pour l'intéresser en sa faveur et lui obtenir une plus grande liberté, celui-ci avait répondu : « Votre père est trop obstiné. Excepté lui et un certain évêque déraisonnable (il voulait dire l'évêque de Rochester), qui enfin, après une longue délibération, s'est laissé convaincre et est prêt à jurer, il n'y a personne dans tout le royaume qui persiste à refuser de prêter le serment. Je conseille donc à votre père de suivre cet exemple, autrement mon amitié ne lui servira de rien auprès du roi. » — On rapporte que ce chancelier fit à peu près la même réponse à Alice Alington, épouse de sir Gilles Alington et fille de la femme de Thomas More par un premier mariage, quand elle alla lui rendre visite pour intercéder auprès de lui pour son beau-père.

Comme on n'arrivait pas à le fléchir, on eut recours à d'autres moyens : on le mit dans l'alternative, ou de reconnaître la primauté du roi dans l'Église anglicane, d'après la teneur du nouveau décret, ou d'encourir, s'il refusait, les peines édictées dans ce même décret. A cet effet, Stokesley, évêque de Londres, Stephen Gardiner, évêque de Winchester, Tunstall, évêque de Durham et un certain nombre d'autres prélats, lui furent envoyés par le roi pour l'exhorter à se conformer à la volonté de Sa Majesté. La plupart de ces évêques acceptèrent cette mission plutôt par crainte d'offenser le roi, 'qu'ils savaient implacable, que parce qu'ils étaient eux-mêmes persuadés que Fisher devait se soumettre. Aussi ai-je entendu dire que Stokesley, l'évêque de Londres, se mettait à verser des larmes quand il entendait parler de cette affaire et qu'il avait fort regretté de ne pas être resté attaché à son frère de Rochester et de l'avoir abandonné.

Quant à l'évêque de Winchester, je sais, pour l'avoir entendu de sa bouche, que, aussi bien en chaire, dans ses sermons, que dans ses entretiens particuliers avec les membres du conseil royal et dans d'autres circonstances encore, il s'accusa et se reconnut coupable d'avoir pris part à ces démarches et à d'autres semblables. Thomas Hardinge, docteur en théologie, autrefois son chapelain et son confesseur, m'a raconté que chaque fois qu'il touchait ce sujet dans sa conversation avec ses chapelains, il avait coutume de maudire vivement sa façon d'agir d'autrefois dans cette cause. Sous le règne du jeune roi Édouard VI, il fut cité devant le tribunal royal, et comme on le pressait fortement d'adhérer à la nouvelle Église, loin d'y consentir, il rétracta tout ce qu'il avait fait auparavant ; ses biens furent confisqués et lui-même fut emprisonné à la Tour de Londres pendant au moins cinq années. Là, il espérait reprendre courageusement la couronne du martyre qu'il avait perdue naguère, ou, si Dieu en avait décidé autrement, confesser la foi catholique en souffrant la prison pendant toute sa vie pour expier ses fautes et ses lâchetés d'autrefois. Mais peu après, sous le règne de la vertueuse reine Marie, l'ancienne religion fut rétablie. Dès que cette reine eut le pouvoir entre les mains, elle releva la foi catholique par tout le royaume et mit en liberté l'évêque de Winchester, Tunstall de Durham, et plusieurs autres qui avaient été emprisonnés à peu près dans le même temps et pour les mêmes raisons. Mais, pour en revenir à l'évêque de Rochester, bien que tous les prélats que nous avons nommés plus haut lui eussent apporté de nombreux arguments pour le décider à passer du côté du roi, il ne voulut pas s'écarter le moins du monde de la loi de sa conscience appuyée sur les saintes Ecritures et sur la loi de Dieu.

Une autre fois, six ou sept évêques subornés par le roi vinrent le visiter dans sa prison pour traiter la même question. Quand ils lui eurent exposé les raisons de leur démarche, il leur répondit : « Messeigneurs, je suis très affligé d'être forcé par les circonstances de discuter sur cette malheureuse affaire; mais je suis bien davantage peiné d'être poussé à mal agir par des personnes telles que vous, dont le devoir aussi bien que le mien est d'empêcher cet acte que vous conseillez. Il me semble que votre devoir était d'unir vos forces, bien plutôt pour résister aux violentes injures dont on accable notre mère l'Église catholique que pour faire cause commune avec ses ennemis. Il aurait mieux valu, dis je, chasser du bercail du Seigneur ces loups rapaces qui s'efforcent de détruire le troupeau que le Christ nous a confié et pour lequel il est mort, que de souffrir par notre incurie et notre lâcheté qu'ils continuent chaque jour à s'acharner contre ses brebis et à les dévorer. Parce que nous n'avons pas mis la main à l'œuvre, voyez dans quel état se trouve le christianisme ; de tous côtés nous sommes entourés d'ennemis, et il ne nous reste aucun espoir de leur échapper ; l'iniquité est sortie de ceux qui sont l'appui du troupeau et les princes de la Maison de Dieu. Pouvons-nous elle espérer, quand nous faiblissons à notre devoir, que les autres se maintiendront dans la foi et la justice ? Notre place forte est livrée par ceux mêmes qui devaient l'étayer et la défendre. Notre parti a lâché pied ; nous autres qui étions ses chefs nous nous sommes jetés avec bien peu de courage dans la lutte, et à cause de cela je crains bien que nous ne voyions jamais la fin de ces calamités. Et comme je suis déjà bien vieux, et bien près de la mort, je ne veux pas, quoi qu'il puisse m'arriver, pour plaire à un roi de la terre perdre mon âme. Plût à Dieu qu'il me soit permis de passer le reste de ma vie en prison : là, je prierai Dieu continuellement pour le salut du roi. »

Après ce discours, les évêques se retirèrent. La plupart portaient sur leur visage la tristesse qui était dans leur âme. Ils ne revinrent plus faire visite au prisonnier. Peu après, l'évêque de Rochester eut à subir un nouvel assaut. Le serviteur qui s'occupait de lui dans la prison, homme simple, l'ayant entendu discuter avec les évêques, s'approcha de lui et lui dit après s'être excusé : « Monseigneur, pourquoi vous seul vous opposez-vous aux entreprises du roi plutôt que les autres évêques, qui pourtant sont des hommes savants et pieux? Il ne vous demande que de le reconnaître comme chef de l'Eglise anglicane : cela me paraît de peu d'importance, et d'ailleurs, quoi que vous disiez, vous pouvez croire dans votre âme ce que vous voudrez. » L'évêque, à la vue de la simplicité de cet homme qui lui avait parlé avec bienveillance et sincérité, répondit : « Mon bon ami, vous n'êtes pas suffisamment éclairé et vous ne voyez pas où out cela conduit ; mais bientôt, par expérience, vous en apprendrez long. Ce n'est pas seulement à cause de mon refus de souscrire au décret reconnaissant la primauté du roi sur l'Eglise anglicane que je suis retenu ici, mais bien plutôt à cause du serment d'obéissance établissant la succession royale dans la descendance d'une épouse illégitime, et je suis persuadé que si j'avais consenti à accepter ce dernier point, on n'aurait jamais agité la question de la primauté. Mais, Dieu aidant, je ne souscrirai ni à l'une ni à l'autre formule, et quand je serai mort, vous pourrez dire que vous avez entendu cette déclaration de ma bouche quand je vivais encore. »

Comme jusqu'ici on n'avait rien trouvé dans les paroles et les actes de l'évêque qui pût le faire condamner, le roi décida de lui tendre un piège par un nouveau décret, et pour cela il se servit d'un artifice secrètement et habilement machiné. Certes, cette façon d'agir était contre la charité et indigne de la majesté royale, mais telle était son irritation contre le prisonnier que par tous les moyens possibles, bons et mauvais, justes et injustes, il s'étudia à le perdre.

 

Nouvelle ruse pour arracher de la bouche de l'évêque de Rochester une déclaration ouverte contre le statut, afin de pouvoir le convaincre de crime de lèse-majesté. Affaire du chapeau de cardinal envoyé par le pape à Calais.

 

Voici quelle fut la nouvelle ruse que l'on inventa. Au commencement du mois de mai, comme Fisher était en prison depuis une année au moins, le roi lui envoya, pour lui faire en son nom une communication secrète, Richard Rich, son intendant général, qui avait autorité et crédit auprès de l'évêque. Ces communications restèrent .quelque temps cachées à tous, mais peu après elles furent rendues publiques; tant pour le déshonneur du roi lui-même que pour la plus grande honte de l'infâme et inique messager c'est d'ailleurs ce que nous verrons bientôt. Néanmoins richard Rich demeura ferme et fit avec énergie ce (lue le roi lui avait ordonné. Quand peu après, revenu chez le roi, il lui rapporta la réponse de l'évêque, aussitôt on accusa le prisonnier du crime de lèse-majesté, crime qu'on lui imputa à faux et dont il fut convaincu devant les juges sur certaines paroles prononcées dans l'entrevue secrète qui avait eu lieu entre lui et le mandataire du roi : tout cela deviendra plus clair par la suite du récit.

Cependant le pape Paul III, ayant appris la constance inaltérable que l'évêque de Rochester avait montrée tant avant que pendant son emprisonnement, résolut de l'élever à un plus haut rang et à une plus haute dignité, persuadé qu'à ce titre le roi serait plus doux envers lui. C'est pourquoi, dans la réunion solennelle des cardinaux qui eut lieu à Rome au commencement de son pontificat, il le créa cardinal prêtre du titre de Saint-Vital. C'était le 24e jour du mois de mai de l'année du Seigneur 1535.

Peu après, comme c'était la coutume, il lui envoya le chapeau de cardinal ; mais à Calais le messager pontifical fut retenu jusqu'à ce qu'on eût averti le roi. Celui-ci lui fit savoir qu'il ne devrait pas aller plus loin avant d'avoir reçu un ordre précis. Pendant ce temps, il envoya Thomas Cromwell à l'évêque prisonnier pour lui apprendre la décision du pape, et essayer de découvrir comment il l'interpréterait. Cromwell alla donc le trouver et, après avoir parlé de choses et d'autres, il lui demanda : « Que feriez-vous si le Souverain Pontife vous envoyait le chapeau du cardinal ? Le refuseriez-vous ou l'accepteriez-vous  » — L'évêque lui répondit : « Certes, je me reconnais bien indigne d'un tel honneur, aussi n'y ai-je pas pensé; cependant, si par hasard le pape m'envoyait le chapeau de cardinal (Cromwell l'avait surtout pressé de répondre à cette question), je pense que, revêtu d'un tel pouvoir, de toute façon je pourrais être utile à l'Église de Dieu, et dans ce but je l'accepterais volontiers, même s'il fallait me mettre à genoux pour le recevoir. »

Quand Cromwell rapporta ces paroles au roi, il entra dans une grande fureur et s'écria : « Est-il encore si ardent ? Que le pape lui envoie le chapeau de cardinal quand il voudra, je ferai en sorte que quand il arrivera, la tête qui doit le porter ne soit pas sur ses épaules ! »

Comme nous avons commencé à le raconter plus haut, après que le roi eut connaissance de la conversation privée de Richard Rich et des prisonniers, voyant qu'il y avait matière suffisante (du moins il le pensait) pour le faire condamner pour crime de lèse-majesté sur les paroles qu'il avait prononcées au sujet du nouveau décret, il délégua lord Awdley, son chancelier, en qualité de juge, afin de rechercher et de déterminer les chefs d'accusation ; il lui donna cette commission le premier jour de juin de la 27e année de son règne. En même temps qu'on agissait contre l'évêque de Rochester, les conseillers du roi dressaient un acte d'accusation très violent contre trois chartreux de Londres : William Exmew, Humfrey Middlemore et Sébastien Newdigate. Le jour de la fête de saint Barnabé, le 11 juin, ce réquisitoire fut présenté aux juges délégués siégeant à la cour de justice royale de Westminster. Les chartreux faussement accusés furent condamnés le 19 du même mois ; ils furent cruellement mis à mort et suspendus à Tyburn revêtus de leurs habits monastiques.

 

Maladie du cardinal de Rochester et confiscation de ses biens. Il est accusé devant le tribunal royal d'avoir nié ouvertement, malicieusement et faussement la primauté du roi sur l'Église anglicane. Sa réponse.

 

L'évêque de Rochester, ou plutôt le cardinal de l'Église romaine (c'est ainsi que nous devons le nommer désormais), tomba très gravement malade. Le roi craignit que sa mort naturelle ne prévînt son supplice, et, en toute hâte, il envoya ses médecins pour le soigner le mieux possible, et pour ramener le malade à la santé, le roi prétendait plus tard avoir dépensé plus de cinq cents florins.

Pour qu'aucune partie des biens que le cardinal possédait soit dans le Kent, soit à Rochester, ne fût perdue, Henri envoya immédiatement son chambellan, sir Richard Morrison, avec un certain Gostwicke et quelques autres pour confisquer tous ces biens, meubles et immeubles. Quand ces commissaires arrivèrent à Rochester, ils chassèrent du palais épiscopal tous les serviteurs et prirent possession de tout. Une partie fut adjugée au roi, mais la plus grande part fut gardée par eux pour leur usage personnel. Ils volèrent et dispersèrent la bibliothèque qui, dit-on, renfermait un nombre immense de livres de valeur ; je ne crois pas qu'il y eût au monde une bibliothèque où l'on pût trouver des volumes en si grand nombre et si bien choisis. Ils en emplirent trente-deux grandes caisses, sans compter ce qu'ils avaient enlevé en secret.

Par acte public, l'évêque avait donné ses livres et le reste de ses biens meubles au collège de Saint-Jean de Cambridge mais le fisc royal s'empara de tout et le collège ne reçut absolument rien. Bien plus, les envoyés du roi enlevèrent trois mille florins qu'un des prédécesseurs de Fisher lui avait laissés en garde pour les besoins de l'église, et une autre somme de mille florins destinée au même usage ; cet argent était placé dans un coffre-fort qui se trouvait dans le vestibule de la maison.

On fit encore dans le palais épiscopal une autre découverte qu'il est bon de rapporter.

Les commissaires, ayant trouvé dans un coin caché de l'oratoire un coffre très bien fermé par plusieurs serrures, crurent qu'il renfermait une grande somme d'argent, et pour ne pouvoir être accusés de fraude par le roi pour une chose aussi importante, ils appelèrent plusieurs témoins et ouvrirent le trésor ; mais, au lieu de l'or et de l'argent qu'ils espéraient, ils trouvèrent dans un coin un vieux cilice et deux ou trois ceintures dont l'évêque se servait pour affliger son corps, comme nous le savons par quelques-uns de ses chapelains et de ses serviteurs les plus familiers, qui considéraient avec curiosité toutes les actions de leur maître.

D'autre trésor, on n'en trouva point. Quand l'évêque apprit cette découverte, il fut grandement affligé de ce que ces choses fussent parvenues à la connaissance des gens du dehors, et il disait que si la grande précipitation de son départ ne lui avait fait oublier ces instruments de pénitence, on ne les aurait jamais trouvés.

Peu après, grâce aux soins des médecins, le cardinal avait recouvré assez de forces pour pouvoir sortir et être transporté ; on le conduisit donc le jeudi 17 juin de la Tour de. Londres devant le tribunal royal, à Westminster, entouré d'un grand nombre de soldats armés de hallebardes, de massues en fer, de haches ; on portait devant lui la hache de la Tour de Londres, le fil renversé, comme c'était la coutume. Comme il n'était pas encore entièrement remis en santé pour pouvoir marcher à pied, il fit une partie du trajet à cheval, revêtu d'une robe noire: Pour le resté du voyage, il le fit en barque : à cause de sa trop grande faiblesse, il n'avait pu continuer à aller à cheval. Aussitôt arrivé à Westminster, il fut traduit devant ses juges qui siégeaient dans ce lieu.

Voici leurs noms : sir Thomas Awdley, chevalier, chancelier d'Angleterre ; Charles, duc de Suffolk; Henri, comte de Cumberland ; Thomas, comte de Wiltshire ; Thomas Cromwell ; sir John Fitz-James, chef de la justice en Angleterre ; sir John Baldwin, chef de justice à Westminster ; William Pawlet ; sir Richard Lyster, premier baron de l'Échiquier ; sir John Porte, sir John Spilman et sir Walter Luke, juges du tribunal royal ; enfin sir Anthonie Fitzherbert, juge de l'endroit. Les juges interpellèrent l'accusé sous le nom de John Fisher, ex-évêque de Rochester, ou encore Jean, évêque de Rochester, et lui demandèrent de lever la main étendue. Il fit aussitôt ce qu'on lui commandait avec joie et calme.

On lut alors l'acte d'accusation, conçu dans un style prolixe et verbeux ; on peut le résumer en ces quelques lignes : « Le cardinal avait malicieusement, traîtreusement et faussement affirmé que le roi, suprême seigneur d'Angleterre, n'était pas ici-bas le chef suprême de l'Église anglicane. » On lui demanda s'il était coupable ou non de ce crime ? Immédiatement il nia sa culpabilité.

Alors douze jurés, choisis parmi les hommes liges du roi; feudataires du Middlesex, furent désignés pour poursuivre l'enquête ; c'étaient :

Hugh Vaughan et Walter Hungerford, chevaliers ; Thomas Burbage, John Newdigate, William Browne, John Hewes, Jasper Leake, John Palmer, Richard-Henri Jonge, Henri Ladisman, John Elrington et Georges Heveningham, écuyers. On fit comparaître devant ces douze jurés, qui devaient rechercher quel était le crime dont le prisonnier était coupable, son accusateur Richard, qui naguère avait été envoyé vers lui par le roi avec un mandat secret, comme nous l'avons raconté plus haut. En présence de tout le peuple qui s'était assemblé en nombre considérable, il jura sur les Évangiles qu'il avait entendu l'évêque de Rochester lui dire en termes très clairs, le jour où il l'avait visité à la Tour de Londres, « qu'il croyait en conscience et qu'il savait d'une façon certaine que le roi n'était et ne pouvait être en aucune façon chef suprême de l'Église anglicane. »

 

L'évêque rend compte des paroles adressées par lui à l'envoyé du roi dans sa prison. Il prétend que par aucune loi il ne peut être poursuivi pour cause de lèse-majesté à cause de ces paroles. Il se défend de l'accusation d'obstination qu'on porte contre lui.

 

Après avoir entendu l'accusation perfide de cet homme misérable qui lui avait juré de ne rien révéler, l'évêque manifesta son grand étonnement de se voir ainsi traîné devant un tribunal, publiquement, pour crime de lèse-majesté par un homme qui savait parfaitement que l'entretien fait au nom du roi devait rester entièrement secret. « Mais admettons, dit-il, que je vous aie dit tout cela, en vous le disant je n'ai pas commis le crime de lèse-majesté, car ce n'est pas malicieusement, comme l'accusation le porte, que je l'ai dit, mais avec un autre sentiment, comme vous le savez parfaitement. Poussé par les circonstances, je suis forcé de dévoiler plus de choses que je n'aurais voulu, et je vous prie, lords juges, de m'écouter avec patience plaider ma cause. Certes, je ne puis nier que Richard ne soit venu me voir en prison et m'apporter un message, comme il le disait tout à l'heure. Il m'adressa d'abord des compliments très flatteurs au nom du roi, qui, dit-il, avait conçu de moi une opinion si élevée et une estime si grande qu'il était très peiné de me voir ans les chaînes et en prison. Il ajouta bien d'autres flatteries encore qu'il est inutile de répéter ; en tout cas il exagéra tant mes mérites que j'en étais honteux, car je me rendais parfaitement compte que jamais je n'avais été digne de telles louanges. Ensuite il me parla de la primauté spirituelle du roi reconnue par un nouveau décret du Parlement ; il me disait que tous les évêques du royaume excepté moi, toute l'assemblée et tous les ordres tant ecclésiastiques que séculiers y avaient souscrit. Quoi qu'il en soit, ajoutait-il, Sa Majesté royale, afin d'avoir la conscience plus tranquille, l'avait envoyé pour s'enquérir sérieusement de mon avis en cette affaire, avis dans lequel il avait une grande confiance à cause de la grande estime qu'il professait pour ma doctrine qu'il mettait au-dessus de celle de tous les autres. Et, disait-il encore, il n'y avait pas de doute que si je lui communiquais franchement mon sentiment, bien que le roi eût remarqué que ses entreprises me déplaisaient, il rétracterait en grande partie ce qu'il avait fait auparavant ; cédant à mes conseils et à mes exhortations, il réparerait envers chacun le dommage qu'il lui avait causé. Pendant que j'écoutais ce discours et que j'en pesais chaque terme, je rappelai à Richard la clause du décret du Parlement qui gardait toute sa force et toute sa rigueur contre ceux qui parleraient ou agiraient directement contre, et je lui fis remarquer que si mon avis allait contre ce statut, j'encourais facilement la peine de mort. Mais le messager me rassura en m'affirmant que le roi lui avait ordonné de jurer sur son honneur que, quoi que je pusse dire dans cet entretien, rien ne me serait imputé à mal, quand bien même, en exprimant mon sentiment à l'envoyé royal, je devais aller expressément contre le décret. Alors Richard promit sur son honneur de ne jamais révéler mes paroles à d'autres qu'au roi. Donc, c'est sous prétexte d'informer a conscience que le roi, par un envoyé secret, me demandait un avis que je suis prêt à lui donner aujourd'hui en public comme naguère ; mais il me paraît inique que vous ajoutiez foi à ce messager et que vous admettiez, dans une accusation aussi grave, son témoignage comme d'un très grand poids. »

Richard ne répondit rien directement à ces observations ; mais impudemment, sans nier ni affirmer la vérité des dires de l'évêque, il fit connaître qu'il n'avait dit que ce que le roi lui avait ordonné de lui communiquer. « Et, dit-il, si c'est ainsi que vous m'avez parlé, je me demande comment vous pouvez vous défendre, puisque vous avez parlé directement contre les statuts du Parlement ? 

Les juges s'emparèrent de ces paroles et tous, les uns après les autres, affirmèrent que la circonstance d'un messager secret envoyé par le roi ne pouvait excuser l'accusé en rigueur de justice, et ainsi, en parlant directement contre les décrets, bien qu'il l'eût fait par un ordre particulier du roi, il encourait la peine édictée dans ces mêmes décrets ; il ne lui restait plus qu'un seul moyen d'échapper à la mort : c'était d'implorer la miséricorde et l'indulgence du roi.

Le cardinal vit tout de suite combien on faisait peu de cas de son innocence et combien au contraire on accordait de crédit à son accusation, et il comprit facilement où tendaient les efforts de ses juges. C'est pourquoi il se retourna vers eux et leur dit : « Lords juges, je vous en prie, considérez en toute équité et justice ce qu'on m'objecte ; voyez si honnêtement je puis être accusé du crime de lèse-majesté ; si j'ai prononcé ces paroles, je ne les ai pas dites malicieusement, mais seulement à la prière et sur l'avis du roi, et cela en secret, par l'intermédiaire d'un messager. Les termes des statuts qui regardent comme coupables seulement ceux qui font ou disent quelque chose malicieusement contre la primauté du roi, et non les autres, sont en ma faveur. »

Les juges répondirent que ce mot malicieusement qui se trouvait dans le décret était superflu et sans valeur, car, de quelque façon que ce soit, celui qui parlait contre la primauté du roi devait être regardé comme l'ayant fait malicieusement. « Si c'est ainsi, répondit le cardinal, que vous interprétez le statut, votre interprétation est bien étroite et absolument contraire à l'esprit de ceux qui l'ont rédigé. Mais encore une question : est-ce que dans votre législation le témoignage d'un seul homme suffit à prouver la culpabilité d'un accusé, surtout pour un crime capital? Ma négation ne vaut-elle pas autant dans cette affaire que le témoignage de mon accusateur? »

Les juges lui répondirent que, comme la cause regardait le roi, il avait laissé à la conscience des douze inquisiteurs de se faire une opinion, et selon que l'évidence du fait à juger leur apparaîtrait, ils devaient condamner ou absoudre.

Les douze jurés, éclairés seulement par le témoignage d'un homme perfide et parjure, se retirèrent, comme c'est la coutume, pour délibérer sur la sentence à porter. Avant de sortir du lieu de la délibération, le chancelier exagéra tellement le chef d'accusation, répétant si bien à plusieurs reprises que ce crime de lèse-majesté était très grave et très abominable, que les juges virent facilement à ses paroles quelle sentence ils devaient porter s'ils ne voulaient pas attirer sur leurs têtes les plus grands malheurs, ce à quoi ils n'étaient nullement résignés.

Parmi les juges, il y en avait quelques-uns qui accusaient le cardinal de je ne sais quelle obstination singulière et perfide, car il était seul entre tous qui osât résister avec fierté et audace au décret reconnu publiquement au Sénat par tous les évêques du royaume. Il leur répondit modestement qu'il pouvait paraître singulier de le voir seul de son opinion. « Mais, ajoutait-il, comme j'ai de mon côté tous les évêques du monde chrétien, qui surpassent de beaucoup en nombre ceux d'Angleterre, je ne vois pas comment sérieusement on peut dire que je suis seul. De plus, comme j'ai pour moi tous les évêques depuis le Christ jusqu'à nos jours et le consentement unanime de l'Eglise, je puis dire que ce parti que j'embrasse est le plus sage et le plus sûr. Je ne pourrai donc me disculper de l'accusation d'entêtement dont vous me chargez que s'il vous plaît de croire à mon assertion du contraire, et si vous n'y ajoutez pas foi, je suis prêt à affirmer avec serment que ce que je fais je ne le fais pas par obstination. »

C'est par ces paroles pleines de dignité et de sagesse qu'il répondit avec une grande fermeté et un grand calme aux calomnies et aux fausses accusations dont on l'accablait. La plupart, non seulement de ceux qui l'entendaient, mais encore des juges, étaient tellement affligés du misérable sort de cet homme vénérable que leur douleur leur faisait verser des larmes. Tous s'affligeaient de voir ce cardinal condamné au dernier supplice pour crime de lèse-majesté, au mépris de la foi et de la parole à lui donnée par le roi, à cause d'une loi impie et du témoignage sans valeur d'un misérable. Mais on fit taire la justice et la miséricorde, et ce furent la rigueur, la perfidie et la cruauté qui l'emportèrent.

 

Sur le rapport des douze jurés, l'évêque de Rochester est reconnu digne de mort. On porte contre lui la sentence capitale pour crime de lèse-majesté. Retour à la prison pour quelques jours.

 

Quand les douze jurés revinrent de leur salle de délibérations, ils déclarèrent que l'accusé était digne de mort. Cette sentence leur fut arrachée par les menaces des juges et des conseillers du roi, de telle sorte qu'ils prononcèrent sans examen et contre leur conscience, non pas un verdict, terme qui équivaut au mot sentence, parce qu'habituellement la sentence est « un vrai dict », mais le plus affreux et le plus abominable mensonge : c'est d'ailleurs ce que plusieurs d'entre eux ne cessèrent de reconnaître jusqu'à leur mort. D'un autre côté, ils étaient certains, s'ils portaient un jugement de non-culpabilité, de perdre eux-mêmes la vie et tous leurs biens.

Après que le jugement fut établi, le chancelier fit faire silence et adressa la parole à l'évêque de Rochester : a Seigneur de Rochester, lui dit-il, vous avez été accusé devant nous du crime de lèse-majesté. Comme vous avez nié ce crime, on a confié votre cause, selon la coutume, au jugement de douze hommes qui, après avoir sérieusement étudié l'affaire, ont prononcé en conscience votre culpabilité ; à moins que vous n'ayez encore quelque chose à apporter pour votre défense, nous allons vous lire dès maintenant la sentence définitive, selon les dispositions de la loi. » Le cardinal répondit : « Si ce que j'ai dit précédemment ne suffit pas, je n'ai rien à ajouter ; je prie seulement le Dieu tout-puissant de pardonner à ceux qui m'ont condamné, car je crois qu'ils n'ont pas su ce qu'ils faisaient. »

Alors le chancelier gravement et sévèrement prononça contre lui la sentence de mort qui suit :

« Vous retournerez quelques jours à l'endroit d'où vous êtes venu, et de là vous serez traîné à la place d'exécution à Tyburn. Dans ce lieu, on vous engagera le cou dans un lacet, et pendant que vous serez étendu par terre à demi mort, on vous arrachera les entrailles que l'on brûlera devant vous. Ensuite on vous tranchera la tête, et on coupera votre corps en quatre parties que 'on suspendra ainsi que la tête dans les lieux désignés par le roi. Que Dieu fasse miséricorde à votre âme !»

Aussitôt la sentence prononcée, le gouverneur de la Tour de Londres se présenta avec une escorte de soldats pour ramener le condamné. Mais ce dernier, ayant demandé aux juges la permission de leur adresser quelques mots, leur dit : « Lords juges, j'ai été condamné par vous à une mort cruelle comme coupable du crime de lèse-majesté, parce que j'ai refusé de reconnaître la primauté spirituelle du roi sur l'Église anglicane. Je laisse à Dieu, qui voit le fond de vos cœurs et de vos consciences, à juger la procédure que vous avez suivie. Quant à moi, étant condamné, je dois accepter avec résignation ce que le Dieu très bon m'envoie ; je me soumets, pleinement à sa divine volonté. Maintenant je vais vous' dire plus clairement mon avis sur la primauté du roi : je pense et j'ai toujours pensé, et maintenant j'affirme publiquement que le roi ne peut ni ne doit revendiquer cette primauté dans l'Église de Dieu, et jamais, avant notre temps, on n'a entendu dire qu'un roi de la terre se soit arrogé cette dignité et ce titre honorable. Et si notre roi se l'attribue, il ne peut y avoir de doute que la colère de Dieu n'amène des malheurs sur lui et sur tout le royaume; ce crime énorme sera suivi d'une vengeance de Dieu : il ne peut en être autrement. Fasse Dieu que, se souvenant de son salut éternel, notre roi écoute les conseils d'hommes sages et rende à son royaume et à l'univers chrétien la tranquillité et la paix. »

Après ce discours, il fut ramené à la Tour de Londres, marchant tantôt à pied, tantôt à cheval, entouré du même nombre de soldats dont il avait été accompagné à l'aller. Arrivé à la porte de la Tour, il se retourna vers eux et leur, dit :« Je vous adresse tous mes remerciements pour la peine que vous avez prise en me conduisant et en me ramenant; comme je n'ai absolument rien à vous donner, ayant été dépouillé de tous mes biens, je vous prie d'accepter favorablement la faible expression de ma reconnaissance. » Il prononça ces paroles avec un visage si gai et si calme qu'il semblait plutôt revenir d'une fête que du lieu de sa condamnation. Dans toutes ses paroles et dans tous ses actes, il montra partout cette paix, et il était manifeste qu'il ne désirait rien plus que de parvenir à la gloire et à la béatitude pour lesquelles il avait livré tant de combats et de luttes. Il savait d'ailleurs que, malgré son innocence, il avait été condamné iniquement pour la foi et la défense du Christ, et cela le rendait plus sûr encore de son immortalité bienheureuse.

 

Son calme et sa gaieté jusqu'à la mort. Ce qu'il répondit à son cuisinier qui, un jour, avait oublié de lui apporter à dîner, et à son serviteur qui manifestait son étonnement de le voir se vêtir avec plus de soin le jour de son supplice. Ses paroles au gouverneur de la Tour qui venait lui annoncer le jour et l'heure de son exécution.

 

Après la condamnation que nous avons rapportée plus haut, le cardinal resta encore quatre jours en prison ; Il passa ce temps en de continuelles et ferventes prières. Bien qu'il attendît chaque jour le moment de la mort, il n'en paraissait nullement troublé ; même on remarqua chez lui avec sa patience ordinaire une plus grande gaieté; on peut le voir par ce seul fait. La rumeur s'était répandue dans le peuple que son supplice devait avoir lieu tel jour; le cuisinier qui avait coutume de lui apporter son dîner l'apprit, et ce jour-là, il ne lui proposa ni ne lui apporta son repas. Le lendemain, comme ce même cuisinier venait à la prison, le cardinal lui demanda pourquoi il ne lui avait point apporté son dîner la veille. Celui-ci répondit qu'il avait entendu dire qu'il devait être supplicié ce même jour, et qu'à cause de cela il avait pensé que le dîner lui serait inutile. — « Mais, dit l'évêque, tu vois bien que je vis encore ? C'est pourquoi, quoi qu'on dise de moi, tâche de ne pas oublier mon repas et continue de le préparer toujours comme tu l'as fait jusqu'à présent, et si un jour en l'apportant tu apprends que je suis mort, tu le mangeras tout seul; mais si je suis en vie, tu peux être sûr que je mangerai comme d'habitude. »

Ainsi l'évêque de Rochester attendait chaque jour la mort ; le roi, lui aussi, ne désirait pas moins le voir disparaître ; à cet effet, il prit soin de faire écrire les lettres exécutoires et les fit envoyer au lieutenant de la Tour, sir Edmond Walsingham. Comme le portait la sentence, le condamné devait être traîné sur une claie au lieu du supplice et là être pendu ; puis on lui arracherait les entrailles et on couperait son corps en morceaux, comme ceux des autres criminels. Le roi lui fit grâce de ce genre de mort barbare et cruel, non par miséricorde ou par clémence, mais probablement, comme je l'ai entendu dire, parce que si on avait traîné ce condamné sur une claie par les rues jusqu'à Tyburn, ce qui était le supplice ordinaire, à cause de la longueur du chemin qui était de deux milles et vu son grand âge et sa faiblesse extrême qui aurait encore été augmentée par un long emprisonnement, il eût rendu l'âme avant la fin du trajet. Le roi ordonna donc de le conduire seulement à la porte de la Tour et de lui trancher la tête à cette place.

Quand le lieutenant de la Tour eut reçu ces lettres du roi, il appela ceux dont il avait besoin et leur commanda de se tenir prêts pour le lendemain. Il était déjà tard à cette heure, et le lieutenant ne voulut pas éveiller le condamné qui dormait ; mais de grand matin, vers cinq heures, il entra dans sa chambre qui se trouvait près de la cloche de la Tour et le trouva couché et encore endormi.

L'ayant éveillé, il lui dit qu'il était envoyé par le roi pour lui faire une communication, et, se servant de circonlocutions, il se mit à l'exhorter et à le prier de ne pas s'affliger trop si avant le soir, par ordre du roi, il était privé de la vie; d'ailleurs, ajoutait-il, il était âgé et n'avait plus sans doute que peu de temps à vivre. — « C'est très bien, répondit le cardinal, si vous m'apportez cette nouvelle ; ce n'est pas pour moi une chose extraordinaire et redoutée mais depuis longtemps attendue. C'est pourquoi je rends grâces à Sa Majesté qui va me délivrer des difficultés de cette misérable vie et de tous les soins de ce monde ; je vous remercie, vous aussi qui m'apportez ce message. Mais dites-moi donc, à quelle heure vais-je partir d'ici ? — A neuf heures. — Et quelle heure est-il actuellement ? — Environ cinq heures. — Permettez-moi donc de me reposer encore une heure ou deux, car j'ai très mal dormi cette nuit, non par crainte de la mort et appréhension du supplice, mais à cause de ma mauvaise santé. »

Le lieutenant ajouta que le désir du roi était que le discours qu'il adresserait aux gens fût aussi court que possible et qu'il ne contînt rien qui pût faire soupçonner quelque chose de mal de Sa Majesté et de sa conduite. « Par la grâce de Dieu, dit le cardinal, j'y pourvoirai, et ni le roi ni qui que ce soit ne pourront rien trouver à reprendre à mes paroles. »

Sur cette réponse le lieutenant le laissa. Il dormit, pendant deux heures au moins, puis, s'étant éveillé, il appela son serviteur, le pria de faire disparaître secrètement de sa chambre le cilice dont il se servait habituellement, et à sa place il se fit apporter un vêtement de dessous propre et ses meilleurs habits. Comme il s'en revêtait, son serviteur remarqua qu'il mettait une certaine coquetterie dans sa toilette, et il lui demanda pourquoi il agissait ainsi, puisqu'il ne voulait pas cacher sa dignité et que dans deux heures au plus il devait laisser ces habits que les bourreaux lui arracheraient. « Que dis-tu, lui dit le cardinal, est-ce que ce n'est pas le jour de mes noces aujourd'hui? C'est en l'honneur de ce mariage que je dois mettre mes habits les plus riches et les plus propres.»

 

Il est conduit au lieu du supplice. Ce qu'il fait et ce qu'il dit le long du chemin et en montant à l'échafaud.

 

Vers neuf heures, le lieutenant de la Tour retourna à la chambre où John Fisher était en train de s'habiller et il lui dit qu'il venait le chercher. « Je vais vous suivre, répondit celui-ci, autant que mon faible corps va me le permettre. » Il appela son domestique et lui dit : « Apportez-moi mon manteau de fourrures pour me protéger la gorge contre le vent. » — Le serviteur lui répondit : « Pourquoi donc êtes-vous si soucieux de conserver votre santé pour un temps si court qui ne peut guère dépasser une heure ! — Moi, je ne pense pas ainsi, dit le cardinal, c'est pourquoi je veux prendre soin de ma santé jusqu'au dernier moment. Bien que, parla grâce de Dieu, je sente en moi un désir très vif de mourir à présent, désir que la bonté infinie et la très grande miséricorde de Dieu me feront conserver comme je l'espère, jamais cependant je ne voudrais nuire à ma santé même le moins du monde ; bien au contraire, je m'efforce par tous les moyens convenables de conserver ce que le bon Dieu m'a donné. »

A cet instant, il prit dans ses mains le livre du Nouveau Testament et, faisant le signe de la croix, il sortit de la prison avec le lieutenant ; mais, vu son extrême faiblesse, il ne put qu'à grand'peine descendre l'escalier. Comme il arrivait au dernier degré, il fut placé par deux serviteurs du lieutenant dans une chaise à porteurs et transporté entre une haie de soldats jusqu'à la porte de la Tour, où on le livra aux sheriffs de Londres qui devaient le conduire au lieu du supplice. C'est sans doute à ce moment qu'il récita quelques vers d'Horace tirés de son épître à Quintus. Quand les porteurs furent arrivés à l'extrême limite de l'enceinte de la, Tour, ils s'arrêtèrent quelque temps, afin de s'informer si les sheriffs étaient prêts à le recevoir. Pendant ce temps, il sortit de sa chaise et s'appuya au mur, puis, levant les yeux au ciel, il ouvrit le livre qu'il tenait entre les mains et dit : « Mon Dieu, c'est pour la dernière fois que j'ouvre ce livre : faites donc que j'y rencontre une parole de consolation, dont je ferai une louange à votre honneur à mes derniers moments. » Il ouvrit le livre et providentiellement il tomba sur ce passage de l'Evangile de saint Jean, au chapitre XVII : Hæc est vita æterna ut cognoscant te solum verum Deum et quem misisti Jesum Christum. « Vous connaître vous seul, mon Dieu, et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ, voilà en quoi consiste la vie éternelle. » Après il ferma ce livre, disant que ce verset lui apportait un sujet assez ample de méditation et une grande consolation pour jusqu'à la fin de sa vie.

Quand les gens du sheriff arrivèrent, ils s'emparèrent du condamné et le conduisirent avec une escorte plus, nombreuse que la première, jusqu'à un autre escalier de la Tour appelé East-Smithfield. Pendant tout ce temps il était absorbé par la méditation des paroles qu'il venait de lire. Quand il arriva au pied de l'échafaud où il devait être supplicié, ses porteurs lui offrirent leur aide pour monter les degrés, mais il leur dit : e Puisque je suis arrivé jusqu'ici, laissez-moi, vous verrez que j'ai encore assez de force pour monter à l'échafaud. » Ainsi, Seul et sans l'aide de personne, il monta avec assurance les degrés, de telle sorte que ceux qui connaissaient son état de faiblesse étaient grandement étonnés. Quand il se trouva sur l'échafaud, les rayons du soleil frappèrent son visage, alors il se mit à réciter ce verset du psaume XXXIII : Accedite ad eum et illuminamini, et facies vestræ non confundentur. « Approchez-vous de lui, et il vous illuminera et vous ne serez point confondus. » Il était dix heures quand le bourreau, prêt à remplir son office, lui demanda pardon à genoux, comme c'est la coutume. « Je vous pardonne de tout cœur, lui dit le cardinal, et j'espère que bientôt vous me verrez sortir victorieux de ce monde. »

Alors il quitta son manteau et sa robe, gardant la, poitrine couverte et les pieds chaussés, et il se tint debout devant une populace innombrable qui était venue pour assister à son supplice. On put alors voir ce corps émacié, d'une extrême maigreur, n'ayant plus que la peau et les os. Ceux qui étaient là s'étonnaient à bon droit de ce qu'un homme pût vivre avec un corps si faible ; il leur apparut comme l'image de la mort se servant d'un corps et d'une voix humaine. Cet acte du roi, de punir du dernier supplice un homme déjà mourant et sur le bord du tombeau, même en admettant qu'il eût été gravement offensé par lui, fit voir à tous sa cruauté raffinée. Je ne crois pas que même chez les Turcs, quoique convaincu d'un tel crime, il eût été mis à mort. C'est en effet un crime horrible de tuer quelqu'un qui doit bientôt mourir, à moins qu'il ne soit accablé de souffrances et de calamités extraordinaires. Certainement l'atrocité de ce crime surpasse la férocité des Turcs et de tous les tyrans qui ont existé jusqu'ici.

Du haut de l'échafaud, le saint cardinal adressa ces quelques paroles à la foule : « Chrétiens, mes frères, je vais mourir pour ma foi et mon attachement à l'Église catholique. Par la grâce de Dieu, jusqu'à présent, je me suis maintenu dans le calme et je n'ai ressenti aucune horreur ni aucune crainte de la mort, mais je vous prie, vous tons qui m'écoutez, de m'aider maintenant de vos prières, afin qu'au dernier moment je reste ferme dans la foi catholique et que je sois sans faiblesse. Quant à moi, je supplierai le Dieu immortel, par son infinie bonté et sa clémence, de garder sains et saufs le roi et le royaume et d'inspirer à Sa Majesté de salutaires conseils en tout. » Sa liberté d'esprit en cette occasion, jointe au calme et à la' gravité de son visage, fit voir à tous que loin de craindre la mort il l'appelait avec joie. Sa voix résonnait si distincte, si claire, si animée, que tous étaient dans l'admiration d'entendre une voix aussi pleine et aussi vibrante sortir d'un corps exténué et extrêmement affaibli. Il n'y avait pas dans toute la foule un seul jeune homme, quelque bien constitué qu'il fût, qui eût pu parler aussi fortement et aussi distinctement que le vieux cardinal.

Cependant il fléchit les genoux et adressa à Dieu quelques courtes prières; il récita entre autres, comme on le rapporte, le Te Deum tout entier et le psaume In te Domine speravi. Comme le bourreau lui liait le bandeau sur les yeux, il fit quelques oraisons jaculatoires ardentes et enflammées ; quand il eut fini, il mit sa tête sur le billot et le bourreau la trancha d'un coup de hache. Le flot de sang qui sortit fut tellement abondant que tout le monde fut très étonné d'en voir sortir une telle quantité d'un corps si maigre et qui semblait sans forces et si anémié. Son âme très sainte et très innocente, séparée de son corps, s'envola au ciel triomphante pour y jouir de la béatitude et de la paix éternelle.

 

Sépulture de l'évêque de Rochester. Sa tête est portée à Anne Boleyn, qui en la frappant se blesse la main... Elle est ensuite suspendue au pont de Londres, où elle semble pleine de vie. Miracles au tombeau du martyr.

 

Le bourreau mit la tête du supplicié dans un sac et l'emporta avec lui afin de la planter sur un pieu sur le pont de Londres, pendant la nuit, comme il en avait reçu l'ordre ; mais Anne Boleyn, qui avait été la principale cause de cette mort atroce, demanda, comme on le rapporte, à voir la tête avant qu'elle fût exposée. Quand on la lui eut apportée, elle la regarda quelque temps, puis avec mépris : « Est-ce donc cette tête, dit-elle, qui s'est emportée tant de fois contre moi ? Maintenant au moins elle ne me nuira plus. » Et de l'extrémité de sa main elle la frappa, mais par hasard elle toucha une dent qui dépassait les autres, ce qui lui meurtrit un doigt, lequel lui fit mal très longtemps et qu'elle faillit même perdre ; il se guérit difficilement et il resta toujours une cicatrice. Il est assez rare de rencontrer une telle cruauté et une telle audace surtout dans ce sexe qui est par sa nature faible et craintif et qui d'habitude a horreur de tels spectacles. On voit par là quelle haine et quelle aversion Anne Boleyn avait contre le saint homme dont elle traita la tête coupée d'une façon si inhumaine.

Le bourreau ayant dépouillé le corps de tous ses vêtements, le laissa entièrement nu ; il resta ainsi tout le jour sans que quelqu'un eût l'idée de jeter un voile sur ce que la pudeur devait faire cacher.

Vers huit heures du soir, quelques conseillers du roi qui regardaient le cadavre commandèrent à une troupe de soldats qui était là de lui donner la sépulture. Deux d'entre eux le placèrent sur leurs hallebardes et le portèrent dans le cimetière proche de Bastringe, appelé vulgairement Cimetière de tous les Saints. Là ils creusèrent une tombe au nord de l'église, près du mur, avec leurs hallebardes qui avaient servi à transporter le corps, et sans aucun respect ils le jetèrent dedans tout nu, sans linceul et sans aucune des cérémonies de la sépulture chrétienne, puis ils jetèrent de la terre dessus et ils s'en allèrent. Le roi avait ordonné de l'ensevelir de cette façon et dans ce lieu. Ceci se passa le jour de la fête de saint Alban, premier martyr d'Angleterre, qui se trouvait le 22 juin de l'année 1535, la 27e du règne d'Henri VIII. Le cardinal de Rochester mourut à l'âge de 76 ans ; il avait été 30 ans 9 mois et quelques jours évêque de Rochester.

Le lendemain, on rendit au bourreau la tête du condamné ; il la fit bouillir dans l'eau, afin de la rendre plus difforme, puis il l'attacha à un pieu placé sur le pont de Londres, où étaient déjà les têtes des chartreux qui avaient été suppliciés quelques jours auparavant. Là se passa un fait qu'on regarda comme un miracle et que je ne dois pas passer sous silence. Au bout de quatorze jours que cette tête était exposée sur le pont, malgré la chaleur très grande et ce qu'on lui avait fait subir auparavant, la chair du visage et la peau du crâne ne tombaient point en pourriture, mais au contraire elle apparaissait de jour en jour plus pleine de vie et plus agréable à la vue, si bien que le visage devint plus beau qu'il n'avait jamais été pendant la vie. Les joues se coloraient et la face avait repris un air de santé, si bien qu'elle paraissait regarder les passants et vouloir leur adresser la parole. Par ces signes, l'innocence et la sainteté de celui qui avait livré sa tête pour la défense de l'Église du Christ apparut à tous. Il y eut une telle multitude d'hommes à aller voir ce spectacle que ni les voitures ni les chevaux ne pouvaient passer sur le pont.

Après le 14e jour, on commanda au bourreau qui avait fait l'exécution de jeter la tête dans la Tamise pendant la nuit. C'est dans ce même endroit qu'on jeta la tête de l'admirable martyr Thomas More, son compagnon de prison et de souffrances, qui le 6e jour du mois de juillet suivant changea cette vie misérable contre une mort glorieuse.

Quant à sa sépulture dans le cimetière que nous avons nommé plus haut, plusieurs hommes illustres d'Italie, d'Espagne, de France, qui voyageaient en Angleterre en ce temps, ayant tout observé avec soin et écrit ce qu'ils avaient vu, ont raconté que pendant les sept années qui suivirent l'inhumation du corps, il ne crût sur cette tombe ni herbe ni gazon, mais la terre resta aride et entièrement dénudée, comme si tous les jours elle avait été foulée aux pieds par les hommes. Voilà ce que nous rapportent tous ces étrangers dont le témoignage a d'autant plus de valeur que, n'étant pas sujets du roi, ils sont moins susceptibles d'être soupçonnés de partialité.

Nous faisons suivre le récit du martyre de Fisher de la traduction française d'un opuscule qu'il écrivit dans sa prison. On a été jusqu'à dire que cet ouvrage avait été composé par le bienheureux dans la journée qui précéda sa mort. Nous laissons ce point aux biographes, qui ne pourront manquer de l'éclaircir.

 

EXHORTATION SPIRITUELLE

Écrite par John Fisher, évêque de Rochester, à sa sœur Elisabeth, quand il était prisonnier à la Tour de Londres.

Ouvrage très nécessaire et convenable pour tous ceux qui veulent mener une vie vertueuse, et aussi très propre à les avertir d'être toujours prêts à mourir.

L'auteur est censé écrire sous la menace d'une mort soudaine.

 

« Ma sœur Élisabeth, quand l'âme est inerte, sans vigueur de dévotion, sans goût pour la prière ni pour toute autre bonne œuvre, le remède le plus efficace est de l'exciter et de l'animer, par une féconde méditation, à Vivre une vie bonne et vertueuse. Voilà pourquoi j'ai écrit à votre intention la méditation qui suit. Je vous prie, par égard pour moi, et en vue même du bien de votre âme, de la lire dans les moments où vous vous sentirez plus appesantie et lente aux bonnes œuvres. C'est une sorte de lamentation, de plainte douloureuse, au sujet d'une personne qui a rencontré prématurément la mort, comme il peut arriver à toute créature, car nous n'avons là-dessus, dans notre vie terrestre, nulle assurance.

« Si vous voulez tirer quelque profit de cette lecture, il vous faut observer trois règles. D'abord, lisant cette méditation, représentez-vous du mieux possible l'état d'un homme ou d'une femme soudain emporté et ravi par la mort ; imaginez ensuite que vous êtes pareillement remportée et qu'il faut sur-le-champ que vous mouriez, que votre âme quitte cette terre, abandonne votre corps mortel, pour ne jamais revenir faire satisfaction. En second lieu, ne lisez jamais cette méditation, que seule, toute seule, secrètement, là où vous y pourrez donner le plus d'attention, dans le moment du plus grand loisir, quand vous ne serez pas empêchée par d'autres pensées ou par quelque autre occupation. Si vous la lisez d'autre façon, elle perdra immédiatement la vertu et le pouvoir d'exciter et d'émouvoir votre âme quand vous désireriez le plus qu'elle fût émue. Enfin, quand vous aurez l'intention de la lire, il faudra d'abord élever votre esprit vers Dieu tout-puissant, et le prier que, par l'aide et le secours de sa grâce, cette lecture puisse créer en votre âme une vie bonne et vertueuse, selon sa volonté ; puis il faudra dire : Deus in adjutorium meum intende, Domine ad adjuvandum me festina. Gloria Patri etc. Laus tibi Domine Rex æternæ gloria. Amen. »

« Hélas ! hélas ! je me vois injustement entraîné ; tout soudainement la mort a fondu sur moi ; le coup qu'elle m'a porté est si rude et si douloureux que je ne saurais longtemps l'endurer. Ma dernière heure est venue, je le vois bien ; il me faut quitter maintenant ce corps mortel ; il me faut maintenant abandonner ce monde pour n'y jamais revenir. L'endroit où j'irai, l'habitation que j'aurai ce soir, la compagnie que je rencontrerai, le pays qui m'accueillera, le traitement que j'y recevrai, Dieu le sait, mais moi je ne le sais pas. Serai-je damné en l'éternelle prison de l'enfer, où les souffrances sont sans fin et sans nombre ? Quelle douleur sera celle des hommes damnés pour l'éternité ! car ils endureront les plus rudes douleurs de la mort et souhaiteront de mourir, et pourtant ne mourront jamais. Il me serait très pénible de reposer toute une année, sans interruption, sur un lit, fût-ce le plus moelleux ; combien donc il sera pénible de demeurer dans le feu le plus cruel tant de milliers d'années qui ne finiront pas ; d'être en la compagnie des démons les plus horribles, pleins de noirceur et de malice ! Oh ! quelle misérable créature je suis ! car j'aurais pu ordonner ma vie, par l'aide et la grâce de mon maître Jésus-Christ, en sorte que cette heure-ci eût été pour moi l'objet d'un grand désir et de beaucoup de joie . Beaucoup de saints ont désiré joyeusement cette heure, parce qu'ils savaient bien que par la mort leur âme serait transportée dans une vie nouvelle la vie de joie et de bonheur sans fin, transportée des entraves et de l'esclavage de ce corps périssable à une liberté véritable, parmi les compagnies célestes ; enlevée aux malheurs et aux douleurs de ce monde misérable, afin de demeurer là-haut avec Dieu dans la consolation qui ne peut se concevoir ni s'exprimer. Ils étaient assurés de recevoir les récompenses que Dieu tout-puissant a promises à tous ceux qui le servent fidèlement. Et je suis certain que si je l'avais servi fidèlement jusqu'à cette heure, mon âme aurait eu sa part de ces récompenses. Mais, malheureux que je suis, j'ai négligé son service, et maintenant mon cœur se consume de chagrin à la vue de la mort qui vient, et de ma paresse et négligence. Je ne songeais pas que je dusse être si soudainement pris au piège ; mais voici que la mort m'a surpris, m'a enchaîné à mon insu, m'a accablé de sa puissance, tellement que je ne sais où chercher de l'aide ni où trouver quelque remède. Si j'avais eu le loisir et le temps de me repentir et d'amender ma vie de moi-même, et non contraint par ce coup soudain, mais aussi pour l'amour de Dieu, j'aurais pu alors mourir sans terreur, quitter la terre et les innombrables misères de ce monde avec joie. Mais comment pourrais-je penser que mon repentir vient maintenant de ma propre volonté, puisque j'étais avant ce coup si froid et si négligent dans le service du Seigneur mon Dieu? Comment pourrais-je penser que j'agis par amour pour lui et non par crainte de son châtiment? car, si je l'avais véritablement aimé, je l'aurais servi jusqu'ici avec plus de promptitude et de diligence. Il me semble bien que je ne rejette ma paresse et ma négligence que contraint et forcé. Si un négociant est contraint par une grande tempête de jeter ses marchandises à la mer, il n'est pas à supposer qu'il le ferait de son propre mouvement sans être contraint par la tempête. Ainsi ferais-je : si cette tempête de la mort ne s'était pas levée contre moi, je n'eusse sans aucun doute pas rejeté ma paresse et ma négligence. Oh ! plût à Dieu que j'eusse maintenant quelque répit et un peu de temps pour me corriger librement et de plein gré !

« Oh ! que ne puis-je supplier la mort de m'épargner un temps I mais ce ne sera pas, la mort n'écoute pas les prières; elle ne veut aucun délai, aucun répit. Quand même je lui donnerais toutes les richesses de ce monde, quand même mes amis tomberaient à genoux et la prieraient pour moi, quand même mes amis et moi pleurerions (s'il était possible) autant de larmes qu'il est de gouttes d'eau dans les mers, nulle pitié ne l'arrêterait. Quant le temps m'était donné, je n'ai pas voulu le bien employer ; si je l'avais fait, il aurait à présent plus de prix pour moi que les trésors d'un royaume. Mon âme eût été maintenant revêtue d'innombrables bonnes œuvres, qui m'enlèveraient toute honte en la présence du Seigneur mon Dieu, devant qui je vais bientôt paraître, misérablement chargé de péchés, à ma confusion et à ma honte. Mais, hélas ! j'ai négligemment laissé passer mon temps, sans considérer de quel prix il était, ni quelles richesses spirituelles j'aurais pu acquérir, si j'avais seulement dépensé quelque soin et quelque étude. Sans aucun doute toute action bonne, quelque petite qu'elle soit, sera récompensée par Dieu tout-puissant. Une gorgée d'eau donnée pour l'amour de Dieu ne restera pas sans récompense, et qu'y a-t-il de plus facile à donner que l'eau ? De même des paroles et des pensées les plus infimes. Oh ! que de bonnes pensées que de bonnes actions, que de bonnes oeuvres ne peut-on pas concevoir, dire et faire en un jour ! Et combien plus en une année tout entière ! Hélas ! quand je songe à ma négligence, à mon aveuglement, à ma coupable folie qui savait bien tout cela, et n'a pas voulu l'exécuter en effet ! Si tous les hommes vivant en ce monde étaient présents ici pour voir et connaître dans quelle condition périlleuse je me trouve, et comment j'ai été surpris par l'assaut de la mort, je les exhorterais à me prendre tous en exemple, et, tandis qu'ils en ont le loisir, à ordonner leur vie, à abandonner toute paresse et toute oisiveté, à se repentir de leurs fautes envers Dieu, et à déplorer leurs péchés, à multiplier les bonnes oeuvres, et à ne laisser point passer de temps stérilement.

« S'il plaisait au Seigneur mon Dieu que je vécusse un peu plus longtemps, j'agirais autrement que je n'ai fait auparavant. Je souhaite d'avoir du temps, mais c'est bien justement qu'il m'est refusé. Quand je pouvais l'avoir, je n'ai pas voulu le bien employer et je ne puis plus l'avoir. Vous qui possédez ce temps précieux et le pouvez employer à votre gré, usez-en bien ; ne le gaspillez pas, de peur que, lorsque vous désireriez le posséder, il vous soit refusé comme il m'est maintenant refusé. Mais maintenant je me repens douloureusement d'une grande négligence ; je déplore de tout mon cœur d'avoir si peu considéré .la richesse et le profit de mon âme, et d'avoir eu un souci excessif des consolations et des vains plaisirs de mon misérable corps. O corps périssable, chair puante, terre pourrie, que j'ai servi, aux appétits de qui j'ai obéi, dont j'ai satisfait les désirs, voici que tu parais maintenant sous ta forme véritable. L'éclat des yeux, la vivacité de l'oreille, la promptitude de tous les sens, ta rapidité et ton agilité, ta beauté, tu ne les possèdes pas de toi-même : ce n'est qu'un prêt temporaire.

« De même qu'un mur de terre dont la surface est peinte, pour un temps, de belles et fraîches couleurs, et en outre dorée, semble beau à qui ne voit pas plus à fond que l'artifice extérieur, mais lorsque la couleur s'écaille, et que la dorure tombe, ce mur apparaît tel qu'il est, la terre se montre telle quelle au regard ; de même en sa jeunesse mon corps misérable semblait frais et vigoureux ; sa beauté extérieure m'abusait ; je ne songeais pas quelle laideur se cachait au-dessous, mais maintenant il se montre dans sa vérité. Maintenant, ô mon corps misérable, ta beauté s'est évanouie ; elle a disparu ; ta vigueur, ta vivacité, tout s'en est allé ; voilà que tu as repris ta vraie couleur terreuse ; te voilà noir, froid, lourd, comme une motte de terre ; ta vue se trouble, ton oreille s'affaiblit, ta langue hésite dans ta bouche, tu suintes partout la corruption ; la corruption a été ton commencement dans le sein de ta mère, et tu as persévéré dans la corruption. Tout ce que tu reçois, quel qu'en soit le prix, tu le tournes en corruption ; rien ne vient jamais de toi qui ne soit corruption, et maintenant tu retournes à la corruption ; te voilà devenu ignoble et vil, tandis que tu avais bonne mine autrefois. Les beaux traits n'étaient qu'une peinture ou une dorure posée sur un mur de terre, qui est couvert au-dessous d'une matière ignoble et puante. Mais je ne regardai pas plus avant ; je me contentai de la couleur extérieure, et j'y trouvai une grande volupté. Tout mon travail et tout mon soin allaient à toi, soit pour te parer d'habits de diverses couleurs, soit pour satisfaire ton goût des spectacles agréables, des sons délicieux, des odeurs exquises, des contacts moelleux, soit pour te donner de l'aise et quelque temps de tranquille repos dans le sommeil ou autrement. Je m'assurai la possession d'une habitation aimable, et, afin d'éviter en tout le dégoût, aussi bien dans le vêtement, le manger et les boissons que dans l'habitation, j'imaginai des variations nombreuses et diverses, pour te permettre, fatigué de l'une, de jouir de l'autre. C'était là mon étude vaine et blâmable, l'étude où mon esprit s'appliquait de lui-même ; voilà à quoi je passais le plus grand nombre de mes jours. Et pourtant je n'étais jamais longtemps satisfait, mais je murmurais et je grondais sans cause à tout moment. En quoi m'en trouvé je mieux maintenant ? Quelle récompense puis-je attendre pour un long esclavage ? Quels grands profits recevrai-je de mes soucis, de mon travail et de mes soins ? Je ne m'en trouve aucunement mieux, mais bien pire ; mon âme s'est emplie de corruption et d'ignominie, la vue en est maintenant très horrible. Je n'ai d'autre récompense que le châtiment de l'enfer éternel ou au moins du purgatoire, si je puis échapper aussi aisément. Le profit de mon labeur c'est les soucis et les chagrins qui m'environnent ; n'ai-je pas le droit de penser que mon esprit s'est bien occupé en cette activité mauvaise et stérile ? N'ai-je pas fait bon usage de mon travail, en le soumettant au service de mon corps misérable ? Mon temps n'a-t-il pas été bien employé dans ces soins médiocres dont il ne reste maintenant nulle consolation, mais chagrin et remords ?

«Hélas, j'ai entendu bien souvent dire qu'il convenait à ceux qui doivent être damnés, de se repentir de tout leur cœur, et de concevoir plus de douleur de leur inconduite qu'ils n'ont jamais eu de plaisir. Pourtant il ne faudrait pas qu'ils eussent besoin de ce repentir, alors qu'un peu de repentir conçu à temps les aurait pu décharger de toutes leurs douleurs. Voilà ce que j'ai entendu dire, et ce que j'ai lu bien souvent ; j'y donnai peu d'attention ou de réflexion, je m'en suis aperçu, mais trop tard j'en ai peur. Je voudrais que par mon exemple tous se gardassent, grâce au secours de Dieu, des dangers où je suis à présent, et se préparassent pour l'heure de la mort mieux que je ne me suis préparé. Que me vaut maintenant la chère délicate et les boissons que mon misérable corps absorbait insatiablement ? Que me vaut la vanité ou l'orgueil que j'avais de moi-même, pour le vêtement ou toute autre chose qui m'appartenait ? Que me valent lés désirs et les voluptés impures et viles d'une chair corrompue : un grand plaisir paraissait s'y trouver, mais en réalité, le plaisir du pourceau qui se vautre dans la fange. Maintenant que ces plaisirs sont évanouis, mon corps n'en est pas mieux, mon âme en est beaucoup plus mal ; rien ne me reste que du chagrin et de la souffrance, et mille fois plus que je n'eus jamais de plaisir. Corps impur qui m'as conduit à cette extrémité de malheur, corruption immonde, sac plein de fumier, il faut maintenant que j'aille rendre des comptes de ton impureté : je dis ton impureté, car elle vient toute de toi. Mon âme n'avait nul besoin des choses que tu désirais ; de quel prix étaient pour mon âme immortelle le vêtement, le manger ou le boire ? l'or ou l'argent périssables ? les maisons ou les lits ou toutes choses de ce genre ? Toi, ô corps périssable, comme un mur de boue, tu exiges tous les jours des réparations et comme des replâtrages de viande et de boisson, et la défense du vêtement contre le froid et le chaud ; pour toi j'ai pris tout ce souci et j'ai fait tout ce travail, et pourtant tu m'abandonnes dans le plus grand besoin, alors qu'il faut que le compte soit fait de toutes mes fautes devant le trône du plus redoutable des juges. C'est le moment où tu m'abandonnes : celui du terrible danger. De nombreuses années de délibération ne suffisent pas pour rendre mes comptes devant un si grand juge, qui pèsera chaque parole, même de nulle importance, qui n’a jamais traversé mes lèvres. De combien de vaines paroles, de combien de pensées mauvaises, de combien d'actes n'ai-je pas à répondre, qui, par nous comptés pour rien, seront jugés avec la dernière gravité devant le Très-Haut ! Que faire pour trouver de l'aide en cette heure de danger extrême ? Où chercher du secours, une consolation quelconque ? Mon corps m'abandonne, mes joies s'évanouissent comme une fumée, mes biens ne m'accompagnent pas. Il faut que je laisse derrière moi toutes les choses de ce monde ; si je dois trouver quelque consolation, ce ne sera que dans les prières de mes amis, ou dans mes bonnes actions passées. Mais pour ces actions bonnes, qui me serviraient devant Dieu, elles sont en bien petit nombre : car elles auraient dû être faites seulement par amour pour lui. Et moi, quand mes actions étaient bonnes par nature, en insensé je les gâtais. Je les accomplissais par égard pour les hommes, pour éviter de rougir devant le monde, par complaisance pour moi-même, ou par crainte d'être châtié. Bien rarement j'ai fait une bonne action avec cette pureté et cette droiture qui auraient été convenables. Mes fautes, mes actes impurs, ceux-là qui sont abominables, honteux, je n'en sais pas le nombre ; pas un jour dans toute ma vie, pas même une heure, j'en suis sûr, je ne me suis assez sincèrement ouvert à la volonté de Dieu ; en grand nombre au contraire, actions, paroles, pensées, m'ont échappé contre mon gré. Je ne puis que bien peu me fier sur mes actions. Quant aux prières des amis que je laisserai derrière moi, il en est beaucoup qui en auront tout autant besoin que moi, si bien que si leurs prières leur sont de quelque utilité, elles ne peuvent profiter à nul autre. Et puis, il y en aura de négligents, d'autres m'oublieront. Cela n'est d'ailleurs point surprenant : qui donc aurait, dû être pour moi le meilleur des amis, sinon moi-même ? Et moi qui plus qu'homme au monde aurais dû agir pour mon propre bien, je l'oublie pendant ma vie ; qu'y a-t-il de surprenant à ce que les autres m'oublient après ma mort ? Il est d'autres amis, dont les prières peuvent secourir les âmes, comme les bienheureux saints du ciel, qui se souviendront 'certainement de ceux qui les ont honorés sur la terre. Mais je n'avais de dévotion spéciale que pour quelques-uns, et ceux-là même, je les ai si mal honorés, et je les ai si froidement priés de me secourir, que j'ai honte de leur demander de l'aide à présent ; j'aurais bien voulu les honorer et recommander ma pauvre âme à leurs prières, en faisant d'eux mes amis particuliers ; mais la mort m'a tellement surpris qu'il ne me reste d'autre espoir que dans la pitié du Seigneur mon Dieu, en qui je me confie, en le suppliant de ne pas considérer mes mérites, mais sa bonté infinie et sa pitié surabondante. Mon devoir aurait été bien plutôt de me rappeler cette heure terrible, j'aurais dû avoir ce danger toujours devant les yeux, j'aurais dû faire tout le nécessaire pour me trouver mieux préparé contre l'approche de la mort, car je savais qu'elle viendrait enfin, bien que je ne susse pas quand, où, ni comment. Je savais que l'heure, l'instant, lui étaient indifférents et dépendaient d'elle. Pourtant, par une folie à jamais déplorable, malgré ces incertitudes, je n'ai rien fait de ce qu'il fallait. Souvent je me suis prémuni avec le plus grand soin contre de petits dangers, parce que j'imaginais qu'ils pourraient se produire ; ils ne sont pas venus cependant. C'étaient, en outre, des riens en comparaison de celui-ci : combien plus d'étude et de travail j'aurais dû dépenser en vue de ce danger si grand, qui devait certainement m'arriver un jour ! Il ne pouvait pas être évité, et j'aurais dû me préparer contre lui. Notre bonheur en dépend tout entier ; car si un homme meurt bien, il ne manquera après sa mort de rien qu'il puisse désirer, tous ses souhaits se trouveront pleinement satisfaits. Et s'il meurt mal, aucune préparation faite auparavant ne lui servira de rien.

« Mais la préparation à la mort mérite plus de soin que toute autre, parce qu'elle est utile, même sans les autres, et que, sans elle, toutes les autres sont vaines. O vous qui pouvez vous préparer en vue de l'heure de la mort, ne différez pas de jour ainsi que j'ai fait. Car j'ai eu souvent la pensée et l'intention de me préparer à quelque moment; néanmoins, sous les plus infimes prétextes, je les ai remises à plus tard, me promettant cependant de le faire alors ; mais quand le moment était venu, une autre affaire se présentait, et ainsi j'allais de délai en délai. Tellement qu'à présent la mort me presse ; mon intention était bonne, l'exécution a fait défaut. Ma volonté était droite, mais sans efficacité ; mes intentions louables, mais infructueuses. C'est l'effet de délais fréquents : jamais je n'ai exécuté ce que j'ai voulu faire. Ne différez donc pas, comme je l'ai fait ; avant tout, assurez-vous ce qui doit être votre principal souci. Ni la construction des collèges, ni la prédication d'un sermon, ni le don des aumônes, ni aucun autre travail ne vous servira sans cela.

« Préparez vous-y donc en premier lieu, et devant toutes choses ; point de retard d'aucune sorte ; si vous différez, vous vous abuserez comme je me suis abusé.

« J'ai lu, j'ai entendu dire, j'ai moi-même su que beaucoup ont été déçus comme je le suis. J'ai toujours pensé, toujours dit, et toujours espéré que je prendrais mes sûretés, et ne me laisserais pas surprendre par la soudaine venue de la mort. Néanmoins m'y voilà pris, me voilà entraîné dans le sommeil, sans préparation. Et cela dans le temps où je pensais le moins à sa venue, où je me croyais au plus haut degré de santé, dans la plus grande occupation au milieu de mes travaux. Donc ne différez pas davantage, ne mettez pas trop de confiance en vos amis, mettez votre confiance en vous-mêmes tandis que vous en avez le temps et la liberté, et avisez pour vous-mêmes alors que vous le pouvez. Je vous conseille de faire ce que moi-même je ferais avec la grâce de Dieu mon maître si son désir était de me maintenir plus longtemps en vie. Regardez-vous comme morts, et imaginez que vos âmes sont au Purgatoire, et qu'elles y doivent demeurer jusqu'à ce que leur rançon ait été complètement acquittée, par de longues souffrances en ce lieu-là, ou par des suffrages accomplis ici-bas par quelques amis particuliers. Soyez votre propre ami, accomplissez ces suffrages pour votre âme, prières, aumônes, ou quelque autre pénitence. Si vous ne voulez pas faire cela de toutes vos forces et de tout votre cœur pour votre âme, ne comptez pas qu'un autre le fera pour vous, et, le faisant pour vous-mêmes, cela vous sera mille fois plus profitable que si toute autre personne le faisait. Si vous suivez ce conseil et l'exécutez, vous serez pleins de grâce et de bonheur ; sinon vous vous repentirez sans doute, mais trop tard. »[1]

Le Cardinal John Fisher fut canonisé en 1935.


[1] LES MARTYRS : Recueil de pièces authentiques sur les martyrs depuis les origines du christianisme jusqu'au XX° siècle ; traduites et publiées par le R. P. Dom H. Leclercq, moine bénédictin de Saint-Michel de Farnborough.

 

 

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