Le martyre de
Margaret Clitherow
à York, le 25 mars 1586
Margaret eut pour père
M. Thomas Middleton, citoyen d'York et fabricant de chandelles,
enterré à l'église Saint-Martin (Coney-Street) le 16 mai 1567. La
mère de Margaret nous est mal connue. De ce ménage Margaret naquit
en 1555 ; elle fut mise à mort en 1586.
Le biographe, John Mush,
était un prêtre séculier, homme de mérite qui eut l'occasion de
donner sa mesure en ramenant la paix parmi les fidèles emprisonnés
pour la foi à Wisbech. Lui-même fut prisonnier et condamné à mort
pour sa foi, mais il mourut dans son lit, en 1617, dans un âge très
avancé.
Margaret était née de
parents protestants. Le testament de son père, daté du 14 décembre
1560, nous apprend qu'elle était la dernière de quatre enfants, deux
fils et deux filles. Après le second mariage de sa mère avec Henry
May, la jeune fille habita chez celui-ci jusqu'au 1er
juillet 1571, date à laquelle elle épousa John Clitherow, marchand
boucher, établi à York, dans le quartier appelé The Shambles.
Clitherow était protestant,
assez riche et considéré par ses concitoyens qui le choisirent à
différentes reprises pour remplir diverses charges : en 1673 il fut
élu « chambellan de la cité ». Margaret, au moment de son mariage,
était protestante, suivait à petit bruit les exercices de la
religion officielle et paraissait surtout préoccupée du soin de son
ménage. Ce fut deux ou trois ans après son mariage que Margaret se
convertit au catholicisme.
La raison déterminante de cette conversion ne nous est pas bien
connue. Le biographe, John Mush, laisse entendre que le spectacle
des souffrances endurées par les catholiques frappa vivement
Margaret ; il semble que l'influence du beau-frère William Clitherow
aura dû contribuer à obtenir ce résultat.
*****
L'année de
l'Incarnation de Notre-Seigneur 1587, la 28e
du règne de la reine Élisabeth, le 10e
jour de mars, après que la bienheureuse martyre fut restée pendant
un an et demi environ dans sa propre maison en liberté sous caution,
le lord Ewers, vice-président, M. Meares, M. Hurleston et M. Checke,
membres du Conseil de la ville d'York, firent savoir à M. Clitherow
qu'il eût à se présenter devant eux dans la matinée. Ils lui
reprochèrent de ne s'être pas conformé à l'ordre qu'il avait reçu de
s'y présenter dès la veille. Il répondit qu'il avait exécuté cet
ordre ; mais les voyant très occupés d'autres affaires, il s'en
était retourné non sans avoir attendu fort longtemps. Après quelques
mots ils lui renouvelèrent l'ordre de venir les trouver après le
dîner ; ce qu'il fit. A cette nouvelle, la martyre, qui connaissait
leurs finesses par expérience, appréhenda tout, et après le départ
de son mari s'en ouvrit au Père arrivé chez elle le matin même. Elle
lui dit : « Le Conseil a convoqué de nouveau mon mari. Plaise à Dieu
que ce ne soit pas une nouvelle perfidie de leur part et que,
l'ayant entre leurs mains, ils n'en profitent pour faire
perquisitionner dans la maison. Ils me cherchent noise et ne
cesseront qu'ils ne m'aient en leur pouvoir. La volonté de Dieu soit
faite ! »
Depuis plus d'une année
déjà Margaret, à l'insu de son mari, avait fait passer son fils aîné
en France pour le faire profiter d'une instruction et d'une
éducation vertueuses, avec l'espoir ardent de le voir élever un jour
au sacerdoce. Le Conseil de la ville d'York avait eu connaissance du
fait quelque temps après, et malgré la fureur qu'y provoqua cette
nouvelle, on remit la vengeance à plus tard. M. Clitherow, qui
connaissait la cruauté féroce des membres du Conseil, n'avait pas
d'autre raison à la répugnance qu'il témoignait de les aller
trouver.
La première fois qu'il
fut mandé, il pensa que c'était pour rendre compte de cette démarche
dont il serait disculpé aisément puisqu'elle avait été faite à son
insu. Il eût fallu toutefois avoir affaire à des gens raisonnables
au lieu qu'ils étaient emportés par la fureur de détruire sans
raison tout ce qui se trouvait devant eux.
Le Conseil tint la
conduite perfide que redoutait la martyre et envoya sur-le-champ le
shériff d'York avec des hérétiques fouiller la maison. Ils
trouvèrent la martyre occupée aux soins du ménage. Le prêtre se
trouvait dans une chambre sise dans la maison du voisin ; plusieurs
personnes s'y trouvaient avec lui. Ayant appris la présence des
shériffs, ils eurent le temps de décamper et de fuir dans une
chambre inférieure de la maison de la martyre. Un maître d'école, M.
Stapleton, récemment évadé du château où il venait de passer sept
années en prison pour la foi catholique, M. Stapleton donnait à ce
moment sa leçon aux enfants de Margaret et à deux ou trois petits
camarades. Tandis qu'il enseignait tranquillement sans songer à ce
qui se passait à l'étage au-dessous, un homme de mauvaise mine,
portant une épée et un bouclier passé au bras, ouvrit la porte de la
chambre et, soupçonnant que ce maître d'école pouvait être un
prêtre, il la referma précipitamment et appela ses compagnons. M.
Stapleton, le prenant pour un ami, ouvrit la porte pour le faire
entrer dans la chambre ; mais, comprenant enfin de quoi il
s'agissait, il la referma et s'enfuit par le passage qui conduisait
de la maison de la martyre à la chambre du Père. Il s'esquiva donc
et échappa aux griffes.
Les shériffs, avides de
saisir une proie, entrèrent en hâte dans la chambre et, ne le
trouvant plus, ressemblèrent à des fous furieux, comme s'ils
venaient de manquer la capture d'un prêtre. Ils emmenèrent tous les
enfants, les domestiques et la martyre. Ils se mirent alors en
devoir de fouiller coffres et bahuts et jusqu'aux moindres recoins
de la maison ; mais, à ce que l'on m'a dit depuis, ils ne trouvèrent
quoi que ce soit. Alors ils enlevèrent ses vêtements à un petit
garçon de dix à douze ans, et quand il fut tout nu ils le menacèrent
de leurs bâtons s'il ne répondait pas à toutes leurs demandes.
L'enfant terrifié céda
et les conduisit à la chambre du prêtre, où il leur révéla une
cachette pour les livres, les vêtements et ustensiles liturgiques
Ils prirent ce butin et y ajoutèrent deux ou trois garnitures de
lits. Les enfants et les domestiques furent tous dirigés vers
diverses prisons. La martyre fut conduite devant le Conseil et le
mit en fureur par la gaieté et la résolution qu'elle montra dans son
attachement à la foi catholique ; spécialement par son entrain
souriant et le dédain qu'elle avait pour leurs menaces et leurs
railleries. Ils la retinrent ainsi que son mari, mais dans des
locaux différents, jusqu'au soir. Vers sept heures la martyre fut
écrouée au château ; une heure plus tard, ce fut au tour de son
mari.
Ce qui se fit de plus
ce jour-là par-devant le Conseil je n'ai encore pu le savoir. La
martyre arriva en prison tellement baignée de sueur qu'elle s'estima
heureuse de pouvoir emprunter toute sorte d'effets afin de changer
cette nuit-là. Le jeune garçon dénonça encore d'autres personnes
qu'il avait vues chez la martyre assistant à la messe ; parmi elles
se trouvait Mrs Anne Tesch, écrouée également le 12 mars, un samedi,
dans le cachot de la martyre, avec qui elle séjourna jusqu'au lundi
suivant, jour d'ouverture des assises d'York.
Pendant ce temps
Margaret Clitherow vécut dans une sévère abstinence et une
continuelle prière. Elle était si gaie et si joyeuse de ce qui lui
arrivait qu'elle venait à dire qu'elle craignait d'offenser Dieu par
là. Le bruit courut en ville que le jeune garçon avait accusé la
martyr de fournir le vivre et le couvert à plusieurs prêtres,
principalement à deux qu'on nommait : M. Francis Ingleby, de Reims,
et M. John Mush, de Rome. On ajoutait que Mistress Clitherow
paierait cher la violation du nouveau statut. Quand on le lui dit,
elle partit d'un éclat de rire et répondit au messager : « Je
voudrais avoir quelque chose de, bon à vous donner pour cette bonne
nouvelle ; tenez, prenez cette figue, car je n'ai rien de meilleur.
» Le petit délateur était né en Flandre d'un père anglais et d'une
mère hollandaise. On l'avait amené de ces pays depuis deux années
environ. La martyre n'obtint qu'une seule fois la permission de
parler à son mari sous la surveillance du geôlier et d'autres
personnes. Désormais elle ne le revit plus, mais leurs amis
tentèrent tout dans ce but. Toujours on posait comme condition que
Margaret ferait telles ou telles choses contre sa conscience.
Le lundi elle attendait
la citation à comparaître devant les juges et se tenait prête pour
le cas où elle serait appelée. Il lui arrivait de dire à sa compagne
Tesch : « Ma soeur, nous sommes si heureuses ensemble que si on ne
nous sépare pas, je crains que nous ne perdions le mérite de la
prison. » Quelques instants avant d'être citée devant les juges.
elle dit : « Je veux, avant de partir, faire rire nos compagnons de
prison de l'autre geôle. » Ils regardaient à leur fenêtre et
pouvaient être 35; on se voyait aisément d'un bâtiment à l'autre.
Elle fit donc avec ses doigts le simulacre d'une potence,
accompagnant le geste d'un franc rire. Après le dîner le geôlier lui
dit qu'il fallait maintenant se présenter aux juges : « Dieu merci,
dit-elle, je suis prête ; quand vous voudrez. »
Le lundi 14 mars, après
le dîner, la martyre fut conduite du château au Common Hall
de York, devant les deux juges, M. Clinch et M. Rhodes, au banc
desquels siégeaient plusieurs autres membres. On donna lecture de
l'acte d'accusation portant :1° que Margaret Clitherow avait donné
le vivre et le couvert à des jésuites et à des prêtres venus de
l'étranger, traîtres à Sa Majesté la reine et à ses lois ; 2° que
Margaret avait ouï la messe, etc. Alors le juge Clinch se leva et
dit : « Margaret Clitherow, qu'avez-vous à répondre? Vous
reconnaissez-vous coupable sur ces chefs ? » Et comme elle allait
parler ils lui ordonnèrent d'enlever son chapeau. Alors elle leur
dit avec douceur d'un air résolu et souriante : « Je ne connais
aucun crime dont j'aie à m'avouer coupable. » — Le juge :
« Si, vous avez logé des jésuites et des prêtres ennemis de Sa
Majesté. » — La martyre : « Je n'ai jamais connu ni logé personne de
ce genre, pas plus que je n'ai nourri quiconque qui fût ennemi de la
reine. Dieu m'en garde. » — Le juge : « Comment voulez-vous
qu'on instruise votre procès ? » — La martyre : « N'ayant commis
aucun crime, je ne vois pas de raison à ce qu'on me fasse mon
procès. » — Le juge : « Vous avez bravé les statuts il faut
en conséquence qu'on instruise votre procès. » Et il lui redemandait
ainsi fréquemment comment elle voulait qu'on instruisît son
procès. — La martyre : « Si vous dites que j'ai commis un
crime et qu'on doit me faire encore procès, je n'en veux pas d'autre
que devant Dieu et vos consciences. » — Le juge : « Non ! il
n'en peut être ainsi, car si nous siégeons ici, c'est pour que
justice soit faite et obéissance rendue à la loi. En conséquence, il
faut que votre procès soit fait par le pays. » La martyre réitéra
son appel à Dieu et à leurs consciences.
Alors on apporta deux
calices et plusieurs images saintes, et par moquerie on revêtit deux
voyous des vêtements sacerdotaux. Ils se mirent alors à gesticuler
et à se démener devant les juges et, tenant des pains d'autel, ils
dirent à La martyre : « Vois les “bon Dieu” en qui tu
crois. » Ils lui demandèrent comment elle trouvait les vêtements
sacerdotaux. La martyre dit : « Je les trouverais très bien s'ils
étaient sur le dos de personnes capables de les porter pour
l'honneur de Dieu, suivant leur destination. »
Le juge Clinch se leva
et lui demanda : « En qui croyez-vous ? — Je crois en Dieu. — En
quel Dieu ? — Je crois en Dieu le Père, en Dieu le Fils et en Dieu
le Saint-Esprit ; en ces trois personnes et en un seul Dieu je crois
pleinement, et aussi que c'est par la passion, la mort et les
mérites du Christ Jésus qu'il faut que je sois sauvée. » — Le
juge : « Vous parlez bien », et il n'ajouta rien de plus.
Quelques moments après, les juges lui dirent : « Margaret Clitherow,
qu'avez-vous encore à dire? Consentez-vous à vous en remettre par
votre procès à Dieu et au pays ? » — La martyre : « Non. » —
Le juge : « Ma bonne dame, songez bien à ce que vous faites;
si vous refusez le jugement par le pays, vous vous rendez coupable
et travaillez à votre propre perte, car nous ne pouvons que vous
appliquer la loi. Vous n'avez rien à redouter de ce mode de
procédure, car, selon moi, le pays ne peut vous déclarer coupable
sur la dénonciation d'un enfant. » La martyre s'obstinait dans son
refus ; ils lui demandèrent si son mari n'était pas dans le secret
de sa conduite relativement aux prêtres qu'elle cachait; elle
répondit : « Dieu sait que je n'ai pas encore amener mon mari à tel
état qu'il fût digne de savoir où était le prêtre et d'y venir
servir Dieu. » — Le juge reprit : « Il nous faut procéder contre
vous en vertu du statut qui vous condamne à une mort cruelle pour
n'avoir pas voulu vous laisser juger. » — La martyre dit : « Que la
volonté de Dieu soit faite. Je pourrai, je pense, souffrir n'importe
quel genre de mort pour une sj bonne cause. » Quelqu'un de
l'assistance, la voyant toujours souriante, dit qu'elle était folle
et possédée par un esprit souriant ! M. Rhodes la tourna en dérision
à propos de sa foi catholique et des prêtres. Les autres conseillers
firent de même et M. Hurleston cria brutalement devant tout le monde
: « Ce n'est pas par religion que vous logez des prêtres, mais par
paillardise, » et il lui jeta d'autres outrages de ce genre d'un ton
furieux. La Cour leva la séance sans prononcer de sentence, et
Margaret fut emmenée du Common Hall parmi une grande troupe
de hallebardiers. Elle souriait toujours et, joyeuse, distribuait de
l'argent des deux côtés de la rue jusque chez M. John Trewe, qui
habitait sur le pont. On l'introduisit dans cette maison et elle y
fut enfermée dans une chambre étroite. Le soir même, tandis que la
martyre priait à genoux, le ministre Wiggington, fameux prédicant
puritain, vint la trouver. Il se mit à l'endoctriner, suivant la
coutume de ces gens-là. La martyre ne lui prêta guère d'attention et
le pria de ne pas la déranger, car, dit-elle, « vos fruits
correspondent à vos paroles. » Il la quitta donc. Elle passa la nuit
dans sa petite chambre avec un nommé Yoward et sa femme, gens de la
secte du ministre et mal disposés envers elle.
Le lendemain, vers huit
heures, la martyre fut ramenée au Common Hall. Quand elle fut
debout à la barre, le juge dit : « Margaret Clitherow, qu'avez-vous
à dire de plus? Hier soir, nous vous avons renvoyée sans jugement,
bien que nous eussions pu en rendre un s'il nous avait plu d'en agir
ainsi. C'était dans l'espoir que vous vous montreriez un peu plus
docile et que vous vous en remettriez au jugement du jury, car il
faut, coûte que coûte, que la loi s'accomplisse. Nous ne voyons
aucune raison sérieuse de votre part de vous y refuser; on n'apporte
contre vous que de faibles témoignages, et le jury prendra votre cas
en considération. »
« De vrai, dit la
martyre, je crois bien que vous n'avez contre moi d'autres témoins
que des enfants à qui avec une pomme ou des verges on peut faire
dire tout ce qu'on souhaite. » — Les juges : « Il est manifeste que
vous aviez des prêtres chez vous, ce qu'on y a découvert le prouve
assez. » — La martyre : « Je ne vois aucun motif qui puisse
m'interdire de recevoir, ma vie durant, de bons prêtres catholiques.
Ils ne viennent que pour servir moi et d'autres. » — MM. Rhodes,
Hurleston et d'autres dirent : « Ce sont tous des traîtres, des
canailles, des imposteurs. » — La martyre : « Dieu vous
pardonne; vous ne parleriez pas d'eux de telle façon si vous les
connaissiez. »— Les juges : « Vous les détesteriez vous-même si vous
saviez comme nous leur trahison, leur perfidie et leur perversité. »
— La martre ; « Je les connais pour des hommes vertueux que Dieu ne
nous envoie que pour le salut de nos âmes. » — Elle gardait toujours
son maintien ferme et modeste. Le juge Clinch dit : « Que
décidez-vous ? Voulez-vous vous en remettre au jury ou non? » —
La martyre : « Je ne vois aucun motif qui m'oblige à prendre ce
parti. Je m'en remets de ma cause à Dieu et à vos consciences.
Faites votre devoir. »
Tous les assistants la
traitaient d'obstinée et de folle, parce qu'elle ne cédait pas ; de
toutes parts on essayait de la persuader de s'en remettre au jury
qui ne pourrait, sur des preuves tellement insignifiantes, la
déclarer coupable. Elle s'y refusait. « Eh bien, dit M. Clinch, il
faut que nous portions la sentence. Il dépend de nous ainsi que du
jury, si vous lui remettez votre procès, de prononcer la grâce ;
autrement la loi doit avoir son cours. »
Le ministre Wiggington
se leva et dit au juge : « Milord, je demande la parole. » Mais le
murmure et le bruit qui se faisaient dans le Hall couvraient le
bruit de sa voix. Il continua de réclamer la parole. M. Clinch
commanda de faire silence et le ministre dit : « Milord, prenez bien
garde à ce que vous faites. Vous siégez ici pour rendre la justice
dans l'affaire de cette dame. Il y va de la vie ou de la mort. Vous
ne devez pas, et les lois de Dieu et les hommes ne vous permettent
pas de la condamner à mort sur le témoignage d'un enfant. Vous ne
pouvez faire rien de semblable sans le témoignage de deux ou trois
hommes de bonne réputation. Ainsi, Milord, regardez-y bien. Cette
affaire tournera mal. » — Le juge dit : a Je me conforme à la loi. —
A quelle loi ? — A la loi de la reine. — C'est possible, mais en
vertu de la loi de Dieu, conclut Wiggington, vous ne pouvez—le
faire. » Et il s'en tint là.
Le juge, désireux de
faire partager par le jury entier l'angoisse de sa propre
conscience, et s'imaginant que si les jurés la déclaraient coupable
ses mains seraient pures du sang versé, reprit une fois de plus : «
Ma bonne dame, je vous en prie, allez au jury, qui n'aura contre
vous que la dénonciation d'un enfant; quoi que disent les jurés,
nous pourrons encore vous prendre en pitié. » La martyre refusa.
M. Rhodes dit : «
Passerons-nous la journée entière à nous occuper de cette mégère
entêtée? Dépêchons-lui son affaire. » — Le juge reprit encore : a Si
vous ne voulez pas vous soumettre au jugement du jury, voici quelle
sera votre sentence. Vous retournerez là d'où vous venez ; on vous
mènera dans les souterrains de la prison et on vous mettra toute
nue. Puis on vous couchera le dos sur le sol et on mettra sur vous
la charge la plus lourde que vous pourrez supporter. Vous demeurerez
trois jours dans cette torture sans boire ni manger qu'un peu de
pain d'orge et de l'eau sale. Le troisième jour, les mains et les
pieds attachés à des pieux, une pierre aiguë sous l'échine, on vous
écrasera. »
La martyre, debout, ne
montra point de crainte, ne changea pas de physionomie et dit avec
douceur : « Si ce jugement est conforme à votre, conscience, je prie
Dieu qu'il vous en fasse un moins rigoureux devant son tribunal ;
mais j'en remercie Dieu du fond du coeur. » — Le juge dit encore : «
J’agis conformément à la loi et vous préviens que telle sera votre
sentence, à m'oins que vous ne vous laissiez juger par le jury.
Réfléchissez-y. Vous avez un mari et des enfants à chérir; ne soyez
pas vous-même la cause de votre perte. — Plût à Dieu, dit la
martyre, que mon mari et mes enfants eussent à souffrir avec moi
pour une pareille cause. » Paroles qui firent répandre le bruit
parmi les hérétiques qu'elle aurait volontiers pendu son mari et ses
enfants si elle l'avait pu faire. Cette sentence une fois prononcée,
le juge dit encore : « Margaret Clitherow, que décidez-vous enfin ?
Voulez-vous vous en remettre au jugement du jury ?
Malgré la sentence
rendue contre vous conformément à la loi, nous voulons vous
témoigner encore de la pitié si vous voulez bien, de votre côté,
vous y prêter en quelque manière. » La martyre, levant les yeux au
ciel, dit joyeusement : « Grâce à Dieu, tout ce que Dieu m'enverra
sera bien venu. Je ne suis pas digne d'une aussi bonne mort que
celle-ci. J'ai mérité la mort pour les péchés que j'ai commis contre
Dieu, mais pour aucune des choses dont on m'accuse. » Le juge
ordonna alors au shériff de s'occuper d'elle, et celui-ci lui lia
les bras avec une corde. La martyre, regardant un de ses bras, puis
l'autre, eut un sourire qui révélait sa joie de porter des liens
pour l'amour du Christ. Ce sourire exaspéra la fureur des juges. Le
shériff, flanqué de hallebardiers, reconduisit Margaret dans la
maison du pont où elle était détenue. Quelques conseillers furent
envoyés épier sa physionomie sur le trajet lorsqu'elle quitta le
Hall; mais elle traversait les rues l'air joyeux, ce qui fit dire :
« Il faut qu'elle ait reçu consolation du Saint-Esprit, » et tous
étaient stupéfaits de la voir si joyeuse. D'autres disaient qu'il en
était autrement, qu'elle était simplement possédée d'un démon de
gaieté et qu'elle recherchait la mort. Elle marchait entre les deux
shériffs et distribuait de l'argent à droite et à gauche pour autant
que ses liens lui permettaient de le faire. A partir de ce moment
personne n'eut la permission de lui parler, si ce n'est les
ministres et les gens autorisés par le Conseil.
Quand M. Clitherow sut
que Mrs Clitherow était condamnée, il parut semblable à un homme qui
a perdu le sens et il pleura avec tant de véhémence qu'il eut un
saignement de nez très abondant. Il dit : « Hélas ! vont-ils tuer ma
femme ? Qu'ils prennent tout ce que j'ai et lui laissent la vie
sauve. C'est la meilleure épouse de toute l'Angleterre et la
meilleure des catholiques aussi. »
Le surlendemain, si
j'ai bonne mémoire, M, Meares vint la voir et Sir Thomas Fairfaix,
ainsi que les autres conseillers, lui posèrent diverses questions à
huis-clos sur lesquelles je n'ai pas de détails certains. Je n'en
sais rien de plus, sinon qu'ils lui demandèrent si elle voulait
aller à l'église avec eux, ne fût-ce que pour ouïr un seul sermon
et, le cas échéant, elle serait graciée. Elle répondit qu'elle le
voulait bien s'ils daignaient la laisser choisir le prédicateur et
lui accorder sauf-conduit pour aller et venir. Ils lui demandèrent
en outre si, en conscience, elle se croyait enceinte. Elle dit
qu'elle ne le savait pas d'une façon certaine et ne voudrait pas
pour tout au monde affirmer en conscience qu'elle l'était ou ne
l'était pas, mais qu'elle croyait plutôt l'être. Ils lui demandèrent
pourquoi elle refusait un sursis temporaire. « Je ne demande aucune
faveur dans cette affaire, dit-elle, faites comme il vous plaira. »
Ils lui demandèrent encore si elle ne connaissait pas Ingleby et
Mush, les deux prêtres traîtres. Elle répondit : « Je n'en connais
pas de tels. — Avez-vous le courage de parler ainsi ! dirent-ils,
prenez garde de mentir. — Je n'accuserai personne; vous me tenez ;
faites de moi ce que vous voudrez. » Je n'ai rien entendu dire de
plus relativement à la visite des conseillers. Cette visite faite,
ils se rendirent chez le juge et lui firent leur rapport.
Les parents et amis de
Mrs Clitherow se donnèrent beaucoup de peine pendant toute la
semaine pour l'amener à se déclarer enceinte, mais elle ne consentit
jamais à l'affirmer. Elle dit qu'elle ne voudrait pas feindre devant
Dieu et devant les hommes, pour cette raison qu'elle ne pouvait dire
ni oui ni non.
Le mercredi, le shériff
d'York alla trouver le juge Clinch et lui demanda que faire de la
prisonnière. « On ne peut l'exécuter, répondit le juge, car, à ce
qu'on m'assure, elle est enceinte. » Rhodes, Meares, Hurleston,
Ckecke et les autres insistèrent énergiquement pour qu'elle fût
exécutée conformément à la sentence et à la loi. M. Rhodes dit :
« Frère Clinch, vous êtes trop compatissant en cette affaire. Si Mrs
Clitherow ne subit le traitement porté par la loi, elle sera cause
de la perte d'un grand nombre. — Si elle est enceinte, dit M.
Clinch, je ne consentirai pas à sa mort. — En ce cas, Milord, dit le
shériff, je vais la faire examiner par des femmes. — C'est superflu,
dit le juge, appelez quatre honnêtes personnes de sa connaissance et
qu'elles vérifient ce qui en est. »
Le jeudi, les quatre
dames vinrent trouver la martyre et rapportèrent au juge qu'elle
était enceinte, autant qu'elles pouvaient en juger et l'inférer de
ses paroles.
Le soir même [ou le
lendemain] M Hurleston, les conseillers et les ministres qui avaient
la soif la plus ardente de son sang vinrent trouver M. Clinch dans
sa chambre et lui dirent : « Milord, cette femme ne peut bénéficier
du privilège que lui vaut sa grossesse, puis-qu'elle a refusé de se
faire juger par le jury et que la sentence de mort a été prononcée.
— Mister Hurleston, dit M. Clinch, Dieu nous préserve de la faire
mourir étant enceinte ! Bien qu'elle soit criminelle, l'enfant
qu'elle porte dans son ventre ne l'est pas. Aussi me donnerait-on
mille livres que je ne consentirais pas à sa mort avant qu'elle ait
été de nouveau examinée. » Hurleston insista et dit : « Elle est la
seule de son espèce dans le nord de l'Angleterre, et si on la laisse
vivre, il y en aura bientôt d'autres pareilles qui n'auront plus lû
crainte de la loi. Ainsi, Milord, réfléchissez et qu'elfe subisse sa
sentence, car je prends sur ma conscience qu'elle n'est pas
enceinte. » Le juge n'y voulait nullement consentir ; mais, croyant
laver ses mains avec Pilate, il s'en remit de tout au Conseil,
demandant aux membres d'en faire à leur gré, et il partit, ordonnant
de surseoir à l'exécution jusqu'au vendredi suivant, 25 mars, fête
de Notre-Dame, et alors d'en faire comme ils jugeraient bon, si,
d'ici là, ils ne recevaient pas contre-ordre de sa part.
Après son jugement, la
martyre se prépara par d'abondantes prières à la mort, craignant de
n'être pas digne de subir une telle mort pour l'amour de Dieu. Ce
fut alors qu'elle fit dire à son père spirituel de prier ardemment
pour elle, car la plus lourde croix qu'elle dit jamais eue à porter
était l'angoisse qu'elle éprouvait d'échapper à la mort.
Le lendemain de sa
condamnation, arrivèrent Bunney, ministre fameux, Pease et Cotterill,
hérétiques arrogants, et d'autres encore qui dirent à Mrs Clitherow
« Le Conseil nous envoie pour conférer avec vous sur trois points et
pour voir si vous vous montrerez traitable ou non. D'abord nous
voulons savoir pourquoi vous refusez le jury conformément à la loi ;
et en cela vous témoignez votre obstination à chercher la mort en
opposition avec la loi de Dieu, par conséquent vous devenez
responsable et coupable de votre propre mort en contraignant la loi
de s'accomplir sur vous à la rigueur, ce qui ne peut s'éviter en
pareil cas, tandis qu'en vous laissant juger suivant une autre
juridiction, vous auriez pu avoir la vie sauve, étant donnée la
faiblesse des preuves [invoquées contre vous]. Cependant c'était une
chose bien connue et prouvée que vous donniez le vivre et le couvert
à des traîtres contrairement aux lois de Sa Majesté. »
La martyre répondit : «
Je suis femme et ignorante des lois civiles. Si j'ai commis un
crime, j'en demande pardon à Dieu et j'ignore si, oui ou non, j'ai
violé ces lois ; mais en conscience je ne les ai pas violées. Quant
aux traîtres, je n'en ai jamais nourri ni logé chez moi. »
En deuxième lieu, les
visiteurs lui demandèrent : « Savez-vous si vous êtes enceinte ou
non, bien que, ajouta le ministre, vous ne puissiez pas bénéficier
[du sursis accordé à] cet état. — Je ne puis dire ni oui ni non,
m'étant déjà trompée d'autres fois en pareille circonstance ; c'est
pourquoi je ne puis vous répondre positivement ; mais j'incline
plutôt à me croire grosse. »
Ils lui demandèrent
enfin : « Pourquoi refusez-vous de venir à notre Eglise quand nous
avons des témoignages si clairs et si solides attestant que la
vérité est de notre côté. » Et à ce propos ils citèrent beaucoup de
textes de l'Ecriture. — « Je ne suis pas de votre Eglise, dit la
martyre, et Dieu me préserve d'en jamais faire partie, car je suis
depuis douze ans la foi catholique, grâce à Dieu. Et si maintenant
j'allais céder à la crainte ou à la faiblesse, tout ce que j'ai fait
jusqu'ici deviendrait inutile. Je préfère la mort. »
M. Pease dit : «
Qu'est-ce que l'Eglise? Vous ne le savez pas! Vous avez été égarée
par des guides aveugles qui vous ont fait croire à des blocs de bois
et à des moellons ainsi qu'à des traditions d'hommes qui
contre-disent la parole de Dieu. Répondez-moi : « Qu'est-ce que
l'Eglise ? » — C'est la société dans laquelle est prêchée la
véritable parole de Dieu laissée par le Christ à ses apôtres et à
leurs successeurs qui distribuent les Sept sacrements. C'est cette
parole que l'Eglise a toujours gardée, qu'ont prêchée les docteurs,
qu'ont attestée ses martyrs et ses confesseurs. C'est là l'Eglise
que je crois véritable. » Jugeant qu'elle alléguait quoi que ce soit
en faveur de l'Eglise de Rome, et comme elle y revenait sans cesse
dans toute sa conversation, ils lui dirent : « Vous vous écartez de
la question. » — Puis Bunney se mit à faire une sorte de discours
solennel et à citer les passages de l'Ecriture, Dieu sait à quelle
intention. La martyre dit : « Je vous prie, ne me fatiguez pas ainsi
; je ne suis pas théologien et ne puis répondre à ces questions
difficiles. Suivant la loi de Sa Majesté, je dois mourir, et bien
que ma chair puisse se révolter, mon esprit le souhaite fort. Je
répète comme je l'ai fait jusqu'à ce moment mon désir de mourir
catholique. Ma cause est celle de Dieu, et c'est un grand réconfort
pour moi de mourir pour sa querelle. La chair est faible, mais j'ai
confiance en mon Seigneur Jésus qu'il me donnera la force de
supporter les souffrances et les tourments 'qu'on m'infligera pour
son amour. »
En troisième lieu vint
Wiggington, le puritain ; à ce qu'on dit, il commença ainsi : «
Mistress Clitherow, j'ai pitié de votre situation. On m'envoie voir
si vous voulez être un peu plus docile. Ne vous perdez pas vous-même
ni votre corps, ni votre âme. Peut-être pensez-vous être martyre ;
vous vous trompez grossièrement. On n'est martyr que d'une façon. Ce
n'est pas le genre de mort, mais la cause de mort qui fait le
martyre. Sons le règne de la reine Mary et sous le règne de la reine
Elisabeth, bien des gens ont été mis à mort pour les deux opinions
opposées. En conséquence ils ne peuvent être martyrs les uns et les
autres ; ainsi, bonne Mistress Clitherow, prenez pitié de vous-même.
Le Christ a fui devant ses persécuteurs ; ses apôtres l'ont imité,
et pourquoi ne chercheriez-vous pas à sauver votre propre vie en
cette circonstance ? — Quant à être martyre, dit-elle, je ne ;suis
pas encore assurée de l'être, puisque je vis encore; mais si je
persévère, je sais vraiment que je serai sauvée. — N'en êtes-vous
pas assurée » ? reprit-il. — « Non certainement, tant que je vivrai,
parce qu'il peut m'arriver de faire des choses mauvaises. — Et de
quelle façon, dit Wiggington, pensez-vous, Mistress Clitherow, que
vous serez sauvée ? — En Vertu de la passion amère et de la mort du
Christ Jésus », dit-elle. — « C'est bien dit, ajouta-t-il, mais vous
croyez beaucoup d'autres choses, telles que images, cérémonies,
sacramentaires, sacrements et choses de ce genre ; ainsi [vous ne
croyez] pas seulement au Christ. — Je crois suivant que l'Eglise
catholique m'enseigne qu'il y a sept sacrements, et dans cette foi
je veux vivre et mourir. Quant à toutes les cérémonies, je crois
qu'elles ont été instituées pour l'honneur de Dieu et de sa gloire,
et pour promouvoir sa gloire et son service. Quant aux images, elles
ne sont que pour nous représenter qu'il y a eu des hommes bons et
vertueux sur la terre qui maintenant jouissent de la gloire dans le
ciel ; elles servent encore à exciter nos intelligences molles et
paresseuses à un surcroît de dévotion quand nous les regardons. Je
n'ai d'autre croyance sur les images. » Wiggington dit : « Il n'y a
pas sept sacrements, mais deux seulement le baptême et la cène.
Quant aux autres, ce ne sont que des cérémonies de bonnes et saintes
choses et partant point des sacrements. — « Tous sont des
sacrements, dit la martyre ; ils ont été institués par le Christ et
ses apôtres et l'Eglise les a tous maintenus depuis lors. — Eh bien,
Mistress Clitherow, dit Wiggington, je suis désolé de ne pouvoir
vous convaincre. » Et il la quitta pour ce jour-là.
Tous les jours qui
suivirent, des ministres ou des parents, tant hommes que femmes,
vinrent la supplier de prendre pitié de son maret de ses enfants.
Mais la martyre leur répondit très courageusement et fermement.
Parmi ces visiteurs se trouva le lord maire. Il essaya de toutes
façons de la décider à, céder sur quelques points, se faisant fort
d'obtenir sa grâce. Il s'était élevé à la haute situation qu'il
occupait dans le monde par son mariage avec la mère de la martyre,
riche veuve morte dans l'été qui précéda le drame. A genoux devant
elle, dit-on, il se livra à de grandes démonstrations de douleur et
d'affliction, essayant par des caresses de l'amener à faire quelque
chose contre sa conscience ; mais elle résista vaillamment.
S'apercevant qu'il n'obtiendrait rien, il lui demanda de lui confier
la tutelle de sa fille. Elle le remercia, refusant son offre
courtoise dans la crainte que l'enfant ne fût infectée de son
hérésie. Le samedi suivant, Bunney revint et commença d'abord par
essayer poliment de la persuader. « Bon Dieu, Mistress Clitherow,
dit-il, voyez votre situation. Vous êtes condamnée à mort et vous
serez exécutée. Faites quelque chose, sinon il vous faudra mourir. »
Et il fit comme un discours mêlé de textes de l'Ecriture. La martyre
souhaita lui donner satisfaction, « car je suis fermement résolue,
dit-elle, en toutes choses qui touchent à ma foi que je fonde sur
Jésus-Christ. Et par lui je crois fermement être sauvée. C'est la
foi qu'il laissa à ses apôtres que ceux-ci transmirent à leurs
successeurs à travers les âges et qu'on enseigne dans toute la
chrétienté. Jésus-Christ promit de rester avec [son Eglise] jusqu'à
la fin du monde et que les portes de l'enfer ne prévaudraient pas
contre elle. Par la grâce de Dieu, je veux vivre et mourir dans
cette foi. Si un ange venait du ciel prêcher une doctrine différente
de celle que nous avons reçue, l'apôtre nous recommande de n'y pas
croire. Donc si je suivais votre doctrine, je désobéirais au
commandement de l'apôtre. A cause de cela, je vous prie de tenir ce
qui précède pour ma réponse ,et de ne plus troubler ma conscience. »
— Benney dit : « Hélas ! Mistress Clitherow, je suis désolé de votre
grand entêtement. Plût à Dieu que vous vissiez le danger de votre
âme. Que Dieu illumine les yeux de votre coeur pour que vous
connaissiez avec quel aveuglement vous avez été séduite par les
jésuites romains et les prêtres, » etc. Voyant qu'il ne pouvait
d'aucune façon triompher d'elle, il commença à s'irriter et l'accusa
de se dérober ; il dit qu'elle n'était plus la même femme
qu'autrefois, mais bien moins pliante. « Je m'étonne, dit la
martyre, que vous m'accusiez de la sorte. M'avez-vous trouvée,
depuis que je suis en prison, dans une disposition différente de
celle où je suis maintenant ? Ne vous ai-je pas toujours répondu que
tout ce que l'Eglise catholique enseigne et croit, je le crois
fermement, moi aussi ? Je ne sacrifie pas un seul article de ma foi,
et j'espère de mon Seigneur Dieu ne faire jamais rien de semblable.
»
Vers le lundi
Wiggington revint et dit : « Mistress Clitherow, je suis revenu une
fois de plus vous voir. Je suis envoyé par le Conseil m'assurer si
vous êtes plus docile que vous ne l'étiez auparavant. Voulez-vous
venir écouter un bon sermon ? autrement je ne sais comment vous
échapperez à la loi. » La martyre ré-pondit : « J'entendrais un
sermon de grand coeur. — C'est fort bien-dit, ma bonne Mistress
Clitherow. — Comprenez-moi, interrompit-elle ; je veux le faire si
je puis avoir un prêtre ou prédicateur catholique ; mais quant à
venir à vos sermons, je ne le ferai jamais. — Si vous voulez venir à
un sermon, je vous procurerai un bon et saint homme de vie et de
doctrine sûres, dussè-je le chercher dans la partie la plus éloignée
de l'Angleterre. » Mistresse Yoward, qui se trouvait là, dit : «
Voici le doyen de Durham, Toby Matthew, un homme pieux et instruit).
Je suis sûre qu'il prendra autant que personne de la peine pour vous
servir. » La martyre répondit : « Je n'aurai jamais le doyen de
Durham ni quelque autre de cette secte. Ma foi est ferme ; je ne
veux pas chercher de nouvelles doctrines. » Wiggington dit : « J'ai
vu un jour le Christ dans une vision et je suis assuré de mon salut.
» La martyre sourit et garda le silence. Alors Wiggington cita des
textes des docteurs pour prouver la vérité de sa doctrine., La
martyre dit : « Si vous vouliez croire les docteurs et les suivre,
nous serions tous deux, vous et moi, d'une même croyance, mais vous
vous en séparez. Je p'ai pas l'instruction qu'il faut pour les lire,
mais je crois que ce qu'ils ont prêché est la vérité. — Eh bien,
Mistress Clitherow, dit-il, je vois que vous vous perdez
volontairement, sans songer à votre mari et à vos enfants ; vous
suivez des guides aveugles. Quelqu'un d'entre eux est-il instruit ?
je serais curieux de le savoir. — Lisez leurs livres et vous le
saurez, » dit la martyre. Après qu'il se fut apitoyé sur elle
quelque temps, il s'en fut et ne revint plus.
Un autre prédicateur
nommé Harwood vint à son tour et entreprit de la persuader de s'en
remettre au jugement du jury, de se soumettre au Conseil et de
confesser qu'elle avait offensé Dieu et Sa Majesté. Elle pourrait
peut-être ainsi obtenir sa grâce. « Je prie Dieu, dit la
martyre, de pouvoir lui être soumise dans mes humbles devoirs et à
mon prince dans toutes les choses temporelles; mais dans l'affaire
dont on m'accuse, j'espère n'avoir offensé Dieu ni la reine. » Le
ministre, suivant son usage, commença à invectiver et à blasphémer
les jésuites et les prêtres, les appelant traîtres à Sa Majesté et
disant qu'elle leur donnait asile et les soutenait. — « Je n'ai
jamais donné asile ni soutenu des traîtres à Sa Majesté, sinon des
gens qui ne lui ont jamais souhaité rien de plus mauvais que pour
leurs propres âmes. »
Diverses personnes la
venaient visiter de temps à autre, disant qu'elle mourrait en
désespérée sans se soucier de son mari ni de ses enfants ; mais
qu'elle semait l'occasion de leur perte et ferait si bien que tout
le peuple se soulèverait contre elle. [On lui remontrait] à quel
point étaient généreuses les lois de la reine et en quelle façon le
Conseil voulait bien s'occuper d'elle et lui témoigner de la
bienveillance, si elle faisait sa soumission, par un sursis qu'il
lui accorderait ; enfin, en l'envoyant, lui, Harwood, conférer avec
elle touchant sa fin. — « Vous m'accusez injustement, dit la
martyre. Je ne meurs pas en désespérée et je ne suis pas la cause
volontaire de ma mort. N'ayant pas été trouvée coupable des crimes
dont on m'a accusée et cependant condamnée à mort, je n'ai pu que me
réjouir, ma cause étant également la querelle de Dieu. Je n'ai pas
craint non plus la teneur de la sentence de mort, mais j'ai eu honte
pour les juges d'avoir dit des mots si malpropres à l'audience,
comme de commander de me mettre toute nue et de m'écraser jusqu'à ce
que mort s'ensuive. Devant des hommes ils auraient pu, je pense,
s'abstenir de ces paroles offensantes pour mon sexe. En ce qui
concerne mon mari, sachez que je l'aime le premier dans ce monde
après Dieu, et que j'ai soin de mes enfants comme une mère en doit
avoir soin. Je crois avoir fait mon devoir envers eux en les élevant
dans la crainte de Dieu, et je pense être maintenant déchargée
d'eux. Pour cette raison je suis prête à les offrir librement à Dieu
qui me les a donnés plutôt que de céder un iota sur ma foi.
« Je confesse que la
mort est terrible et que la chair est faible, et cependant je veux,
avec l'assistance de Dieu, répandre mon sang pour cette fois aussi
volontiers que je donnais mon lait à mes enfants et ne souhaite pas
voir retarder ma mort.
— Vous ne pouvez,
dirent-ils, alléguer aucune raison que vous mourez pour la religion,
mais par désobéissance et parce que vous gardez des traîtres dans
votre maison, contrairement aux lois du royaume. — Je le nie, dit la
martyre ; je n'ai pas gardé de traîtres. Dites ce qu'il vous plaira,
je n'en démords pas. Je déclare que je meurs pour la foi catholique
dans laquelle je fus baptisée. — Vous n'êtes pas, lui dit-on, de
l'opinion de Mr. Hart, qui dit être permis aux femmes qui n'ont pas
d'instruction pour défendre leur cause d'aller à l'église. — Father
Hart n'était pas de votre avis et n'eût pas dit pareille chose, et
l'eût-il dit que je ne l'en aurais pas cru. Mais il répondit à
toutes vos objections, ainsi qu'il est manifeste. — Sachez encore,
dirent-ils, que Mr. Comberford renia le pape et confessa avoir été
mené aveuglément pendant des années. — Ce n'est pas le premier
mensonge que l'on prête aux morts qui ne peuvent répondre ; mais un
tel aveu ne vous vaudrait que peu de crédit. » — Quand ils virent
qu'ils ne pouvaient la persuader ni la faire céder en quoi que ce
soit, ils apportèrent des accusations ridicules contre elle et lui
dirent comment le petit garçon [qui l'avait dénoncée] avait avoué
avoir péché avec des prêtres, et que les prêtres et elle faisaient
bonne chère pendant qu'elle servait à son mari du pain, du beurre et
un hareng saur. Cela la fit sourire. Elle dit : « Dieu volis
pardonne ces histoires inventées [à plaisir] ! Quant au petit garçon
et à ce qu'il a dit, je vous assure qu'il en dirait autant pour une
livre de figues. » Ils la poussèrent à avouer qu'elle avait offensé
son mari. — « Si j'ai offensé mon mari en quoi que ce soit en dehors
des choses de la conscience, j'en demande pardon à Dieu et à lui. »
Cependant ils continuaient de la pousser à avouer quelques fautes
contre lui pour médire d'elle ensuite. — « Je pense, dit la martyre,
que mon mari ne m'accuse pas de l'avoir offensé en n'importe quel
temps, à moins que ce ne soit dans tees petites affaires qui
surviennent couramment entre mari et femme, et je vous en supplie,
dit-elle, laissez-moi lui parler avant de mourir. » Ils lui dirent
qu'elle n'en ferait rien, à moins de céder sur quelque point. — «
Que la volonté de Dieu soit faite, dit la martyre, car je
n'offenserai pas Dieu et ma conscience pour lui parler. »
Ne pouvant triompher
d'elle sur aucun point, ils se mirent à contredire toutes ses
paroles, à contrecarrer toutes ses actions ; mais ils ne purent lui
faire commettre une seule impatience à troubler sa paix et sa
contenance.
Deux jours avant le
martyre, les shériffs d'York vinrent lui dire le moment fixé pour
son exécution. La martyre remercia Dieu et les pria d'aller au lieu
où elle souffrirait pendant la moitié d'un jour ou d'une nuit à
l'avance, et d'y demeurer tout ce temps jusqu'à l'instant de sa mort
; ils le lui refusèrent.
Les shériffs partis, la
martyre dit à une de ses amies : « Les shériffs disent que je
mourrai vendredi prochain, et voilà que je sens la faiblesse de ma
chair qui se trouble à cette nouvelle, quoique mon esprit se
réjouisse beaucoup. Pour l'amour de Dieu, priez pour moi et demandez
à toutes les bonnes gens de faire de même. » S'agenouillant, elle
fit une rapide prière, et la crainte et l'horreur de la mort
disparurent bientôt, ainsi qu'elle le dit elle-même.
Dans ses paroles, sa
contenance et sa conduite, elle ne se montra jamais triste et
chagrine ou craintive à part cette unique fois. N'attendant et
n'espérant pas le pardon malgré le long sursis apporté à l'exécution
et tant de paroles prononcées, son esprit demeurait fixé sur lâ.
pensée de sa fin. Elle sollicitait instamment des prières pour sa
persévérance et sa vaillance spirituelle, afin de vaincre dans ces
combats et de quitter joyeusement ce monde pour la gloire de Dieu et
l'honneur de l'Eglise catholique.
Six jours avant
l'exécution, son mari fut mis en liberté et obligé par le conseil de
sortir de la ville pour cinq jours, ce qui fit comprendre à la
martyre qu'on allait enfin boire son sang. Depuis son premier séjour
dans la prison de l'Ousebridge, elle quitta sa chemise et n'en porta
plus désormais pendant les jours qui lui restaient à vivre. Sa
nourriture se composait d'une soupe à l'eau, de pain de seigle et de
bière faible qu'elle ne prenait qu'une seule fois le jour et en
petite quantité. Depuis le jour où les shériffs l'avertirent du
moment exact de sa mort (ce qui eut lieu le mardi soir), elle ne
prit aucune nourriture.
Etant dans sa chambre
avec Yoward et la femme de celui-ci, la nuit qui précéda sa mort,
elle dit à la femme de Yoward : « Je serais bien contente si une
servante me tenait compagnie cette nuit, non par crainte de la mort,
qui m'est un sujet de consolation, mais la chair est faible.» Mrs,,
Yoward dit : « Hélas, Mistress Clitherow, le geôlier est parti, la
porte est verrouillée et on ne peut avoir personne. » Alors la
susdite femme de Yoward, prête à aller se coucher, rattacha ses
habits et, s'asseyant à côté de la martyre, demeura au moins jusqu'à
minuit; après quoi elle alla se mettre au lit. Quand l'horloge sonna
minuit, elle vit la martyre agenouillée se lever, enlever tous ses
vêtements et revêtir une chemise de lin semblable à une aube qu'elle
avait cousue de ses propres mains trois jours auparavant en vue de
son martyre. Elle s'agenouilla de nouveau, sans rien sur elle que
cette chemise. De minuit à trois heures elle se leva et s'approcha
du feu. Là, elle se coucha tout de son long sur les pierres pendant
un quart d'heure. Après cela elle se leva et alla se coucher. Elle
se couvrit de ses vêtements et demeura ainsi jusqu'à six heures du
matin. Elle se leva, s'habilla, et se prépara à l'arrivée du shériff.
Elle souhaitait que
Mrs. Yoward assistât à sa mort avec quelques bons catholiques, pour
lui faire ressouvenir de Dieu pendant sa dernière agonie et
l'angoisse de sa mort. Mrs. Yoward dit qu'elle ne voulait aucunement
voir une mort si atroce pour toute la ville d'York. « Mais,
ajouta-t-elle, je vous amènerai quelques amis pour jeter sur vous
des poids très lourds, afin que vous soyez délivrée le plus tôt
possible. — Non, non, Mistress Yoward, dit la martyre, non pas; Dieu
me garde de permettre sciemment à qui que ce soit de tremper dans ma
mort. »
Vers huit heures, les
shériffs se présentèrent ; elle était prête et les attendait, ayant
relevé son abondante chevelure avec un pauvre ruban neuf et portant
sur le bras sa nouvelle chemise de lin ainsi que des cordes qu'elle
avait préparées pour qu'on lui liât les mains. Elle alla joyeusement
à ses noces, suivant sa propre expression. Distribuant des aumônes
dans la rue qui était si encombrée de monde qu'elle pouvait à
grand'peine avancer, elle alla, jambes et pieds nus, sa robe
flottant autour d'elle. Faweet, le shériff, se hâta et dit : «
Venez, Mistress Clitherow. » La martyre répondit d'un ton jovial : «
Mon bon Master shériff, laissez-moi distribuer mes pauvres aumônes
avant; que je m'en aille, car il ne me reste plus que peu de temps.
» Tous s'émerveillèrent de sa joyeuse contenance.
Le lieu de l'exécution
était le Tollbooth, séparé de la prison par six ou sept gardes . Se
trouvaient présents au martyre : les deux shériffs d'York, Faweet et
Gibson, Frost, ministre, Fox, parent de Mr. Cheeke, avec plusieurs
de ses hommes et quatre sergents qui avaient gagé quelques mendiants
pour exécuter le meurtre, trois ou quatre hommes et quatre femmes.
La martyre, pénétrant
dans le Tollbooth, s'agenouilla et pria à voix basse. Les bourreaux
lui demandèrent de prier avec eux et ils voulurent prier avec elle.
La martyre refusa et dit : « Je ne prierai pas avec vous et vous ne
prierez pas avec moi. Je ne veux pas dire Amen à vos prières et je
ne veux pas que vous le disiez aux miennes. »
Ils voulurent alors
qu'elle priât pour la reine. La martyre commença dans cet ordre :
D'abord, de manière que
tous pussent l'entendre, elle pria pour l'Eglise catholique, puis
pour la sainteté du pape, les cardinaux et les autres pères qui ont
charge d'âmes, et puis pour tous les princes chrétiens. A ce point
les bourreaux l'interrompirent, ne voulant pas qu'elle logeât Sa
Majesté parmi cette compagnie.
Cependant la martyre
continua dans cet ordre : « et spécialement pour Elisabeth, reine
d'Angleterre, afin que Dieu la convertisse à la foi catholique, et
qu'après cette vie mortelle elle obtienne les joies bienheureuses du
ciel. Car, dit-elle, je souhaite autant de bien à l'âme de Sa
Majesté qu'à la mienne. »
Shériff Gibson, saisi
d'horreur de cette scène cruelle, se tenait à la porte pleurant.
Alors shériff Faweet dit : « Mistress Clitherow, il faut vous
rappeler et confesser que vous mourez pour trahison. » — La martyre
répondit : « Non, non ! Master shériff, je meurs pour l'amour de mon
Seigneur Jésus. » Elle dit ces derniers mots d'une voix forte. Alors
Faweet lui commanda de se déshabiller. « Car vous devez mourir toute
nue, dit-il, comme la sentence a été rendue et portée contre vous. »
La martyre et les autres femmes l'implorèrent à genoux qu'elle pût
mourir en chemise et que, pour l'honneur de son sexe, ils ne la
vissent pas nue; mais cela ne fut pas accordé. Alors elle demanda
que des femmes pussent la déshabiller et qu'ils détournassent leurs
visages pendant ce temps.
Les femmes lui ôtèrent
ses habits et lui passèrent la longue robe de lin. Alors elle se
coucha très tranquillement par terre, le visage couvert d'un
mouchoir, la robe de lin placée sur elle aussi loin qu'elle pouvait
arriver ; tout le reste de son corps était nu. La porte fut mise sur
elle ; elle joignit ses mains vers son visage. Alors le shériff dit
: « Non, il faut que vos mains soient liées. » La martyre étendit
ses mains toujours jointes par-dessous la porte. Les deux sergents
les séparèrent, et avec les cordes de fil qu'elle avait préparées
dans ce but les lièrent à deux poteaux, de sorte que son corps et
ses bras firent une croix parfaite. Alors ils voulurent de nouveau
qu'elle demandât pardon à Sa Majesté et qu'elle priât pour elle. La
martyre répondit qu'elle avait prié pour elle. Ils voulurent aussi
qu'elle demandât pardon à son mari. La martyre dit : « Si jamais je
l'ai offensé, sauf lorsqu'il s'agissait de ma conscience, je lui
demande pardon. »
Après cela ils mirent
des poids sur elle : dès qu'elle les sentit elle dit : « Jésus,
Jésus, Jésus, ayez pitié de moi ! » Ce furent les dernières paroles
qu'on lui entendit dire.
Elle mit un quart
d'heure à mourir. Une pierre aiguë aussi grande qu'un poing d'homme
fut placée sous son dos ; sur elle on mit environ sept ou huit cents
poids au moins.
Ce poids, brisant les
côtes, les fit éclater à travers la peau. Ainsi cette gracieuse
martyre triompha très victorieusement de tous ses ennemis, passant
de cette vie mortelle avec un triomphe merveilleux à la cité
paisible de Dieu, pour y recevoir une couronne méritée de joie et
d'immortalité sans fin .
Ceci eut lieu à neuf
heures : elle demeura dans la prison jusqu'à trois heures de
l'après-midi. Avant sa mort elle envoya son chapeau à son mari en
signe du tendre respect qu'elle lui devait comme à son chef. Elle
envoya ses bas et ses souliers à sa fille aînée, Anne, qui avait
environ douze ans, pour lui faire voir qu'elle devait servir Dieu et
la suivre dans ses traces de vertu.
La petite fille fut
d'abord mise en prison, parce qu'elle ne voulait pas trahir sa mère,
et là on la maltraita beaucoup, en général parce qu'elle ne voulait
pas aller à l'église ; mais lorsque sa mère fut martyrisée, les
hérétiques vinrent lui dire, qu'à moins qu'elle allât à l'église
pour entendre un sermon, sa mère serait mise à mort. L'enfant,
pensant par là sauver la vie de sa mère, alla à un sermon et ainsi
on la trompa.
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