
Dom
Vital LEHODEY
Ancien Abbé de Notre-Dame de Grâce
1857-1948

CHAPITRE III
OBÉISSANCE A LA VOLONTÉ DE DIEU SIGNIFIÉE
Nous avons établi déjà que la volonté de Dieu, prise en
général, est la seule règle suprême, et qu'on avancera vers la perfection dans
la mesure où l'on s'y conformera. De quelque manière qu'elle arrive à nous,
qu'elle soit volonté signifiée ou de bon plaisir, c'est toujours la volonté de
Dieu, également sainte et adorable. L'œuvre de notre sanctification comportera
donc la fidélité à l'une et à l'autre. Cependant, laissant de côté pour un
moment le bon plaisir divin, nous voudrions faire ressortir l'importance et la
nécessité de nous attacher, de tout cœur et durant notre existence entière, à la
volonté signifiée, d'en faire le fond même de notre travail. Nous dirons, à la
fin de ce chapitre, pourquoi nous insistons sur une vérité qui semble évidente.
La volonté de Dieu signifiée renferme, en premier lieu, les commandements de
Dieu et de l’Église, et nos devoirs d'état. Ils doivent être, avant tout,
l'objet de notre continuelle et vigilante fidélité. C'est, en effet, la base de
la vie spirituelle : ôtez-la, tout l'édifice s'écroule. “ Craignez Dieu, dit le
Sage, et observez ses préceptes ; car c'est là tout l'homme ” . On se figurera
peut-être que les œuvres de surérogation sanctifient plus que les œuvres
d'obligation. Mais c'est bien à tort. Saint Thomas enseigne que la perfection
consiste, avant tout, dans le fidèle accomplissement de la loi , D'ailleurs,
Dieu ne pourrait pas agréer nos œuvres surérogatoires, accomplies au détriment
du devoir, c'est-à-dire en substituant notre volonté à la sienne.
La volonté signifiée renferme, en second lieu, les conseils,
Plus nous les suivrons selon notre vocation et notre condition, plus ils nous
rendront semblables à notre divin Maître, qui est aujourd'hui notre ami, l'Époux
de nos âmes, et qui sera un jour notre Souverain Juge. Ils nous feront pratiquer
les vertus les plus agréables à son divin cœur : la douceur et l'humilité,
l'obéissance d'esprit et de volonté, la chasteté virginale, la pauvreté
volontaire, le détachement parfait, le dévouement poussé jusqu'au sacrifice et à
l'oubli de nous-mêmes ; nous y trouverons, par conséquent un riche trésor de
mérites et de sainteté. Nous retrancherons, en les gardant fidèlement, les
principaux obstacles à la ferveur de la charité, les dangers qui menacent son
existence ; bref, les conseils sont le rempart des préceptes. Selon la parole
originale de Joseph de Maistre : “ Ce qui suffit ne suffit pas, Celui qui veut
faire tout ce qui est permis fera bientôt ce qui ne l'est pas ; celui qui ne
fait que ce qui est justement obligatoire, ne le fera bientôt plus complètement
”.
La volonté signifiée renferme enfin les inspirations de la
grâce, “ Ces inspirations, dit le P. Dosda, sont des rayons divins qui jettent
dans les âmes lumière et chaleur pour leur montrer le bien et les animer à le
faire. Elles sont des gages de la prédilection divine et prennent toutes sortes
de formes. Ce sont tour à tour, et selon les occasions, des attraits, des
impulsions, des reproches, des remords, des craintes salutaires ; des suavité
célestes, des élans du cœur, de douces et fortes invitations a l'exercice de
quelque vertu. Les âmes pures et intérieures reçoivent ces divines inspirations
fréquemment. Il est important qu'elles les suivent avec reconnaissance, et
fidélité ” : elles nous apportent un si précieux appui ! Oh ! que l'Apôtre
avait bien raison de dire : “ N'éteignez pas l'Esprit ” , c'est-à-dire ne
refoulez pas les pieux mouvements que la grâce imprime à votre cœur !
Est-il besoin d'ajouter que c'est durant tout le cours de
notre vie que la volonté signifiée nous commandera, qu'elle nous conseillera,
qu'elle nous inspirera ? Toujours il nous faudra respecter l'autorité de Dieu.
Jamais nous ne serons assez riches pour être en droit de mépriser les trésors
que sa volonté nous apportera. Garder fidèlement la volonté signifiée, c'est
notre moyen ordinaire de réprimer la nature et de cultiver les vertus ; or la
nature ne meurt pas, et nos vertus peuvent s'accroître sans cesse. Si nous
vivions mille ans, après mille ans d'un travail assidu, il nous resterait
infiniment à faire pour ressembler davantage à Notre-Seigneur et devenir
parfaits comme notre Père céleste.
Nous ne saurions omettre que, pour un religieux, ses vœux,
ses règles et l'action des Supérieurs sont la principale expression de la
volonté signifiée, le devoir jusqu'à la mort, et le chemin de la sainteté.
Nos Règles sont un guide absolument sûr. La vie religieuse “
est une école du service divin ” , école incomparable, où Dieu lui-même, se
faisant notre maître, nous instruit, nous façonne, nous signifie ses volontés
pour chaque instant, nous explique jusqu'aux menus détails de son service. C’est
lui qui nous assigne nos œuvres de pénitence, nos exercices de contemplation,
les mille observances par lesquelles il veut nous faire pratiquer la religion,
l'humilité, la charité fraternelle et les autres vertus ; il nous indique
jusqu'aux dispositions intimes qui rendront notre obéissance douce à Dieu,
fructueuse pour nous. Avons-nous besoin dès lors, dit saint François de Sales,
que Dieu nous révèle ses volontés par de secrètes inspirations, par des visions
et des extases ? Nous avons une lumière beaucoup plus sûre, “ la voie très
aimable et commune d'une sainte soumission à la conduite tant des règles que des
Supérieurs ” . “ Vous êtes bien heureuses, mes Filles, dit-il ailleurs, au prix
de nous qui sommes dans le monde. Lorsque nous demandons le chemin, l'un nous
dit : c'est à droite ; l'autre : c'est à gauche, et enfin le plus souvent on
nous trompe. Vous autres, vous n'avez qu'à vous laisser porter, demeurant
doucement dans la barque. Vous êtes en bon chemin, suivez sans crainte. Votre
boussole divine, c'est Notre-Seigneur ; la barque, ce sont vos règles ; ceux qui
la conduisent sont les Supérieurs, qui, pour l'ordinaire, vous disent : Marchez
par l'observance perpétuelle de vos règles, vous arriverez heureusement à Dieu.
Cela est bon de marcher par les règles, me direz-vous ; mais c'est la voie
générale ; Dieu nous attire par des attraits particuliers, nous ne sommes pas
toutes menées par un même chemin. Vous avez raison de le dire ; mais il est vrai
aussi que, si cet attrait vient de Dieu, il vous conduira à l'obéissance sans
doute ”.
Nos Règles sont notre grand moyen ordinaire de purification.
L'obéissance, en effet, nous détache et nous purifie par les mille renoncements
qu'elle impose et plus encore par l'abnégation du jugement et de la volonté. Car
la volonté propre, au dire de saint Alphonse, est la ruine des vertus, la source
de tous les maux, la seule porte du péché et de l'imperfection, un démon de la
pire espèce, l'arme favorite du tentateur contre les religieux, le bourreau de
ses esclaves, un enfer anticipé . “ Toute la perfection du religieux, suivant
saint Bonaventure, consiste dans l'abdication de la propre volonté. Ce
renoncement a même un tel prix qu'il égale le martyre : la hache du bourreau
fait tomber la tête de la victime, le glaive de l'obéissance immole à Dieu la
volonté qui est bien la tête de l'âme ” .
Nos Règles sont une mine inépuisable pour le Ciel, la vraie
richesse de la vie religieuse. Contre l'obéissance, en effet, il n'y a que péché
ou imperfection ; sans elle, les meilleures choses perdent leur prix ; avec
elle, ce qui n'est pas défendu devient vertu, ce qui était bon devient meilleur.
“ Elle fait entrer dans l'âme toutes les vertus, elle les y conserve ” , elle en
multiplie les actes, et, sanctifiant chacun de nos moments, elle ne laisse rien
à la nature et donne tout à Dieu. Notre divin Maître, selon la belle parole de
notre Père saint Bernard, “ a tant estimé cette vertu qu'il s'est fait.
obéissant jusqu'à la mort, aimant mieux perdre la vie que l'obéissance ” . Aussi
tous les Saints ont-ils exalté à l'envi, et cultivé avec un soin jaloux cette
vertu précieuse, si 'chère à Notre-Seigneur. L'abbé Jean pouvait dire, avant de
paraître devant Dieu, qu'il n'avait jamais fait sa volonté. Saint Dosithée ne
pouvait pratiquer les rudes abstinences du désert, mais il fut élevé très haut
dans la gloire après cinq ans d'une parfaite obéissance. Saint Joseph Calasancz
appelait une religieuse obéissante la pierre précieuse du monastère.
L'obéissance régulière, voilà, pour sainte Marie-Madeleine de Pazzi, la voie la
plus droite du salut éternel et de la sainteté. Saint Alphonse ajoute : “ C'est
même l'unique voie qu'on ait, dans la religion, pour parvenir à la sainteté et
au salut, tellement qu'aucune autre n'y peut conduire... Ce qui fait la
différence entre les religieuses parfaites et les religieuses imparfaites, c'est
surtout l'obéissance ” . Et, d'après saint Dorothée, “ quand vous verrez un
solitaire qui s'éloigne de son état et tombe dans des fautes considérables,
comprenez que ce mal lui arrive parce qu'il a voulu être lui-même son guide. II
n'y a rien, en effet, de plus dangereux et de plus pernicieux que de suivre son
propre esprit et de se conduire par ses propres lumières ”.
“ La souveraine perfection, dit sainte Thérèse, n'est
évidemment ni dans les consolations intérieures, ni dans de sublimes
ravissements, ni dans les visions, ni dans le don de prophétie ; elle consiste à
rendre notre volonté si conforme et si soumise à celle de Dieu, que nous
embrassions de tout notre cœur tout ce qu'il veut, et que nous acceptions avec
la même allégresse ce qui est amer et ce qui est doux, dès lors que nous savons
que c'est son bon plaisir ”. La sainte en donne plusieurs raisons, puis elle
ajoute : “ Je suis convaincue que, si le démon, sous divers prétextes, fait tant
d'efforts pour nous dégoûter de l'obéissance, c'est qu'il voit que cette vertu
est le chemin qui conduit le plus vite au sommet de la perfection ”. Elle a
connu des personnes surchargées par l'obéissance d'une multitude d'occupations
et d'affaires, et, les revoyant après plusieurs années d'absence, elle les
trouvait si avancées dans les voies spirituelles qu'elle en était dans
l'étonnement. “ Heureuse donc l'obéissance, même dans les distractions qu'elle
impose, puisqu’elle peut élever une âme à une si haute perfection ” !
Saint François de Sales abonde dans le même sens : “ Pour
celles qui ont de si grands désirs de leur avancement qu'elles veulent passer
toutes les autres en vertu, elles feront beaucoup mieux de suivre la communauté,
en gardant bien leurs règles ; car c'est la droite voie pour arriver à Dieu ”.
Sainte Gertrude étant d'une complexion faible, sa Supérieure la traitait plus
délicatement que les autres, et ne lui permettait pas les austérités régulières.
“ Que pensez-vous que faisait la pauvre fille pour devenir sainte ? Rien autre
chose que de se soumettre humblement à sa Mère ; et, quoique la ferveur l’eût
portée à désirer de faire ce que les autres faisaient, elle n'en témoigna
pourtant rien. Quand on lui commandait de s'aller coucher, elle y allait
simplement, sans réplique, assurée qu'elle jouirait aussi bien de la présence de
son Époux, que si elle était au chœur avec ses compagnes. Notre-Seigneur révéla
à sainte Mechtilde que, si on le voulait trouver en cette vie, on le cherchât
premièrement à l'auguste Sacrement de l'autel, puis dans le cœur de Gertrude ”.
Après avoir cité d'autres exemples, le pieux Docteur ajoute : “ Il faut donc
imiter ces saints religieux, nous appliquant à ce que Dieu requiert de nous
selon notre vocation, fervemment et humblement, n'estimant pas de trouver aucun
autre moyen de nous perfectionner, meilleur que celui-là ”.
Et de fait, puisque c'est Dieu lui-même qui nous a choisi
notre état de vie et les moyens de nous sanctifier, rien ne peut être meilleur
pour nous, rien ne peut même être bon, hors de là. “ L'occupation de Marthe fut
sainte, il est vrai, dit un illustre Fondateur ; la contemplation de Madeleine
fut sainte, ainsi que sa pénitence et les larmes dont elle lava les pieds du
Sauveur. Mais toutes ces actions, pour être méritoires, ont dû se faire à
Béthanie, c'est-à-dire dans la maison d'obéissance, selon l'étymologie de ce mot
; comme si Notre-Seigneur, ainsi que le remarque saint Bernard, eût voulu nous
apprendre par là que ni le zèle des bonnes œuvres, ni la douceur de la
contemplation des choses divines, ni les larmes de cette pénitence, n'eussent pu
lui être agréables hors de Béthanie ”.
L'obéissance à la volonté de Dieu signifiée est donc le moyen
normal de parvenir à la perfection. Bien loin de vouloir déprécier la soumission
à la volonté du bon plaisir divin, nous en proclamons la haute importance et
l'influence décisive. A l'action bienfaisante de nos Règles, elle apporte un
appui toujours très utile, parfois même un complément nécessaire. Et cet appoint
nous est d'autant plus précieux qu'il nous est personnel ; les prescriptions de
la Règle demeurent forcément générales ; mais Dieu nous choisit les événements
de son bon plaisir en vue dé nos besoins particuliers. II n'en reste pas moins
vrai que l'obéissance à la volonté signifiée demeure, au milieu des événements
accidentels et variables, le moyen fixe et régulier, la tâche de tous les jours
et de chaque instant. C'est par là qu'il faut commencer, c'est par là qu'il faut
continuer et finir.
Il nous a paru bon de rappeler cette vérité capitale au début
de notre étude, afin que les justes éloges qui seront décernés au Saint Abandon
ne portent personne à le poursuivre avec un zèle exclusif, comme s'il était la
voie unique et totale. Il est, certes, une part importante de la voie, il n'en
saurait constituer la totalité. Autrement que fait-on de l'obéissance ? – Nous
subirions une perte énorme en la négligeant, d'autant plus qu'elle prend le
religieux dès le réveil et qu'elle le conduit tout le long du jour, par une
série presque ininterrompue de prescriptions. D'ailleurs, que la volonté de Dieu
soit signifiée d'avance ou déclarée au cours des événements, elle a les mêmes
droits, elle impose les mêmes devoirs. Nous n'avons pas à choisir entre
l'obéissance et l'abandon ; ils doivent marcher de conserve et dans l'union la
plus, étroite.
C'est ici le lieu de signaler certaines expressions
fâcheuses. Dire, par exemple, que Dieu “ nous emporte entre ses bras ” et nous
fait faire “ ses grands pas ” dans l'abandon, et que nous faisons “ nos petits
pas ” dans l'obéissance, n'est-ce pas déprécier l'une et surfaire l'autre ?
A ne considérer que son objet, l'obéissance, il est vrai,
nous invite à produire le plus souvent de petits pas. Mais, ceux-ci pouvant se
compter par centaines et par milliers chaque jour, leur multiplicité même et
leur continuité nous feraient déjà faire beaucoup de chemin. La constante
fidélité dans les petites choses est loin d'être une vertu médiocre ; c'est
plutôt un puissant moyen de mourir à soi-même et de se donner tout à Dieu ;
disons le mot, c'est de l'héroïsme caché. D'ailleurs, pourquoi nos pas ne
seraient-ils point tous grands, et même très grands ? Il n'est pas nécessaire
pour cela que l'objet de l'obéissance soit difficile et relevé ; il suffit que
les intentions soient pures et les dispositions saintes. La Bienheureuse Vierge
faisait les choses les plus communes en apparence; mais elle y mettait toute son
âme, et leur donnait par là une valeur incomparable. Ne peut-il pas en être
ainsi pour nous, toute proportion gardée ?
L'abandon, lui aussi, s'exercera plus souvent sur de petits
riens qu'en de grosses épreuves. Puis, il n'est pas vrai que Dieu, par sa
volonté de bon plaisir, nous “ porte dans ses bras ” et nous fasse avancer sans
aucun travail de notre part. Ordinairement du moins, il nous demande une active
coopération, des efforts personnels, et les progrès sont en rapport avec la
bonne volonté. Il nous arrivera même, hélas ! de contrarier l'action de Dieu,
par l'enivrement dans la prospérité, par l'insoumission dans. l'adversité ; et
nous pourrons faire alors de grands pas, mais à reculons.
Il reste donc que nous devons respecter toute volonté de
Dieu, mener de front l'obéissance à sa volonté signifiée et l'abandon à son bon
plaisir, et qu'en l'un comme en l'autre, il ne veut pas, en général, nous
sanctifier sans nous ; il faudra son action et la nôtre ; et nos progrès seront
proportionnés à notre bonne volonté.



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