PREMIÈRE PARTIE

Méditations sur la Passion de Jésus
pendant sa vie privée

Introduction

À propos de la Croix

Pour méditer la Passion de Jésus, il faut d’abord réfléchir au mystère du mal et à toutes ses conséquences. Pour méditer les mystères de la souffrance humaine et plus particulièrement la Passion de Jésus, il faut quitter le domaine purement intellectuel et laisser  parler son coeur. Pour comprendre la Passion de Jésus, peut-être faut-il aussi se pencher sur les tortures endurées par les martyrs de tous les temps, depuis la primitive église, jusqu’à nos jours. La contemplation des persécutions subies par les martyrs du XXe siècle pourra nous y aider.

Depuis août 1944, quand les  troupes alliées ont eu connaissance de l’existence et de la réalité terrible des camps nazis de la mort, des camps de la mort lente, depuis cette date où nous avons appris à quel point l’homme peut faire la preuve d’une férocité sans pareille, inconnue dans le monde animal, depuis que nous savons que des camps comparables ont été monnaie courante dans l’ex-URSS et dans tous les pays communistes, sans exception, et quand on sait que des camps comparables continuent d’exister aujourd’hui dans un certain nombre de pays, en Asie ou ailleurs, on peut se dire qu’après tout, la Passion du Christ telle qu’on la lit dans les Évangiles, ce n’était pas si terrible que ça. Certes, Jésus avait beaucoup souffert, mais bien des hommes sur la terre ont souffert tout autant, sinon plus et surtout pendant bien plus longtemps.

Une telle certitude est cependant un peu ébranlée par les récits des visions des mystiques sur la Passion. On est surtout étonné quand le Seigneur leur révèle qu’Il avait souffert et pris sur Lui, toutes nos souffrances, oui, absolument toutes. Pour accepter une telle affirmation, il faut encore se pencher sur la notion de temps, le temps des hommes, le temps de Dieu, et la relativité du temps.

En fait, le temps des hommes, relatif au soleil, notre astre de référence, n’est qu’un temps parmi d’autres temps lesquels peuvent  se référer à d’autres repères que le soleil. Mais ce que nous appelons le Temps n’est qu’une infime fraction de l’éternité de Dieu. Les temps ne sont que des créatures comme les autres, et Dieu contemple notre Temps et les autres temps qu’Il a créés, exactement de la même façon qu’Il contemple les univers et les êtres vivants, et toutes ses créatures. 

Dieu est dans un éternel présent, et notre hier, notre aujourd’hui comme notre demain, ce sont toujours des aujourd’hui pour Dieu, l’Aujourd’hui de Dieu. Les belles phrases de Pascal: ”J’ai versé telle goutte de sang pour toi”, ou encore: “Le Christ sera en agonie jusqu’à la fin du monde: il ne faut pas dormir pendant ce temps là,” peuvent nous faire pénétrer dans l’immensité de ce mystère du temps. Le temps est une créature créée pour les hommes, le temps est lié à la vie du monde, à la mécanique de l’univers et le temps pour Dieu n’existe pas, ou plutôt, Dieu, hors du temps, contemple le temps, comme Il contemple chacune de ses créatures.

La Passion et la mort de Jésus-Christ, si on les resitue dans l’Aujourd’hui de Dieu, sont une vérité presque insoutenable. Les visions des mystiques qui ont vécu ou assisté à la Passion de Jésus, nous paraissent ainsi rapidement insupportables. En effet, si l’on contemple les souffrances de Jésus, il faut en même temps considérer les notions de durées, des durées qui se situent à la fois dans le temps et hors du temps. Jésus est à la fois homme et Dieu, donc dans le temps et hors du temps. Essayons de pénétrer plus avant dans le vertige qui naît chaque fois que l’on essaie d’aborder ces mystères.

La Passion dure toujours: tous les jours le Christ souffre pour nous, pour chacun de nous, dans son Corps, son grand Corps mystique. Tous les jours Il rachète nos péchés, ceux que nous commettons sans cesse, par nos indifférences, les moqueries dont nous abreuvons notre prochain, les refus que nous adressons à Dieu, nos mensonges et nos égoïsmes, nos certitudes orgueilleuses, nos sensualités, nos cupidités, etc. Aujourd’hui, Jésus se fait obéissant pour réparer nos désobéissances. Aujourd’hui, Il souffre dans sa pudeur pour racheter nos indécences. Aujourd’hui, Il est humilié à cause de nos rébellions. Aujourd’hui...  Qui peut continuer cette longue litanie  effroyablement écrasante ?

Si l’on prend l’Évangile à la lettre, la Passion de Jésus a duré 18 heures. Seulement 18 heures, pourrions-nous être tentés de dire. Mais non, c’est faux! La Passion de Jésus a duré, et durera aussi longtemps que l’homme continuera de pécher. C’est fou, et c’est vertigineux. C’est hallucinant et c’est terrifiant.

Soudain, on s’aperçoit que l’on perd pied. Le contemplatif est atterré et bouleversé au plus profond de son coeur. Il est infiniment dépassé par une réalité qu’il ne maîtrise plus. Son intelligence se trouve comme dans une impasse, et tout son être a mal. Il a mal dans sa sensibilité, mal dans son coeur, mal dans son âme, mal dans tout son être, mal dans son amour, l’amour qu’il croyait avoir pour Dieu, l’amour qu’il pensait pourtant avoir eu pour Jésus, qu’il croyait avoir toujours, son pauvre amour pour le Bien-Aimé.

C’est tout le problème du mal qui revient en mémoire. Qu’est-ce que le mal, ce non-être dû au refus d’obéir ? Car Dieu n’a pas créé le mal. Et c’est aussi le problème du temps qui de nouveau s’impose.

Tout a commencé avec la création des êtres intelligents et libres. Libres, car Dieu les aimait tant qu’Il les a faits participant de sa liberté: libres pour L’aimer, Lui le Créateur et Père, libres pour accepter aussi l’obéissance que l’Amour demandait, que l’Amour ne peut qu’exiger sinon ce ne serait pas l’Amour. Aveuglé par son intelligence et par sa beauté, Lucifer, l’Ange de Lumière refusa l’obéissance, refusa donc l’Amour. Le mal, le non-amour, le non-être, déchirure insensée, rupture irréparable, le mal était né. Et cela nous dépasse complètement.

Après ses anges, c’est-à-dire en même temps dans l’Aujourd’hui éternel de l’éternel présent de Dieu, Dieu créa les hommes. À son image Il le créa, pour être le lien entre tous les êtres, matériels et spirituels. Forcément plus limité que les anges dans son intelligence, de par ses attaches matérielles, l’Homme ne peut pas disposer de la connaissance pleine et entière qui est l’apanage de Dieu seul, mais dont Il fait profiter ses anges, êtres totalement spirituels.

Sensible et charnel, l’Homme est apte à subir de nombreuses influences, même immatérielles et spirituelles. Et quand l’Homme subit l’influence néfaste et haineuse de Satan, s’il ne se réfugie pas tout de suite dans l’amour de son Seigneur, s’il se laisse guider par celui qui conseille la désobéissance, il pèche, et, refusant l’Amour, il fait entrer en lui le mal, cette blessure terrible que Dieu n’a pas voulue.

La rupture d’avec Dieu a fait naître les déséquilibres qui écartent de plus en plus les deux lèvres béantes de la blessure initiale d’où jaillissent les souffrances de toutes sortes. Cette blessure initiale: le mal qui atteint Dieu dans son Cœur et qui rompt l’union de la créature avec Dieu, cette blessure initiale, qui touche Dieu Lui-même, ne peut être réparée et guérie que par un sacrifice de dimension divine, que par le Sacrifice du Fils, Verbe de Dieu, Dieu Lui-même.

Et maintenant, il faut prendre le temps de méditer sur le temps et la soif de Jésus. Car Jésus a toujours soif, soif des âmes, de nos âmes, aujourd’hui comme hier, car pour Lui, Jésus, hier c’est aujourd’hui. De toute éternité, son éternité qui contient notre temps, le temps sa créature, le temps qui nous contient, de toute éternité Jésus contemple le temps. Et Jésus bénit le temps, ce temps qu’Il bénit quand Il vint parmi nous, ce temps qu’Il contemple sans cesse. Le temps est l’instrument que Jésus voulut pour nous, pour nous faire croître dans l’Amour, dans son Amour.

Le temps est l’instrument voulu par Dieu pour nous. Il est temps de l’épreuve, et de l’Amour aussi. Car c’est le temps qui nous construit et nous donne le temps de répondre à l’Amour, de devenir Amour. 

Maintenant contemplons l’Œuvre de Dieu, et prions. Parlons à Celui qui nous a faits et qui nous aime. Fermons les yeux et admirons... 

Un “jour”, Seigneur, un aujourd’hui béni de ton éternité, Dieu-Amour, Tu créas l’Univers. Nous contemplons l’univers qui est en Toi, dans ta main, comme blotti dans ta main. Tu l’as fait merveilleux et Tu le trouves bon, et Tu l’aimes, et Tu T’extasies sur l’Œuvre de ton Amour. Tu admires les lois qui le régissent car Tu voulus l’univers comme une extraordinaire mécanique constamment en mouvement, un mouvement ordonné, régulier, sans désordre et sans anarchie. Pour cela, il Te fallait le temps.

Ô Dieu Père! Nous contemplons avec Toi la merveille qu’est ta création. L’univers est dans ta main, ta grande main créatrice et bonne, pleine de bienveillance pour ta Création. Dès l’origine, Aujourd’hui de ton éternité, Tu contemples ta Création, Tu la contemples toujours, et tout marche à merveille. Il n’y a ni raté, ni grippage, ni accident, pas même un incident. L’univers que Tu fis est un monde parfait car les forces en jeu, ces forces monstrueuses que Tu lui libéras pour lancer son mouvement, ces forces monstrueuses mais soumises, obéissent à tes lois. Elles obéissent au temps que Tu créas avec le mouvement et avec l’inertie.

Mon Dieu, nous contemplons cet univers que Tu tiens dans ta main, ta douce et grande main de Dieu, la main de Dieu-Amour. Toi, Seigneur, Tu es hors du temps, ce temps que Tu créas pour que l’univers fonctionne selon ses lois, tes lois. Tu regardes l’univers qui est dans ta main... Et Tu nous vois, aujourd’hui, comme hier, car Tu es hors du temps, mais Tu contemples le temps, ce temps qui nous contient, ce temps qui nous construit, et nous donne le temps, le temps de Te répondre et de répondre oui! Oui à ton Amour, oui à tes volontés, tes volontés qui sont Amour. Tes volontés qui sont Amour et bonheur, d’abord pour Toi qui Te réjouis, ensuite pour nous qui sommes heureux quand enfin nous T’aimons.

Laisse-nous, Seigneur, ce qui est bien prétentieux, laisse-nous, avec Toi, nous mettre hors du temps pour contempler le temps, le temps ta créature, pour contempler l’univers dans le temps. Nous contemplons, Seigneur ta grande main pleine de tendresse et d’Amour, ta grande main créatrice, ta grande main qui nous contient et nous caresse tendrement.

Nous nous mettons hors du temps, ô Seigneur, pour contempler ta main dans laquelle est blotti l’univers qui n’est que dans le temps. L’univers est dans le temps pour générer les temps, les temps tous relatifs des mondes galactiques. Mettons-nous hors du temps, ô Seigneur, pour contempler ta main, ta ferme main de Père qui, dans l’univers infini que tu fis, s’attarda un instant, un instant de notre temps, pour façonner la terre, et pour fabriquer l’homme, l’homme que Tu aimes car il est ton Chef-d’œuvre...

Nous nous mettons hors du temps, ô Seigneur, pour voir les années, les siècles, les millénaires. Dans ta main, Tu regardes ces siècles, ces temps qui ne sont rien. Tu les vois tous ensemble, Tu les appréhendes tous d’un seul regard de ton regard de Père. Tu les vois tous et tous ensemble, d’un seul regard de ton éternité. Tu les vois tous ces temps, en un seul instant éternel de ton éternité. Tu les vois tous ces siècles et tous ces millénaires, qui nous semblent si longs... alors que pour Toi, un siècle est moins qu’une seconde, mille ans sont comme un jour. Oui! mais quel jour !

Et Tu nous vois, ô Dieu. Tu nous vois, nous qui sommes moins que rien: des atomes d’espace, des poussières de temps, mais des âmes éternelles, étincelles d’amour, de l’Amour infini de ton éternel Amour. Tu nous vois, Seigneur Dieu. Tu nous vois naître au monde et naître dans ta grâce. Tu nous vois vivre, T’aimer puis T’oublier, car le monde est si beau, ta Création si admirable. Tu nous vois vivre, ô Dieu, tous les jours de notre vie, et déjà Tu connais, car Tu le vois aussi, le moment de notre mort.

Nous nous mettons hors du temps, Dieu que nous adorons et aimons. Nous nous mettons hors du temps, avec Toi, et nous voyons tous les siècles, nous voyons tous les hommes, nous voyons ce qu’ils vivent, nous voyons ton Amour. Nous Te voyons, Jésus... Et nous voyons, Jésus, le chemin de ta vie, nous voyons ton chemin d’agonie. Nous voyons aussi ta Croix, ta Croix qui nous sauva et qui est toujours là, et ne passera pas, car elle est immortelle. Car elle est le Pont qui nous relie au Père.

Avec Toi, ô mon Dieu, nous nous mettons hors du temps pour contempler ta gloire, ton éternelle gloire. Nous nous mettons hors du temps, ô Jésus, et nous voyons, ô merveille, nous voyons ta Croix vivante, ta Croix qui est ton Corps. Nous voyons ta Croix, nous contemplons ton Corps, qui peu à peu devient, qui est déjà pour Toi, l’immense Corps mystique du Christ, ton Église, ô Jésus, dont nous sommes les membres, les éléments vivants, vivants et rayonnants d’Amour.

Avec Toi, ô Jésus, nous nous mettons hors du temps pour contempler ton Corps, ton Corps que Tu construits, peu à peu dans le temps, et qui pourtant est hors du temps, car Il est Toi, et Tu es dans l’éternité, Tu vis dans l’éternité.

Mais, Jésus, il est temps maintenant de rentrer dans le temps, car nous, les vivants de cette terre, nous n’avons pas fini notre temps, ce temps que Tu nous donnes pour achever une parcelle de ton Œuvre,  celle que chacun d’entre nous sera, quand, sans perdre son temps, il aura achevé le Chef-d’œuvre de ton Amour que nous devons devenir. Nous les vivants du temps nous avons à utiliser tout le temps que Ton Amour nous confie pour nous préparer, dans le temps, à ton éternité d’Amour.     

Maintenant nous pouvons contempler le sacrifice monstrueux qu’est la Passion du Fils de Dieu. Nous devons contempler la souffrance effrayante d’un homme torturé dans la totalité de son âme et de sa chair. Et il nous faut comprendre que ces douleurs immenses, ces douleurs effrayantes, ce n’est pas Dieu qui les veut, c’est l’Homme qui, en quelque sorte, les a imposées à Dieu. C’est l’homme qui chaque jour, en refusant l’Amour, les impose à son Corps, le Corps mystique du Christ, le Corps du Fils de Dieu.

Et les blessures que chaque homme inflige au Corps, c’est Jésus qui les répare. Quel mystère et quel amour !

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