Martyrs du Marava

RELATION DE CE QUI S'EST PASSÉ DANS LES MISSIONS DE MARAVA ET DE TANJAOUR
PENDANT LES ANNÉES 1714 et 1715, TIRÉE D'UN MÉMOIRE PORTUGAIS
ADRESSÉ AU TRÈS RÉVÉREND PÈRE MICHEL-ANGE TAMBURINI,
GÉNÉRAL DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS.

 

La chrétienté du Marava était dans un état florissant et la foi y faisait de jour en jour de nouveaux progrès. Le missionnaire de cette contrée avait baptisé en peu d'années plus de deux mille idolâtres; il espérait recueillir encore de plus grands fruits, lorsqu'il s'éleva tout à coup un orage qui mit la constance des nouveaux fidèles à une dure épreuve. Voici quelle en fut l'occasion.

Les gentils célébraient la fête de Ramesceren, fameuse idole qu'ils révèrent. Le prince, accompagné des seigneurs de la cour et de plusieurs brames, se mit en chemin pour se rendre à la pagode et pour y prendre le bain qui, selon eux, a la vertu d'effacer tous les péchés. Avant son départ, il laissa le gouvernement de ses États à Tiruvaluvatheven, son parent et son beau-frère, qui était parmi les néophytes un modèle de piété et de vertu mais il lui défendit expressément de visiter l'église des chrétiens pendant son absence, et il accompagna sa défense des menaces les plus capables de l'intimider.

Le prince étant arrivé à la pagode, et prenant le bain que les gentils tiennent pour sacré, aperçut sur le rivage quelques-uns de ses soldats qui s'entretenaient ensemble.

Il demanda aux brames qui l'environnaient pourquoi ces gens-là ne prenaient point, à son exemple, un bain si efficace et si salutaire. Les brames, ennemis-nés de la loi chrétienne, saisirent l'occasion qui se présentait d'aigrir l'esprit du prince et de l'animer contre les adorateurs du vrai Dieu : « Quoi, seigneur, lui dirent-ils, pouvez-vous ignorer que ces soldats sont chrétiens, que vous êtes actuellement l'objet de leur risée, qu'ils se moquent et du culte que vous rendez à Ramesceren et de la persuasion où vous êtes que dans ces eaux sacrées vous recevez l'entière rémission de vos fautes ! Pour vous en convaincre, vous n'avez qu'à ordonner qu'on leur présente des cendres dédiées au grand Chiven et qu'on leur propose d'en marquer leur front selon notre usage, vous serez témoin vous-même du mépris qu'ils en feront. »

A peine eurent-ils achevé ces paroles qu'un brame, sans attendre l'ordre du prince, se détacha de la troupe, et, tirant d'un petit sac qu'il portait des cendres consacrées à Chiven, s'avança vers les soldats chrétiens, leur en offrit et les invita à s'en mettre au front. Les néophytes, en refusant de prendre ces signes de l'idolâtrie, ne purent s'empêcher de faire paraître de l'indignation : c'est aussi à quoi s'attendait le brame, et comme son dessein était de manifester aux yeux du prince l'aversion que les chrétiens avaient pour ses divinités, il fit de nouvelles instances et pressa fortement les soldats de s'appliquer au front ces marques de vénération pour Chiven.

Ces invitations réitérées impatientèrent un des néophytes : il étendit la main pour recevoir les cendres qu'on lui offrait, et aussitôt, suivant l'ardeur de son zèle et sans faire réflexion qu'il était observé, il les jeta à terre avec dédain et les foula aux pieds.

Le prince, qui examinait attentivement la contenance des néophytes, se livra dès lors aux plus violents transports de fureur : on ne sait même ce qui l'empêcha de venger sur-le-champ par la mort de ces néophytes l'outrage qu'ils venaient de faire à sa divinité.

On lui apprit au même moment qu'aussitôt après son départ Tiruvaluvatheven, son beau-frère, avait, contre sa défense, visité l'église des chrétiens et participé à leurs mystères. Cet avis, qui était véritable, redoubla les accès de sa fureur; il sortit du bain transporté de rage, et après avoir pris ses vêtements, il prit la route de sa capitale dans la résolution d'exterminer le christianisme de ses États.

A peine fut-il entré dans son palais qu'il ordonna à ses soldats de se répandre dans l'étendue de sa principauté, de parcourir les maisons des chrétiens, de leur enlever tout ce qu'ils y trouveraient de vestiges du christianisme. Cet ordre impie fut exécuté avec la dernière rigueur : il n'y eut aucun des fidèles qui put échapper à l'exacte perquisition des soldats ; on leur arracha avec violence les chapelets, les croix, les médailles, les images et les reliques, qu'ils s'efforçaient inutilement de cacher et de dérober aux yeux de leurs persécuteurs. Ces précieuses dépouilles furent apportées comme en triomphe aux pieds du prince : il les fit mettre dans divers sacs et les fit jeter dans un étang public, au milieu des applaudissements et des cris de joie d'une multitude innombrable d'idolâtres.

Non content de cette première expédition, qui jeta la consternation parmi les nouveaux fidèles, il tâcha de les effrayer encore davantage par la manière impitoyable dont il sévit contre son propre sang. Il fit appeler Tiruvaluvatheven, son parent, et jetant sur lui des regards menaçants, il lui signifia que, pour conserver ses honneurs et sa vie, il n'avait plus d'autre parti à prendre que d'abandonner à l'heure même l'infâme loi des Franquis  (c'est le nom qu'il donnait à la loi chrétienne) et de sacrifier au grand Chiven ; que s'il balançait un moment, il allait le méconnaître pour son parent, le dépouiller de ses dignités et de ses revenus et lui faire souffrir un lent et rigoureux supplice ; qu'enfin il lui ôterait la vie, dont il se rendait indigne, par une mort également honteuse et cruelle.

Ces menaces n'intimidèrent point le généreux néophyte : il répondit comme un autre Eléazar, avec une fermeté respectueuse, que dès sa plus tendre enfance il suivait la loi de Jésus-Christ ; qu'elle avait été jusqu'ici la règle de sa conduite ; qu'à son âge il ne lui était pas possible de l'abandonner; qu'au reste ses biens et sa vie étaient entre les mains du prince pour en disposer à son gré, mais que rien ne l'engagerait à déshonorer sa vieillesse par une aussi lâche désertion que celle qu'on lui proposait.

Une réponse aussi ferme irrita de plus en plus le prince : au même instant il dégrada le néophyte de son rang, il le destitua de ses emplois, et après avoir éprouvé sa constance par diverses tortures plus cruelles les unes que les autres, il le confina dans une prison obscure, jusqu'au temps qu'il avait résolu de le faire mourir.

Comme on n'avait pu ébranler sa fermeté par la voie des supplices, on l'attaqua par un autre endroit qui lui fut très sensible. On permit à sa femme et à ses enfants de l'aller trouver dans sa prison. Cette famille désolée y entra dans le plus triste équipage ; de vieux haillons leur servaient de vêtements, et ils tenaient à la main quelques morceaux de pots cassés, tels qu'en ont aux Indes les mendiants qui vivent des aumônes qu'ils ramassent. Sa femme en l'abordant tout en pleurs : « Seigneur, lui dit-elle (car je n'ose plus vous appeler du doux nom de mari), vous voyez le déplorable état où votre imprudence nous a réduits : si vous n'avez pas compassion de vous-même, du moins soyez touché de ma misère et de celle de ces infortunés, gages de notre amitié conjugale : qu'ont-ils fait, ces chers enfants, pour n'avoir même pas de quoi se couvrir ? Tout innocents qu'ils sont, ils portent la peine d'une résistance aussi opiniâtre et aussi déraisonnable qu'est la vôtre aux volontés du prince. Que deviendront-ils si vous vous obstinez à vouloir mourir? Serez-vous insensible au point de les laisser périr de faim et de misère ? »

Ces dernières paroles furent entrecoupées de sanglots et de cris lamentables qui percèrent jusqu'au vif le coeur du néophyte. Cependant il eut la force de résister à une tentation si délicate, et sa fidélité au service de Dieu l'emporta sur les plus tendres sentiments de la nature. Heureux s'il eût persévéré jusqu'à la fin dans son attachement à la foi ! Mais son courage, qui n'avait pu être surmonté ni par la tendresse naturelle ni par l'horreur des tourments et de la mort, céda enfin à la ruse et à l'artifice.

On introduisit dans sa prison un de ces hommes adroits et subtils qui savent s'insinuer dans les esprits par une fausse éloquence et qui ont l'art de colorer les actions les plus odieuses en les faisant passer pour indifférentes. Il commença d'abord à se rendre agréable au prisonnier par des complaisances affectées; ensuite il parut vivement touché de voir un homme de son rang traité d'une manière si indigne et si barbare ; puis il lui demanda quel était donc le crime qui lui avait attiré une suite de châtiments si rigoureux, et ayant appris qu'il n'avait irrité le prince contre lui à cet excès que pour n'avoir pas voulu abandonner la loi de Jésus-Christ : « Ah ! Seigneur, lui dit-il d'un ton tendre et radouci, est-il possible que vous donniez dans cette erreur populaire ! c'est vouloir de gaîté de coeur vous perdre vous et votre famille : je suis chrétien, ainsi que vous, je sais quels sont les devoirs que m'impose ma religion et je veux certainement me sauver; mais il y a certaines conjonctures où je n'ai aucun scrupule de feindre et de dissimuler pour me mettre à couvert de la persécution des gentils ; alors je ne fais nulle difficulté de dire seulement de bouche et à l'extérieur que je renonce à la foi : Dieu, qui sonde les coeurs des hommes, ne s'arrête point à de vaines paroles; il suffit qu'il connaisse mes dispositions secrètes et qu'il sache que je conserve sa loi gravée au fond du coeur ; faites de même, soyez attaché de coeur à la foi et dites simplement de bouche que vous y renoncez ; le prince sera content, vous serez rétabli dans vos premier honneurs et la persécution cessera : quel avantage n'en reviendra-t-il pas à la religion ! » Il appuya ce discours séduisant de tant de raisons apparentes et avec des termes si persuasifs, que le malheureux néophyte se laissa entamer et crut que dans des occasions importantes, où il s'agissait de procurer un grand bien à la religion, il lui était permis d'user de feinte et de dissimulation. A la vérité, il ne fut pas longtemps sans reconnaître sa faute : des catéchistes lui en représentèrent l'énormité, il en conçut une vive douleur et il tâcha de l'expier par l'abondance de ses larmes et par des pénitences extraordinaires. Mais son exemple ne laissa pas d'être pernicieux à quelques lâches chrétiens, dont le courage chancela à la vue des tourments et qui prétextèrent la même raison pour s'en délivrer.

Cette faiblesse d'un petit nombre de chrétiens affligea sensiblement le reste des nouveaux fidèles : l'horreur qu'ils en conçurent ne servit qu'à fortifier davantage leur foi et à ranimer leur constance, que les outrages et les mauvais traitements pouvaient affaiblir.

Aux uns on coupa le nez et les oreilles, ce qui imprime parmi ces peuples un caractère d'infamie. Les autres furent contraints d'abandonner leurs maisons et leurs biens et de chercher un asile dans d'autres états plus paisibles. C'était un triste spectacle de voir de nombreuses troupes d'hommes et de femmes suivis de leurs petits enfants, ou qui les portaient entre leurs bras, n'ayant pour tout bien qu'un méchant morceau de toile dont ils étaient couverts, tombant en défaillance, faute de nourriture, au milieu des chemins, sans que qui que ce soit eût compassion de leur misère. Ce ne fut qu'après avoir gagné les terres du royaume voisin que ces généreux confesseurs de Jésus-Christ trouvèrent dans la charité des fidèles quelques soulagements à leurs maux.

Au milieu d'une désolation si générale, on peut juger quelles furent les agitations du missionnaire et combien de mouvement il se donna pour calmer l'esprit du prince et apaiser cette tempête. Il s'adressa d'abord au frère du prince, qui était son appui à la cour et qui lui avait permis de bâtir une église sur ses terres : il sollicita la protection de personnes puissantes et entre autres d'un prince maure, ami intime du prince de Marava. Le prince maure écrivit une lettre fort pressante, par laquelle il suppliait le prince de Marava de traiter plus favorablement le Père et ses disciples. La réponse qu'il fit au prince maure fut qu'il le suppliait à son tour de l'excuser si dans cette occasion il ne lui accordait pas la grâce qu'il lui demandait, mais que la chose ne lui était pas possible ; que ses États étaient sous la protection du grand Chiven ; qu'il ne lui était pas libre de tolérer une religion qui n'inspirait que de l'horreur et du mépris pour cette divinité ; que le culte des dieux serait bientôt anéanti s'il donnait plus de licence aux chrétiens, et que ses propres soldats, qui s'étaient faits disciples de celui en faveur duquel il parlait, avaient si peu respecté sa présence, qu'à ses yeux ils avaient eu l'insolence de fouler aux pieds les cendres consacrées à Chiven.

Cette réponse, qui fut communiquée au missionnaire, lui déchira le coeur. Il crut que, comme dans les grands maux on a recours aux remèdes extrêmes, il devait aussi tenter quelque moyen extraordinaire d'étonner le prince barbare et d'amollir la dureté de son coeur. Il consulta Dieu par la prière et il redoubla ses austérités à cette intention. Enfin, après quelques jours, ayant assemblé ses catéchistes : « Que ceux-là me suivent, leur dit-il, qui sont prêts à verser leur sang pour la foi. »

Par ces paroles et par quelques autres qui étaient échappées au missionnaire, les catéchistes comprirent que son dessein était d'aller droit à la cour, de reprocher au prince son impiété et de lui remettre devant les yeux l'énormité du crime qu'il commettait en se déclarant l'ennemi et le persécuteur de la vraie religion. Comme ils étaient anciens dans la mission et qu'ils avaient plus de connaissance des usages du pays que le missionnaire, qui ne gouvernait cette chrétienté que depuis peu d'années, ils lui représentèrent que cette démarche serait non seulement inutile, mais qu'elle aurait des suites funestes à la prédication de l'Évangile et qu'elle avancerait infailliblement la ruine du christianisme sans lui laisser aucune ressource pour l'avenir. Il ne se rendit point à leurs raisons et les regarda comme un effet de leur timidité naturelle. Sur quoi les catéchistes dépêchèrent secrètement un courrier au supérieur général pour l'instruire du dessein qu'avait pris le missionnaire et des inconvénients qui ne manqueraient pas d'en résulter.

Le Père supérieur, qui avait vieilli dans les travaux de cette mission et à qui une longue expérience avait appris comment il fallait se comporter dans ces sortes de persécutions, si ordinaires parmi les idolâtres, sachant d'ailleurs que le missionnaire, naturellement vif et plein de feu, était capable de se laisser emporter au mouvement d'un zèle peu discret, songea aussitôt à en modérer l'activité : il lui écrivit une lettre honnête et consolante, mais par laquelle il lui ordonnait deux choses : la première, de revenir sur ses pas et de ne point paraître à la cour ; la seconde, de sortir incessamment de Marava, selon le conseil que lui avait donné le frère du prince.

En effet, le frère du prince, qui honorait le missionnaire de son estime, lui avait remontré que la prudence voulait qu'il se retirât pour quelque temps sous une autre domination ; qu'on ne pouvait maintenant apaiser la colère de son frère ; que sa présence ne servait qu'à l'aigrir davantage contre ses disciples ; que le temps pourrait adoucir cet esprit irrité ; qu'alors, les conjonctures devenant plus favorables, il ne manquerait pas de l'en informer et d'employer son crédit en sa faveur; qu'il avait un nombre de catéchistes prudents et zélés, lesquels, en son absence, pourraient secrètement et sans aucun risque consoler ses disciples et fortifier leur courage ; que d'ailleurs il ne devait avoir nulle inquiétude pour son église, qu'il se faisait fort de la garantir de toute insulte et qu'il se permettait de la lui rendre dans le même état qu'il la laissait.

Le missionnaire, qui n'avait pu goûter ce conseil, se soumit sans hésiter aux ordres de son supérieur; mais son obéissance lui coûta bien des larmes : il voyait son troupeau désolé, sur le point d'être destitué de pasteur et de devenir la proie du plus cruel ennemi de la foi : cette pensée l'accablait de douleur. Il sortit du Marava le coeur flétri d'amertume. L'accablement de la tristesse où il était, joint aux fatigues qu'il venait d'essuyer durant le cours de cet orage, lui causa plusieurs accès de fièvre dont il ne fut jamais bien rétabli. Cependant, après plusieurs lettres qu'il écrivit à son supérieur pour lui marquer l'affliction où il était de se voir séparé de son troupeau, il obtint la permission d'aller s'établir sur les confins du Marava, à condition néanmoins qu'il ne mettrait pas le pied dans les terres de ce royaume.

Cette lettre qui était si fort selon ses désirs lui fit oublier ses incommodités présentes.

A l'instant il partit, et en moins de cinq jours de marche il arriva dans une peuplade de la dépendance de Maduré, qui confine avec le Marava, et où il y a une église que de continuelles persécutions avaient fait abandonner depuis longtemps.

C'est là qu'il s'établit d'abord : mais ensuite, ayant découvert un lieu secret et retiré qui était beaucoup plus proche du Marava, il y fixa sa demeure. Les catéchistes vinrent l'y joindre et il y eut bientôt rassemblé ses néophytes dispersés et fugitifs. Il n'écouta alors que l'ardeur de son zèle et il s'y livra avec excès. Il était sans cesse occupé à soulager leur affliction par des paroles consolantes, à les animer à la persévérance chrétienne et à les affermir dans la foi par de continuelles exhortations et par la participation des sacrements.

Ces travaux pris sans ménagement redoublèrent la fièvre dont il avait eu plusieurs accès et lui causèrent d'autres indispositions qui le réduisirent à une extrême faiblesse. Il succomba enfin à la violence du mal et il fut obligé de garder le lit. Les catéchistes lui procurèrent toute l'assistance dont ils étaient capables : ils firent venir un médecin gentil qui, présumant trop de son habileté, promit de le guérir. Mais, soit que ce médecin ne fût pas aussi habile qu'il se vantait de l'être, soit que la maladie fût plus forte que les remèdes, il se trouva beaucoup plus mal après les remèdes qu'on lui fit prendre qu'il n'était auparavant, et on commença à désespérer de sa guérison.

Le P. Vieira, qui n'était éloigné que d'une journée et demie du malade, accourut pour le secourir dans ce danger extrême. Il entendit sa confession, il lui administra le saint viatique, que le moribond, malgré sa faiblesse, reçut à genoux avec de tendres sentiments de piété ; il lui donna enfin l'extrême-onction et ne le quitta point qu'il n'eût rendu le dernier soupir. Le mémoire portugais dont on a tiré cette relation ne marque point le nom de ce missionnaire. Le P. Vieira ne survécut pas longtemps à celui auquel il venait de donner les dernières preuves de sa charité.

Son église était située sur les terres d'un raja qui avait conçu une aversion mortelle contre le christianisme. Cette aversion ne lui était pas naturelle, mais elle lui avait été inspirée par un brahmane qui lui servait de gourou [1] et qui, s'étant rendu maître absolu de son esprit, le gouvernait despotiquement. Le brahmane avait rendu son disciple si dévot à Vishnou qu'il ne pouvait sortir du temple consacré à cette idole, et que, par un respect ridicule pour un lieu qui lui semblait si saint, il se faisait un devoir d'en balayer le pavé avec sa langue. Plus le raja se perfectionnait dans les folles pratiques du culte superstitieux qu'il rendait à sa fausse divinité, plus sa haine s'allumait contre la religion chrétienne. Le brahmane qui avait disposé insensiblement son cœur à cette haine n'eut pas de peine à lui persuader qu'il fallait détruire l'église des fidèles et chasser le missionnaire. Un autre raja plus humain donna au P. Vieira une retraite sur ses terres et lui accorda la permission d'y bâtir une église qui subsiste encore aujourd'hui.

Le père ne se trouva pas peu embarrassé dans sa nouvelle église ; l'entrée du pays qui dépend de ce raja était entièrement fermée aux Indiens de basse caste, parmi lesquels il comptait un grand nombre de fervents chrétiens. Il ne put pas se résoudre à laisser sans secours spirituels cette portion de son troupeau, qui lui était d'autant plus chère que la naissance la rendait plus méprisable aux gentils de haute caste. Il chercha pour cela un expédient, et il réussit.

Non loin des terres dépendantes du raja, était un bois solitaire et peu fréquenté des Indiens : c'est là qu'il se retira pour quelque temps. Il se logea dans une étable à chèvres à demi ruinée, qui ne pouvait le défendre ni de l'humidité de la nuit ni de la rosée du matin, dont la malignité est fort contagieuse aux Indes. Pendant deux mois qu'il y demeura, il fut continuellement occupé à instruire ou à baptiser les catéchumènes et à administrer les sacrements aux anciens fidèles. Après avoir rempli de ce côté-là son ministère, il prit la route de Camin-Naikempati, pour y réparer ses forces et pour se remettre d'une fièvre lente qui le minait à vue d'oeil et qui le menaçait d'une proche phtisie. Se sentant un peu mieux, il alla exercer les mêmes fonctions à Uttimapaleam, et ensuite il se tourna du côté de Maduré. La pluie, qui le prit en chemin et qu'il essuya durant une journée entière dans des lieux déserts et dépourvus de tout abri, renouvela ses indispositions et sa langueur. On lui conseilla d'aller se rétablir sur la côte, et il se rendit à Pondichéry, où le repos et tout ce que les jésuites français firent pour lui rendre la santé furent inutiles. Son exténuation étant toujours la même, il passa à Méliapour, où il crut trouver un meilleur air. Mais à peine y fut-il trois jours qu'il sentit approcher sa dernière heure : il se fit administrer les derniers sacrements et il finit sa course apostolique par une mort sainte et édifiante[2].


[1] . C'est ainsi que les Indiens appellent leur père spirituel.
[2] LES MARTYRS : Recueil de pièces authentiques sur les martyrs depuis les origines du christianisme jusqu'au XX° siècle ; traduites et publiées par le R. P. Dom H. Leclercq, moine bénédictin de Saint-Michel de Farnborough.

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