Jean de Brébeuf
Jésuite, Martyr, Saint
1593-1649

16

MARS

Aujourd'hui, 16 mars; nous fêtons un saint peu connu en France, saint Jean de Brébeuf, prêtre jésuite, missionnaire en Nouvelle France appelée maintenant le Canada. Nous sommes à la fin du XVIème siècle, et  toutes les municipalités de France ne disposent pas encore d'état civil et les registres paroissiaux n'apparaîtront à Condé sur Vire qu'en 1596. Il y a donc quelques hésitations sur la date exacte et le lieu de sa naissance. Nous retiendrons ici la date et le lieu les plus probables: naissance le 25 mars 1593 à Condé sur Vire, près de Bayeux, là où se trouvait le manoir seigneurial de son père, Gilles II de Brébeuf, dans le Calvados.

Jean de Brébeuf entra chez les Jésuites en 1617, à 24 ans. Sa santé fragile ne lui permit pas de faire de grandes études théologiques; pourtant, le 19 juin 1625, il arrive en Nouvelle France, au Canada, où il vient d'être nommé.

Jean de Brébeuf s'installa près de la rivière saint Charles, là où se trouvait un  ancien campement de Jacques Cartier. Il adopta immédiatement le mode de vie des amérindiens, c'est-à-dire des habitants du continent américain avant l'arrivée des européens, et s'installa dans un tipi; le tipi, était une tente de forme conique utilisée par certaines peuplades nord-amérindiennes. Jean de Brébeuf y passa l’hiver. Au printemps, il s’embarqua avec les Amérindiens pour un voyage en canoë sur le Lac Huron, l'un des cinq Grands Lacs de l'Amérique du Nord. Le lac Huron sépare l'État américain du Michigan de la province canadienne de l'Ontario.

Après cinq mois de vie errante, du 20 octobre 1625 au 27 mars 1626, dans le froid et la neige, à peine initié à la langue et aux coutumes algonquines, Jean de Brébeuf fut choisi, en 1626, pour évangéliser le pays des Hurons. Notons, au passage, que les documents qu'il écrivit plus tard sur les conditions de ce voyage font de lui, avec Champlain, l'un des principaux chroniqueurs de cette grande route de l'Ouest que suivirent pendant longtemps les missionnaires, les trafiquants et les explorateurs. Cette route empruntait le Saint-Laurent, l'Outaouais (Ottawa), la Mattawa, la rivière à la Vase, le lac des Népissingues (Nipissing) et la rivière des Français, jusqu'à la baie Géorgienne et aux Grands Lacs. Cela représentait un voyage de 20 à 30 jours, que les nombreux portages rendaient épuisant; il fallait, en effet, supporter les nombreuses marche dans les forêts, le fléau des moustiques, les difficultés du ravitaillement, l'absence d'hygiène des Indiens, etc.

Des liens déjà anciens, datant des premières explorations de Champlain, unissaient Hurons et Français, mais le développement de la colonie reposait surtout sur le commerce des fourrures. Par ailleurs, les Hurons formaient un groupe compact, sédentaire, agricole, doué d'un réel génie commercial. Leur économie, relativement équilibrée, fondée sur la culture du sol, de la pêche et de la chasse, leur conférait une incontestable supériorité sur les tribus avoisinantes. Dès leurs premiers contacts avec les Français, les Hurons devinrent les grands trafiquants de fourrures de l'époque. Dès que les semailles étaient achevées, ils chargeaient leurs canots et partaient à la chasse avec les Français, dont ils obtenaient en retour des marchandises européennes: fers de flèche, chaudières, haches, aiguilles, hameçons, couteaux, couvertures et surtout porcelaine, matière plus précieuse que l'or aux yeux des Indiens.

L'alliance avec les Hurons offrait aux français d'autres avantages: facilité d'ex-ploration à l'intérieur du pays, établissement de postes de colonisation dans le bassin du Saint-Laurent et, avant tout, évangélisation des Indiens. Malheureu-sement en s'unissant aux Hurons, les Français s'engageaient à les soutenir mili-tairement contre les Iroquois, leurs ennemis héréditaires.

Dès son arrivée chez les Hurons, Jean de Brébeuf s'établit à Toanché, village situé à la pointe du lac Huron, dans la tribu de l'Ours, la plus importante des quatre grandes familles de la confédération huronne. Durant ce premier séjour en Huronie de 1626 à 162), Jean de Brébeuf apprit la langue, et acquit une meilleure connaissance du milieu huron. En 1629, des circonstances drama-tiques firent que les missionnaires français durent rentrer en France. Jean de Brébeuf, nommé à Rouen, fut affecté au service de l'église en qualité de prédi-cateur et de confesseur. C'est là qu'en janvier 1630, il prononça ses derniers vœux de jésuite. De 1631 à 1633, il fut économe au collège d'Eu. Enfin, en 1633, Jean de Brébeuf put retourner en Nouvelle-France.

En 1640, Jean de Brébeuf commença l'évangélisation d'une tribu du nord du Lac Érié, mais, en 1642, il fut envoyé au Québec pour prendre en charge les Amérindiens. Malheureusement, soutenus par les Anglais, les Iroquois attaquèrent leurs ennemis, les Hurons et leurs alliés français, multipliant les pillages et les massacres sanglants. Au plus fort du conflit entre Hurons et Iroquois, Jean de Brébeuf parvint à pénétrer en territoire huron. Mais la guerre entre les Hurons et les Iroquois se poursuivait... et le 16 mars 1649, les missions de Saint-Ignace et de Saint-Louis, où se trouvaient alors les pères Brébeuf et Lalemant, furent attaqué par plus de mille Iroquois. Les deux hommes furent capturés et traînés jusqu'au village de Saint-Ignace. Jean de Brébeuf  fut torturé d'une manière effroyable. D'abord lapidé et battu de 200 coups de bâton, on lui arracha la chair des bras et des jambes jusqu'aux os. Puis, on il fut ensuite attaché à un poteau. On lui versa alors de l’eau bouillante sur la tête pour ridiculiser le sacre du baptême. On lui mit un collier de cognées de tomahawks, sortes de hachettes de bois, chauffées à blanc. Enfin on lui arracha les lèvres parce qu'il ne cessait de parler de Dieu pendant qu'on le torturait. Finalement, Jean fut scalpé et on lui arracha le cœur de la poitrine, probablement pour le dévorer (les Iroquois croyaient ainsi absorber les qualités de leurs ennemis).

On lui enfonça encore un fer rouge dans la gorge. Jean de Brébeuf mourut enfin, brûlé vif dans le feu qui avait été allumé sous lui. Jean de Brébeuf supporta toutes ces tortures sans pousser un seul gémissement. C'était le 16 mars 1649. 

La nation huronne toute entière fut bientôt décimée. Jean de Brébeuf sera canonisé le 29 juin 1930 par le pape Pie XI. Il fut proclamé Saint Patron du Canada en 1940.

Le récit, même très rapide des tortures endurées par Jean de Brébeuf nous épouvante. Pourtant, les missionnaires qui ont évangélisé les peuplades amérindiennes savaient ce qui les attendait et d'avance ils l'acceptaient; parfois même ils désiraient le martyr. Voici quelques pensées extraites des écrits spirituels de Saint Jean de Brébeuf, conservés par les jésuites de la Nouvelle France:

Que je meure pour toi, Seigneur Jésus, toi qui as daigné mourir pour moi.

Durant deux jours j'ai éprouvé sans discontinuer un grand désir du martyre et j'ai souhaité endurer tous les tourments qu'ont soufferts les martyrs.

Que te rendrai-je, mon Seigneur Jésus, pour tous les biens que tu m'as faits? Je prendrai ton calice et j'invoquerai ton nom. Je fais donc vœu, en présence de ton Père Eternel et du Saint-Esprit, en présence de ta très sainte Mère et de son très chaste époux Joseph; devant les anges, les apôtres et les martyrs, et mes bienheureux Pères Ignace et François-Xavier; je te fais vœu, dis-je, mon Seigneur Jésus, si tu m'offres miséricordieusement la grâce du martyre, à moi ton indigne serviteur, de ne jamais me détourner de cette grâce.

À toi donc, mon Seigneur Jésus, j'offre déjà joyeusement, à partir de ce jour, et mon sang et mon corps et mon esprit, afin que je meure pour toi, si tu me l'accordes, toi qui as daigné mourir pour moi. Fais que je vive de telle sorte que tu veuilles enfin que je meure ainsi. Oui, Seigneur, je prendrai ton calice et j'invoquerai ton nom : Jésus, Jésus, Jésus.

Ô mon Dieu, que n'êtes-vous connu! Que ce pays barbare n'est-il tout converti à vous! Que le péché n'en est-il aboli! Que n'êtes-vous aimé! Oui, mon Dieu, si tous les tourments que les captifs peuvent endurer en ce pays, dans la cruauté des supplices, devaient tomber sur moi, je m'y offre de tout mon cœur, et moi seul je les souffrirai.

 

Une page de l'Histoire du Canada
du milieu de XVII
e siècle

 

Dans son livre, "JEAN DE BRÉBEUF", René Latourelle révèle l'histoire de la Nouvelle France à l'époque où vécut Jean de Brébeuf. Cette histoire étant très peu connue de nos contemporains, nous avons pensé que nos auditeurs aimeraient connaître le contexte dans lequel évoluèrent les grands missionnaires martyrs du Canada.  

Jean de Brébeuf venait d'être désigné par le provincial de France, le père Pierre Coton, pour les missions de la Nouvelle-France. Parti de Dieppe en avril 1625, Jean débarqua à Québec en juin, en compagnie des pères Charles Lalemant, Énemond Massé et de deux frères coadjuteurs, François Charton et Gilbert Burel. Voici quelques extraits du livre de René Latourelle.

 

"Cette fois, il (Jean de Brébeuf) était chargé par le père Paul Le Jeune, son supérieur, de fonder et d'organiser une véritable mission. Dès le début, les Jésuites de la Nouvelle-France mirent, dans cette mission, le plus vif de leurs espoirs. Aux yeux de Le Jeune, elle représentait un terrain d'essai privilégié pour l'évangélisation des Indiens, et devait constituer une sorte de prototype dont il entendait s'inspirer pour les autres missions. Le premier acte de Brébeuf, comme supérieur, fut de choisir un centre de rayonnement pour la mission. Après mûres réflexions, il se fixa, le 19 septembre 1634, à lhonatiria (Saint-Joseph I), bourg voisin de Toanché, où il avait séjourné de 1626 à 1629. Jusqu'au 9 juin 1637, la mission huronne était confinée dans cette seule résidence. Le travail d'évangélisation, après une phase assez réconfortante, rencontra bientôt, chez les Hurons, une résistance obstinée et croissante. Brébeuf attribue cette résistance à trois facteurs: l'immoralité des Hurons, leur attachement à la coutume du pays, c'est-à-dire à tout ce qui jusque-là constituait leur univers de croyances et de plaisirs, et enfin les épidémies qui ravagèrent le pays. 

Ce dernier facteur, notamment, retarda beaucoup le mouvement des conversions. Les épidémies de 1634 (petite vérole accompagnée de dysenterie), de 1636 (grippe maligne) et de 1639 (petite vérole) firent tomber à 12 000 une population que Sagard et Champlain estimaient à 30 000 âmes. Le contact avec les Européens a été funeste aux Amérindiens, pris au dépourvu par les virus apportés d'Europe. À cet égard, les Iroquois ont été mieux protégés que les Hurons, les colons hollandais et anglais se mêlant peu aux sauvages et se contentant de les attendre derrière leurs comptoirs. En Huronie, ces fléaux répétés rendirent odieuse la présence des missionnaires. L'épidémie de 1636–1637 souleva toute la nation contre Brébeuf et ses compagnons. Ce fut, durant des mois, dirigé par les sorciers, un jeu savant d'insinuations hypocrites, puis de menaces ouvertes et brutales accompagnées de tentatives de meurtre. À l'automne de 1637, toute la mission faillit sauter. Brébeuf, en cette circonstance, adressa au père Le Jeune une sorte de lettre-testament dans laquelle il annonçait le massacre possible de tous les missionnaires. 

Après avoir fondé un troisième poste, à Téanaostaiaé (Saint-Joseph II), Brébeuf remit, à la fin d'août 1638, le gouvernement de la mission aux mains du père Jérôme Lalemant,  récemment débarqué de France. Lui-même devint supérieur de la résidence qu'il venait de fonder. C'est dans ce ministère que Brébeuf eut à subir les plus dures persécutions de sa carrière. À la suite d'une épidémie de petite vérole, le drame de 1637 se renouvela, mais avec une mise en scène plus tapageuse encore : croix abattues, jets de pierres sur la chapelle, bastonnades, menaces de haches et de tisons enflammés. Brébeuf, au cours de cet orage, vit même une partie de son troupeau déserter la foi qu'il venait d'embrasser. En avril 1640, une sédition s'éleva au cours de laquelle Pierre Boucher fut blessé au bras, tandis que Brébeuf et Chaumonot étaient battus de coups. Au mois de mai, l'agitation des sauvages décida Lalemant à abandonner la résidence.

À l'automne de 1640, les missionnaires, après s'être concertés, jugèrent bon de commencer deux nouvelles missions: l'une chez les Algonquins, l'autre chez les Neutres. Brébeuf et Chaumonot furent désignés pour cette dernière. Précédés par des agents secrets hurons qui représentaient les missionnaires comme les plus maléfiques des sorciers, tous deux circulèrent à travers une région violemment hostile, partout repoussés, outragés, injuriés. Ce furent cinq mois de travail stérile (novembre 1640–mars 1641). Pour comble de malheur, au retour de cette mission, Brébeuf, en traversant un lac gelé, tomba sur la glace et se brisa la clavicule gauche. Le père Lalemant jugea qu'il était de son devoir de renvoyer Brébeuf à Québec et de le confier aux soins d'un médecin ; il pourrait en même temps y remplir la charge de procureur de la mission qu'occupait le père Ragueneau. Au printemps de 1642, Brébeuf arrivait à Québec après sept années consécutives chez les Hurons. 

La fonction de procureur de la mission huronne consistait à pourvoir les missionnaires de tout ce qui pouvait leur manquer (livres, papier, objets de culte, etc.) et à organiser pour eux des convois de marchandises. Pénible épreuve pour Brébeuf: à deux reprises, en 1642 et en 1643, les convois préparés par lui furent saisis par les Iroquois et complètement perdus. Outre cette fonction, Brébeuf, durant son séjour à Québec, eut à s'occuper de l'instruction de six jeunes Hurons confiés à ses soins (septembre 1642–juin 1643). Il remplit aussi, auprès des Ursulines et des Hospitalières, les offices de confesseur, de directeur spirituel et de conseiller.  

Le 7 septembre 1644, Brébeuf est de retour en Huronie, définitivement cette fois. Il reprend son poste au moment même où commence l'agonie de la Huronie. En effet, le conflit depuis longtemps engagé entre Iroquois et Hurons est sur le point de se dénouer. En 1628, la victoire des Agniers sur les Loups (Mohicans) a fait des Iroquois les fournisseurs en pelleteries des Hollandais de Fort Orange. Désormais, les Iroquois commencent à bénéficier des avantages de la traite avec les Européens. Leur convoitise s'allume. Ils empêchent les autres tribus de traverser leur pays pour échanger des fourrures avec Fort Orange. Ils ambitionnent de jouer auprès des Hollandais le rôle des Hurons auprès des Français. Mais voici que les fourrures, sur leur territoire, se font plus rares. Les Iroquois songent alors à capturer les riches convois des Hurons. À partir de l'année 1637, les Agniers deviennent les pirates de la pelleterie. Pour progresser dans leur lutte, ils demandent aux traiteurs hollandais et réussissent à obtenir des armes à feu. En 1641, ils disposent de 39 mousquets; en 1643, de 300. Naturellement agressifs, ils sont encore stimulés par la faiblesse de leurs adversaires dont les effectifs, de 1634 à 1640, ont été réduits des deux tiers par l'épidémie. Les Iroquois rêvent donc d'exterminer les Hurons. Cette politique reçoit l'appui de la Nouvelle-Hollande, consciente que la ruine des Hurons signifie celle du commerce français et, du même coup, de la Nouvelle-France.'On nous a escrit de France, note le père Vimont, que le dessein des Hollandois est de faire tellement harceler les François par les Iroquois, qu'ils les contraignent de quitter et abandonner tout, et mesme la conversion des Sauvages.' 

En 1641, l'insécurité devient telle en Nouvelle-France et sur la route de la Huronie que le père Vimont, à la demande du gouverneur, M. Huault de Montmagny, et des habitants, charge le père Le Jeune d'aller en France exposer la situation au roi et à Richelieu. En 1642, commencent les désastres qui vont aller se multipliant chaque année. Agniers et Tsonnontouans déclenchent une vaste offensive qui s'étend de la Nouvelle-France à la Huronie. Divisés en petites bandes, ils bloquent systématiquement les avenues du Richelieu, de l'Outaouais et du Saint-Laurent. La colonie française est faible : elle n'a que 400 habitants et ne dispose que de 100 soldats. Les Relations, auparavant gonflées de faits relatifs aux conversions et aux épidémies, ne parlent plus que de massacres et de pillages. L'année 1642, qui voit la fondation de Ville-Marie, est marquée aussi par la prise d'Isaac Jogues, de René Goupil et de Guillaume Couture. En deux ans (1642–1643), les convois de la mission sont pris par trois fois, en montant ou en descendant. En 1644, le père Bressani est capturé et mis à la torture. Le traité de 1645 ne constitue, dans ce cauchemar, qu'une trêve éphémère puisque, en octobre 1646, Jogues est assassiné. Durant l'été de 1647, la crainte des Iroquois est si vive que les Hurons ne descendent pas à Québec. 

Les années 1647–1648 marquent le commencement de l'extermination de la Huronie. Jusque-là, les Iroquois s'étaient contentés de surprendre les convois de traiteurs sur les routes du Saint-Laurent et de l'Outaouais. Maintenant, ils sont au cœur de la Huronie. En 1647, ils massacrent un village des Neutres. Le 4 juillet 1648, profitant de ce que les Hurons sont partis pour la traite, une troupe d'Iroquois se jette sur les villages de Saint-Joseph et de Saint-Michel et fait 700 prisonniers. Le père Antoine Daniel tombe le corps percé de flèches. Le bourg de Saint-Joseph II (Téanaostaiaé) formait, avec Ossossané (La Conception) et Sainte-Marie, le triangle de la résistance huronne. Le 16 mars de l'année suivante (1649), plus de 1000 Iroquois attaquent Saint-Ignace (Taenhatentaron), puis Saint-Louis, où travaillent Brébeuf et Gabriel Lalemant. Ceux-ci, faits prisonniers et conduits à Saint-Ignace, y subissent l'un des martyres les plus atroces des annales du christianisme. Ce que fut le supplice de Brébeuf, le donné Christophe Regnault, spectateur de ses restes, nous l'a dit avec épouvante. 

Devant l'assaut iroquois, les Hurons, au lieu de se ressaisir, furent pris de panique. La tribu de l'Ours, presque au complet, s'enfuit chez les Pétuns. D'autres demandèrent asile aux Neutres, aux Ériés, aux Algonquins, ou s'enfuirent dans les îles voisines. La confédération huronne se disloqua toute. La résidence de Sainte-Marie-des-Hurons ne disposant que de 8 soldats, 22 donnés et 7 domestiques, les Jésuites décidèrent de l'abandonner. Le 14 juin 1649, ils livrèrent aux flammes la construction et se transportèrent, avec quelques centaines de Hurons, à l'île Saint-Joseph (Christian Island), située à quelques milles de là, dans le lac Huron. Le nouvel établissement était à peine terminé qu'un nouveau malheur s'ajoutait aux précédents : en décembre, le village de Saint-Jean, chez les Pétuns, était attaqué et saccagé. À l'île Saint-Joseph, la situation devint bientôt désespérée. La famine, les maladies contagieuses, de nouvelles attaques de la part des Iroquois contraignirent missionnaires et Indiens au départ. Le 10 juin 1650, 300 Hurons, accompagnés des Jésuites et de leurs domestiques, s'embarquèrent pour Québec. Au printemps de 1651, ces débris de la nation huronne s'établirent dans l'île d'Orléans; ils furent bientôt 600, sous la direction du père Chaumonot. 

L'apostolat de Brébeuf en Huronie dura 15 ans. La mission huronne s'éteignit avec celui qui l'avait commencée. Mais, par un contraste saisissant, en même temps que s'accomplissait l'écrasement de la nation, s'opérait sa régénération spirituelle. Les Relations qui, longtemps, ne purent compter les conversions que par unités, parlent des centaines et même des milliers de baptêmes des dernières années. Pour la seule année 1649–1650, le père Ragueneau donne le chiffre de 3 000 baptêmes. La dispersion de la nation huronne a eu pour effet de répandre la foi chrétienne parmi les nations du bassin des Grands Lacs et sur les bords de la rivière des Hollandais (Mohawk). Ces convertis formeront les éléments des chrétientés que les Jésuites iront fonder chez les Iroquois et chez les nations de l'Ouest. 

Ce que nous connaissons de Brébeuf nous vient des Relations des Jésuites et surtout de ses propres écrits. Ces écrits, de nature fort différente, couvrent une période de 18 ans, soit de 1630 à 1648. On y trouve deux Relations (celles de 1635 et 1636), un journal spirituel composé de 44 fragments, 15 lettres adressées au supérieur majeur de la Compagnie de Jésus ou à des supérieurs locaux, des instructions ou catéchismes, un dictionnaire, une grammaire, et même deux textes hurons. Plusieurs de ces écrits sont perdus. Ce qui en reste, une vingtaine, totalisant quelque 300 pages, nous permet de reconnaître en Brébeuf le fondateur de mission, l'ethnographe, le mystique et l'écrivain. 

La nécessité, pour Brébeuf, de bien comprendre le milieu qu'il cherchait à évangéliser, a été l'occasion d'une précieuse contribution à l'ethnographie amérindienne; 15 ans de vie chez les Hurons lui ont permis de connaître, mieux que personne, leurs mœurs et leurs coutumes. Avec Champlain et Sagard, Brébeuf reste le témoin le plus important de la période de contact. Pour sa part, il insiste sur la vie sociale, politique et religieuse des Hurons; en cela il complète Champlain et enrichit Sagard. Sur ces trois aspects, la Relation de 1636 demeure un document unique, cité en première place dans toutes les monographies concernant les Hurons. Le témoignage de Brébeuf est d'autant plus précieux, du point de vue de l'ethnologie, qu'il fixe le portrait des Hurons au moment où ils sont encore eux-mêmes, avant que des épidémies successives, la guerre et les massacres ne les aient réduits à l'état de débris humains; son témoignage a tout l'intérêt et l'intensité d'une sorte d'instan-tané. 

Comme fondateur de la mission huronne, Brébeuf se trouvait appelé à lui donner sa première orientation. Son gouvernement fut consacré à diverses tâches. Premièrement, à l'établissement des premières résidences. Durant sa supériorité, il fonda Saint-Joseph I à Ihonatiria (19 ou 20 septembre 1634), puis la résidence de l'Immaculée-Conception (9 juin 1637) à Ossossané et enfin celle de Saint-Joseph II, à Téanaostaiaé (25 juin 1638). Ces postes, situés au cœur des deux principales tribus (celles de l'Ours et de la Corde), lui permirent de s'intégrer profondément au milieu huron. Deuxièmement, il s'appliqua à la conquête de la langue. Une première fois, en 1626, Brébeuf avait été choisi comme apôtre de la Huronie, par le père Charles Lalemant, à cause de son talent pour les langues. Après un premier séjour de trois ans, Brébeuf savait assez de huron pour traduire le catéchisme du jésuite Ledesma. Lorsqu'il revint en Nouvelle-France, en 1633, Brébeuf se constitua professeur des pères Daniel et Davost. Une fois en Huronie, en 1634, l'initiation se poursuivit, l'équipe se complétant des pères François Le Mercier, Pierre Pijard, Pierre Chastellain, Charles Garnier et Isaac Jogues, tous travaillant sous là direction de Brébeuf à la compilation d'un dictionnaire et à l'élaboration d'une grammaire. En 1639, la conquête de la langue était chose accomplie. Cette étude, représentant huit ou neuf ans de labeur austère et assidu, fut surtout l’œuvre de Brébeuf. Troisièmement, initié au milieu huron et maître de la langue, Brébeuf entreprit l’œuvre capitale de l'évangélisation. Après avoir d'abord travaillé auprès des enfants, il comprit bientôt que la partie allait se jouer avec les adultes, notamment avec les capitaines et les anciens, en qui résidait la vraie source d'influence. L'œuvre des conversions progressa au début à un rythme très lent. La première conversion d'un adulte en santé eut lieu en 1637. Quatre années plus tard, en 1641, il n'y avait encore que 60 chrétiens. 

La correspondance de Brébeuf et, plus encore, son journal spirituel, nous révèlent une âme manifestement engagée dans les voies de l'oraison supérieure et depuis longtemps familière des communications divines. Trois engagements importants marquent l'ascension spirituelle de Brébeuf: en 1631, la promesse de servir le Christ jusqu'au sacrifice de sa vie; en 1637–1639, le vœu de ne jamais refuser la grâce du martyre; en 1645, le vœu du plus parfait. Plusieurs textes du journal spirituel manifestent que Brébeuf, comme Jogues, fut gratifié d'une vocation spéciale à la croix. De 1636 à 1641, insulté, battu, lapidé, bafoué, meurtri dans sa chair, Brébeuf a été en Huronie, comme saint Paul, la "balayure" du monde. Engagé dans l'action apostolique, il a été purifié dans l'action et par l'action. Si, en 1645, quatre ans avant son martyre, il a pu prononcer le vœu du plus parfait, c'est que depuis longtemps déjà son âme était toute docilité à Dieu. Le couronnement de cette sainteté vint à Brébeuf par le martyre. Parmi les influences qui ont contribué à former l'âme de Brébeuf, il faut souligner en premier lieu les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, le livre de l’Imitation de Jésus-Christ, les lettres de saint Paul; puis l'influence probable du père Louis Lallemant, grand spirituel français du XVIIe siècle. 

Enfin, Brébeuf se révèle un écrivain sans prétention, mais bien doué. Les deux Relations, notamment, où Brébeuf a consigné ses observations de voyageur, d'ethnographe et de missionnaire, sont écrites dans une langue très ferme, d'une étonnante vitalité, riche de mots et d'images, que n'a pas encore touchée l'influence épuratrice, mais appauvrissante, des salons français. Cette langue évoque la saveur et le sourire de Montaigne. Rien de plus délicieusement observé, ni de plus coloré que les chapitres où Brébeuf décrit les conditions de vie en Huronie, les mœurs des Hurons, la grande fête des morts. Rien de plus hautement lyrique que l’Avertissement d’importance adressé aux jeunes religieux de France. La langue de Brébeuf n'a pas vieilli. Plus humbles, mais combien précieuses les quelques notes qui nous restent de son journal intime: ces fragments constituent les toutes premières pages de la littérature mystique du Canada. 

Dans le groupe des missionnaires de l'époque, la personnalité de Brébeuf se détache comme l'une des plus hautes en couleur. Toutefois, si Brébeuf s'impose, ce n'est pas d'abord par les dons de l'intelligence, bien qu'ils soient en lui remarquables. Tous ceux qui l'ont approché reconnaissent en effet qu'il était d'un jugement excellent. Sa correspondance en particulier et ses deux Relations révèlent un observateur très fin, pratiquant volontiers certaine forme d'humour. Ses lettres aux supérieurs de la Compagnie de Jésus restent des modèles de clarté, de composition et de sagesse pratique. Mais on ne trouve pas chez lui de ces conceptions hardies à la manière de Lalemant, ou de ces initiatives toujours rebondissantes à la manière de Le Jeune. Brébeuf se distingue plutôt par un bons sens très robuste, par une sorte d'empirisme surnaturel: il unit toujours en ses entreprises prudence humaine et sagesse d'en haut. Ses dons magnifiques restent ceux du cœur et de la volonté. Il n'y a point de petitesses en cet homme, point de mesquinerie. On chercherait en vain dans ses écrits l'indice d'une rancœur, d'un jugement amer, d'une jalousie secrète. Sa douceur résiste à tous les mépris. L'audace, qui signe quelques-unes de ses démarches, est moins un trait de son caractère qu'une forme de son zèle apostolique. Deux extrêmes s'harmonisent en lui: d'une part, l'homme réaliste, ami de la tradition, qui apparaît dans l'économe de collège, l'organisateur de mission, l'humble religieux, et, d'autre part, l'apôtre ardent, énergique, s'offrant à tous les martyres et à toutes les folies de la croix. Tel fut celui qu'on a surnommé 'le géant des missions huronnes', et, plus récemment, 'l'apôtre au cœur mangé'." (René Latourelle)

Paulette Leblanc

 

 

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