1. — Alors que la
prudence et l'habileté séculaires du gouvernement de ses nobles rois
et princes avaient illustré notre beau royaume d'Angleterre, que la
foi chrétienne, l'influence, la puissance, l'abondance, la gloire,
les richesses y florissaient, en même temps il se leva des hommes
qui préféraient les gloires de l'ancienne Grèce à celles de la
patrie, des hommes qui cherchaient leurs propres intérêts plutôt que
ceux de la justice et de l'honneur du royaume ; qui ne savaient pas
que la vertu mieux que le vice fait la force et le bonheur des États
dont la sécurité est assurée par l'obéissance à la voix de leur Dieu
; préférant d'ailleurs la jouissance des choses caduques à la
crainte de Dieu, ces hommes avaient lâché les rênes au luxe et à la
débauche. C'est pourquoi, abandonnés de Dieu, ils en vinrent à ce
point de folie, d'obstination et d'aveuglement que pour le malheur
du royaume, sinon pour sa complète destruction, ils osèrent se
permettre des choses auxquelles le chrétien ne doit même point
penser. La relation présente en fera connaître quelques-uns. Plût à
Dieu que la détresse et la souffrance de notre royaume ou plutôt les
vices qui nous ont conduits à ce misérable état ouvrent les yeux des
princes et des États et leur fassent comprendre qu'ils ne désirent
pas commettre de pareils actes s'ils ne veulent pas subir les mêmes
châtiments. Car, témoin la sainte Ecriture, les vices rendent les
peuples malheureux et leur incrédulité attire sur eux la colère
divine.
2. — Voici donc ce qui
arriva à notre royaume d'Angleterre. Tant que le roi Henri VIII
vécut dans la crainte de Dieu, l'obéissance à la discipline de
l'Eglise, son gouvernement fut prospère; il était renommé, agréable,
aimé, fort et redouté. Mais ce qui arriva à Sodome et Salomon prouve
que trop de richesses, de prospérité et de loisirs sont, quand on en
mésuse, une cause de crimes; il connut cette abondance quelques
années avant sa mort, et bien loin de les consacrer à témoigner à
Dieu sa reconnaissance et en implorer la miséricorde pour ses fautes
passées, il s'éprit d'un violent amour pour une femme, Anne Boleyn.
Il en était tellement
épris qu'il oublia totalement les intérêts de son gouvernement, de
son royaume et l'extirpation du fléau de l'hérésie qui à ce moment
pullulait dans diverses parties de ses États. Il admit dans son
conseil des gens que rien n'avait préparés ni aux affaires tant
politiques que militaires ni à l'administration de l'État, et c'est
à de pareils agents qu'il confia les intérêts de son royaume ; alors
que ces misérables n'avaient pas d'autre souci que d'agrandir
démesurément leur fortune personnelle.
Anne d'ailleurs, fourbe
et rusée, demandait et acceptait volontiers leur concours. Elle
refusait toutefois, mais de bouche seulement, d'acquiescer aux
désirs du roi, non pas qu'elle fût chaste ou pudique, car, au dire
général, elle était très débauchée et la cour tout entière la tenait
pour une courtisane avérée ; mais par ambition, afin d'arriver à
partager la couronne et le trône. C'est pour atteindre plus sûrement
ce but qu'elle refusa d'une part de se livrer au roi afin d'exciter
davantage sa passion, et que de l'autre elle captait les bonnes
grâces de ces gens perdus qui pouvaient conseiller le roi suivant
ses désirs.
3. — Tandis que le roi
se voyait ainsi repoussé, quelques-uns de ses parasites lui
persuadèrent qu'il vivait dans l'état d'adultère, puisqu'il vivait
avec la femme de feu son frère, ce qui, prétendaient-ils, était
prohibé par les saintes Écritures. En effet, le roi avait épousé la
très sainte dame Catherine, fille, etc. (sic) et tante du
très victorieux seigneur l'empereur Charles-Quint, tout d'abord
mariée au frère aîné de notre roi Henri, mort d'ailleurs avant la
consommation de leur mariage. Comme c'était un fait hors de doute,
du consentement du saint Pontife et de tout le royaume, Henri
l'épousa ; de ce mariage naquit la Sérénissime et très pieuse dame
Marie qui fut donnée en mariage au catholique prince et roi
Philippe, fils dudit Charles-Quint ; mais le roi Henri, comme s'il
eût trouvé un excellent moyen de satisfaire sa méchanceté et sa
luxure, s'appliqua à faire déclarer nul son premier mariage afin
d'en contracter un nouveau avec Anne. - Cela fait, voulant complaire
à sa seconde femme, l'an 1534 suivant le calendrier romain, la 25e
de son avènement au trône, et sous le pontificat du pape Clément
VII, il décréta que tous ses sujets âgés de 21 ans et au-dessus, de
tout état et de toute condition„ approuveraient et affirmeraient par
serment que ses secondes noces avec Anne Boleyn étaient légitimes,
et que les enfants nés ou à naître de cette union seraient acceptés
et obéis comme héritiers légitimes. Cependant Catherine sa première
femme n'était pas morte, elle devait même vivre deux ans après ces
noces adultères, et dans cet intervalle naquit Elizabeth, notre
reine actuelle.
4. — Cependant que le
conseil royal s'occupait de faire exécuter cette loi, il y avait un
peu partout dans le royaume des prodiges et des présages qui
paraissaient pronostiquer des calamités et des fléaux, et dans
certains il y avait comme une désignation spéciale de la Chartreuse
de Londres.
En 1533, pendant
plusieurs nuits, parut dans tout le royaume une comète effrayante
dont l'éclat et le scintillement extraordinaires remplissaient
d'épouvante tous ceux qui la voyaient. Cette comète étendait ses
rayons et semblait frapper le campanile de la Chartreuse de Londres
d'une façon tellement évidente qu'il ne pouvait y avoir d'erreur
pour ceux qui en étaient témoins. Cette même année, on vit un globe
sanglant suspendu dans les airs. A cette même époque on vit deux
armées de mouches innombrables qui alternativement couvraient en
quelque sorte notre maison, s'arrêtant longtemps sur l'église et nos
cellules ; l'une de ces deux armées était formée de mouches noires
et difformes semblables à celles qui naissent sur le fumier, tandis
que celles de la seconde armée étaient longues et de couleurs
diverses comme celles que nous voyons voltiger parmi les roseaux.
5. — Vers cette même
époque il arriva le fait étonnant que voici : le vénérable Père
Prieur de la Chartreuse de Londres, dont nous parlerons plus loin,
était visiteur de la province d'Angleterre, et il faisait la visite
du monastère du Mont de Grâce au nord du royaume, pas bien loin
d'York. La longueur du voyage l'avait obligé à enlever ses vêtements
pour les faire laver ; or tandis que les serviteurs les étendaient
en même temps que ceux d'un autre visiteur pour les faire sécher, de
grands corbeaux noirs volèrent sur ceux de notre père qu'ils
arrachèrent des perches auxquelles on les avait suspendus et les
déchiquetèrent ; sans nul doute cela présageait et marquait comment
il serait déchiré lui-même par les noirs ministres du démon. Ces
prodiges et bien d'autres encore furent bien propres à nous remplir
de crainte et à nous faire voir l'imminence de quelque grande
tribulation. Ces malheurs du reste nous avaient déjà été annoncés
bien des années auparavant par ceux de nos pères que nous regardions
comme des saints. Mais toujours, comme les enfants d'Israël, nous
pensions que ces visions n'arriveraient que bien plus tard et que
c'étaient des prophéties à longue échéance. — Pourtant quand nous
vîmes ces choses se succéder ainsi une à une, nous commençâmes à
craindre qu'elles ne se réalisassent de notre vivant et nous
implorâmes le Seigneur très clément de nous être propice et de tout
faire tourner à notre avantage.
6. — Ces faits s'étant
ainsi passés, et les ordres sévères d'un roi cruel étant exécutés
par des serviteurs encore plus cruels, notre tour d'épreuve arriva.
Les commissaires royaux, pour accomplir l'édit de leur maître,
vinrent en effet à notre maison, nommée la maison de la Salutation
de la B. V. Marie, de l'ordre des Chartreux, non loin de Londres.
Et tout d'abord ils
mandèrent secrètement John Houghton,
notre vénérable Père et prieur de la maison, lui demandant, à lui et
à tous ceux qui étaient soumis à son autorité, de reconnaître la
légitimité de la répudiation de la première épouse et celle en même
temps du second mariage. A ces mots, il répondit que ni lui ni les
siens ne se mêlaient des affaires du roi, et qu'ils n'avaient pas à
s'occuper de la personne que le roi voulait répudier, pas plus que
de celle qu'il voulait prendre pour femme.
Mécontents de cette
réponse, ils exigèrent que franchement et sans retard, le couvent
convoqué, tous affirmassent par serment que le premier mariage était
illicite, légitime le second.
Mais lui répondait
qu'il ne comprenait pas comment un premier mariage célébré selon les
rites de l'Église et qui avait duré tant d'années pouvait être
annulé. Cette réponse les mit en fureur et ils ordonnèrent de
l'enfermer immédiatement dans la Tour de Londres en même temps que
le père Humfroid Middlemore,
alors procureur de la maison et qui, questionné à son tour, avait
fait la même réponse.
Ils y furent détenus un
mois durant. Entre temps, quelques hommes honnêtes et dévoués leur
persuadèrent que ce n'était pas une question de foi qu'il fallait
défendre jusqu'à la mort. Ces conseils les décidèrent à accepter ce
qu'exigeaient les envoyés du roi. Élargis aussitôt, ils revinrent
chez nous où nous les reçûmes avec grande joie. Toutefois comme,
après le retour de notre père, il y eut une consultation entre
conventuels au sujet de cette question, avant que les commissaires
reparussent, et comme on ne savait à quel parti s'arrêter, le pieux
Père nous dit : « Vénérables pères et frères, acquiesçons, je
vous en prie, cette fois, aux envoyés royaux, et sans offenser Dieu,
ce que j'espère, vivons un peu ensemble, car ce n'est pas la fin.
Tout cela ne finira point ainsi. La nuit même où le procureur notre
frère et moi nous avons été élargis, il m'a été révélé pendant mon
sommeil que la prochaine fois je ne m'en tirerais pas à si bon
compte, car dans peu de jours je serai derechef conduit en prison et
j'y finirai mes jours. On nous proposera quelque chose au sujet de
laquelle il ne pourra y avoir ni hésitation ni ambiguïté ».
Sur ces entrefaites,
les mêmes commissaires vinrent de la part du roi pour exiger le même
serment de la part de tous les conventuels et conduire en prison
ceux qui le refuseraient : deux fois ils partirent sans avoir rien
obtenu, car d'une commune voix nous nous refusâmes à leur donner
satisfaction, leurs menaces n'ayant sur nous aucun effet. Une
troisième fois ils se présentèrent accompagnés des gouverneurs de la
ville et leurs satellites. Considérant alors que nous ne pouvions
plus échapper, nous nous décidâmes à suivre les conseils dévoués et
salutaires de notre prieur John Houghton, et nous prêtâmes tous le
serment exigé par le roi, le 25e jour de mai 1534, la 4e
année du priorat de notre Père.
7. — Nous pensions
alors que notre obéissance aux ordres du roi nous avait rendu notre
liberté et que dorénavant nous pourrions vivre tranquilles. Mais
nous éprouvâmes la vérité de cette parole du prophète : « Ne vous
fiez pas aux princes, en eux il n'y pas de sécurité ». En effet,
vers la fin de la même année 1534, il fut décidé par le roi et ses
conseillers, dans un acte célèbre du Parlement, que dorénavant, le
Saint-Père ne voulant pas consentir au divorce et approuver le
second mariage, tous les sujets ne devaient plus reconnaître
l'autorité papale ou toute autre étrangère au royaume, mais tenir le
roi lui-même pour chef de l'Eglise d'Angleterre, tant au spirituel
qu'au temporel, et s'y engager par serment ; ceux qui le
refuseraient seraient poursuivis pour crime de lèse-majesté. Cette
ordonnance ayant été publiée dans tout le royaume, notre vénérable
Père Prieur John Houghton réunit le couvent et lui fit part du
nouveau décret. — A cette nouvelle nous fûmes tous consternés,
d'abondantes larmes coulèrent de nos yeux et d'une commune voix :
« Mourons tous dans la simplicité de notre cœur ; le ciel et la
terre rendront témoignage que nous périssons injustement ».
Notre Père nous répondit avec tristesse : « Oui, qu'il en soit
ainsi, que la même mort rende à la vie ceux qu'une même vie a
réservés pour la mort, afin que je puisse paraître devant Dieu
entouré de mon troupeau. Ne croyons pas cependant qu'ils nous feront
à tous un si grand bien et à eux-mêmes un si grand mal ; je crois
plutôt qu'ils feront d'abord mourir les officiers, les plus âgés et
moi-même, laissant libres les plus jeunes. Néanmoins qu'en tout
s'accomplisse la volonté divine ; mais pour ne pas être pris à
l'improviste par le Seigneur quand il viendra frapper à la porte,
préparons-nous comme si nous devions mourir sur l'heure. Les coups
que l'on attend sont moins sensibles ». Alors il donne à tous la
permission de se choisir un confesseur parmi nous afin de lui faire
une confession générale et recevoir l'indulgence plénière de notre
ordre. Puis, « comme nous péchons tous en bien des points et que
nous nous devons tous quelque chose ; que, d'autre part, ni la vie,
ni la mort, ni rien au monde n'a de valeur sans la charité, nous
nous réconcilierons publiquement, ensuite nous célébrerons le messe
du Saint-Esprit pour obtenir la grâce que son bon plaisir
s'accomplisse en nous ».
8. — Le jour de la
réconciliation venu, notre Père Prieur nous fit un sermon très
touchant sur la charité, la patience et la confiance inébranlable
dans le Seigneur qui n'abandonne jamais ceux qui espèrent en lui, et
il conclut en ces termes : « Il nous vaut mieux d'être couverts
ici-bas de confusion et de subir une peine passagère pour nos
péchés, que de l'être dans l'autre monde en face de Dieu, des anges
et des saints, et d'être réservés pour les châtiments éternels. Il
ajouta : « Pères et frères très chers, ce que je vais faire,
faites-le à votre tours ». A ces mots, il se lève, s'approche du
plus ancien assis à ses côtés et, s'agenouillant devant lui, il lui
demande humblement pardon de tous les torts qu'il pouvait lui avoir
faits en paroles ou en actions. La même prière lui fut adressée par
l'ancien. Le Père Prieur répéta la même démarche pour chacun
jusqu'au dernier frère convers et versant d'abondantes larmes. Tout
le monde l'imita et chacun se demandait pardon et remise. Quelle
tristesse ! Que de larmes en ce moment ! Vraiment dans Rama on
entendit une voix, beaucoup de cris de lamentations. A partir de ce
jour, il suffisait de regarder notre saint Père Prieur pour lire sur
son visage, qui jusque-là ne s'était jamais laissé altérer par les
événements, quel grand chagrin, quelle immense douleur, avaient
atteint le fond de son âme. Le changement de son visage et de son
teint déclarait la souffrance intime de son cœur ; toute sa personne
était comme enveloppée de tristesse, et les soubresauts de son corps
trahissaient malgré lui ses chagrins intérieurs.
9. — Le jour venu où
l'on devait célébrer la messe conventuelle du Saint-Esprit, notre
Père Prieur lui-même se prépara très dévotement à offrir le saint
sacrifice pendant lequel le Dieu très clément daigna visiter ses
serviteurs. — En effet, à peine l'élévation était finie que tout le
monde entendit comme un léger bruissement pareil à celui que produit
un vent très doux ; il résonnait un peu plus fort à l'extérieur,
mais bien davantage dans notre intérieur ; les oreilles de notre
cœur le percevaient plus distinctement que celles de notre corps. A
cette touche divine, le Père Prieur lui-même se sentit tellement
rempli de douceur céleste qu'il fondit en larmes et que pendant de
longs instants il lui fut impossible de continuer la messe. Et cet
effet de la clémence divine fut ressenti de tous, même des frères
convers qui se tenaient dans différents endroits de l'église. Dès la
réunion qui suivit, une discussion pleine de piété et d'humilité
s'engagea entre le Père et les enfants, le premier attribuant cette
grâce à la dévotion de ses fils et ceux-ci à la sainteté de leur
Père, qui vraiment était un saint doué de toutes les grâces, de
toutes les vertus. Combien instante fut, à partir de ce jour, la
prière de notre communauté afin que Dieu daignât arranger toutes
choses pour sa gloire et le salut de nos âmes, je n'essaierai pas
même de le dire.
10. — Sur ces
entrefaites, arriva chez nous le vénérable P.
Robert Lawrence, Prieur de la
Chartreuse de Bellavallis (Bellevallée), profès de notre monastère,
religieux accompli et de grande piété ; deux jours après arriva
également chez nous, conduit par les affaires de sa maison, le
vénérable P. Augustin Webster, profès du couvent de Shène et Prieur
du monastère de la Visitation de la bienheureuse Vierge Marie près
d'Anxiolme. C'était un homme de vertus vigoureuses. Quand ils
apprirent nos angoisses et les périls auxquels nous étions exposés,
de concert avec notre Père Prieur John Houghton, ils résolurent
d'aller ensemble trouver le vicaire du Royaume Thomas Cromwell pour
calmer par son entremise la colère du roi très allumée contre nous
parce qu'il avait appris que nous ne voulions pas nous soumettre à
son décret, et aussi pour tenter de s'affranchir, eux et leurs
subordonnés, de ce décret. L'ayant abordé, ils lui exposèrent bien
humblement leurs désirs et leurs supplications. Mais celui-ci, fort
indigné, refusa d'y condescendre, leur ordonna de rentrer chez nous
pour revenir le trouver le lendemain ; en attendant, ils se
consulteraient sur la réponse qu'ils pourraient lui donner au sujet
de cette affaire. De retour le lendemain, comme ils en avaient reçu
l'ordre, ils réitérèrent leur demande, lui exposant simplement leur
intention. Comme un lion rugissant, il les accabla de reproches et
d'injures, les traita de traîtres, de rebelles, et les fit enfermer
dans la Tour de Londres, où il les fit détenir la semaine entière.
La semaine écoulée, il vint lui-même à la tour, accompagné de
beaucoup de nobles du conseil royal et de quelques docteurs. Il fit
appeler nos Pères et leur demanda si oui ou non ils voulaient se
soumettre à l'édit du Parlement et du roi, à savoir s'ils voulaient
renier l'autorité du pape et affirmer qu'il avait par fraude et
violence usurpé la primauté de l'Église, reconnaître et affirmer que
le roi était le chef suprême de l'Église d'Angleterre tant au
spirituel qu'au temporel. Nos Pères répondirent qu'ils feraient sans
hésitation aucune tout ce à quoi étaient tenus de vrais chrétiens et
sujets à l'égard de leur prince et qu'ils obéiraient en tout ce que
permettrait la loi divine. « Point de restriction, répondit-il,
je veux que pleinement et sincèrement, de cœur comme de bouche, et
sous serment vous affirmiez et observiez avec fermeté ce qu'on exige
de vous ».
11. — Nos bienheureux
Pères répondirent : « C'est tout le contraire qui a toujours été
enseigné par notre mère la sainte Église. — L'Église, dit-il, c'est
le dernier de mes soucis. Voulez-vous, oui ou non, faire ce que je
vous dis ? » Ils répondirent : « Nous craignons trop Dieu
pour oser abandonner l'Église catholique, nous révolter ou aller
ouvertement à l'encontre de ses décrets ; car saint Augustin a dit :
“Je ne croirais même pas à l'Évangile du Christ si la sainte et
orthodoxe Église ne me l'avait enseigné comme elle
l'enseigne”. — “Que saint Augustin, expliqua-t-il, pense comme il
voudra. Vous, vous penserez comme moi ou bien il vous arrivera
malheur” ». Comme ils gardèrent le silence, on les fit
reconduire en prison. Au jour fixé, les gardiens de la Tour, les
officiers, les ministres de la Tour et une nombreuse escorte de
satellites les annoncèrent à la cour de Westminster et les
présentèrent à la barre; on leur avait adjoint un vénérable
religieux du couvent de Sion, de l'ordre de Sainte-Brigitte, le père
Réginald, homme de grand savoir et de fion moindre sainteté, et un
autre prêtre séculier, curé de l'église paroissiale de Thisteworth.
Tous les deux étaient détenus dans la même prison pour le même
motif ; avec une grande constance ils avaient refusé d'obéir aux
ordres du roi. C'est ce qui les avait fait appeler tous les deux en
ce lieu où se trouvaient réunis beaucoup de grands seigneurs du
royaume. Requis un par un de s'expliquer sur la question, tous
refusèrent d'obéir, disant qu'à aucun prix ils ne voulaient déroger
en quoi que ce fût à la loi de Dieu, aux coutumes de la sainte
Eglise ni abandonner les lois de leurs ancêtres. Immédiatement on
choisit douze hommes, conformément à l'usage national, qui, sous la
foi du serment, devaient dire si ces cinq accusés qui refusaient de
se soumettre et d'obéir aux ordres du roi et du Parlement devaient
ou non être mis à mort. En face d'un ordre si nouveau, difficile et
inouï, ils remirent leur sentence au lendemain; et les saints
personnages furent alors reconduits en prison.
Tout le jour les juges
agitèrent cette question, et leur conclusion fut que les pères
n'avaient pas enfreint de loi et qu'ils étaient innocents à tous les
points de vue. Mais Thomas Cromwell soupçonna que ces douze juges
avaient de la délicatesse de conscience, et sur le soir de cette
première journée, apprenant qu'ils n'avaient pas encore rendu leur
sentence, il leur fit demander le motif d'un si long retard et ce
qu'ils pensaient faire de la cause qu'on leur avait confiée. Ils
exposèrent qu'ils n'avaient pas osé condamner comme malfaiteurs des
hommes si pieux et qu'ils ne les avaient trouvés coupables en rien.
Cette réponse le mit en fureur et il leur fit dire immédiatement :
« Si vous ne les trouvez pas coupables, vous subirez vous-mêmes
le châtiment des transgresseurs ». Ils persistèrent dans leur
décision. A cette nouvelle, il vint à eux comme un furieux et
proféra de si violentes menaces qu'il les força à condamner ces
saints pour crime de lèse-majesté. Le lendemain, on les ramena de la
prison à la cour de Westminster, et en leur présence les douze jurés
firent connaître leur sentence, disant que ces cinq religieux
étaient coupables du crime de lèse-majesté. Leur sentence sur ce
fait ayant été prononcée suivant la coutume anglaise, les juges qui
présidaient à la connaissance des affaires et à l'application de la
loi condamnèrent ces saints personnages à la peine de mort pour
crime de lèse-majesté.
L'arrêt une fois rendu,
on les ramena en prison, mais en faisant porter devant eux le signe
des condamnés à mort. Ils restèrent encore cinq jours. Ni la parole
ni la plume ne peuvent traduire ce que ces saints personnages eurent
à endurer d'avanies de la part des persécuteurs de leurs âmes. Comme
ils restaient inébranlables en face de leurs ennemis, on donna
l'ordre de les conduire au supplice. Voici comment il eut lieu.
12. — Tirés de prison,
on les coucha, chacun vêtu de l'habit de son ordre, sur des claies
d'osier. Ils y étaient attachés étendus sur le dos, et des chevaux
les traînèrent à travers la ville de Londres jusqu'au lieu où l'on
exécutait les scélérats, à Tyburn, à 3 milles de la Tour de Londres.
Ils étaient attachés deux par deux sur les claies, le cinquième
excepté qui était seul. Qui pourrait dire les douleurs, les tortures
qu'eurent à endurer ces très saints hommes pendant un aussi long
trajet, étendus ainsi sur une claie fort dure et qui, s'élevant à
peine d'un travers de doigt au-dessus du sol, maintenait leurs corps
étendus, les traînait tantôt sur des lieux pleins de cailloux et
tantôt dans des endroits pleins d'eau et de boue ? Ils arrivèrent
enfin au lieu désigné. Tout d'abord on détacha de la claie notre
saint Père Prieur de la Chartreuse de Londres et visiteur de la
province anglaise, John Houghton. Comme de coutume, le bourreau se
jeta immédiatement à genoux devant lui, le suppliant de lui
pardonner la mort qu'il allait lui donner. O bon Jésus ! quel est le
cœur de pierre qui n'aurait pas été attendri, s'il avait pu le voir
à cette heure ! Quelle affabilité dans sa parole, quelle bonté dans
son étreinte, quelle piété et quelle ferveur dans sa prière pour le
bourreau et les témoins de son supplice ! Cela fait, il reçut
l'ordre de monter sur le chariot placé sous la potence où il allait
être pendu. Il le fit avec une très grande douceur. Alors un des
conseillers • du roi, qui était là présent entouré d'une foule
immense, lui demanda s'il voulait obéir à l'ordre du roi et au
décret du Parlement ; il lui serait fait grâce à cette condition. Le
fidèle martyr du Christ répondit : « J'en prends à témoin le Dieu
tout-puissant et vous supplie vous tous de témoigner pour moi au
terrible jour du jugement, qu'ici sur le point de mourir je déclare
publiquement que ce n'est ni par obstination ni par malice, ni par
esprit de révolte que je refuse d'obtempérer à la volonté de votre
roi, mais seulement par crainte de Dieu et pour ne pas offenser sa
divine majesté. Parce que les ordonnances que notre mère la sainte
Eglise a établies, enseigne, garde et a toujours gardées sont en
opposition avec celles de votre roi et de son Parlement, je suis
donc obligé en conscience et je suis prêt à souffrir cette mort et
tous les tourments qu'on pourrait m'infliger plutôt que de renier
les enseignements de l'Eglise ». Après ces mots, il demanda au
bourreau de lui laisser terminer la prière qu'il avait commencée,
qui était : « En vous, Seigneur, j'ai mis mon espérance »,
etc., jusqu'au verset : « Seigneur, je remets mon âme entre vos
mains », etc., inclusivement. Sa prière finie, sur un signal
donné on enleva le char de dessous ses pieds et il se trouva ainsi
pendu.
13. — Presque aussitôt
un des assistants coupa la corde pendant qu'il vivait encore et,
tombant à terre, il commença à reprendre son souffle. Aussitôt il
fut traîné un peu à l'écart, dépouillé de ses vêtements et écartelé
tout nu. Alors le bourreau se jeta sur lui et tout d'abord il lui
coupa les parties naturelles, puis lui ouvrit le ventre, enleva ses
entrailles qu'il jeta dans un brasier allumé, tandis que le
bienheureux ne cessait de prier. Enfin pendant qu'on lui enlevait le
cœur, il conservait une douceur et une patience surhumaines qui
excitaient chez tous les témoins la plus grande admiration ; enfin
sur le point de rendre le dernier soupir, il dit d'une voix très
douce : « Très miséricordieux Seigneur Jésus, prenez pitié de moi
à cette heure ». Et pendant que le bourreau lui arrachait le
coeur, il lui dit, comme l'ont rapporté les ministres et d'autres
personnes dignes de foi présentes au supplice : « O bon Jésus,
que veux-tu faire de mon cœur ? » Et le bourreau lui-même, qui
voulait le montrer aux seigneurs conseillers, ne put le tenir dans
ses mains tant les palpitations en étaient fortes. C'est après ces
supplices et ces dernières paroles qu'il rendit le dernier soupir ;
immédiatement on lui coupa la tête et on divisa son corps en quatre.
Ainsi ce saint homme fidèle jusqu'à la mort alla au Seigneur le
4 mai 1535, vers la 48e année de son âge et la
5e de son priorat, semblable au bon pasteur qui ne donne
pas seulement sa vie pour ses brebis en leur prêchant d'exemple,
mais encore en mourant pour la justice et la foi de Notre-Seigneur
Jésus-Christ et de notre mère la sainte Église.
14. — Ainsi mourut ce
saint religieux. Le même jour et dans le même lieu périrent
cruellement de la même manière les quatre saints personnages dont
nous avons déjà prononcé le nom ; à savoir les chartreux Robert
Lawrence et Augustin Webster,
le R. P. Réginald, Brigittain,
et un prêtre séculier. Mais le P. Brigittain, homme d'une doctrine
et grande sainteté, debout sur le char et presque la corde au cou,
sans peur, sans la moindre faiblesse, harangua éloquemment le
peuple. Les membres de ces défunts furent mis en pièces, jetés dans
des chaudières et légèrement bouillis afin de les rendre plus
horribles à voir, enfin suspendus dans divers endroits de la ville.
On suspendit à la porte de notre Chartreuse de Londres un bras de
notre saint P. John Houghton. Il y resta suspendu jusqu'à notre
expulsion. Deux semaines après cette expulsion, comme deux des
nôtres passaient par cette porte, le bras tomba par hasard. Ils
regardèrent cela comme un présage, l'emportèrent avec soi et le
cachèrent. Malheureusement le lieu n'était pas tellement secret que,
grâce à la négligence de certains, cela ne permît aux suppôts du
diable de le trouver plus tard, de le couper en morceaux et de les
jeter on ne sait où. Les documents publics et les registres de
Westminster et notre pieu Père John Houghton lui-même témoignent que
telle fut la cause unique de leur supplice, car après que la
sentence de mort fut portée contre eux, il écrivit lui-même de sa
propre main dans son carnet toutes les questions et les réponses
qu'ils y avaient faites. Cette relation fut remise au P. Withelme
Exméro, alors procureur de notre maison, par l'entremise d'un de ses
geôliers qu'il avait converti pendant sa détention. Le procureur
lui-même me confia ensuite ce carnet. Plus tard, je l'ai remis à un
noble Florentin, Pierre de Berdes, qui me promit de le faire tenir à
notre Saint-Père le Pape avec un fragment de la chemise dans
laquelle notre bienheureux Père avait été supplicié.
15. — Trois semaines
durant, après la mort des saints dont nous avons raconté les détails
et donné la raison, bon nombre d'hommes de basse extraction allèrent
trouver Th. Cromwell et lui demandèrent l'autorisation de maltraiter
les chartreux. Il ne pouvait y avoir de refus, au contraire ; ils
vinrent donc en hâte jusqu'à notre maison ; ils nous enlevèrent
trois vénérables Pères qui en étaient restés comme les têtes :
c'étaient le P. Humfroid Middlemore alors notre vicaire et
précédemment notre procureur ; puis
Guillaume Exmew, religieux aussi pieux qu'instruit, surtout
dans les langues grecque et latine enfin le P.
Sébastien Newdigate, d'une
naissance illustre et qui avait été élevé à la cour avant son entrée
dans l'Ordre. Ils étaient tous les trois profès de la Chartreuse de
Londres ; jeunes d'âge, il est vrai, mais d'une austérité et
sainteté de vie peu communes. Ils furent enfermés, par ces hommes
sans entrailles, dans une prison fétide, la Marshalsey, et là, les
fers au cou et aux jambes attachés à des colonnes, ils étaient
forcés de se tenir constamment debout.
C'est dans cette position, dans ce cruel martyre, qu'ils restèrent
deux semaines durant sans un moment de répit, pas même pour
satisfaire à leurs besoins naturels. Au bout de ces quinze jours ils
comparurent devant les conseillers du roi, qui les interrogèrent
l'un après l'autre sur le même article qui avait occasionné la mort
de notre Père et de ses compagnons. Ils répondirent avec constance
que rien au monde ne les ferait transgresser les lois ou les
coutumes de notre sainte mère l'Église. On les envoya à la Tour de
Londres, où ils passèrent quelque temps.
Ensuite ils furent
conduits au tribunal de Westminster, dont nous avons déjà parlé, et
là on leur demanda de nouveau si, oui ou non, ils voulaient obéir à
l'édit royal. Mais ils refusèrent et ils donnèrent aux juges les
raisons de leur refus ; ils invoquèrent devant eux des témoignages
empruntés aux saintes Écritures qui prouvaient péremptoirement que
le roi n'avait, d'autorité divine, aucune primatie dans l'Église,
puisque le seul Roi et Pontife Jésus-Christ avait délégué cette
autorité à Pierre seul et à ses successeurs les pontifes romains.
Ils parlèrent ainsi avec intrépidité et, comme ils persistèrent dans
ces sentiments, ils furent condamnés à la même peine que notre père
Prieur et ses compagnons. Elle fut exécutée avec beaucoup de
cruauté ; c'est en la subissant qu'ils rendirent leurs âmes
précieuses à Dieu, le 19 juin 1535. Ils le
glorifièrent ainsi dans leurs corps en les livrant avec générosité
et patience à de si affreux supplices pour le Christ et l'unité de
son épouse notre sainte mère l'Église. — Je dis cela parce que bon
nombre prétendent que notre bienheureux Père et les autres religieux
que j'ai nommés avaient conspiré la mort du roi et que, par
conséquent, leur mort n'avait été qu'une vengeance légitime. Or cela
est absolument faux ; car comme je l'ai déjà dit, non seulement
l'accusation et les actes publics affirment le contraire ; mais
encore nous-mêmes, restes de ce couvent et qui vivons encore, nous
le savons pertinemment, et même nos ennemis en sont juges. En effet,
le sicaire lui-même Th. Cromwell, exécuteur de ces œuvres, a
proclamé publiquement que leur mort n'avait point d'autre cause, et
c'est celle qu'il nous a proposée dans les mêmes termes et sous la
même forme toutes les fois qu'il est venu nous voir et qu'il a
essayé de nous arracher.
16. — Après la mort de
nos Pères, deux ans environ s'écoulèrent sans que nul de nous fût
appréhendé ou incarcéré ; mais ce temps ne se passa point sans de
pénibles tribulations. Le temps était venu où chacun dut parler pour
son propre compte et veiller à sa sûreté personnelle, sans pouvoir
compter que sur l'appui et le secours de Dieu. Au dehors, la lutte ;
à l'intérieur, des craintes plus pénibles encore que le combat.
Nous désirions la mort,
mais elle nous fuyait ; nos ennemis voulaient avoir raison de nous
par la lassitude A partir de l'arrestation de nos trois derniers
Pères, à savoir du vicaire et de ses compagnons, Th. Cromwell
(exécuteur d'une loi inique, et inique lui-même dans toute sa
conduite, basse, inhumaine) avait mis à la tête de notre maison deux
séculiers qui maltraitaient les frères et le couvent tandis qu'ils
se gorgeaient de mets délicats. Au lieu de notre pitance accoutumée,
ils nous servaient seulement, pour la journée entière, un peu de
fromage ou quelque chose d'analogue. La maison était pleine
d'hérétiques qui pullulaient maintenant partout, et d'hommes cruels
qui, enivrés de vin et de méchanceté, nous bafouaient chaque jour,
nous souffletaient même quand nous leur tombions sous la main.
Il s'en faufila même
d'autres pour surveiller indiscrètement la liberté dont nous
disposions et se rendre compte comment nous pouvions avoir assez de
force et d'audace pour oser combattre un tel roi et résister à ses
ordonnances. Comprenant que nous puisions le soulagement de tous nos
maux dans la lecture répétée des saintes Ecritures et que nous nous
étions munis non de glaives et de bâtons matériels, mais du glaive
de l'esprit qu'est la divine parole, et du témoignage des docteurs
orthodoxes, toujours prêts du reste à rendre à chacun les raisons de
notre foi et de notre espérance, ils enlevèrent de nos cellules tous
les livres qu'ils purent trouver. Mais cela fut à pure perte, car
Dieu n'abandonnait pas les siens. Nos ennemis eux-mêmes étaient
confondus et subjugués par la sainte simplicité et la vie innocente
de quelques-unes de nos frères que rien ne put déterminer à franchir
les limites déterminées par les Pères ni s'écarter de la doctrine de
l'Eglise. Je le répète : cette sainte simplicité humiliait beaucoup
plus nos ennemis que la docte constance des autres.
Un dimanche même, Th.
Cromwell fit enlever malgré eux du monastère quatre de nos
principaux frères pour les conduire à l'église cathédrale de la
Trinité de Londres. On les installa dans un endroit bien en vue, en
face d'un nombre considérable d'évêques, de nobles et d'une foule
très nombreuse ; ils devaient assister à un sermon d'un évêque qui
était regardé dans tout le royaume comme un homme de très grand
talent ; mais ce sermon contraire à la foi ne produisit sur nous
aucune impression. Les conseillers du roi s'appliquaient donc de
leur mieux à trouver des moyens capables de nous faire abandonner
notre résolution. Ils insinuaient ; ils menaçaient. Souvent, dans ce
but, ils venaient chez nous et ils nous gardaient si longtemps au
chapitre que nous ne pouvions nous rendre au chœur aux heures
accoutumées pour les offices de vêpres ou de matines, ce qui nous
ennuyait et peinait tout à la fois. A cela venaient s'ajouter chaque
jour les lamentations et les larmes de nos parents et amis. Le temps
était enfin venu de montrer de quel côté tournaient l'esprit et le
cœur de chacun de nous ; irions-nous du côté de Dieu, irions-nous du
côté du diable ? Chacun de nous avait la liberté de mal faire. Mais
grâces à Dieu, la crainte de Dieu était en nous si forte, et la
constance dans nos résolutions si grande ; nous avions tant de
modestie dans nos paroles, tant de fidélité à notre observance
religieuse, tant de circonspection en toute occasion que tous nos
adversaires ne le pouvaient constater sans en être troublés et
couverts de confusion. Car, bien que notre Prieur nous eût été ravi,
chacun de nous était à lui-même son Prieur ; il s'instruisait et se
dirigeait, se gouvernait en tout comme il convient à un religieux.
18. — Les conseillers
du roi, dont Cromwell était le principal, voyant que leur habileté,
leur ruse, leur peine, n'aboutissaient à rien, prirent alors quatre
des nôtres qui, pensaient-ils, nous guidaient de leurs conseils, les
séparèrent et les envoyèrent dans deux maisons de notre ordre le 4
mai 1536, le jour anniversaire du martyre de notre Père Prieur John
Houghton.
Dès que ces quatre
frères furent partis, nos ennemis, comme si les autres étaient
maintenant dénués de tout secours, revinrent à la charge et s'y
prirent de toutes façons, dégoûts et caresses, pour nous corrompre
et nous amener à leurs fins. Mais béni soit Dieu qui ne nous laissa
pas duper par leurs artifices. Ils restèrent en effet fermement
attachés à la pierre inébranlable. Cet échec leur fit penser qu'en
fractionnant encore notre maison ils triompheraient de la constance
des autres sur ce, ils prirent encore huit frères parmi nous qu'ils
transplantèrent dans un autre couvent où se trouvaient des religieux
de grand renom dont quelques-uns laissaient l'Arche sainte qu'ils
portaient au fond du cœur chanceler et se perdre, non pas qu'ils
eussent des doutes sur la vérité de la foi ; mais, par suite de
vaines considérations, ils promettaient beaucoup et se relâchaient
sur bien des points. Leur influence fut pernicieuse sur quelques-uns
des nôtres qui se laissèrent amollir et détourner du droit chemin.
Mais de retour au milieu des leurs, pressés, inquiétés par leur
conscience, ils revinrent à résipiscence et redevinrent fermes comme
auparavant.
19. — Cela suffit pour
mettre en fureur les conseillers du roi, qui menacèrent de détruire
le couvent s'ils ne consentaient pas à se soumettre. D'ailleurs,
étant donnée cette constance unanime, ils hésitaient à mettre la
main sur eux. Or cela nous avait été prédit par un de nos Pères,
excellent religieux et mort en odeur de sainteté bien des années
auparavant. Il avait parlé à nos frères des tribulations et des maux
qui devaient leur arriver et ajoutant toutefois que tant qu'ils
resteraient étroitement unis ils intimideraient leurs ennemis. Mais
les épreuves de l'heure présente leur faisaient oublier cette
prophétie. Car un certain nombre des nôtres, voyant la malice de nos
ennemis s'accroître chaque jour davantage, et voulant éviter la
destruction de la maison, constatant en outre que tous les autres
religieux dans la plus grande partie du royaume se soumettaient aux
envoyés royaux et aux lois, prirent la résolution de faire leur
soumission. C'est en versant d'abondantes larmes qu'ils réclamaient
la miséricorde divine en disant : « Seigneur, vous qui connaissez
le fond de nos cœurs, vous savez combien inique, combien injuste est
ce qu'on veut nous arracher. Vous voyez que nos résistances
n'aboutissent à rien ; combien grands et multipliés sont les efforts
que nous avons faits pour échapper à ces dangers. Nous supplions par
conséquent votre clémence sans bornes de nous pardonner l'acte
extérieur que nous allons accomplir, puisque nous subissons violence
et que nous le repoussons de cœur et d'âme ». Et sur ce,
quelques-uns des nôtres prêtèrent le serment demandé par le roi.
Quant aux autres, ils préférèrent perdre pour la justice et la
vérité leur vie et tous les biens de ce monde ; c'est pourquoi ils
restèrent inébranlables et ne voulurent pas, pour conserver les
biens de ce monde, pour garder une maison terrestre et avoir la joie
de l'habiter, s'exposer à perdre la demeure du ciel et à endurer les
supplices éternels ; aussi furent-ils enfermés dans une prison
infecte nommée Newgate. Dix religieux furent donc arrêtés : trois
prêtres, Richard Berer,
Thomas Johnson et
Thomas Grene ; un diacre,
John Dawy ; et six convers,
Guillaume Grenewod,
Thomas Scryven,
Robert Salter,
Walter Peerson, Thomas Redingue,
Guillaume Horne, tous profès de
notre maison de Londres. Cela se passa en 1537, le 4 des
calendes de juin. Tous en un rien de temps, sauf un convers,
le fr. Guillaume Horne, ne tardèrent pas à passer à une vie
meilleure, suffoqués par la puanteur de la prison. La nouvelle de
cette mort contraria beaucoup Th. Cromwell, qui avait juré de leur
faire endurer de plus affreux supplices.
20. — Pendant que ces
événements avaient lieu chez nous, il y eut un mouvement populaire
contre le roi. Quand cette effervescence fut calmée, un noble voisin
de la Chartreuse de Hull alla trouver le vicaire du roi et lui dit
que les deux des quatre frères de la Chartreuse de Londres dont nous
avons parlé, qui y avaient été envoyés pour désobéissance,
persévéraient dans leur obstination. A cette nouvelle, Cromwell lui
donna le pouvoir de les traiter avec toute la rigueur de la loi.
Heureux de cette autorisation, il les amena devant le duc de
Norfolk, qui remplissait alors à York les fonctions de vice-roi dans
cette ville, où leur fermeté les fit condamner à la potence. Ils
furent exécutés. L'un s'appelait John
Rochester, l'autre Jacques
Walverke. Leur supplice eut lieu en dehors de la ville le
15 mai 1537 ; ils restèrent enchaînés au gibet jusqu'à la
complète désagrégation de leurs os. Le 18e
de cette sainte phalange, le 6e des frères convers qui
n'était point mort comme les autres dans la prison, Guillaume
Horne, ne perdit rien de sa constance et fut, par un ordre impie
du roi, extrait de la geôle et subit le même supplice que le
bienheureux Père Prieur et ses compagnons le 4 novembre 1540.
Les deux des quatre
frères qui avaient été envoyés dans une autre partie du royaume
revinrent à Londres après un an et demi d'exil. Ils avaient prêté le
serment, pensant sauver par là le monastère. Cet espoir ne se
réalisa pas.
Sans doute, on nous
promettait la paix, la stabilité, l'intégrité de cette chère maison
comme prix de notre serment ; mais nous fûmes dupes de l'iniquité.
En effet, un an après notre soumission ils violèrent leur parole ;
car ils nous chassèrent tous au nombre de 18, à savoir 12 prêtres et
6 convers, le 5 novembre 1538. Depuis lors, notre héritage et notre
maison ont passé à des mains étrangères, celle-ci même est devenue
une caverne de voleurs et un lieu de débauche. L'église servait à
remiser les tentes royales.
Les autels servirent de
tables de jeu ; l'église et nos cellules furent témoins
d'inavouables turpitudes qu'il vaut mieux déplorer que raconter. En
1544 notre monastère fut donné en toute propriété à un soldat qui
s'en fit un splendide palais, détruisant ici, construisant là et
changeant la configuration des anciens bâtiments. Voilà dans quel
état est aujourd'hui la Chartreuse de Londres.
21. — Et maintenant
quelques mots seulement, dans le but de perpétuer le souvenir de
l'affection de ceux grâce auxquels la restauration de notre Ordre
avait commencé en Angleterre. Nous, chartreux, comme tous les autres
religieux, du reste, chassés de nos demeures, nous avons vécu dans
cet exil, dans cette captivité, dans cette désolation, impuissants
que nous étions de quitter le royaume. Plusieurs fois, bon nombre
des nôtres l'ont tenté, mais toujours sans succès, tant était sévère
la surveillance des ports maritimes, et ces tentatives ou occasions
de fuite étaient toujours un danger de mort. Malgré cela,
quelques-uns s'y exposèrent plutôt que de continuer à vivre dans ce
pays schismatique et loin de leur Ordre, et grâce à la protection
divine, ils purent s'échapper et arriver jusqu'à la Chartreuse de
Bruges, en Flandre, où ils furent accueillis à bras ouverts et y
vécurent jusqu'à la première année du règne de la très sereine et
très noble dame la reine Marie, en 1553, mariée au très puissant et
catholique roi d'Espagne. A cette époque, apprenant les bienfaits
dont Dieu avait comblé ce royaume par l'entremise de ces très nobles
et très pieux princes, notre R. Père primat de l'Ordre, de qui
dépendent et à qui obéissent toutes nos maisons, ordonna d'envoyer
en Angleterre quelques moines anglais du monastère de Bruges afin de
faire des démarches pour le rétablissement de notre Ordre dans ce
pays. Un religieux, P. Jean Fox et moi, ainsi qu'un frère convers
dévoué, Hugues Taylor, profès tous les trois de la maison de
Londres, nous fûmes envoyés en Angleterre où nous arrivâmes le 29
juin, pendant les négociations du légat de Sa Sainteté le Pape Jules
III, Réginad Pole, homme d'une naissance, d'une sainteté, d'une
force d'âme et d'un savoir également remarquables. Il était fort
dévoué à toutes les familles religieuses, mais plus particulièrement
à la nôtre, parce que dans son enfance il avait été élevé et
instruit dans une de nos maisons. Il nous reçut le 1er
juillet, grâce à l'influence et à l'appui d'un homme illustre et
distingué entre tous, D. Robert Rochester, chevalier, alors
intendant de la Cour, majordome de la très noble reine Marie, en
quelque sorte son principal conseiller, et son serviteur depuis de
longues années. C'est pour lui que fut notre première visite,
attirés que nous étions par la confiance que sa bonté nous avait
inspirée et aussi parce que le vénérable Jean Rochester, profès de
la Chartreuse de Londres, qui avait été martyrisé comme nous l'avons
déjà rapporté, était son frère utérin. Du reste, nous lui étions
bien connus, car il avait souvent fréquenté notre maison.
22. — A cause de cela,
nous venions à lui tout d'abord afin de lui exposer le motif de
notre arrivée. Il nous reçut avec beaucoup de bonté, nous donna
l'hospitalité dans sa propre demeure et, sans tarder, il annonça
notre arrivée à la reine et au cardinal à qui il nous présenta le
jour même et qui nous reçut avec bienveillance, car il était lui
aussi le plus doux et le plus humble des hommes. Le lendemain,
lui-même, accompagné de Rob. Rochester et d'autres principaux
conseillers de la cour, il nous présenta à la reine.
Elle se montra tout
heureuse de notre arrivée et, quand elle en connut le motif, elle
chargea le seigneur Robert de prendre soin de nous et nous promit de
traiter notre affaire avec le cardinal. C'est ainsi que nous sommes
restés les hôtes du seigneur Rochester qui se chargea de faire face
à tous nos besoins, tandis que nous attendions pleins d'espoir
l'arrivée de la bonne nouvelle que la reine nous enverrait. Sur ces
entrefaites, le religieux P. Fox, mon compagnon de route, fut pris
de la fièvre, s'alita et mourut le lendemain de la fête de saint
Jacques. Notre hôte illustre le fit ensevelir dans l'église de
l'hôpital de Savoie où nous étions logés avec lui. Cela remplit mon
âme de deuil ; mais pourtant, afin de ne pas laisser ma mission
inachevée, j'envoyai en Flandre au Prieur de Bruges, lui demandant
de m'envoyer un autre Anglais, le P. Richard Crostes, qui avait été
vicaire dans la Chartreuse de Hollande. Il vint, mais nous ne
passâmes pas deux semaines ensemble, les misères qui lui étaient
survenues pendant le voyage l'avaient conduit au tombeau et il fut
lui aussi enterré dans la même église de Savoie. Ainsi privé de la
présence de ceux qui étaient bien plus aptes que moi à mener nos
affaires à bonne fin, n'ayant plus avec moi qu'un frère convers et
pénétré du sentiment de mon insuffisance, je me mis à songer à mon
retour en Flandre. Le cardinal et le très illustre intendant
devinèrent mes projets et me dissuadèrent complètement de les mettre
à exécution, en me promettant une grande consolation.
23. — Pendant ces
négociations, ceux des frères de notre Ordre qui étaient restés en
Angleterre apprenaient qu'un des leurs était venu cherchant les
intérêts d'Israël, et ils accouraient auprès de moi. Consolé par
leur présence, j'étais heureux de rester. Voici leurs noms : le
vénérable P. Jean Michael, qui dans les beaux jours de l'Angleterre
fut Prieur de la Chartreuse de Wittham et covisiteur de la
Province ; le vénérable Jean Wilson, Prieur du couvent du
Mont-de-Grâce, et les autres Pères Thomas Fletcher, Robert Maashall,
Thurstan Hickemans, Robert Abell, Jean Clyte, Thomas Synderton,
Nicolas Balande, Thomas Lee, Robert Thurlbye, Nicolas Dogmer et
Bernard Hall. Tous ces moines étaient prêtres et profès de diverses
maisons d'Angleterre ; il y avait aussi des frères convers pleins de
dévouement, Robert Skypely et Jean Sawnderson. Ils jetèrent les
premiers fondements de notre seconde érection, et chacun d'eux,
selon ses moyens, se dépensa pour la réédification de notre maison.
Fort de leurs conseils et du secours divin, je poursuivais avec
ténacité de mes supplications auprès du cardinal, de l'intendant et
d'autres seigneurs, dont je connaissais l'affection pour nous, afin
d'arriver à mener notre affaire à bonne fin. La reine et eux étaient
animés des meilleures intentions à notre endroit ; aussi nos
instances n'étaient-elles pas nécessaires pour eux, nous les
faisions seulement parce qu'il y avait de grandes difficultés pour
tout accommoder sans troubler la paix, car toutes nos maisons
avaient été détruites et rasées et que leurs biens avaient passé
dans des mains étrangères. Une seule restait à la reine dont elle
pût librement disposer. Malheureusement, avant notre arrivée en
Angleterre, elle l'avait abandonnée à une dame pour s'y loger.
Cette maison était
connue sous le nom de Jésus de Bethléem, près de Shene ; elle
n'était pas ruinée complètement, mais bien démolie, et ne donnait
guère l'impression d'une Chartreuse ni comme proportions ni comme
aspect, car elle avait été transformée en palais. — Cette très
dévouée reine nous l'aurait remise volontiers, mais la dame qui la
détenait, et qui tout d'abord était venue l'habiter par simple
permission de la reine, prétendait maintenant qu'elle avait un titre
pour la garder, car le roi Henri l'avait donnée à son :mari qui pour
infraction aux lois du royaume avait été décapité avant l'avènement
de Marie au pouvoir ; d'où d'après le droit elle faisait retour au
trône. Mais la reine Marie, au début de son règne, était pleine de
miséricorde et d'indulgence, elle compatissait à la désolation et au
veuvage de cette dame et par pure bonté lui permit d'habiter quelque
temps la maison de Shene ; mais, une fois entrée, comme je l'ai déjà
dit, elle ne voulut ni la quitter ni la rendre.
Alors la très sainte
reine, voyant l'obstination singulière de cette femme, aima mieux
user de clémence que de rigueur, et d'autre part, comme elle ne
voulait pas renoncer à une entreprise si charitable à cause de la
méchanceté de cette femme, elle lui assigna une autre résidence plus
belle et plus agréable choisie parmi ses propres palais, et donna
l'ordre de nous restituer notre maison de Shene, ce que firent le
cardinal et le très illustre intendant du palais le jour de la fête
de saint Hugues de Lincoln. Je commençai à l'habiter avec quelques
frères, et je me mis à détruire , à démolir et à rebâtir afin de
préparer la place pour les autres.
Bien que
l'appropriation fût à peine convenable, je les appelai tous le 25
novembre suivant et, comme nous n'avions pas fait de provisions de
bouche et que d'autre part nous n'avions aucun revenu, le très noble
intendant du palais pourvut à notre entretien de ses propres
deniers, il nous bâtit encore le chapitre, car le premier avait été
rasé. Cet homme généreux, tout dévoué à notre Ordre, ajouta à toutes
ses autres générosités celle de réparer pour nous la seconde partie
de l'église dont il ne restait que les murs ; il voulut y être
enseveli ; et, sur le point de mourir, il nous laissa par testament
une rente annuelle de plus de 300 pièces d'or. Qu'il le récompense
de si grands et si nombreux bienfaits celui pour l'amour duquel il
les a accomplis, celui qui loua la pauvre veuve d'avoir donné deux
petites pièces de monnaie, celui qui a promis le ciel comme prix
d'un verre d'eau froide donné en son nom ; celui qui paie avec tant
de générosité et de prodigalité toutes les bonnes œuvres,
Jésus-Christ Notre-Seigneur.
24. — Bien d'autres
aussi, la reine, le cardinal et d'autres seigneurs vinrent à notre
aide, si bien que dès le premier jour de notre arrivée, rien ne nous
manqua. Tant que vécurent la reine et le cardinal, nos constructions
prospéraient, grandissaient jusqu'à arriver à leur complet
achèvement ; bon nombre de cellules et le cloître étaient terminés.
Deux ans après, le jour
de la fête de saint Hugues, anniversaire de celui où ils nous
avaient rendu notre maison de Shene, la mort les frappa tous les
deux, comme pour les récompenser de la bonne action qu'ils avaient
accomplie ce jour-là, et l'année suivante, le même jour, mourut
également l'illustre intendant de la cour dont la protection et les
secours m'avaient permis de ramener ici nos frères et de chanter la
louange divine. Dieu l'appela pour lui donner la récompense que
méritait une œuvre si exceptionnelle et si pleine de piété.
Sous ce règne
d'Elizabeth il y eut un renouveau de méchanceté et un
affaiblissement de charité ; toutes les œuvres pieuses qui
s'épanouissaient sous Marie commencèrent à périr; les hérésies
pullulèrent, et les hérétiques, sortant de leur retraite, prirent de
l'assurance. Elizabeth elle-même, immédiatement après son
couronnement, convoqua le Parlement et publia un édit qui, rejetant
l'usage de l'Eglise, obligeait à n'employer dorénavant que la langue
ordinaire- pour le service divin, tant pour la messe que pour les
heures ; ainsi elle ressemblerait davantage à son père, tous la
reconnaîtraient pour chef de l'Eglise et rejetteraient l'autorité du
Pape, sans quoi on serait puni d'emprisonnement, de la confiscation
des biens. Les religieux que sa sœur avait fait rentrer devaient
être chassés à nouveau et perdre leur avoir. Elle y ajouta d'autres
décrets également pervers et diaboliques.
25. — Notre refus d'y
souscrire fut suivi d'une troisième expulsion le 8 juillet 1559, la
Ire année de son gouvernement.
Elle aurait pu nous
traiter avec plus d'inhumanité, mais elle ne voulut pas appliquer
selon toute sa rigueur l'injuste loi qu'elle avait portée. Nous en
pouvons attribuer la cause au Sérénissime Seigneur Philippe, roi
d'Espagne, et aux bons offices du très illustre comte de Feria, qui
défendait alors en Angleterre les intérêts de son maître. Sur ses
instances, elle nous accorda un sauf-conduit et nous permit de nous
retirer sur le continent.
Grâce par conséquent à
la protection divine et à la piété du roi catholique, du
consentement de notre Révérend Père, et enfin sur la demande
spontanée du Prieur et du couvent de Bruges, nous nous dirigeâmes de
ce côté pour y fixer notre demeure. La charité et la clémence du roi
pourvoit à notre subsistance. Tous les ans, pour que notre présence
ne soit pas trop onéreuse à cette maison, il paie pour nous sur sa
cassette la somme de 100 livres de Flandre.
Voilà pourquoi nous
sommes ici depuis cinq ans, espérant toujours voir des temps
meilleurs. Quand je reprenais le chemin de l'Angleterre pour y
rétablir notre Ordre, quelques-uns de nos Pères me disaient que je
faisais très bien, que c'était mon devoir de remettre en mémoire à
l'Angleterre un Ordre dont elle avait en quelque sorte perdu le
souvenir; mais ils ajoutaient que l'heure n'était point venue de s'y
établir d'une façon définitive. Une autre expulsion est proche,
disaient-ils, et l'événement a prouvé qu'ils ne se trompaient pas.
Cependant, ajoutaient-ils, ne perdez pas courage, car encore un peu,
et vous serez rappelés pour n'en être plus chassés et pour y rester
toujours dans la joie du Seigneur.
Que le Très-Haut, le
très miséricordieux Jésus-Christ Notre-Seigneur qui console les
affligés nous accorde bientôt l'accomplissement de cette prophétie,
lui qui est béni dans les siècles des siècles. Et il n'y a pas de
quoi pour nos ennemis nous dire d'un ton de triomphe : « Toute
plantation que le Père céleste n'a point faite sera déracinée » ;
car Isaïe avait prédit que le roi des Perses, Cyrus, rétablirait,
élèverait le temple du Seigneur à Jérusalem ; car de même que cette
œuvre, grâce à la méchanceté des ennemis, avait été entravée dès le
début, et qu'elle ne put être menée à bonne fin que la 2e année du
règne de Darius, de même nous espérons obtenir une faveur pareille
de la miséricorde divine, qui ne repousse pas pour toujours, qui
même dans sa colère est toujours compatissante, car elle veut être
reconnue juste dans ses paroles et sortir victorieuse dans les
jugements qu'on fera d'elle.
|