Dom Vital LEHODEY
Ancien Abbé de Notre-Dame de Grâce
1857-1948


 

CHAPITRE II
L'ABANDON DANS LES CHOSES TEMPORELLES, EN GÉNÉRAL

Il y a des biens et des maux temporels : des biens, comme la science, la santé, les richesses, la prospérité, les honneurs; des maux, comme la maladie, la pauvreté, les infortunes. Voilà les choses que le monde estime importantes au premier chef, et dont il se préoccupe avant tout. C'est bien à tort. Les choses d'ici-bas doivent s'apprécier à la lumière de l'éternité.

Le souverain bien, l'unique nécessaire, c'est Dieu. Et par suite, comme l;enseigne saint Thomas , les biens principaux et derniers pour nous sont la béatitude et ce qui nous la fait mériter. On ne saurait abuser de ces biens, ils ne peuvent avoir une mauvaise issue. C'est pourquoi les Saints les demandent d'une manière absolue, selon ces paroles des Psaumes : « Montrez-nous votre face, et nous serons sauvés » (LXXIX, 4), voilà la béatitude; « conduisez-nous dans les sentiers de vos commandements » (CXVIII, 35), voilà le chemin qui nous y mène. -Quant aux biens temporels, ajoute le saint Docteur , il arrive trop souvent qu'on les emploie mal, ils peuvent avoir un mauvais résultat; c'est ainsi que la richesse et les honneurs ont causé la perte d'un grand nombre de gens. Ils ne sont donc point les biens principaux et définitifs, mais des biens secondaires et passagers, des appuis qui nous aident à marcher vers la béatitude, en tant qu'ils soutiennent fa vie corporelle et qu'ils nous servent d'instruments pour pratiquer la vertu. Pourvu qu'ils demeurent l’objet secondaire, et non pas l'objet principal de notre poursuite, il est parfaitement légitime de les désirer, de les demander dans la prière, de les chercher avec une application modérée, de songer même à l'avenir dans la mesure du besoin et quand c'est le temps d'y penser. Mais notre sollicitude est excessive et coupable, si, au lieu d'user de ces biens selon le besoin, nous allons jusqu’à les prendre pour notre fin, si nous cultivons le temporel au point de négliger le spirituel, si nous craignons de manquer du nécessaire, même en faisant ce que nous devons; car alors il faut compter sur la Providence. La nourriture, la boisson, le vêtement, sont des choses de première nécessité; à leur sujet, Notre-Seigneur ne blâme aucunement le soin modéré qui porte au travail, il proscrit la sollicitude excessive qui va jusqu'à l'inquiétude; il conclut en nous disant de chercheuse avant tout les biens spirituels, dans la ferme assurance que les biens temporels nous seront donnés par surcroît et suivant le besoin, si nous faisons ce que nous devons .

Tout « en nous défendant de nous inquiéter des biens temporels comme les Gentils, parce que notre Père céleste sait de quoi nous avons besoin, Notre-Seigneur ajoute expressément: « Chercher le royaume « de Dieu», quoique notre Père céleste ne sache pas moins le besoin que nous en avons. C'est que ce Maître divin, veut exciter en nous les bons désirs pour lesquels nous sommes pesants, et amortir les désirs des sens pour lesquels nous sommes trop vifs. Outre cela, il nous veut apprendre à faire la distinction des biens qu'il faut demander absolument, comme sont le « royaume de Dieu et la Justice », et de ceux qu'il faut demander seulement sous condition, et si Dieu veut.

« Au surplus, Jésus-Christ lui-même nous a appris à dire: « Panem nostrum », où constamment l'un des sens est de demander les biens temporels. (L'Église en a fait de même dans ses litanies et sa liturgie.) Le parfait spirituel n'exclut pas cette demande du nombre des sept (du Pater); et si l'on dit néanmoins qu'il ne demande rien de temporel, c'est qu'il ne le demande ni comme un bien absolu ni absolument, mais par rapport au salut, sous la condition de la volonté de Dieu » .

En effet, dit saint Alphonse, « la promesse divine (d'exaucer nos prières) ne concerne pas les faveurs temporelles, telles que la santé, les richesses, les dignités et autres prospérités de ce genre. Bien des fois, Dieu les refuse avec raison, car il voit qu'elles compromettront le salut de notre âme. En conséquence, ne demandons les biens temporels qu'avec une parfaite conformité à la volonté divine et sous la condition expresse qu'ils ne nuiront pas au salut. de notre âme. Quant aux biens spirituels, il faut les demander sans condition, d'une manière absolue et avec la certitude de les obtenir» .

C'est encore avec les yeux de la foi, et à la lumière de l'éternité, qu'il faut' considérer les maux temporels. Le péché, et surtout la mort dans le péché, avec son éternelle sanction, qui est le naufrage de notre fin et le désastre irrémédiable, voilà le mal des maux. Nous devons demander à Dieu, avec insistance et d’une manière absolue, qu'il nous en préserve à tout prix. Mais la pauvreté, la maladie, les infirmités, les autres afflictions de ce genre, la mort même, ne sont que des maux relatifs. Dans les desseins de la Providence, il y faut voir, pour mieux-dire, des grâces précieuses, et parfois bien nécessaires: la rançon de nos fautes, le remède à nos. infirmités spirituelles, la source dé magnifiques vertus et de mérites sans nombre, si toutefois nous répondons à l'action de Dieu par une humble soumission. Au contraire, l'impatience et le manque de foi dans l'épreuve convertiraient le remède en poison: ils nous feraient puiser la maladie, la mort peut-être, là où la divine Providence nous avait préparé la vie. Puisqu'il en est ainsi, nous avons parfaitement le droit de prier Dieu, pour « qu'il nous délivre du mal; qu'il éloigne de nous la guerre, la peste, la famine », et les autres calamités publiques ou privées. Notre-Seigneur nous le fait faite dans l'oraison dominicale, et l'Église dans sa liturgie. Mais Dieu n'a point promis d'exaucer toujours ces sortes de prières, et nous ne pouvons les formuler que sous condition: si telle est la volonté divine. Alors même que nous craignons de perdre la patience, il nous suffira d'exprimer à Dieu cette alternative, ou 'qu'il diminue le fardeau, ou qu'il augmente nos forces. Une chose qu'il faudra demander toujours et d'une manière absolue, c'est l'esprit de foi, la patience et les autres dispositions qui conviennent. au temps de l'épreuve; aussi longtemps que durera celle-ci, Dieu veut sans nul doute que nous pratiquions ces vertus, et c'est précisément le but qu'il se propose.

Les biens et les maux temporels ne sont donc que des biens ou des maux relatifs. Des uns et des autres, on peut faire le plus saint usage ou le pire abus.  Aurons-nous la sagesse d'en profiter pour nous détacher de la terre et nous attacher toujours plus aux seuls biens du Ciel ? « Passerons-nous parmi les biens temporels de manière à ne pas perdre les biens éternels »  ? Ne deviendrons-nous pas comme les insensés, qui oublient Dieu dans la bonne fortune, et murmurent dans l'adversité ? Nous ne pouvons rien en dire; Dieu seul le sait. A l'occasion des biens et des maux temporels, nous aurons des devoirs variés à pratiquer; le premier sera toujours la conformité à la volonté divine. Dieu veuille que la nôtre soit non pas la simple résignation, mais le saint abandon, c'est-à-dire une indifférence universelle par vertu, l'attente générale et paisible avant l'événement, et, dès que le bon plaisir de Dieu se déclare, une soumission amoureuse, confiante et filiale.

Nous jetterons un regard rapide sur les situations communes à tous les hommes, dans le cloître ou dans le monde. Toutefois, les conseils que nous donnerons pour certains cas déterminés, chacun pourra les étendre à d'autres cas analogues, selon les devoirs de sa position. Et pour mettre un peu d'ordre dans une matière aussi complexe, nous examinerons tour à tour les biens et les maux de l'ordre temporel qui sont hors de nous, ceux qui ont leur siège en nous dans le corps ou dans l'esprit, et ceux qui dépendent de l'opinion  . Mais auparavant nous avons à dire un mot des biens et des maux naturels qui ne sont ni à nous ni à personne, et qu'il faut subir bon gré mal gré. Laissons la parole au P. Saint-Jure.

« Nous devons conformer notre volonté à celle de Dieu dans les choses naturelles qui sont hors de nous: la chaleur, le froid, la pluie, la grêle, les, tempêtes, le tonnerre, la foudre, la peste, la famine, et enfin toutes les intempéries de l'air et le désordre des éléments. Nous devons agréer tous les temps que Dieu nous envoie, ne point les supporter avec impatience et colère, comme on a coutume de le faire quand ils nous sont contraires. Il ne faut point dire : Voilà un temps malheureux et désespéré, et nous servir d'autres termes qui montrent la contradiction et le mécontentement de nos esprits. Nous devons vouloir le temps comme il est, puisque c'est Dieu qui l'a fait, et dire dans cette incommodité, avec les trois enfants dans la fournaise de Babylone : « Froid, « chaleur, glaces et neiges, foudres et nuées, bénissez le « Seigneur, louez-le et glorifiez-le à jamais ». (Dan., III.) Ces créatures le font sans cesse en obéissant à Dieu, et en accomplissant sa très sainte volonté; nous devons le bénir et le glorifier avec elles par le même moyen. Nous devrions penser, pour étouffer ces mouvements injustes et ces paroles déréglées, que, si ce temps nous est incommode, il est commode à un autre; s'il nous gêne dans nos desseins, il favorise ceux du voisin; que s'il, n'est pas bon à la partie, il est utile au tout; et quand cela ne serait pas, ne nous suffit-il pas qu'il soit toujours bon pour la gloire de Dieu, puisqu'il est selon sa volonté et qu'il y prend son plaisir »  ?

   

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