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Introduction
Dans une circulaire adressée aux fidèles de son diocèse,
Monseigneur
Lamarche, évêque de
Quimper, annonçait, il y pas plus de huit ans,
qu’il venait d’envoyer à Rome “le Procès de l’Ordinaire, pour solliciter
l’introduction de la cause de béatification et de canonisation de Dom Michel le
Nobletz, ce modèle des prêtres séculiers, qui fut pour la Bretagne Armorique, au
commencement du dix-septième siècle, le promoteur d’une renaissance religieuse
dont les heureux effets se font encore sentir”. Et voici qu’abrégeant les délais
ordinaires, la Sacrée-Congrégation des Rites vient de rendre un jugement
favorable à l’introduction de la cause du «vénérable serviteur de Dieu, Michel
le Nobletz, prêtre et missionnaire».
Prêtre et missionnaire, oui, vraiment, Dom Michel le Nobletz
le fut dans toute la force du mot: prêtre et missionnaire selon de Coeur de
Dieu, dont le vénérable Julien Maunoir n’a pas craint de faire cet éloge
magnifique: « Pour la charité envers Dieu, son unique amour, pour le zèle des
âmes, la grâces des miracles, le don de prophétie et toutes les autres vertus,
il parait l’égal des apôtres”». Le lecteur pourra s’en former une
idée en parcourant les pages suivantes — trop courtes assurément pour un si
grand sujet.
I
Naissance et jeunesse
Michel le Nobletz vint au monde le 20 septembre 1577, à
Plouguerneau,
paroisse de l’évêché de Léon. Sa famille, noble et d’ancienne extraction, avait
gardé intactes les traditions d’honneur et de vertu léguées par les ancêtres.
Dieu la bénit: Michel eut cinq frères et six soeurs.
Dès l’âge de quatre ans, l’enfant montra une dévotion
extraordinaire. Il y avait près du manoir paternel de Kerodern une petite
chapelle. Quand Michel avait disparu, on était sûr de l’y trouver en prière.
Comme il fallait traverser la chaussée pour s’y rendre, sa mère, redoutant
quelque danger, lui défendit d’aller à cet oratoire, mais ce fut vain.
« — J’ai été dans la maison de Dieu », disait-il
naïvement à son retour.
Lui reprochait-on sa désobéissance? Il répondait « qu’une
belle dame l’avait conduit par la main et lui apprenait à prier le bon Dieu ».
Un jour, sa mère, contrariée de sa résistance, l’enferma sous clef dans une
chambre. Quelle ne fut pas sa surprise de le trouver, peu de temps après, à la
chapelle, agenouillé devant l’autel et radieux comme un ange! Elle lui demanda
qui lui avait ouvert la porte de sa chambre.
« — La belle dame », répondit l’enfant.
« — Mais quelle est donc cette dame, et d’où vient-elle? »
dit la mère.
« — Je ne sais pas, repris le cher petit, mais elle
est bien belle! »
Après Marie qui lui avait appris à prier, Jésus voulu être
lui-même son maître. Michel avait quatorze ans lorsque Notre-Seigneur lui
découvrit son humanité adorable, dans une vision mystique. L’amour du Sauveur
s’empara dès lors du pieux adolescent et le poussa à des austérités précoces,
qui furent, avec le goût de la prière, la sauvegarde de sa vertu naissante.
Il y a dans presque toute vie humaine une époque de crise;
elle était arrivée pour Michel. Envoyé à Bordeaux pour y terminer ses études, il
y trouva le bruit, l’agitation des grandes villes et la compagnie turbulente
d’étudiants plus au moins débauchés. Suivant leur coutume, les Bretons formaient
bande à part et se donnaient un chef qu’ils appelait assez singulièrement le
prieur. Celui-ci devait les convoquer et les commander dans les rixes,
souvent sanglantes, qui ne manquaient pas d’éclater au sein de la gent écolière.
Michel fut élu prieur: on appréciait sa vigueur de bras — il avait près de vingt
ans — et son habileté à manier les armes.
Or, un soir qu’il se rendait à un conciliabule de ses
compatriotes, il entend tout à coup une voix lui crier dans l’ombre:
« — Arrête! arrête! »
Michel dégaine et se tient sur la défensive; mais, au lieu de
l’adversaire qu’il attend, Notre-Dame lui apparaît, douce et terrible à la fois:
« — Obéis, lui dit-elle, aux inspirations de Dieu,
et suis mon Fils sur le chemin de l’humilité, de la simplicité, de la pauvreté
et du mépris du monde. »
Cette fois, il fallut se rendre. Michel se prosterne aux
pieds de la Reine du ciel et lui offre son épée, protestant qu’il ne combattra
plus désormais que sous l’étendard de Jésus-Christ.
Mais il fallait à tout prix quitter le milieu de perdition où
il se trouvait. Il se rendit donc à Agen, où les jésuites tenaient un collège
florissant. Il y trouva la paix et une sage direction. cette époque de sa vie
lui parut si heureuse qu’il aimait à l’appeler son “âge d’or”. Il y
étudia les lettres avec grand succès; il composa même un long poème en grec.
Enfin, un brillant examen de philosophie couronna cette première étape se sa
formation intellectuelle.
II
Prêtre...
Jaloux de perfectionner la vertu de son serviteur et de
détruire en lui ce que le monde appelle
“le point d’honneur”, Dieu permit
qu’il fût soumis à une terrible calomnie. Il vit son innocence en proie aux plus
outrageants soupçons. Le coup fut rude; il l’accepta d’un coeur généreux, et le
ciel vint bientôt à son aide.
Un soir, qu’agenouillé dans son oratoire, il confiait ses
angoisses à Dieu et à sa divine Mère, la Vierge miséricordieuse lui apparut et
lui dit d’un air souriant:
— « Mon petit Michel, n’aie pas peur; mon Fils te défendra
et moi je t’assisterai».
Dans une autre vision qui suivit bientôt, la sainte Vierge
mit le comble à ses bontés. Lui présentant trois couronnes étincelantes:
— « Voilà trois couronnes, dit-elle, que
j’ai obtenues pour toi de mon Fils. La première est celle de la virginité que tu
garderas inviolablement jusqu’à la mort; la seconde, celle de la science de la
vie spirituelle; la troisième, celle du mépris du monde que tu professeras comme
prêtre séculier ».
On comprend quel élan vers les plus hauts sommets de la
perfection ces faveurs communiquèrent à notre pieux jeune homme. Il résolut donc
d’entrer dans les Ordres, et pour cela d’étudier la théologie. Les jésuites
enseignaient cette science, avec éclat, à Bordeaux. Michel se fit un bonheur
d’aller y retrouver ses maîtres vénérés d’Agen. Le nouveau venu prima bientôt
parmi les meilleurs étudiants. Un simple trait fera juger de son ardeur au
travail ainsi que de sa capacité: il apprit par coeur la Bible, dans le texte
grec, de manière à la posséder parfaitement.
Ses études de théologie terminés, Michel le Nobletz fit une
retraité de six mois pour se préparer aux saints Ordres, jeûnant et priant avec
une ferveur extrême. Sur ces entrefaites, l’évêque de Léon, connaissait son
mérite, lui offrit un gros bénéfice. Michel, qui avait un autre idéal, refusa
avec une respectueuse énergie. Son père insista, et si fortement, que la
franchise du jeune Breton finit par éclater:
« — J’aimerais mieux garder les bêtes!” s’écria-t-il.
« — Eh bien! monsieur, puisque c’est votre vocation de
garder le bétail, je vous charge d ce bel emploi! »
Et, pendant quelques jours, on put voir le fils de la maison
conduire les vaches au pâturage. Finalement, son père le chassa de chez lui.
Michel se retira chez sa nourrice, qui l’aimait comme son enfant. Logé dans une
chaumière, nourri comme un pauvre paysan, méprisé de ses proches et raillé par
les villageois qui le regardaient comme un insensé, notre docteur en théologie
savoura, pendant six mois, le bonheur d’imiter les anéantissements de
Jésus-Christ.
Abandonnant enfin sa retraite, Michel se rendit à Paris pour
se perfectionner dans les sciences théologiques en suivant les cours de
Sorbonne. Dieu lui fit alors découvrir le directeur de son choix, le père
Cotton, jésuite, confesseur et prédicateur ordinaire du roi Henri IV, non moins
célèbre par ses vertus que par ses travaux apostoliques. Celui-ci eut bientôt
fait de connaître à fond son nouveau pénitent: il finit par le décider à
recevoir sans tarder l’onction sacerdotale.
Avec la grâce de la prêtrise, le Nobletz reçut du ciel la
lumière sur son avenir: il devait être missionnaire.
Mais avant d’entrer dans la carrière de l’apostolat, il
voulut à l’exemple de saint Ignace de Loyola, s’y préparer par une année de
solitude et de pénitence. C’est pourquoi il se retira sur la plage voisine de
Plouguerneau, dans une petite cellule couverte de simple chaume. Ses austérités
y furent effrayantes. Il couchait sur la terre nue, n’ayant qu’une pierre pour
oreiller; un rude cilice l’enveloppait jusqu’aux genoux: il ne portait pas de
linge, se flagellait jusqu’au sang, mangeait une seule fois le jour de la
bouillie de farine d’orge à l’eau, qu’une personne du voisinage lui faisait
passer par une étroite lucarne, et ne buvait qu’une faible ration d’eau. Ne
sortant jamais de sa cellule que pour célébrer la sainte messe dans une église
voisine, son silence était continuel. Il priait, méditait ou étudiait toute la
journée. Il termina sa retraite en prenant la résolution inébranlable d’être
fidèle aux pratiques suivantes: oraison continuelle, pénitence sans relâche,
étude sérieuse des sciences nécessaires à ses fonctions, enfin parfaite liberté
d’esprit qui, le détachant de tout, le rendit entièrement souple aux
inspirations de Saint-Esprit.
Ainsi préparé, Michel le Nobletz commença ses courses
apostoliques et se mit à annoncer la parole de Dieu avec une vigueur, une
ténacité, un zèle enflammé qui déconcertèrent les faibles. Beaucoup le prirent
en pitié. Ses parents mêmes le regardaient comme un lunatique. Lorsqu’il prenait
son sac pour aller catéchiser, « ses frères et soeurs, dit un premier historien,
pleuraient et se lamentaient, se disant l’un à l’autre: « Le mal a repris notre
frère, voilà qu’il va courir les champs !» Le serviteur de Dieu entendait tout;
et cependant, se souvenant que le Sauveur du monde avait été, lui aussi, traité
d’insensé et de démoniaque, il se consolait sans trop de peine des avanies qu’il
avait à subir.
III
Le « capitaine »...
Mais la grâce de Dieu est plus forte que le mauvais vouloir
des hommes; et désormais il nous devient impossible, faute d’espace, de raconter
en détail les travaux et les conquêtes de l’homme de Dieu.
Il nous faudrait le montrer transformant d’abord sa paroisse
natale, où il avait été si cruellement honni et vilipendé, ramenant son père et
sa mère à d’excellents sentiments à son égard, éloignant du monde deux de ses
soeurs, Marguerite et Anne; puis, évangélisant avec succès les îles d’Ouessant,
de Molènes et de Baz; défrichant, pendant trois ans, le sol ingrat du
promontoire Saint-Mathieu, où il se heurta aux plus formidables oppositions. Dès
qu’il montait en chaire, la plupart des gens quittaient bruyamment l’église:
« — Voilà le prêtre fou, disait-on. Hé!
qu’est-il venu faire ici? Est-ce qu’il prétend changer nos usages? Il ne
comprend rien au commerce... »
« Si on l’eût vu la soutane basse et le justaucorps à la
mode, avec une meute de chiens de chasse, par les parcs, les bois et campagnes,
écrit ironiquement le père Maunoir; si on l’eût vu recevoir ses amis,
tenir table ouverte à tout venant; s’il se fût trouvé aux tavernes et aux
festins, tous eussent dit: « Oh! l’honnête homme! » Mais parce qu’il fuyait les
compliments du monde et ses maximes, parce qu’il tâchait de vivre selon les lois
d’un bon ecclésiastique, ils l’appelaient scrupuleux et hypocondriaque ».
Michel le Nobletz tin bon; sa charité et son zèle lassèrent
les plus obstinés de ses adversaires; et la religion refleurit parmi le peuple.
Entre autres saintes pratiques, le missionnaire introduisit la communion
mensuelle et établit la coutume de l’assistance quotidienne à la messe.
A Landerneau, il tonna contre les vices et surtout contre le
luxe de la toilette. Un jour il rencontra dans la rue « une bourgeoise vêtue
comme une marquise », qui perdit sa jarretière. Il observa, non sans surprise,
qu’elle était en étoupe. Le fait était bon pour donner du relief à ses leçons de
morale; il s’en servit.
« — Quelle vanité, s’écria-t-il dans un sermon, de
porter au dehors des habits de satin et au-dessous des jarretières d’étoupe, de
border sa robe d’argent et de ne pas payer ses dettes, de jeûner et de faire
mourir les enfants de faim! »
De cette cité mondaine, il se rendit à Quimper, où il fut
très mal reçu. Dès son arrivée, il se mit à faire le catéchisme, chose “que le
simple peuple n’avait jamais entendue”; et tous de tourner en dérision ce
singulier prédicateur. On en vint à le montrer du doigt comme une bête curieuse.
Quand le missionnaire passait dans les rues, les gens se mettaient aux fenêtres
et disaient: « Voilà le fol Nobletz qui passe! » — Loin de se rebuter, le saint
homme trouva qu’il était bien à Quimper; il y acheta une maison et y résida
pendant trois ans, rayonnant de là dans les localités environnantes. A Faou, la
multitude l’écoute comme un prophète; à Concarneau, il catéchise tous les
enfants et la plupart des vieillards; dans l’île Tudi, les pauvres insulaires
pleurent à ses sermons et se confessent en masse. En revanche, les commerçants
du port d’Audiern lui font mauvais accueil. Le Nobletz leur prédit alors que
Dieu punirait leur dureté. Quelque temps après, en effet, ils perdirent plus des
trois quarts de leurs embarcations.
Dans l’île de Sein, au contraire, il est reçu comme un ange
du ciel. Il prêche et catéchise deux fois le jour et obtient de tous une
confession générale. Pourtant ces insulaires étaient tristement connus pour
leurs moeurs barbares. A défaut de prêtre, le missionnaire voulut du moins
laisser un disciple qui continuât son oeuvre. Un bon matelot, le « capitaine »
François Le Su, lui parut apte à ses desseins; il le forma, et c’est chose
merveilleuse de voir comment ce brave marin suppléa de son mieux au curé
manquant. Chaque dimanche, il présidait une procession où l’on portait croix et
bannière, au chant des litanies de la sainte Vierge. Il faisait encore chanter,
à deux choeurs, les parties de la messe attribuées au lutrin, puis il annonçait
les fêtes, abstinences et jeûnes de la semaine: c’était le prône. L’après-midi,
le capitaine chantait les vêpres avec ses camarades et faisait à haute voix
quelque pieuse lecture. Chaque année, le vendredi saint, il réunissait tous les
paroissiens dans le cimetière, au pied du calvaire, et il prêchait la Passion.
Vingt-cinq ans plus tard, François Le Su était encore là,
sans qu’il eût été possible d’envoyer un pasteur. Avec la vive approbation de
Michel le Nobletz, les jésuites, alors en mission dans cette île, demandèrent au
vieux marin s’il ne serait pas content d’être prêtre, pour assister encore plus
efficacement ses compatriotes. Sur sa réponse affirmative, ils l’envoyèrent chez
les bénédictins de Landévennec apprendre l’indispensable pour le saint
ministère. Après quelques mois, on le vit, un beau jour, arriver au collège de
Quimper, en costume de marin, le béret bleu sur la tête. Les jésuites, qui le
connaissaient, lui donnèrent un chapeau et un manteau noir pour dissimuler sa
vareuse, par trop laïque pour un candidat au sacerdoce.
Notre capitaine se présenta donc devant les chanoines du
chapitre et leur exposa son dessein.
« — Qu’est-ce qui vous amène ici, mon brave homme? »
« — Je suis François Le Su, de Sizun, où il n’y a ni messe
ni prêtre, et je voudrais bien être prêtre pour assister mes compatriotes. »
Les chanoines ne furent pas peu surpris de voir « un
vieillard presque sexagénaire, blanc comme un cygne », solliciter les lettres de
prêtrise.
« — Quelle profession avez-vous exercé jusqu’ici? »
« — Pêcheur, depuis quarante-cinq ans. »
« — Avez-vous étudié le latin et en quelle classe? »
« — J’ai lu dans un livre qu’on appelait Rudimentum
et dans un autre intitulé Caton: puis on me mit sur mer avec des rets
pour suivre le métier de mon père. »
Les chanoines sourirent, jugèrent superflu de pousser plus
loin l’examen, et congédièrent notre homme.
Comme il sortait tout déconfit, il rencontra un dominicain
auquel il raconta son cas. Celui-ci s’intéressa à lui, parla aux chanoines, et
François Le Su comparut de nouveau. On lui présenta un missel. Il le lut fort
bien en accentuant le texte.
« — Comprenez-vous au moins ce que vous avez lu? »
Le bon homme répondit en traduisant aisément et exactement.
Stupéfaits, les chanoines se regardaient.
« — Quel pêcheur! dit l’un d’eux; nous avons bien
des prêtres dans l’évêché qui n’en savent pas autant. »
L’examen sur les cas de conscience ne fut pas moins
satisfaisant; finalement, Le Su obtint ses lettres et fut ordonné prêtre.
C’est ainsi que le capitaine devint curé de l’île de Sein; et
son évêque lui rendit plus tard témoignage « qu’il n’avait jamais rencontré
recteur qui s’acquittât mieux de sa charge. »
IV
En mission...
Mais revenons au saint missionnaire. Dom Michel avait coutume
de dire qu’il avait aimé spécialement trois ville, auxquelles il s’était en
effet dévoué plus qu’à toute autre: Morlaix, le Conquet, Douarnenez. Dans
l’impossibilité où nous sommes de suivre partout le vaillant ouvrier,
arrêtons-nous un instant avec lui sur ces trois théâtres privilégiés de son
zèle.
A Morlaix, il enseignait surtout le catéchisme, non seulement
dans les églises, mais encore à domicile. Ses exhortations vives et pénétrantes
firent bien des conquêtes sur le monde et sur l’enfer. Il trouva même quelques
âmes d’élite qu’il poussa à la plus sublime perfection. L’exemple, en
particulier, donné par une jeune fille de la haute société, Françoise de
Quisidic, remua profondément la ville. Elle avait aimé le monde et ses fêtes.
Touchée de la grâce, elle se présenta un jour au missionnaire, qui lui demanda
si elle voulait « servir Dieu pour de bon ». Comme elle se dit prête à tout, le
Nobletz mit sa vertu à l’épreuve. Il lui fit prendre une robe de grosse bure
grise, avec une ceinture de chanvre et une coiffe d’épaisse toile rousse, et lui
ordonna de se promener par toute la ville dans cet accoutrement. On devine les
rires et les huées qui l’accueillirent sur son passage. Après d’autres épreuves
analogues, son directeur lui offrit trois présents: un cilice, une discipline et
une tête de mort. Françoise de Quisidic profita à pareille école, et mena dès
lors une vie d’abné-gation et de dévouement qui ne se démentit pas jusqu’à l’âge
que quatre-vingt-deux ans.
Un jour, Dom Michel lui amena une jeune fille, très
pauvrement vêtue, mais dont l’air distingué s’accordait mal avec le costume
rustique. C’était sa propre soeur, Marguerite, qui, en route, avait par humilité
changé de costume avec une simple villageoise. Elle venait se mettre sous la
direction de son frère Dom Michel, pour avancer dans la vertu. Celui-ci la
confia à Françoise de Quisidic comme à sa supérieure. Françoise, désireuse de
remplir au sérieux ses fonctions, lui imposa d’abord la même épreuve qu’elle
avait subie elle-même. Elle la fit costumer d’une robe grise, dépourvue de plis
et de façon, véritable sac de pénitent; elle suspendit une besace de toile à sa
ceinture, lui mit en main une écuelle de bois, et la mena ainsi, un jour de fête
solennelle, aux portes des églises, la recommandant à la charité des fidèles
comme une pauvre innocente. Quelques personnes qui la reconnurent sous cet
étrange déguisement augmentèrent encore sa confusion. Cet acte héroïque
d’humilité suffit pour détruire en elle, à tout jamais, l’esprit du monde et ses
vanités.
Dom Michel continua une formation spirituelle si bien
commencée; puis il l’appliqua à catéchiser les femmes et les jeunes filles. Elle
devint ainsi la coopératrice zélée du missionnaire; elle préparait doucement les
âmes à entendre la parole de Dieu, et leur ouvrait, pour ainsi dire, la porte du
confessionnal. On la retrouve souvent désormais, à la suite de Dom Michel, comme
ces diaconesses qui secondaient les prêtres de la primitive Eglise et
disposaient les femmes au saint baptême.
L’homme de Dieu n’eut pas que des consolations à Morlaix. Il
fut accusé auprès de Monseigneur de Tréguier d’être un personnage « de conduite
singulière ». Effectivement, « il était singulier, dit à ce sujet le père
Maunoir, non sans malice, en ce qu’il ne fréquentait pas les tavernes, les
grands ni les riches, en ce qu’il ne buvait point de vin et qu’il ne s’épargnait
de blâmer les vices et les maximes du monde ». Mais, après informations,
l’évêque confirma ses pouvoirs, les étendit même, pour le plus grand bien d de
son diocèse.
Mais c’est peut-être à Douarnenez que cet infatigable
conquérant des âmes remporta les plus beau triomphes. Aussi bien, ce champ
d’apostolat lui avait-il été désigné expressément par la Reine du ciel. Un jour
que, se rendant à Quimper, il priait la sainte Vierge de lui indiquer la région
où il pourrait travailler le plus efficacement au salut des âmes, la Vierge lui
apparut toute rayonnante de gloire, et lui montra, à travers les brumes de
l’horizon, la vaste baie de Douarnenez, avec les villages qui longent la côte
occidentale de Cornouaille.
Profonde était l’ignorance des habitants de Douarnenez. Il du
commencer par leur expliquer le Pater, l’Avé, le Credo, le
Confiteor, qu’il récitait successivement en latin et en breton. Son zèle
au début ne fut payé, comme il arrivait d’ordinaire, que par le mépris ou par
l’indifférence. Montait-il en chaire, les fidèles désertait presque tous
l’église. Le missionnaire ne se décourageait pas pour cela. Chaque jour il
sonnait la cloche pour appeler les paroissiens. Si personne ne venait, il allait
de maison en maison chercher des auditeurs. Un jour, « après avoir sonné et bien
couru », il n’y eut qu’une femme qui consentit à venir l’entendre. Il prêcha
néanmoins trois quarts d’heure, et, en terminant son sermon, il déclara que
« les parois de l’église témoigneraient un jour qu’il avait fait tout ce qu’il
avait pu pour apprendre le chemin du salut aux habitants de Douarnenez ».
Il faut avouer que ces malheureux eussent vingt fois mérité
d’être abandonnés.
« — Nous sommes trop vieux, disaient les anciens, pour
apprendre ces choses; nos pères ne les savaient point et ils étaient plus
honnêtes gens que ceux d’à présent. Le père Michel ne sait pas ce qu’il dit. »
Les plus naïfs ou les plus audacieux le donnaient même pour
l’Antéchrist. Mais cela ne prit pas, « parce que, disait-on, le missionnaire
avait une soeur et que l’Antéchrist ne devait avoir ni frère, ni soeur. »
Les opposants se remuaient en vain: ils avaient compté sans
la ténacité bretonne doublée de l’énergie d’un saint. Dom Michel prêchait et
catéchisait toujours, avec une exactitude désespérante pour ses adversaires.
Enfin, au bout de deux ans de travail, il finit par gagner le quart de la ville.
La brèche était ouverte; le conquérant allait pousser de l’avant jusqu’à
complète victoire.
Se sentant désormais fortement appuyé, l’apôtre résolut de
frapper un grand coup. Il persuada au recteur de la paroisse d’établir un examen
sur la doctrine chrétienne, obligatoire pour tous les paroissiens, sous peine
d’être privés des sacrements; mesure hardie assurément, que rendirent seuls
possibles la facilité de l’examen et le tact dans l’application de la loi. Si
Dom Michel avait le main de fer, il avait un coeur d’or. Les fruits de cette
industrie furent extraordinaires; quelques recteurs du voisinage l’adoptèrent
même et « obtinrent plus en un an, pour l’instruction de leur paroisse, que
leurs prédécesseurs en cent ans. »
Ce n’est pas que la cabale eût complètement désarmé. Les plus
acharnés d’entre les ennemis du missionnaire, ne pouvant lui faire peur,
résolurent à maintes reprises de le tuer. C’est un notaire qui se présente, un
jour, à son domicile, l’épée nue; c’est une jeune fille qui remplit son tablier
de pierres pour le lapider au passage; ce sont quatre vauriens qui se promettent
de le surprendre, à l’écart, dans les sentiers qui bordent la falaise, et de le
jeter à la mer. Mais Dieu déjoua chaque fois ces complots criminels.
V
Les tableaux...
Parmi ses moyens d’apostolat, le missionnaire mettait au
premier rang des « tableaux ou cartes peintes », représentant, sous formes
allégoriques, les principaux enseignements de la doctrine chrétienne.. Rien de
plus varié, de plus original, de plus piquant même que ces toiles qu’il exhibait
devant son auditoire et dont il expliquait le sens avec un rare bonheur. N’en
donnons qu’un exemple.
Parmi les quarante sujets de ces tableaux, il y a une carte
géographique, dite des Conseils ou de la Perfection, fort
intéressante et très curieuse. On y voit une partie de l’Amérique du Nord,
l’Amérique du Sud complète, et l’Amérique centrale en entier, y compris le
fameux isthme de Panama. L’oeil remarque aussitôt, non sans surprise, deux
groupes de petites bonnes gens en culotte courte qui travaillent bravement, avec
de larges pelles, à creuser le canal des deux mers en deux points différents:
les uns au sud du Mexique, à travers l’isthme de Tehuantepec; les autres par
l’isthme de Panama. — Ainsi, la question du Panama était déjà à l’ordre du jour,
sur les côtes de la Basse-Bretagne, du temps de Michel le Nobletz! — Des navires
de toutes dimensions, de toutes formes et de toutes couleurs sillonnent l’océan.
Les uns voguent toutes voiles au vent, les autres les ont repliées, plusieurs
s’en vont à la rame. Ils se dirigent vers des îles mystérieuses, inconnues en
géographie, ou vers un continent immense où le Père éternel, en robe de pourpre,
couronné d’une tiare d’or et tenant un globe d’une main, trône au milieu d’une
gloire. Ici, un bâtiment sombre contre un écueil; là, de malheureux naufragés
s’échappent à la nage, soutenus par des épaves. Des échelles et d’autres signes
énigmatiques sont tracés sur terre et sur mer.
De tout cela, les cahiers manuscrits de Dom Michel nous
donnent le sens. L’isthme de Panama représente le grand obstacle qui nous
empêche d’arriver plus vite et plus sûrement aux rives éternelles. « Il vaut
mieux prendre peine, dit le Nobletz, à couper cette terre » que de suivre un
autre itinéraire beaucoup plus long et plus périlleux, en contournant l’Amérique
du Sud « par le détroit de Mégaillan,
où arrive de fréquents naufrages. »
« Un de ces navires que vous voyez en la baie du Mexique est
un vaisseau de voleurs et l’autre de marchands adonnés à l’avarice, et la ville
qui est sur la terre dite Mexique nous signifie la confusion mondaine. Ceux qui
veulent couper une grande pièce de terre plus proche du Mexique représentent les
misérables mondains qui prennent plus de peine à faire certaines dévotions à
leur fantaisie qu’il ne faudrait pour couper l’autre pièce devant Panama,
c’est-à-dire faire les oeuvres que Notre-Seigneur conseille. »
Voici maintenant trois îles, entre lesquelles naviguent
plusieurs vaisseaux. La première se nomme Altum consilium ou conseil de
perfection; mais plusieurs s’y sont perdus « parce qu’ils ont entrepris
au-dessus de leurs forces », les oeuvres de conseil et la vie religieuse n’étant
point à leur portée. — « Un autre navigant », moins ambitieux, cingle vers la
deuxième île dite Minus consilium, qui représente un état de vie moins
élevé, quoique supérieur au commun; « mais, parce que la marée et le vent lui
étaient contraires, il est allé à un autre plus bas, dit Obligation ou
Obligation, et ainsi il n’est pas arrivé où il voulait. » — Une troisième
embarcation a tourné le gouvernail vers Obligation; mais, hélas! la violence du
vent l’a entraînée à la dérive « parmi les rochers du désespoir et sur les bans
de tentation et illusion diaboliques » où elle s’est perdue avec son équipage.
« Apprenons donc, conclut le Nobletz, d’affectionner la vertu selon notre
possible, suivant l’avis de l’Apôtre: Æmulamini charismata meliora. »
Le grand continent aux contours illimités, où se trouve le
Père éternel, c’est la Nova terra, Nouvelle Terre, la bienheureuse patrie
des élus.
Pour ingénieuses que fussent les industries du missionnaire,
elles auraient été — il faut l’avouer — bien incapables de triompher des vices
invétérés du peuple, sans cette flamme intérieure, sans ce souffle de l’Esprit
de Dieu qui animaient des discours. D’ailleurs, les qualités naturelles de
l’orateur ne lui faisaient pas défaut: parole franche, hardie, persuasive,
saisissante; style clair et imagé, très propre à frapper l’esprit du peuple;
éloquence spontanée, jaillissant avec force et éclat. Ses connaissances
théologiques très étendues lui rendaient l’improvisation facile. C’est ainsi
qu’un jour, au moment même où il se dirigeait vers la chair, te recteur de la
paroisse lui recommanda d’être court par ces deux mots: « Esto brevis ».
Le Nobletz, laissant là tout son discours préparé, prit pour texte l’ordre même
de son supérieur. Il parla avec tant d’onction sur le Verbe incarné, fait
petit pour notre amour, qu’il tira des larmes de son auditoire.
Autre motif qui explique l’ascendant de sa parole: il aimait.
Sa charité bien connue lui ouvrait tous les coeurs. Il se dépouillait
fréquemment de ses habits pour en vêtir les malheureux. Sitôt qu’il recevait de
l’argent, il le donnait aux pauvres. « Il se fût cru au nombre des réprouvés,
disait-il, s’il eût gardé plusieurs jours in écu ». Souvent réduit lui-même à la
mendicité, il partageait encore avec les indigents le pain qu’il était allé
demander de porte en porte. Et combien de malades lui durent la santé! Combien
d’affligés la consolation! Dans ces oeuvres de miséricorde, le ciel lui-même
paraissait à ses ordres. Une pauvre femme du peuple vint un jour le trouver pour
lui exposer certains doutes concernant la présence réelle de Notre-Seigneur au
sacrement de l’autel. Le saint homme n’essaya pas de lui en faire une
démonstration, que sans doute elle n’aurait pas comprise: il la pria simplement
de venir assister à sa messe. Elle vint en effet; et la messe terminée, la
pauvre femme se hâta d’aller se prosterner aux pieds du saint prêtre; elle
croyait maintenant, ayant vu le Sauveur entre les mains du célébrant « au
moment de l’élévation, sous la figure d’un petit enfant, beau et joyeux à
merveille, qui baissait amoureusement la tête vers lui. »
Ce ne fut pas là, on le devine, la seule faveur surnaturelle
dont jouit le saint missionnaire. Les anges et les saints lui apparaissaient
fréquemment dans l’éclat de leur gloire. Aux heures de crise, Notre-Dame venait
relever le courage du missionnaire, comme autrefois celui de l’étudiant.
« — « Michelic, a gouelit kel : Michel, ne pleure pas,
n’aie pas peur. »
De nombreux témoins le virent, en différentes circonstances,
élevé de terre par l’extase ou environné de rayons.
Il n’en fallait pas tant pour exciter la haine de Satan et le
mettre en fureur. Aussi, ne manqua-t-il pas — Dieu le permettant ainsi —
d’accabler de mauvais traitements son implacable adversaire. Il arriva même un
jour au saint missionnaire d’être battu si cruellement par les démons, qu’il fut
contraint de garder le lit pendant quatre jours.
Leur rage d’ailleurs contre l’homme de Dieu était sans
mesure: on l’apprit de la bouche d’une jeune file de quatorze ans, qui, voué
d’abord au diable, puis miraculeusement convertie, en témoigna solennellement
lors d’une enquête canonique. Dans un de ces conciliabules lucifériens où l’on
adorait Satan sous la forme d’un bouc, elle avait vu apporter les figures de sis
personnages qui furent brûlées par ordre de l’infâme bête siégeant sur un trône
doré. L’image d’un prêtre en particulier la fit entrer en fureur: le feu lui
sortait par la gueule, des yeux et des oreilles:
« — Voilà, Michel le Nobletz, notre grand ennemi! —
s’écria-t-il. Combien nous a-t-il ravi d’âmes, à Douarnenez, que, sans lui,
nous posséderions! »
Il fit ensuite fouler aux pieds le portrait du missionnaire
avant de la brûler. L’évêque qui dirigeait l’enquête voulut voir le signe
infernal que portait d’ordinaire les adeptes du diable. C’était une empreinte
large et profonde, semblable à celle dont on marquait, en ces temps-là, l’épaule
des criminels; mais l’aspect en était bizarre et incompréhensible.
Cependant, malgré l’immense bien opéré dans les âmes, au sein
même de ce Douarnenez témoin de tant de vertu et de prodiges, il restait des
ennemis à Michel le Nobletz. Ils circonvinrent habilement le grand vicaire du
diocèse, qu’ils en obtinrent un ordre de départ ainsi conçu:
« — ... Vous avez prêché toute votre vie l’obéissance aux
autres; pratiquez-la maintenant vous-même; retournez dans l’évêché de Léon, d’où
vous êtes natif, et ne revenez plus en Cournouaille. »
C’était dur: pendant vingt-cinq ans le missionnaire avait
travaillé « à ses frais et dépens », et parfois, au péril de sa vie, pour
convertir une population ignorante et mauvaise; pendant vingt-cinq ans, il
s’était consumé en pénitences et en prières afin d’attirer sur elle les
bénédictions divines; pendant vingt-cinq ans, il avait semé à pleines mains des
bienfaits de toute espèce; il avait tout donné, et il s’était donné lui-même
jusqu’à épuiser sa santé; et, pour récompense, on lui disait:
« — Allez-vous-en; nous en avons assez de vous, et ne
revenez plus! »
C’était dur: mais c’est ainsi que Dieu fait les saints. Il
n’échappa au vaillant apôtre ni plainte, ni murmure.
« — L’ouvre de Dieu est accomplie pour moi en ces
quartiers, dit-il simplement; je dois aller où Dieu me veut. »
Et il partit pour le Conquet: c’était là que Dieu le voulait,
et de là qu’il devait l’appeler à l’éternelle récompense.
VI
Le commencement de la fin...
Michel le Nobletz fit au Conquet ce qu’il avait fait partout
ailleurs: il prêchait, catéchisait, confessait sans relâche. Les iniquités des
pécheurs lui étaient un sujet de perpétuelle douleur. Il versa tant de larmes
sur eux qu’il en perdit les cils et presque la vue; et cette infirmité, jointe à
beaucoup d’autres, l’empêchait de célébrer chaque jour la sainte messe.
Une partie de ses journées était consacrée à la visite des
pauvres et des malades. Pendant plusieurs années il alla, tous les matins, voir
un vieillard infirme, que tout le monde avait abandonné. Quand il ne vaquait pas
aux bonnes oeuvres, il se livrait à l’exercice de l’oraison, et il lui arrivait
d’y consacrer une partie notable de la nuit. On l’a vu souvent après la messe
ravi en extase et privé de l’usage des sens: les bonnes gens, témoins de ce
phénomène, le croyaient évanoui. L’esprit de Dieu le saisissait un peu partout,
même en société; l’humble Dom Michel se retirait alors dans un coin de
l’appartement, et, se couvrant de visage de ses mains, laissait croire qu’il
s’était endormi.
L’avenir lui était souvent découvert. C’est ainsi qu’il
prédit, neuf ans à l’avance, la naissance de Louis XIV.
Un autre jour, s’interrompant dans une conversation, il éleva
les yeux et les bras vers le ciel, en s’écriant:
« — Dieu soit loué de ce que nous avons à présent un pape! »
Comme on s’étonnait autour de lui, il répondit:
« — Oui, assurément, nous avons un pape qui s’appelle
Innocent; rien au monde n’est plus vrai. »
Innocent X venait en effet d’être élu.
Un an avant la révolution d’Angleterre, il dit à Mademoiselle
de Launay « qu’il y aurait bientôt une guerre civile dans ce pays »; et
parlant une autre fois du même sujet, il ajoutait en soupirant
« — Les malheureux qu’ils sont, ils feront mourir leur
roi! »
Comme s’il eût vu se dresser devant lui l’échafaud de Charles
I.
Ces dons extraordinaires de la grâce ne sont ordinairement
que la récompense de vertus héroïques. Héroïque, vraiment, elle l’était, la vie
de Michel le Nobletz.
Nous l’avons vu affronter avec joie, pour l’amour de Dieu et
des âmes, les injures, les calomnies, l’ingratitude, le mépris, en un mot tout
ce qui broie le coeur et abat l’orgueil de l’esprit. On peut penser avec quelle
rigueur un tel homme devait traiter sa chair. Il portait fréquemment un rude
cilice, couchait sur la dure et ne s’accordait que fort peu de sommeil. Il avait
coutume de mettre des pois ou des petites pierres dans ses chaussures, afin que
chacun de ses pas fût une souffrance. Son servant de messe l’ayant surpris une
fois, pendant qu’il se flagellait avec des cordes garnies de plomb, il acheta
son silence en lui donnant une pièce de monnaie. Trois fois par semaine il
s’infligeait cette rude mortification, et comme son linge était ensanglanté, il
avait soin de le laver lui-même. Au témoignage de son biographe, il lui arrivait
parfois de ne pas manger, en huit jours, plus que les autres personnes en un
seul. Dans ses jeûnes, il se contentait d’un seul repas, sans aucune collation.
Rarement le poisson paraissait sur sa table. Son ordinaire consistait en pain,
en lait, et en quelques fruits les jours de fêtes. Il ne lui fallut rien moins
qu’un ordre exprès du ciel, comme l’assura un de ses directeurs, pour l’obliger
à prendre un peu de viande et de vin, afin de rétablir sa santé ébranlée par ses
pénitences et par ses travaux surhumains.
Mais ce n’était pas assez pour l’homme de Dieu. Il avait
toujours eu une dévotion particulière pour l’enfance et pour la Passion du
Sauveur: il demanda à Dieu de participer aux faiblesses de l’une et aux douleurs
de l’autre. Sa prière fut exaucée, comme il l’apprit par révélation trois ans
avant de mourir. Un jour qu’il priait dans son petit jardin, il vit Jeanne le
Gall, sa servante, sur le seuil de la porte, se disposant aux travaux du ménage.
Michel, l’ayant saluée, la pria, au nom de Dieu « de ne point l’abandonner dans
les grandes afflictions qui devaient lui arriver.
« — Je deviendrai paralytique, ajouta-t-il, et vous
aurez bien de la peine avec moi. »
« — Comment donc le savez vous, repartit la bonne
fille, et qui vous l’a dit? »
« — Le Saint-Esprit », répondit simplement Dom Michel.
En effet, vers la fête de saint Michel, son patron (29
septembre 1651), il tomba, au milieu de sa chambre, frappé de paralysie. Durant
sept mois, son état d’impuissance le rendit semblable à un petit enfant. Rien à
ses côtés pour adoucir ses maux. Sa cellule mesurait douze pieds carrés; pour
mobilier, un coffre qui renfermait les papiers du missionnaire et qui servait en
même temps de banc, un trépied en fer, un pot de terre, une écuelle, une
assiette et une cuillère en bois, deux images fixées au mur et un bénitier en
faïence. Le vénérable paralytique reposait sur un lit étroit, sans rideaux et
garni d’une seule couverture.
Toutes ses souffrances ne l’empêchaient pas de travailler,
selon l’occasion, au bien des âmes. Une dame, qui était venue le visiter, lui
parut vêtue avec un luxe exagéré.
« —Eh bien! maître Michel, demanda la visiteuse,
que dites vous aujourd’hui? »
« — Hélas! répondit l’infirme avec bonne grâce, que
vous avez beaucoup d’or et d’argent sur vos habits, et moi pas du tout dans ma
bourse. »
VIII
La fin...
Vers la fin du carême (1652), le malade redoubla ses prières
pour obtenir la grâce de participer aux douleurs de la Passion. Il fut
complètement exaucé. Le démon devint son bourreau et lui infligea par trois fois
une cruelle flagellation; on trouva la victime couverte de meurtrissures de
la tête aux pieds. La troisième agression diabolique eut lieu le
vendredi-saint; les traces sanglantes des verges et des fouets restèrent
visibles jusqu’à la fête de Pâques. L’esprit mauvais essaya, le même jour, de
lui percer les mains avec de gros clous; on en voyait encore distinctement les
stigmates après sa mort. Dans sa rage, l’ennemi infernal allait parfois jusqu’à
lui arracher violemment ses vêtements et le laissait dépouillé sur son lit. Mais
l’homme de Dieu ne s’en montrait nullement ému, raillait son adversaire et
l’appelait en plaisantant « son bon ami », parce qu’il lui offrait de nombreuses
occasions de mérites.
D’autres épreuves non moins extraordinaires l’atten-daient.
Il en eut connaissance par révélation.
« — Mon heure approche, dit-il à Jeanne le Gall, sa
fidèle gardienne; mais il me reste encore trois grandes peines à souffrir
avant de quitter ce monde. Veillez et faites veiller autour de moi jour et nuit. »
Ces « grandes peines » commencèrent au mois d’avril (1652).
Il parut alors entrer en agonie; pendant cinq jours il endura des maux
terribles, avant-coureurs d’une mort prochaine. Puis, il y eut un mieux imprévu.
Le saint malade en profita pour donner sa soutane à un pauvre, avec un reste de
monnaie qu’il avait cachée dans la manche d son habit.
Moins d’une semaine plus tard, il retomba en agonie. Un froid
glacial le saisit « comme s’il eût été couvert de neige ». Il sembla même avoir
rendu le dernier soupir, « sa bouche restant sans haleine et son coeur sans
palpitation » pendant une demi-heure. Les assistants le crurent mort. Quelle ne
fut pas leur surprise, quand ils le virent tout à coup revenir à la vie et
parler! Cette seconde agonie dura cinq jours comme la première.
Avant la dernière rechute, Dom Michel eut quelques jours de
relâche; il fit alors ses dernières recommandations touchant ses obsèques.
« — Ne pleurez point, ajouta-t-il; ne prenez pas
des habits de deuil, comme font les gens du monde, mais des vêtements de fête et
montrez un visage joyeux afin de contrecarrer les maximes du siècle. »
Il demanda aussi que sa dépouille mortelle fût inhumée au
lieu où l’on enterrait les pauvres.
Irrité de tant de vertu, le démon lui asséna un coup de
marteau sur le revers de chaque main. Pour en dissimuler la meurtrissure et pour
éviter des questions embarrassantes, le saint homme « joignit le dehors de ses
mains ensemble jour et nuit »; contrainte singulièrement pénible qu’il crut
devoir s’imposer par humilité.
Peu après, il entra dans sa troisième agonie, suprême épreuve
de son admirable patience. Comme le Sauveur des hommes au jardin des Oliviers,
il eut une sueur de sang. Un feu intérieur le dévorait, à tel point que sa peau
se collait aux draps de son lit et qu’on ne pouvait l’en détacher qu’au prix des
plus vives douleurs. Dans ce triste état, le mourant n’exprimât qu’un regret,
celui de ne pas souffrir encore assez et de ne pas ressentir à la fois les
tourments de tous les martyrs, « non pour avoir plus de récompense au paradis,
mais seulement pour accroître la gloire de son Dieu, qu’il avait commencé de
servir, par pur amour, dès l’âge de vingt-trois ans, n’ayant fait aucune action
dès ce temps, ni par peur des peines éternelles, ni pour le regard du loyer,
mais purement pour la gloire de Dieu ».
Le premier jour de cette dernière agonie (2 mai), une bonne
villageoise défunte, qu’il avait jadis visitée et secourue pendant dix ans, lui
apparut toute lumineuse, et elle « le consola dans ses peines, en retour des
consolations qu’elle avait reçues de lui jusqu’à la mort ». Le lendemain, il
envoya chercher le père Maunoir, son intime ami et son fidèle disciple, qui
prêchait une mission à vingt lieues du Conquet. Le jour suivant (4 mai), le
serviteur de Dieu fut ravi en extase, l’espace de deux heures: « Son visage
devint resplendissant et frais comme celui d’un jeune homme », ses yeux
immobiles étaient fixés sur un même point avec une expression indéfinissable. On
eût dit un élu jouissant de la vision béatifique. Quand il revint à lui, Jeanne
le Gall lui demanda ce qu’il avait vu.
« —C’est ma bonne Maîtresse qui me visita autrefois dans
Agen, répondit-il avec simplicité; elle est venue me consoler. »
Cependant, le soir de ce même jour, le père Maunoir arriva.
Dom Michel le reçut avec joie, le regarda très affectueusement et voulu recevoir
de sa main une dernière absolution. Toute la nuit se passa en prières. Le
lendemain matin (5 mai 1652), le moribond rassembla tout ce qui lui restait de
forces pour exprimer à Dieu son amour par des actes fervents de charité et
d’abandon à sa sainte volonté. C’était la fête de la translation des reliques de
saint Corentin, qu’il honorait d’un culte spécial. On l’entendait exhaler à voix
basse et entrecoupée des invocations à Jésus, à la sainte Vierge, aux saints; il
baisât fréquemment et avec tendresse le crucifix que le père Maunoir lui
présentait, et c’est dans ces actes de confiante dévotion au Sauveur en croix
qu’il expira paisiblement.
Puissions-nous voir bientôt le jour où les deux grands
apôtres de la Bretagne, Dom Michel le Nobletz et le Vénérable père Julien
Maunoir, de la Compagnie de Jésus, seront unis sur les autels dans un même culte
public, comme ils le furent sur la terre par la fraternité des âmes et par la
communauté des labeurs apostoliques.
Hippolyte le Gouvello
Tiré du
Messager de Sacré-Cœur
1898
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