A tous Nos Vénérables Frères, les
Patriarches, Primats, Archevêques et Evêques du monde catholique, en grâce et
communion avec le Siège Apostolique Vénérables Frères, Salut et Bénédiction
apostolique.
Œuvre immortelle du Dieu de miséricorde,
l'Eglise, bien qu'en soi et de sa nature elle ait pour but le salut des âmes et
la félicité éternelle, est cependant, dans la sphère même des choses humaines,
la source de tant et de tels avantages qu'elle n'en pourrait procurer de plus
nombreux et de plus grands, lors même qu'elle eût été fondée surtout et
directement en vue d'assurer la félicité de cette vie.
Il n'est pas bien difficile d'établir quel
aspect et quelle forme aura la société si la philosophie chrétienne gouverne la
chose publique. L'homme est né pour vivre en société, car, ne pouvant dans
l'isolement, ni se procurer ce qui est nécessaire et utile à la vie, ni
acquérir la perfection de l'esprit et du cœur, la Providence l'a fait pour
s'unir à ses semblables, en une société tant domestique que civile, seule
capable de fournir ce qu'il faut à la perfection de l'existence.
Mais, comme nulle société ne saurait exister
sans un chef suprême et qu'elle imprime à chacun une même impulsion efficace
vers un but commun, il en résulte qu'une autorité est nécessaire aux hommes
constitués en société pour les régir; autorité qui, aussi bien que la société,
procède de la nature, et par suite a Dieu pour auteur. Il en résulte encore que
le pouvoir public ne peut venir que de Dieu. Dieu seul, en effet, est le vrai
et souverain Maître des choses; toutes, quelles qu'elles soient, doivent
nécessairement lui être soumises et lui obéir ; de telle sorte que
quiconque a le droit de commander ne tient ce droit que de Dieu, chef suprême
de tous. Tout pouvoir vient de Dieu
[1].
Du reste, la souveraineté n'est en soi
nécessairement liée à aucune forme politique; elle peut fort bien s'adapter à
celle-ci ou à celle-là, pourvu qu'elle soit de fait apte à l'utilité et au bien
commun. Mais, quelle que soit la forme de gouvernement, tous les chefs d'Etat
doivent absolument avoir le regard fixé sur Dieu, souverain Modérateur du
monde, et, dans l'accomplissement de leur mandat, le prendre pour modèle et
règle. De même, en effet, que dans l'ordre des choses visibles, Dieu a créé des
causes secondes, en qui se reflètent en quelque façon la nature et l'action
divines, et qui concourent à mener au but où tend cet univers; ainsi a-t-il
voulu que dans la société civile, il y eût une autorité dont les dépositaires
fussent comme une image de la puissance que Dieu a sur le genre humain, en même
temps que de sa Providence. Le commandement doit donc être juste; c'est moins
le gouvernement d'un Maître que d'un Père, car l'autorité de Dieu sur les
hommes est très juste et se trouve unie à une paternelle bonté. Il doit,
d'ailleurs, s'exercer pour l'avantage des citoyens, parce que ceux qui ont
autorité sur les autres en sont exclusivement investis pour assurer le bien
public. L'autorité civile ne doit servir, sous aucun prétexte, à l'avantage
d'un seul ou de quelques-uns, puisqu'elle a été constituée pour le bien commun.
Si les chefs d'Etat se laissaient entraîner à une domination injuste, s'ils
péchaient par abus de pouvoir ou par orgueil, s'ils ne pourvoyaient pas au bien
du peuple, qu'ils le sachent, ils auront un jour à rendre compte à Dieu, et ce
compte sera d'autant plus sévère que plus sainte est la fonction qu'ils
exercent et plus élevé le degré de la dignité dont ils sont revêtus. Les
puissants seront puissamment punis
[2]. De cette manière, la suprématie du commandement
entraînera l'hommage volontaire du respect des sujets. En effet, si ceux-ci
sont une fois bien convaincus que l'autorité des souverains vient de Dieu, ils
se sentiront obligés en justice, à accueillir docilement les ordres des princes
et à leur prêter obéissance et fidélité, par un sentiment semblable à la piété
qu'ont les enfants envers les parents. Que toute âme soit soumise aux
puissances plus élevées
[3]. Car il n'est pas plus permis de mépriser le pouvoir
légitime, quelle que soit la personne en qui il réside, que de résister à la
volonté de Dieu ; or, ceux qui lui résistent courent d'eux-mêmes à leur
perte. Qui résiste au pouvoir résiste à l'ordre établi par Dieu, et ceux qui
lui résistent s'attirent à eux-mêmes la damnation
[4]. Ainsi donc, secouer l'obéissance et révolutionner
la société par le moyen de la sédition, c'est un crime de lèse majesté, non
seulement humaine, mais divine.
La société politique étant fondée sur ces
principes, il est évident qu'elle doit sans faillir accomplir par un culte
public les nombreux et importants devoirs qui l'unissent à Dieu. Si la nature
et la raison imposent à chacun l'obligation d'honorer Dieu d'un culte saint et
sacré, parce que nous dépendons de sa puissance et que, issus de lui, nous
devons retourner à lui, elles astreignent à la même loi la société civile. Les
hommes, en effet, unis par les liens d'une société commune, ne dépendent pas
moins de Dieu que pris isolément; autant au moins que l'individu, la société
doit rendre grâce à Dieu, dont elle tient l'existence, la conservation et la
multitude innombrable de ces biens. C'est pourquoi, de même qu'il n'est permis
à personne de négliger ses devoirs envers Dieu, et que le plus grand de tous
les devoirs est d'embrasser d'esprit et de cœur la religion, non pas celle que
chacun préfère, mais celle que Dieu a prescrite et que des preuves certaines et
indubitables établissent comme la seule vraie entre toutes, ainsi les sociétés
politiques ne peuvent sans crime se conduire comme si Dieu n'existait en aucune
manière, ou se passer de la religion comme étrangère et inutile, ou en admettre
une indifféremment selon leur bon plaisir. En honorant la Divinité, elles
doivent suivre strictement les règles et le mode suivant lesquels Dieu lui-même
a déclaré vouloir être honoré. Les chefs d'Etat doivent donc tenir pour saint
le nom de Dieu et mettre au nombre de leurs principaux devoirs celui de
favoriser la religion, de la protéger de leur bienveillance, de la couvrir de
l'autorité tutélaire des lois, et ne rien statuer ou décider qui soit contraire
à son intégrité. Et cela ils le doivent aux citoyens dont ils sont les chefs.
Tous, tant que nous sommes, en effet, nous sommes nés et élevés en vue d'un bien
suprême et final auquel il faut tout rapporter, placé qu'il est aux cieux, au
delà de cette fragile et courte existence. Puisque c'est de cela que dépend la
complète et parfaite félicité des hommes, il est de l'intérêt suprême de chacun
d'atteindre cette fin. Comme donc la société civile a été établie pour
l'utilité de tous, elle doit, en favorisant la prospérité publique, pourvoir au
bien des citoyens de façon non seulement à ne mettre aucun obstacle, mais à
assurer toutes les facilités possibles à la poursuite et à l'acquisition de ce
bien suprême et immuable auquel ils aspirent eux-mêmes. La première de toutes
consiste à faire respecter la sainte et inviolable observance de la religion,
dont les devoirs unissent l'homme à Dieu.
Quant à décider quelle religion est la
vraie, cela n'est pas difficile à quiconque voudra en juger avec prudence et
sincérité. En effet, des preuves très nombreuses et éclatantes, la vérité des
prophéties, la multitude des miracles, la prodigieuse célérité de la
propagation de la foi, même parmi ses ennemis et en dépit des plus grands
obstacles, le témoignage des martyrs et d'autres arguments semblables prouvent
clairement que la seule vraie religion est celle que Jésus-Christ a instituée
lui-même et qu'il a donné mission à son Eglise de garder et de propager.
Car le Fils unique de Dieu a établi sur la
terre une société qu'on appelle l'Eglise, et il l'a chargée de continuer à
travers tous les âges la mission sublime et divine que lui-même avait reçue de
son Père. Comme mon Père m'a envoyé, moi je vous envoie
[5]. Voici que je suis avec vous jusqu'à la
consommation des siècles
[6]. De même donc que Jésus-Christ est venu sur la terre
afin que les hommes eussent la vie et l'eussent plus abondamment
[7], ainsi l'Eglise se propose comme fin le salut
éternel des âmes; et dans ce but, telle est sa constitution qu'elle embrasse
dans son extension l'humanité tout entière et n'est circonscrite par aucune
limite ni de temps, ni de lieu. Prêchez l'Evangile à toute créature
[8].
A cette immense multitude d'hommes, Dieu
lui-même a donné des chefs avec le pouvoir de les gouverner. A leur tête il en
a préposé un seul dont il a voulu faire le plus grand et le plus sûr maître de
vérité, et à qui il a confié les clés du royaume des cieux. Je te donnerai
les clés du royaume des cieux
[9]. Paix mes agneaux... paix mes brebis
[10]. J'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille
pas
[11]. - Bien que composée d'hommes comme la société
civile, cette société de l'Église, soit pour la fin qui lui est assignée, soit
pour les moyens qui lui servent à l'atteindre, est surnaturelle et spirituelle.
Elle se distingue donc et diffère de la société civile. En outre, et ceci est
de la plus grande importance, elle constitue une société juridiquement parfaite
dans son genre, parce que, de l'expresse volonté et par la grâce de son
Fondateur, elle possède en soi et par elle-même toutes les ressources qui sont
nécessaires à son existence et à son action.
Comme la fin à laquelle tend l'Eglise est de
beaucoup la plus noble de toutes, de même son pouvoir l'emporte sur tous les
autres et ne peut en aucune façon être inférieur, ni assujetti au pouvoir
civil. En effet, Jésus-Christ a donné plein pouvoir à ses Apôtres dans la
sphère des choses sacrées, en y joignant tant la faculté de faire de véritables
lois que le double pouvoir qui en découle de juger et de punir. " Toute
puissance m'a été donnée au ciel et sur la terre ; allez donc, enseignez
toutes les nations... apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai
prescrit "
[12]. - Et ailleurs : " S'il ne les écoute
pas, dites-le à l'Eglise."
[13] Et encore : " Ayez soin de punir
toute désobéissance "
[14]. De plus : " Je serai plus sévère en
vertu du pouvoir que le Seigneur m'a donné pour l'édification et non pour la
ruine "
[15].
C'est donc à l'Eglise, non à l'Etat, qu'il
appartient de guider les hommes vers les choses célestes, et c'est à elle que
Dieu a donné le mandat de connaître et de décider de tout ce qui touche à la
religion ; d'enseigner toutes les nations, d'étendre aussi loin que
possible les frontières du nom chrétien ; bref, d'administrer librement et
tout à sa guise les intérêts chrétiens.
Cette autorité, parfaite en soi, et ne
relevant que d'elle-même, depuis longtemps battue en brèche par une philosophie
adulatrice des princes, l'Eglise n'a jamais cessé ni de la revendiquer, ni de
l'exercer publiquement. Les premiers de tous ses champions ont été les Apôtres,
qui, empêchés par les princes de la Synagogue de répandre l'Evangile,
répondaient avec fermeté : " Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux
hommes "
[16].
C'est elle que les Pères de l'Eglise se sont
appliqués à défendre par de solides raisons quand ils en Ont eu l'occasion, et
que les Pontifes romains n'ont jamais manqué de revendiquer avec une constance
invincible contre ses agresseurs. Bien plus, elle a eu pour elle en principe et
en fait l'assentiment des princes et des chefs d'Etats, qui, dans leurs
négociations et dans leurs transactions, en envoyant et en recevant des
ambassades et par l'échange d'autres bons offices, ont constamment agi avec
l'Eglise comme avec une puissance souveraine et légitime. Aussi n'est-ce pas
sans une disposition particulière de la Providence de Dieu que cette autorité a
été munie d'un principat civil, comme de la meilleure sauvegarde de son
indépendance.
Dieu a donc divisé le gouvernement du genre
humain entre deux puissances: la puissance ecclésiastique et la puissance
civile; celle-là préposée aux choses divines, celle-ci aux choses humaines.
Chacune d'elles en son genre est souveraine ; chacune est renfermée dans
des limites parfaitement déterminées et tracées en conformité de sa nature et
de son but spécial. Il y a donc comme une sphère circonscrite, dans laquelle
chacune exerce son action jure proprio.
Toutefois, leur autorité s'exerçant sur les
mêmes sujets, il peut arriver qu'une seule et même chose, bien qu'à un titre
différent, mais pourtant une seule et même chose ressortisse à la juridiction
et au jugement de l'une et de l'autre puissance. Il était donc digne de la sage
Providence de Dieu, qui les a établies toutes les deux, de leur tracer leur
voie et leur rapport entre elles. Les puissances qui sont ont été disposées
par Dieu
[17].
S'il en était autrement, il naîtrait souvent
des causes de funestes contentions et de conflits, et souvent l'homme devrait
hésiter, perplexe, comme en face d'une double voie, ne sachant que faire, par
suite des ordres contraires de deux puissances dont il ne peut en conscience
secouer le joug. Il répugnerait souverainement de rendre responsable de ce
désordre la sagesse et la bonté de Dieu, qui dans le gouvernement du monde
physique, pourtant d'un ordre bien inférieur, a si bien tempéré les unes par
les autres, les forces et les causes naturelles, et les a fait s'accorder d'une
façon si admirable qu'aucune d'elles ne gêne les autres, et que toutes, dans un
parfait ensemble, conspirent au but auquel tend l' univers.
Il est donc nécessaire qu'il y ait entre les
deux puissances un système de rapports bien ordonné, non sans analogie avec
celui qui, dans l'homme, constitue l'union de l'âme et du corps. On ne peut se
faire une juste idée de la nature et de la force de ces rapports qu'en
considérant, comme Nous l'avons dit, la nature de chacune des deux puissances,
et en tenant compte de l'excellence et de la noblesse de leurs buts, puisque
l'une a pour fin prochaine et spéciale de s'occuper des intérêts terrestres, et
l'autre de procurer les biens célestes et éternels. Ainsi, tout ce qui dans les
choses humaines est sacré à un titre quelconque, tout ce qui touche au salut
des âmes et au culte de Dieu, soit par sa nature, soit par rapport à son but,
tout cela est du ressort de l'autorité de l'Eglise. Quant aux autres choses
qu'embrasse l'ordre civil et politique, il est juste qu'elles soient soumises à
l'autorité civile, puisque Jésus-Christ a commandé de rendre à César ce qui est
à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Des temps arrivent parfois où prévaut un
autre mode d'assurer la concorde et de garantir la, paix et la liberté; c'est
quand les chefs d'Etat et les Souverains Pontifes se sont mis d'accord par un
traité sur quelque point particulier. Dans de telles circonstances, l'Eglise
donne des preuves éclatantes de sa charité maternelle en poussant aussi loin
que possible l'indulgence et la condescendance.
Telle est, d'après l'esquisse sommaire que
nous en avons tracée, l'organisation chrétienne de la société civile, et cette
théorie n'est ni téméraire ni arbitraire ; mais elle se déduit des
principes les plus élevés et les plus certains, confirmés par la raison
naturelle elle-même. Cette constitution de la société politique n'a rien qui
puisse paraître peu digne ou malséant à la dignité des princes. Loin de rien
ôter aux droits de la, majesté, elle les rend au contraire plus stables et plus
augustes. Bien plus, si l'on y regarde de plus près, on reconnaîtra à cette
constitution une grande perfection qui fait défaut aux autres systèmes
politiques; et elle produirait certainement des fruits excellents et variés si
seulement chaque pouvoir demeurait dans ses attributions et mettait tous ses
soins à remplir l'office et la tâche qui lui ont été déterminés. En effet, dans
la constitution de l'Etat, telle que nous venons de l'exposer, le divin et
l'humain sont délimités dans un ordre convenable, les droits des citoyens sont
assurés et placés sous la protection des mêmes lois divines, naturelles et
humaines; les devoirs de chacun sont aussi sagement tracés que leur observance
est prudemment sauvegardée. Tous les hommes, dans cet acheminement incertain et
pénible vers la cité éternelle, savent qu'ils ont à leur service des guides
sûrs pour les conduire au but et des auxiliaires pour l'atteindre. Ils savent
de même que d'autres chefs leur ont été donnés pour obtenir et conserver la
sécurité, les biens et les autres avantages de cette vie.
La société domestique trouve sa solidité
nécessaire dans la sainteté du lien conjugal, un et indissoluble; les droits et
les devoirs des époux sont réglés en toute justice et équité; l'honneur dû à la
femme est sauvegardé; l'autorité du mari se modèle sur l'autorité de Dieu; le
pouvoir paternel est tempéré par les égards dus à l'épouse et aux
enfants ; enfin, il est parfaitement pourvu à la protection, au bien-être
et à l'éducation de ces derniers. Dans l'ordre politique et civil, les lois ont
pour but le bien commun, dictées non par la volonté et le jugement trompeur de
la foule, mais par la vérité et la justice. L'autorité des princes revêt une
sorte de caractère sacré plus qu'humain, et elle est contenue de manière à ne
pas s'écarter de la justice, ni excéder son pouvoir. L'obéissance des sujets va
de pair avec l'honneur et la dignité, parce qu'elle n'est pas un
assujettissement d'homme à homme, mais une soumission à la volonté de Dieu
régnant par des hommes.
Une fois cela reconnu et accepté, il en
résulte clairement que c'est un devoir de justice de respecter la majesté des
princes, d'être soumis avec une constante fidélité à la puissance politique,
d'éviter les séditions et d'observer religieusement la constitution de l'Etat.
Pareillement, dans cette série des devoirs se placent la charité mutuelle, la
bonté, la libéralité. L'homme, qui est à la fois citoyen et chrétien, n'est
plus déchiré en deux par des obligations contradictoires. Enfin, les biens
considérables dont la religion chrétienne enrichit spontanément même la vie
terrestre des individus sont acquis à la communauté et à la société
civile : d'où ressort l'évidence de ces paroles : " Le sort
de l'Etat dépend du culte que l'on rend à Dieu ; et il y a entre l'un et
l'autre de nombreux liens de parenté et d'étroite amitié."
[18].
En plusieurs passages, saint Augustin a
admirablement relevé, selon sa coutume, la valeur de ces biens, surtout quand
il interpelle l'Eglise catholique en ces termes : " Tu conduis
et instruis les enfants avec tendresse, les jeunes gens avec force, les
vieillards avec calme, comme le comporte l'âge non seulement du corps mais
encore de l'âme. Tu soumets les femmes à leurs maris par une chaste et fidèle
obéissance, non pour assouvir la passion mais pour propager l'espèce et
constituer la société de la famille. Tu donnes autorité aux maris sur leurs
femmes, non pour se jouer de la faiblesse du sexe, mais pour suivre les lois
d'un sincère amour. Tu subordonnes les enfants aux parents par une sorte de
libre servitude, et tu préposes les parents aux enfants par une sorte de tendre
autorité. Tu unis non seulement en société, mais dans une sorte de fraternité,
les citoyens, les nations aux nations et les hommes entre eux par le souvenir
des premiers parents. Tu apprends aux rois à veiller sur les peuples, et tu
prescris aux peuples de se soumettre aux rois. Tu enseignes avec soin à qui est
dû l'honneur, à qui l'affection, à qui le respect, à qui la crainte, à qui la
consolation, à qui l'avertissement, à qui l'encouragement, à qui la correction,
à qui la réprimande, à qui le châtiment; et tu fais savoir comment, si toutes
choses ne sont pas dues à tous, à tous est due la charité, et à personne
l'injustice."
[19] Ailleurs, le même Docteur reprend en ces termes la
fausse sagesse des politiques philosophes : " Ceux qui disent
que la doctrine du Christ est contraire au bien de l'Etat, qu'ils nous donnent
une armée de soldats tels que les fait la doctrine du Christ, qu'ils nous
donnent de tels gouverneurs de provinces, de tels maris, de telles épouses, de
tels parents, de tels enfants, de tels maîtres, de tels serviteurs, de tels
rois, de tels juges, de tels tributaires enfin, et des percepteurs du fisc tels
que les veut la doctrine chrétienne ! Et qu'ils osent encore dire qu'elle
est contraire à l'Etat ! Mais que, bien plutôt, ils n'hésitent pas
d'avouer qu'elle est une grande sauvegarde pour l'Etat quand on la suit."
[20]
Il fut un temps où la philosophie de
l'Evangile gouvernait les Etats. A cette époque, l'influence de la sagesse
chrétienne et sa divine vertu pénétraient les lois, les institutions, les
mœurs des peuples, tous les rangs et tous les rapports de la société civile.
Alors la religion instituée par Jésus-Christ, solidement établie dans le degré
de dignité qui lui est dû, était partout florissante, grâce à la faveur des
princes et à la protection légitime des magistrats. Alors le sacerdoce et
l'empire étaient liés entre eux par une heureuse concorde et l'amical échange
de bons offices.
Organisée de la sorte, la société civile
donna des fruits supérieurs à toute attente, dont la mémoire subsiste et
subsistera consignée qu'elle est dans d'innombrables documents que nul artifice
des adversaires ne pourra corrompre ou obscurcir. Si l'Europe chrétienne a
dompté les nations barbares et les a fait passer de la férocité à la
mansuétude, de la superstition à la vérité; si elle a repoussé victorieusement
les invasions musulmanes, si elle a gardé la suprématie de la civilisation, et
si, en tout ce qui fait honneur à l'humanité, elle s'est constamment et partout
montrée guide et maîtresse; si elle a gratifié les peuples de sa vraie liberté
sous ces diverses formes; si elle a très sagement fondé une foule d'œuvres
pour le soulagement des misères, il est hors de doute qu'elle en est grandement
redevable à la religion, sous l'inspiration et avec l'aide de laquelle elle a
entrepris et accompli de si grandes choses. Tous ces biens dureraient encore,
si l'accord des deux puissances avait persévéré, et il y avait lieu d'en
espérer de plus grands encore si l'autorité, si l'enseignement, si les avis de
l'Eglise avaient rencontré une docilité plus fidèle et plus constante. Car il
faudrait tenir comme loi imprescriptible ce qu'Yves de Chartres écrivit au pape
Pascal II : " Quand l'empire et le sacerdoce vivent en bonne
harmonie, le monde est bien gouverné, l'Eglise est florissante et féconde. Mais
quand la discorde se met entre eux, non seulement les petites choses ne
grandissent pas, mais les grandes elles-mêmes dépérissent misérablement."
[21]
Mais ce pernicieux et déplorable goût de
nouveautés que vit naître le XVIe siècle, après avoir d'abord
bouleversé la religion chrétienne, bientôt par une pente naturelle passa à la
philosophie, et de la philosophie à tous les degrés de la société civile.
C'est à cette source qu'il faut faire
remonter ces principes modernes de liberté effrénée rêvés et promulgués parmi
les grandes perturbations du siècle dernier, comme les principes et les
fondements d'un droit nouveau, inconnu jusqu'alors, et sur plus d'un
point en désaccord, non seulement avec le droit chrétien, mais avec le droit
naturel. Voici le premier de tous ces principes: tous les hommes, dès lors
qu'ils sont de même race et de même nature, sont semblables, et, par le fait,
égaux entre eux dans la pratique de la vie ; chacun relève si bien de lui
seul, qu'il n'est d'aucune façon soumis à l'autorité d'autrui : il peut en
toute liberté penser sur toute chose ce qu'il veut, faire ce qu'il lui
plaît ; personne n'a le droit de commander aux autres. Dans une société
fondée sur ces principes, l'autorité publique n'est que la volonté du peuple,
lequel, ne dépendant que de lui-même, est aussi le seul à se commander. Il
choisit ses mandataires, mais de telle sorte qu'il leur délègue moins le droit
que la fonction du pouvoir pour l'exercer en son nom. La souveraineté de Dieu
est passée sous silence, exactement comme si Dieu n'existait pas, ou ne
s'occupait en rien de la société du genre humain ; ou bien comme si les
hommes, soit en particulier, soit en société, ne devaient rien à Dieu, ou qu'on
pût imaginer une puissance quelconque dont la cause, la force, l'autorité ne
résidât pas tout entière en Dieu même. De cette sorte, on le voit, l'Etat n'est
autre chose que la multitude maîtresse et se gouvernant elle-même; et dès lors
que le peuple est censé la source de tout droit et de tout pouvoir, il s'ensuit
que l'Etat ne se croit lié à aucune obligation envers Dieu, ne professe
officiellement aucune religion, n'est pas tenu de rechercher quelle est la
seule vraie entre toutes, ni d'en préférer une aux autres, ni d'en favoriser
une principalement; mais qu'il doit leur attribuer à toutes l'égalité en droit,
à cette fin seulement de les empêcher de troubler l'ordre public. Par
conséquent, chacun sera libre de se faire juge de toute question religieuse,
chacun sera libre d'embrasser la religion qu'il préfère, ou de n'en suivre
aucune si aucune ne lui agrée. De là découlent nécessairement la liberté sans
frein de toute conscience, la liberté absolue d'adorer ou de ne pas adorer
Dieu, la licence sans bornes et de penser et de publier ses pensées.
Etant donné que l'Etat repose sur ces
principes, aujourd'hui en grande faveur, il est aisé de voir à quelle place on
relègue injustement l'Eglise. Là, en effet, où la pratique est d'accord avec de
telles doctrines, la religion catholique est mise dans l'Etat sur le pied
d'égalité, ou même d'infériorité, avec des sociétés qui lui sont étrangères. Il
n'est tenu nul compte des lois ecclésiastiques: l'Eglise, qui a reçu de
Jésus-Christ ordre et mission d'enseigner toutes les nations, se voit interdire
toute ingérence dans l'instruction publique. Dans les matières qui sont de
droit mixte, les chefs d'Etat portent d'eux-mêmes des décrets arbitraires et
sur ces points affichent un superbe mépris des saintes lois de l'Eglise. Ainsi,
ils font ressortir à leur juridiction les mariages des chrétiens; portent des
lois sur le lien conjugal, son unité, sa stabilité; mettent la main sur les
biens des clercs et dénient à l'Eglise le droit de posséder. En somme, ils
traitent l'Eglise comme si elle n'avait ni le caractère, ni les droits d'une
société parfaite, et qu'elle fût simplement une association semblable aux
autres qui existent dans l'Etat. Aussi, tout ce qu'elle a de droits, de
puissance légitime d'action, ils le font dépendre de la concession et de la
faveur des gouvernements.
Dans les Etats où la législation civile
laisse à l'Eglise son autonomie, et où un concordat public est intervenu entre
les deux puissances, d'abord on crie qu'il faut séparer les affaires de
l'Eglise des affaires de l'Etat, et cela dans le but de pouvoir agir impunément
contre la foi jurée et se faire arbitre de tout, en écartant tous les
obstacles. Mais, comme l'Eglise ne peut le souffrir patiemment, car ce serait
pour elle déserter les plus grands et les plus sacrés des devoirs, et qu'elle
réclame absolument le religieux accomplissement de la foi qu'on lui a jurée, il
naît souvent entre la puissance spirituelle et le pouvoir civil des conflits
dont l'issue presque inévitable est d'assujettir celle qui est le moins pourvue
de moyens humains à celui qui en est mieux pourvu.
Ainsi, dans cette situation politique que
plusieurs favorisent aujourd'hui, il y a tendance des idées et des volontés à
chasser tout à fait l'Eglise de la société, ou à la tenir assujettie et
enchaînée à l'Etat. La plupart des mesures prises par les gouvernements
s'inspirent de ce dessein. Les lois, l'administration publique, l'éducation
sans religion, la spoliation et la destruction des Ordres religieux, la
suppression du pouvoir temporel des Pontifes romains, tout tend à ce but:
frapper au cœur les institutions chrétiennes, réduire à rien la liberté de
l'Eglise catholique et à néant ses autres droits.
La simple raison naturelle démontre combien
cette façon d'entendre le gouvernement civil s'éloigne de la vérité. Son
témoignage, en effet, suffit à établir que tout ce qu'il y a d'autorité parmi
les hommes procède de Dieu, comme d'une source auguste et suprême. Quant à la
souveraineté du peuple, que, sans tenir aucun compte de Dieu, l'on dit résider
de droit naturel dans le peuple, si elle est éminemment propre à flatter et à
enflammer une foule de passions, elle ne repose sur aucun fondement solide et
ne saurait avoir assez de force pour garantir la sécurité publique et le
maintien paisible de l'ordre. En effet, sous l'empire de ces doctrines, les
principes ont fléchi à ce point que, pour beaucoup, c'est une loi
imprescriptible, en droit politique, que de pouvoir légitimement soulever des
séditions. Car l'opinion prévaut que les chefs du gouvernement ne sont plus que
des délégués chargés d'exécuter la volonté du peuple : d'où cette
conséquence nécessaire que tout peut également changer au gré du peuple et
qu'il y a toujours à craindre des troubles.
Relativement à la religion, penser qu'il est
indifférent qu'elle ait des formes disparates et contraires équivaut simplement
à n'en vouloir ni choisir, ni suivre aucune. C'est l'athéisme moins le nom.
Quiconque, en effet, croit en Dieu, s'il est conséquent et ne veut pas tomber
dans l'absurde, doit nécessairement admettre que les divers cultes en usage
entre lesquels il y a tant de différence, de disparité et d'opposition, même
sur les points les plus importants, ne sauraient être tous également bons,
également agréables à Dieu.
De même, la liberté de penser et de publier
ses pensées, soustraite à toute règle, n'est pas de soi un bien dont la société
ait à se féliciter; mais c'est plutôt la source et l'origine de beaucoup de
maux. La liberté, cet élément de perfection pour l'homme, doit s'appliquer à ce
qui est vrai et à ce qui est bon. Or, l'essence du bien et de la vérité ne peut
changer au gré de l'homme, mais elle demeure toujours la même, et non moins que
la nature des choses elle est immuable Si l'intelligence adhère à des opinions
fausses, si la volonté choisit le mal et s'y attache, ni l'une ni l'autre
n'atteint sa perfection, toutes deux déchoient de leur dignité native et se
corrompent. Il n'est donc pas permis de mettre au jour et d'exposer aux yeux
des hommes ce qui est contraire à la vertu et à la vérité, et bien moins encore
de placer cette licence sous la tutelle et la protection des lois. Il n'y a
qu'une voie pour arriver au ciel, vers lequel nous tendons tous : c'est
une bonne vie. L'Etat s'écarte donc des règles et des prescriptions de la
nature, s'il favorise à ce point la licence des opinions et des actions
coupables, que l'on puisse impunément détourner les esprits de la vérité et les
âmes de la vertu. Quant à l'Eglise, que Dieu lui-même a établie, l'exclure de
la vie publique, des lois, de l'éducation de la jeunesse, de la société
domestique, c'est une grande et pernicieuse erreur. Une société sans religion
ne saurait être bien réglée; et déjà, plus peut-être qu'il ne faudrait, l'on
voit ce que vaut en soi et dans ses conséquences cette soi-disant morale
civile. La vraie maîtresse de la vertu et la gardienne des mœurs est l'Eglise
du Christ. C'est elle qui conserve en leur intégrité les principes d'où
découlent les devoirs, et qui, suggérant les plus nobles motifs de bien vivre,
ordonne non seulement de fuir les mauvaises actions, mais de dompter les
mouvements de l'âme contraires à la raison, quand même ils ne se traduisent pas
en acte. Prétendre assujettir l'Eglise au pouvoir civil dans l'exercice de son
ministère, c'est à la fois une grande injustice et une grande témérité. Par le
fait même, on trouble l'ordre, car on donne le pas aux choses naturelles sur
les choses surnaturelles; on tarit, ou certainement on diminue beaucoup
l'affluence des biens dont l'Eglise, si elle était sans entraves, comblerait la
société; et de plus, on ouvre la voie à des haines et à des luttes dont de trop
fréquentes expériences ont démontré la grande et funeste influence sur l'une et
l'autre société.
Ces doctrines, que la raison humaine
réprouve et qui ont une influence si considérable sur la marche des chose
publiques, les Pontifes romains, nos prédécesseurs, dans la pleine conscience
de ce que réclamait d'eux la charge apostolique, n'ont jamais souffert qu'elle
fussent impunément émises. C'est ainsi que, dans sa Lettre-Encyclique Mirari
vos, du 15 août 1832, Grégoire XVI, avec une grande autorité doctrinale, a
repoussé ce que l'on avançait dès lors, qu'en fait de religion, il n'y a pas de
choix à faire: que chacun ne relève que de sa conscience et peut, en outre,
publier ce qu'il pense et ourdir des révolutions dans l'Etat. Au sujet de la
séparation de l'Eglise et de l'Etat, ce Pontife s'exprime en ces termes :
" Nous ne pouvons pas attendre pour l'Eglise et l'Etat des résultats
meilleurs des tendances de ceux qui prétendent séparer l'Eglise de l'Etat et
rompre la concorde mutuelle entre le sacerdoce et l'empire. C'est qu'en effet,
les fauteurs d'une liberté effrénée redoutent cette concorde, qui a toujours
été si favorable et salutaire aux intérêts religieux et civils. " De
la même manière, Pie IX, chaque fois que l'occasion s'en présenta, a condamné
les fausses opinions les plus en vogue, et ensuite il en fit faire un recueil,
afin que, dans un tel déluge d'erreurs, les catholiques eussent une direction
sûre
[22].
De ces décisions des Souverains Pontifes, il
faut absolument admettre que l'origine de la puissance publique doit
s'attribuer à Dieu, et non à la multitude; que le droit à l'émeute répugne à la
raison ; que ne tenir aucun compte des devoirs de la religion, ou traiter
de la même manière les différentes religions, n'est permis ni aux individus, ni
aux sociétés; que la liberté illimitée de penser et d'émettre en public ses
pensées ne doit nullement être rangée parmi les droits des citoyens, ni parmi
les choses dignes de faveur et de protection. De même, il faut admettre que
l'Eglise, non moins que l'Etat, de sa nature et de plein droit, est une société
parfaite; que les dépositaires du pouvoir ne doivent pas prétendre asservir et
subjuguer l'Eglise, ni diminuer sa liberté d'action dans sa sphère, ni lui
enlever n'importe lequel des droits qui lui ont été conférés par Jésus-Christ.
Dans les questions du droit mixte, il est pleinement conforme à la nature ainsi
qu'aux desseins de Dieu, non de séparer une puissance de l'autre, moins encore
de les mettre en lutte, mais bien d'établir entre elles cette concorde qui est
en harmonie avec les attributs spéciaux que chaque société tient de sa nature.
Telles sont les règles tracées par l'Eglise
catholique relativement à la constitution et au gouvernement des Etats. Ces
principes et ces décrets, si l'on veut en juger sainement, ne réprouvent en soi
aucun des différentes formes de gouvernement, attendu que celles-ci n'ont rien
qui répugne à la doctrine catholique, et que si elles sont appliquées avec
sagesse et justice, elles peuvent toutes garantir la prospérité publique. Bien
plus, on ne réprouve pas en soi que le peuple ait sa part plus ou moins grande au
gouvernement ; cela même, en certains temps et sous certaines lois, peut
devenir non seulement un avantage, mais un devoir pour les citoyens. De plus,
il n'y a pour personne de juste motif d'accuser l'Eglise d'être l'ennemie soit
d'une juste tolérance, soit d'une saine et légitime liberté. En effet, si
l'Eglise juge qu'il n'est pas permis de mettre les divers cultes sur le même
pied légal que la vraie religion, elle ne condamne pas pour cela les chefs
d'Etat qui, en vue d'un bien à atteindre, ou d'un mal à empêcher, tolèrent dans
la pratique que ces divers cultes aient chacun leur place dans l'État. C'est
d'ailleurs la coutume de l'Eglise de veiller avec le plus grand soin à ce que
personne ne soit forcé d'embrasser la foi catholique contre son gré, car, ainsi
que l'observe sagement saint Augustin, l'homme ne peut croire que de plein
gré
[23].
Par la même raison, l'Eglise ne peut
approuver une liberté qui engendre le dégoût des plus sainte lois de Dieu et secoue
l'obéissance qui est due à l'autorité légitime. C'est là plutôt une licence
qu'une liberté, et saint Augustin l'appelle très justement une liberté de
perdition
[24], et l'apôtre saint Pierre un voile de méchanceté
[25].
Bien plus, cette prétendue liberté, étant
opposée à la raison, est une véritable servitude. Celui qui commet le péché
est l'esclave du péché
[26]. Celle-là, au contraire, est la liberté vraie et
désirable qui, dans l'ordre individuel, ne laisse l'homme esclave ni des
erreurs, ni des passions qui sont ses pires tyrans ; et dans l'ordre
public trace de sages règles aux citoyens, facilite largement l'accroissement
du bien-être et préserve de l'arbitraire d'autrui la chose publique. Cette
liberté honnête et digne de l'homme, l'Eglise l'approuve au plus haut point,
et, pour en garantir aux peuples la ferme et intégrale jouissance, elle n'a
jamais cessé de lutter et de combattre.
Oui, en vérité, tout ce qu'il peut y avoir
de salutaire au bien en général dans l'Etat; tout ce qui est utile à protéger
le peuple contre la licence des princes qui ne pourvoient pas à son bien, tout
ce qui empêche les empiétements injustes de l'Etat sur la commune ou la
famille; tout ce qui intéresse l'honneur, la personnalité humaine et la
sauvegarde des droits égaux de chacun, tout cela, l'Eglise catholique en a
toujours pris soit l'initiative, soit le patronage, soit la protection, comme
l'attestent les monuments des âges précédents.
Toujours conséquente avec elle-même, si
d'une part elle repousse une liberté immodérée qui, pour les individus et les
peuples, dégénère en licence ou en servitude, de l'autre elle embrasse de grand
cœur les progrès que chaque jour fait naître, si vraiment ils contribuent à la
prospérité de cette vie, qui est comme un acheminement vers la vie future et
durable à jamais. Ainsi donc, dire que l'Eglise voit de mauvais œil les formes
plus modernes des systèmes politiques et repousse en bloc toutes les
découvertes du génie contemporain, c'est une calomnie vaine et sans fondement.
Sans doute, elle répudie les opinions malsaines, elle réprouve le pernicieux
penchant à la révolte, et tout particulièrement cette prédisposition des
esprits où perce déjà la volonté de s'éloigner de Dieu ; mais comme tout
ce qui est vrai ne peut procéder que de Dieu, en tout ce que les recherches de
l'esprit humain découvrent de vérité, l'Eglise reconnaît comme une trace de
l'intelligence divine ; et comme il n'y a aucune vérité naturelle qui
infirme la foi aux vérités divinement révélées, que beaucoup la confirment, et
que toute découverte de la vérité peut porter à connaître et à louer Dieu
lui-même, l'Eglise accueillera toujours volontiers et avec joie tout ce qui
contribuera à élargir la sphère des sciences; et, ainsi qu'elle l'a toujours
fait pour les autres sciences, elle favorisera et encouragera celles qui ont
pour objet l'étude de la nature. En ce genre d'études, l'Eglise ne s'oppose à
aucune découverte de l'esprit; elle voit sans déplaisir tant de recherches qui
ont pour but l'agrément et le bien-être; et même, ennemie-née de l'inertie et
de la paresse, elle souhaite grandement que l'exercice et la culture fassent
porter au génie de l'homme des fruits abondants. Elle a des encouragements pour
toute espèce d'arts et d'industries, et en dirigeant par sa venu toutes ces
recherches vers un but honnête et salutaire, elle s'applique à empêcher que
l'intelligence et l'industrie de l'homme ne le détournent de Dieu et des biens
célestes.
C'est cette manière d'agir, pourtant si
raisonnable et si sage, qui est discréditée en ce temps où les États, non
seulement refusent de se conformer aux principes de la philosophie chrétienne,
mais paraissent vouloir s'en éloigner chaque jour davantage. Néanmoins, le
propre de la lumière étant de rayonner d'elle-même au loin et de pénétrer peu à
peu les esprits des hommes, mû comme Nous sommes par la conscience des très
hautes et très saintes obligations de la mission apostolique dont Nous sommes
investi envers tous les peuples, Nous proclamons librement, selon Notre devoir,
la vérité non pas que Nous ne renions aucun compte des temps, ou que Nous
estimions devoir proscrire les honnêtes et utiles progrès de Notre âge ;
mais parce que Nous voudrions voir les affaires publiques suivre des voies
moins périlleuses et reposer sur de plus solides fondements, et cela en
laissant intacte la liberté légitime des peuples ; cette liberté dont la
vérité est parmi les hommes la source et la meilleure sauvegarde : La
vérité vous délivrera
[27].
Si donc, dans ces conjonctures difficiles,
les catholiques Nous écoutent, comme c'est leur devoir, ils sauront exactement
quels sont les devoirs de chacun tant en théorie qu'en pratique.
En théorie d'abord, il est nécessaire de
s'en tenir avec une adhésion inébranlable à tout ce que les Pontifes romains
ont enseigné ou enseigneront, et, toutes les fois que les circonstances
l'exigeront, d'en faire profession publique.
Particulièrement en ce qui touche aux
libertés modernes, comme on les appelle, chacun doit s'en tenir au jugement
du Siège Apostolique et se conformer à ses décisions. Il faut prendre garde de
se laisser tromper par la spécieuse honnêteté de ces libertés, et se rappeler
de quelles sources elles émanent et par quel esprit elles se propagent et se
soutiennent. L'expérience a déjà fait suffisamment connaître les résultats
qu'elles ont eus pour la société, et combien les fruits qu'elles ont portés
inspirent à bon droit de regrets aux hommes honnêtes et sages. S'il existe
quelque part, ou si l'on imagine par la pensée, un Etat qui persécute
effrontément et tyranniquement le nom chrétien, et qu'on le confronte au genre
de gouvernement moderne dont Nous parlons, ce dernier pourrait sembler plus
tolérable. Assurément, les principes sur lesquels se base ce dernier sont de
telle nature, ainsi que Nous l'avons dit, qu'en eux-mêmes ils ne doivent être
approuvés par personne.
En pratique, l'action peut s'exercer, soit
dans les affaires privées et domestiques, soit dans les affaires publiques.
Dans l'ordre privé, le premier devoir de chacun est de conformer très exactement
sa vie et ses mœurs aux préceptes de l'Evangile, et de ne pas reculer devant
ce que la vertu chrétienne impose de quelque peu difficile à souffrir et à
endurer. Tous doivent, en outre, aimer l'Eglise comme leur Mère commune, obéir
à ses lois, pourvoir à son honneur, sauvegarder ses droits et prendre soin que
ceux sur lesquels ils exercent quelque autorité la respectent et l'aiment avec
la même piété filiale. Il importe encore au salut public que les catholiques
prêtent sagement leur concours à l'administration des affaires municipales, et
s'appliquent surtout à faire en sorte que l'autorité publique pourvoie à
l'éducation religieuse et morale de la jeunesse, comme il convient à des
chrétiens: de là dépend surtout le salut de la société. Il sera généralement
utile et louable que les catholiques étendent leur action au delà des limites
de ce champ trop restreint et abordent les grandes charges de l'Etat.
Généralement, disons-Nous, car ici Nos conseils s'adressent à toutes les
nations. Du reste, il peut arriver quelque part que, pour les motifs les plus
graves et les plus justes, il ne soit nullement expédient de participer aux
affaires et d'accepter les fonctions de l'Etat.
Mais généralement, comme Nous l'avons dit,
refuser de prendre aucune part aux affaires publiques serait aussi
répréhensible que de n'apporter à l'utilité commune ni soin ni concours ;
d'autant plus que les catholiques, en vertu même de la doctrine qu'ils
professent, sont obligés de remplir ce devoir en toute intégrité et conscience.
D'ailleurs, eux s'abstenant, les rênes du gouvernement passeront sans conteste
aux mains de ceux dont les opinions n'offrent certes pas grand espoir de salut
pour l'Etat. Ce serait, de plus, pernicieux aux intérêts chrétiens, parce que
les ennemis de l'Eglise auraient tout pouvoir et ses défenseurs aucun. Il est
donc évident que les catholiques ont de justes motifs d'aborder la vie
politique; car ils le font et doivent le faire non pour approuver ce qu'il peut
y avoir de blâmable présentement dans les institutions politiques, mais pour
tirer de ces institutions mêmes, autant que faire se peut, le bien public
sincère et vrai, en se proposant d'infuser dans toutes les veines de l'Etat,
comme une sève et un sang réparateur, la vertu et l'influence de la religion catholique.
Ainsi fut-il fait aux premiers âges de
l'Eglise. Rien n'était plus éloigné des maximes et des mœurs de l'Evangile que
les maximes et les mœurs des païens; on voyait toutefois les chrétiens
incorruptibles, en pleine superstition et toujours semblables à eux-mêmes,
entrer courageusement partout où s'ouvrait un accès. D'une fidélité exemplaire
envers les princes et d'une obéissance aux lois de l'Etat aussi parfaite qu'il
leur était permis, ils jetaient de toute part un merveilleux éclat de sainteté;
s'efforçaient d'être utiles à leurs frères et d'attirer les autres à suivre
Notre-Seigneur, disposés cependant à céder la place et à mourir courageusement
s'ils n'avaient pu, sans blesser leur conscience, garder les honneurs, les
magistratures, et les charges militaires.
De la sorte, ils introduisirent rapidement
les institutions chrétiennes non seulement dans les foyers domestiques, mais
dans les camps, la Curie, et jusqu'au palais impérial. " Nous ne
sommes que d'hier et nous remplissons tout ce qui est à vous, vos villes, vos
îles, vos forteresses, vos municipes, vos conciliabules, vos camps eux-mêmes,
les tribus, les décuries, le palais, le sénat, le forum "
[28]. Aussi lorsqu'il fut permis de professer
publiquement l'Evangile, la foi chrétienne apparut dans un grand nombre de
villes, non vagissante encore, mais forte et déjà pleine de vigueur.
Dans les temps où nous sommes, il y a tout
lieu de renouveler ces exemples de nos pères. Avant tout, il est nécessaire que
tous les catholiques dignes de ce nom se déterminent à être et à se montrer les
fils très dévoués de l'Eglise; qu'ils repoussent sans hésiter tout ce qui
serait incompatible avec cette profession; qu'ils se servent des institutions
publiques, autant qu'ils le pourront faire en conscience, au profit de la
vérité et de la justice; qu'ils travaillent à ce que la liberté ne dépasse pas
la limite posée par la loi naturelle et divine; qu'ils prennent à tâche de
ramener toute constitution publique à cette forme chrétienne que Nous avons
proposée pour modèle. Ce n'est pas chose aisée que de déterminer un mode unique
et certain pour réaliser ces données, attendu qu'il doit convenir à des lieux
et à des temps fort disparates entre eux.
Néanmoins, il faut avant tout conserver la
concorde des volontés et tendre à l'uniformité de l'action. On obtiendra
sûrement ce double résultat si chacun prend pour règle de conduite les
prescriptions du Siège Apostolique et l'obéissance aux évêques, que l'Esprit
Saint a établis pour régir l'Eglise de Dieu.
La défense du nom chrétien réclame
impérieusement que l'assentiment aux doctrines enseignées par l'Eglise soit de
la part de tous unanime et constant, et, de ce côté, il faut se garder ou
d'être en quoi que ce soit de connivence avec les fausses opinions, ou de les
combattre plus mollement que ne le comporte la vérité. Pour les choses sur
lesquelles on peut discuter librement, il sera permis de discuter avec
modération et dans le but de rechercher la vérité, mais en mettant de côté les
soupçons injustes et les accusations réciproques. A cette fin, de peur que
l'union des esprits ne soit détruite par de téméraires accusations, voici ce
que tous doivent admettre: la profession intègre de la foi catholique,
absolument incompatible avec les opinions qui se rapprochent du rationalisme,
et du naturalisme, et dont le but capital est de détruire de fond en
comble les institutions chrétiennes et d'établir dans la société l'autorité de
l'homme à la place de celle de Dieu. Il n'est pas permis non plus d'avoir deux
manières de se conduire, l'une en particulier, l'autre en public, de façon à
respecter l'autorité de l'Eglise dans sa vie privée et à la rejeter dans sa vie
publique; ce serait là allier ensemble le bien et le mal et mettre l'homme en
lutte avec lui-même, quand au contraire il doit toujours être conséquent et ne
s'écarter en aucun genre de vie ou d'affaires de la vertu chrétienne.
Mais s'il s'agit de questions purement
politiques, du meilleur genre de gouvernement, tel ou tel système
d'administration civile, des divergences honnêtes sont permises. La justice ne
souffre donc pas que l'on fasse un crime à des hommes dont la piété est
d'ailleurs connue, et l'esprit tout disposé à accepter docilement les décisions
du Saint-Siège, de ce qu'ils sont d'un avis différent sur les points en
question. Ce serait encore une injustice bien plus grande de suspecter leur foi
ou de les accuser de la trahir, ainsi que Nous l'avons regretté plus d'une
fois. Que ce soit là une loi imprescriptible pour les écrivains et surtout pour
les journalistes. Dans une lutte où les plus grands intérêts sont en jeu, il ne
faut laisser aucune place aux dissensions intestines ou à l'esprit ce parti;
mais, dans un accord unanime des esprits et des cœurs, tous doivent poursuivre
le but commun, qui est de sauver les grands intérêts de la religion et de la
société. Si donc, par le passé, quelques dissentiments ont eu lieu, il faut les
ensevelir dans un sincère oubli; si quelque témérité, si quelque injustice a
été commise, quel que soit le coupable, il faut tout réparer par une charité
réciproque et tout racheter par un commun assaut de déférence envers le
Saint-Siège. De la sorte, les catholiques obtiendront deux avantages très
importants: celui d'aider l'Eglise à conserver et à propager la doctrine
chrétienne, et celui de rendre le service le plus signalé à la société, dont le
salut est fortement compromis par les mauvaises doctrines et les mauvaises
passions.
C'est là, Vénérables Frères, ce que Nous
avons cru devoir enseigner à toutes les nations du monde catholique sur la
constitution chrétienne des Etats et les devoirs privés des sujets.
Il Nous reste à implorer par d'ardentes
prières le secours céleste, et à conjurer Dieu de faire lui-même aboutir au
terme désiré tous Nos désirs et tous Nos efforts pour sa gloire et le salut du
genre humain, lui qui peut seul éclairer les esprits et toucher les cœurs des
hommes. Comme gage des bénédictions divines et en témoignage de Notre
paternelle bienveillance, Nous Vous donnons dans la charité du Seigneur,
Vénérables Frères, à Vous, ainsi qu'au clergé et au peuple entier confié à
Votre garde et à Votre vigilance, la Bénédiction Apostolique. Donné à
Rome, près Saint-Pierre, le 1er novembre 1885, la huitième année de Notre
Pontificat.
[1]
Rm 13, 1. [2] Sap., 6, 7. [3] Rm 13, l. [4] Ibid. 5,2. [5] Jn 20, 21. [6] Mt 28, 20. [7] Jn 10, 10. [8] Mc 16, 15. [9] Mt 16, 19. [10] Jn 21, 16-17. [11] Lc 17,32. [12] Mt 28, 18-20. [13] Mt 18, 17. [14] 2 Co 10, 6. [15] Ibid. 13, 10. [16] Ac 5, 29. [17] Rm 13, 1.
[18]
Sacr. Imp. ad Cyrillum Alexand. et Episcopos metrop. - Cfr. Labbeum,
Collect. Conc. T. III. [19] De moribus Eccl., cap. XXX, n. 6 3. [20] Epist. CXXXVIII (al. 5.) ad Marcellinum, cap. II, n. 15. [21] Ep. CCXXXVIII.
[22] Il suffit d'en citer quelques-unes. Prop. XXXIX. - L'Etat, comme origine et source de tous les droits, jouit d'un droit illimité. Prop. LV. - Il faut séparer l'Eglise de l'Etat et l'Etat de l'Eglise.
Prop. LXXIX. - ...
Il est faux que la liberté civile des cultes et la pleine faculté donnée à
chacun de manifester ouvertement et publiquement n'importe quelles opinions ou
pensées, ait pour conséquence de corrompre plus facilement les esprits et les
mœurs et de propager la peste de l'indifférence.
[23]
Tract., XXVI in Joan., n. 2. [24] Epist. CV., ad Donatistas, cap II, n. 9. [25] 1 P2, 16. [26] Jn 8, 34. [27] Jn 7, 32.
[28] Tertull., Apol. n. 37. |