“Celui qui ne naît
pas de nouveau
ne peut voir le règne de Dieu”
Nicodème,
comme hébété, avance solitaire, sur un chemin étroit,
caché, il ne sait pas lequel... Il avance sans but, sa
douleur est trop grande, il ne sait plus penser, il ne
sait plus rien, le pauvre Nicodème. Dans son cœur
revient
une phrase lancinante dont il ne comprend même pas le
sens:
“C’est une
mauvaise plaie qui gagne en lui, maintenant qu’il est
couché, il ne pourra plus se relever”. (Ps. 41[40, 9)
Maintenant
qu’il est couché, il ne pourra plus se relever...
Maintenant
qu’il est couché...
Nicodème
pleure, il ne sait pas pourquoi ; il pleure car son cœur
est brisé. Il pleure comme si on lui avait arraché le
cœur, comme si tout l’amour qui était en lui avait été
enlevé.
Le monde a
disparu pour Nicodème, le monde n’existe plus, ou plutôt
si, mais il n’est que douleur. Et Nicodème pleure sans
pouvoir s’arrêter, sans être consolé... Nicodème
comprend qu’on lui a pris ce qu’il avait de plus cher,
Jésus le Nazaréen, mais il ne savait pas qu’il L’aimait
à ce point. Et Nicodème pleure. Lui, le docteur de la
Loi, le grand homme en Israël, Nicodème le sage ne sait
plus que pleurer.
Nicodème,
c’était un Ancien, c’est-à-dire un Docteur de la Loi, un
pharisien fort estimé, membre du Sanhédrin. Nicodème
était un homme en vue, riche et savant... Mais c’était
un homme honnête et bon, un pauvre de Yahvé, et il
attendait le Messie.
Nicodème a,
comme tout le monde, entendu parler de Jésus. À
plusieurs reprises il s’est même, discrètement, mêlé à
la foule de ceux qui, de plus en plus nombreux, viennent
écouter le jeune prophète et surtout se faire guérir de
leurs maladies. Nicodème a un esprit critique bien
formé, et il ne veut pas se faire une opinion sans
s’être informé par lui-même.
Nicodème
est docteur en Israël, et il connaît la Loi: il la
connaît même par cœur. Il est très attaché à cette loi
qui vient de Dieu, et il n’accepterait pour rien au
monde qu’on y touche, qu’on y enlève ne serait-ce qu’un
iota. Il est donc particulièrement méfiant vis à vis de
toutes les nouveautés, et le jeune prophète, qui parle
avec une autorité que lui, Nicodème, ne connaissait pas,
le rend particulièrement prudent... Pourtant, malgré
lui, Nicodème se redit les paroles du prophète Malachie,
un vrai prophète, celui-là :
“Voici que
j’envoie mon messager pour aplanir le chemin devant moi;
et soudain le Seigneur que vous cherchez entrera dans
son Temple. Voici venir l’ange de l’alliance, dit Yahvé
Sabaot” (Ma. 3, 1).
– Il y a
eu, récemment, pense tout haut Nicodème, il y a eu
récemment un certain Jean qui baptisait dans le
Jourdain, et qui nous demandait de nous convertir, de
préparer les voies du Seigneur. Moi aussi je suis allé
le voir, et j’ai été très impressionné. Mais Hérode l’a
fait décapiter... Jean qui baptisait, qui prêchait un
baptême de pénitence, était-il Élie qui doit précéder la
venue du Messie ? Car Malachie dit aussi :
“Maintenant
je vous envoie Élie, le prophète, juste avant que vienne
le jour de Yahvé, jour grand et redoutable. Il
réconciliera les pères avec leurs fils, et les fils avec
leurs pères, de sorte que, lors de ma venue, je n’aie
pas à maudire la terre”. (Ma. 3, 23)
Nicodème
est décidément très perplexe: Jean le Baptiste lançait
des invectives terribles, mais le jeune prophète dit des
choses qui touchent le cœur, et lui, le sage d’Israël en
est tout remué. Il en aura le cœur net, il ira trouver
Jésus... Mais il ira de nuit pour ne pas susciter
interrogations ou malveillances: Nicodème est curieux,
honnête, mais pas téméraire...
– Maître,
nous savons que Tu es venu de la part de Dieu, car
personne ne peut faire les miracles que Tu accomplis.
Dis-moi...
Jésus
frémit. Soudain Il “assiste” à une scène terrible : Lui,
Jésus vient de mourir sur la Croix et Nicodème est là,
près de Lui, Le transportant dans un tombeau...
Brusquement Jésus interrompt Nicodème:
– Vraiment,
Je te le dis, si on ne naît pas de nouveau, on ne peut
voir le Règne de Dieu.
– Comment
un homme devenu vieux peut-il entrer de nouveau dans le
sein de sa mère ?
Nicodème
est un homme âgé: à cette époque, à 50 ans, quand il
pouvait parvenir à cet âge, un homme était déjà très
vieux.
– Vraiment,
dit Jésus, si on ne naît de l’eau et de l’Esprit, on ne
peut entrer dans le Royaume de Dieu...
La
conversation se poursuit longuement, mais soudain,
interloqué et remué jusqu’au plus profond de lui,
Nicodème s’écrie :
– Mais
comment cela peut-il se faire?
– Tu es un
maître en Israël et tu ne sais pas cela?... Si Je vous
dis les choses de la terre, vous ne croyez pas. Comment
Me croirez-vous si Je vous dis les choses du Ciel ?
Nicodème
est de plus en plus surpris, mais son cœur s’ouvre, et
Jésus, poursuivant son enseignement, avec toujours
devant Lui la vision de sa Passion ajoute :
– De même
que Moïse a élevé le serpent au désert, de même le Fils
de l’Homme doit être élevé pour que quiconque croît en
Lui ait la vie éternelle... La Lumière est venue dans le
monde, mais les hommes ont préféré les ténèbres... Celui
qui fait la vérité vient à la Lumière...
Jésus vit
vraiment sa Passion. Nicodème se tait, subjugué par les
paroles de Jésus que pourtant il ne comprend pas
vraiment... La nuit s’achève, Nicodème doit vite s’en
aller... Nicodème est encore prudent, mais son cœur
brûle tandis qu’il chante :
“Ô Yahvé !
J’ai bien entendu, j’ai vu cette œuvre que tu
réaliseras, que tu montreras au cours des temps: dans ta
colère, n’oublie pas ta miséricorde”. (Ha. 3, 2)
Les mois
ont passé. La réputation de Jésus s’est étendue à tout
le pays et même au-delà. Simultanément l’hostilité et la
haine croissent au sein du Sanhédrin :
– Tout le
monde court vers Lui. Le peuple commence à s’éloigner de
nous. Cet homme est dangereux: Il prêche l’amour, Il
cherche à libérer le cœur des pauvres, Il mange avec les
publicains et les pécheurs. Il veut même qu’on paye
l’impôt à César! Mais jusqu’où va-t-Il aller? On dit
même qu’Il ne repousse pas les Romains et qu’Il a guéri
le serviteur d’un centurion romain! Oui, cet homme est
dangereux; Il doit mourir.
Nicodème
est de plus en plus perplexe. Est-ce lui qui se trompe
ou les grands-prêtres du Sanhédrin ? Nicodème ne sait
plus, il ne comprend plus : comment, lui, un docteur en
Israël, il n’est plus capable de juger ces choses? Sa
prière se fait plus instante et douloureuse :
“Ô Dieu,
prête l’oreille à ma prière, ne Te dérobe pas à mes
supplications.
Écoute-moi,
réponds-moi, je suis dans tous mes états, je frémis”.
(Ps. 55 [54], 2-3)
Nicodème
entend toutes les paroles qui accusent Jésus. Parfois
même, au sein du Sanhédrin, il essaie de tempérer la
haine qui grandit. Il élève quelques objections, mais on
a vite fait de se moquer de lui et de le remettre à sa
place:
– Alors,
toi aussi, tu es un disciple de cet homme?
Nicodème a
peur et il se tait... Nicodème est inquiet et il cherche
à se rassurer. Jésus est un homme loyal; sa vie est pure
et on ne peut Lui reprocher aucun péché. Job n’a-t-il
pas affirmé qu’un homme vraiment juste n’avait rien à
craindre? “Ne dois-tu pas compter sur ton respect du
droit, ta vie parfaite n’est-elle pas ta raison
d’espérer? Rappelle-toi: quand donc un innocent a-t-il
péri? Où a-t-on vu des hommes droits disparaître?” (Jb.
4, 6-7)
Nicodème se
dit aussi que les docteurs du Sanhédrin connaissent trop
bien les prophètes pour commettre l’irréparable. Eux
aussi répètent souvent les versets d’Osée, et ils sont
bien trop attachés à leurs biens pour courir le risque
de les perdre. Ils ne veulent pas encourir les
malédictions prédites: “Ils ont semé le vent, ils
récolteront la tempête; ils sont comme un blé qui n’aura
pas d’épi; s’il en a, il ne donnera pas de farine; s’il
en donne, des étrangers la mangeront.” (Os. 8, 7)
Non,
vraiment, ses collègues ont des défauts, ce ne sont pas
toujours des justes devant Dieu, mais jamais ils ne
voudraient qu’Israël subisse le sort de Ninive, rappelé
par Nahum: “Malheur à la ville sanguinaire (Ninive) qui
n’est plus que mensonges; elle est pleine de butin car
elle n’a cessé de piller. Je te couvrirai d’ordures, je
t’abaisserai et je te livrerai en spectacle. Quiconque
te verra tournera la tête: Ninive! Quelle dévastation!
Il n’y a pas de remède à ta blessure, pas de guérison
pour ta plaie; tous ceux qui entendent parler de toi
applaudissent des deux mains; qui n’a pas souffert
constamment de ta méchanceté?” (Na. 3, 1-19)
Nicodème
rassuré a repris ses activités habituelles, et il
participe à tous les débats du Sanhédrin. Aussi n’est-il
pas trop étonné quand, ce soir-là, on le fait venir de
toute urgence pour juger d’un cas excessivement grave.
Le voici chez Caïphe qui a son air des grands jours et
qui lève les bras au ciel:
“Il vaut
mieux qu’un seul homme meure et que la nation ne périsse
pas!”
Nicodème
sourit: il connaît les allures théâtrales du
Grand-Prêtre. Mais que faisait donc Judas ici, à cette
heure tardive? Et pourquoi s’enfuit-il si vite?
– Je ne
sais pas pourquoi, pense Nicodème, ce garçon ne
m’inspire pas confiance.
Nicodème se
tourne vers son ami, Joseph d’Arimathie, d’un air
interrogateur. Joseph comprend et hoche la tête d’un air
dubitatif, en murmurant:
– Avec Judas, il faut s’attendre à tout...
Voici déjà
deux heures que l’on délibère. Nicodème sait maintenant
de quoi il s’agit. D’ailleurs l’arrivée d’une meute
hurlante de gardes du Temple entourant Jésus solidement
ligoté, lui ôte tous ses doutes: on doit juger Jésus.
Mais pourquoi? Il n’a fait aucun mal! Et puis, la Loi
interdit que l’on juge un homme pendant la nuit. Il faut
attendre demain matin. Et puis, demain, c’est la
préparation de la Pâque... Soudain Nicodème s’exclame,
approuvé par Joseph:
– Non,
jamais moi, Nicodème, je ne m’associerai à une telle
mauvaise action!
Outré,
Nicodème quitte la salle, bientôt suivi de Gamaliel et
de Joseph d’Arimathie.
Nicodème
est rentré chez lui: il est terriblement inquiet, mais
il ne sait pas quoi faire. Il ne sait pas qui prévenir,
qui contacter... Il y a bien Lazare, mais le couvre-feu
imposé par les Romains interdit toute visite: il faut
attendre demain matin. Malgré lui, Nicodème prie: “Des
profondeurs je crie vers Toi, Seigneur, Seigneur écoute
mon appel! Que ton oreille se fasse attentive au cri de
ma prière.” (Ps. 130 [29], 1-2)
Vendredi
matin. Nicodème a rencontré Lazare chez qui se
trouvaient quelques-uns des disciples de Jésus: ils
semblaient terrifiés. Nicodème a longuement parlé avec
Lazare qui lui a rapporté des choses stupéfiantes:
ainsi, sa sœur Madeleine lui aurait confié que le Maître
l’avait remerciée, elle, la pécheresse, d’avoir enduit
ses pieds d’un parfum rare, en vue de sa prochaine
sépulture. Madeleine aurait ajouté que ceux qui étaient
ses disciples ne L’auraient pas toujours... et qu’il
fallait que les Écritures s’accomplissent.
Nicodème
erre dans les rues de Jérusalem ; il ne sait pas où
aller. Nicodème erre, perdu dans ses larmes, dans des
pensées qui le ramènent sans cesse à ses fantasmes de la
nuit précédente, comme si Job venait le hanter: "Au
milieu de fantasmes entrevus dans la nuit à l’heure où
le sommeil s’empare des humains, je fus pris de frayeur
jusqu’à en trembler: tous mes os en ont été secoués. Un
souffle passa alors sur mon visage qui fit se hérisser
tous les poils de mon corps. Quelqu’Un était là, je n’ai
rien reconnu; c’était une forme devant mes yeux, un
silence, puis j’entendis une voix: ‘Un humain sera-t-il
juste devant Dieu? Quel homme sera pur pour Celui qui
l’a fait?’ (Jb. 4, 13-17)
Maintenant
Nicodème frémit et se met à trembler de tout son être.
Machinalement il se dirige vers le Palais de Pilate,
d’où émanent les hurlements terribles d’une foule
hystérique... Et soudain Nicodème reçoit, comme en plein
cœur, un choc épouvantable: un cortège macabre s’avance.
C’est un cortège de condamnés à mort qu’on mène à la
crucifixion; et parmi ces condamnés, il y a Jésus, le
Maître de l’amour, ensanglanté, déchiré, défiguré,
portant sa croix d’ignominie.
Jésus lève
un peu sa tête et regarde Nicodème qui trébuche et
s’enfuit en criant :
– Ils ont
osé!... “C’est pourquoi je ne veux pas me taire, je veux
dire la détresse de mon esprit et faire entendre la
peine de mon âme.” (Jb. 7, 11)
Personne ne
sait où est allé Nicodème. Lui non plus ne sait pas ce
qu’il a fait. Il se souvient seulement d’avoir pleuré à
en mourir. Puis, sans savoir comment, il s’est retrouvé
sur le Mont Golgotha. Jésus était crucifié, l’orage
grondait; les ténèbres avaient envahi la terre qui s’est
soudain mise à trembler violemment...
Un grand
cri, un cri d’immense détresse “réveilla” Nicodème qui
constata que Jésus venait de mourir. C’était vers la
neuvième heure... Nicodème n’avait plus peur. C’est à ce
moment qu’il aperçut Joseph l’Ancien.
La nuit
tombait. Demain, c’était la Pâque solennelle: les corps
des suppliciés ne devaient pas rester en croix. Il
fallait les descendre immédiatement, et les déposer dans
une fosse commune. Alors, Nicodème et Joseph d’Arimathie,
lui aussi disciple de Jésus, allèrent demander à Pilate
la permission d’enlever le corps de Jésus et de
l’ensevelir.
Cher
Nicodème ! Maintenant toi et Joseph vous avez tout à
craindre. Jésus est mort, les apôtres se sont enfuis.
Vous avez tout à craindre du Sanhédrin et du Temple si
vous manifestez publiquement un reste d’attachement
envers le Crucifié. Vous êtes seuls, vulnérables, et
c’est à ce moment précis que vous prenez la décision de
rencontrer Pilate pour qu’il vous laisse déclouer le
corps de Jésus et lui donner une sépulture.
Joseph et
Nicodème enlevèrent le corps de Jésus. Ils avaient pris
avec eux un mélange de myrrhe et d’aloès d’environ cent
livres. Ils prirent le corps de Jésus et le lièrent de
bandelettes, avec les aromates, comme les juifs ont
coutume de le faire pour ensevelir.
À l’endroit
où Jésus avait été crucifié, il y avait un tombeau neuf
où personne n’avait encore été mis. Là, à cause de la
préparation des Juifs, et comme le tombeau était proche,
ils déposèrent Jésus. (Jn.XIX-38-42)
Joseph et
Nicodème se regardent et s’étreignent en pleurant. Sans
s’être concertés, ils murmurent :
– “La
Gloire de Yahvé! Son éclat est comme la lumière, des
rayons partent de ses mains, s’échappent de sa puissance
secrète… Yahvé, le Seigneur, est ma force, il affermit
mes pieds comme ceux de la biche, il entraîne mes pas
sur les hauteurs.” (Ha. 3, 4 et 19) “Toi, Dieu, tu me
soutiens, je resterai indemne.
Tu
m’établiras à jamais devant ta face.” (Ps. 41 [40],13)
Nicodème,
Joseph d’Arimathie, seuls avec Jean ont osé rendre à
Jésus les derniers soins et devoirs avant sa mise au
tombeau. Seuls, en prenant tous les risques... Quel
courage! Qui osera encore dire que Nicodème était un
lâche ou un peureux?
Paulette
Leblanc |