Il y avait
environ quatre mille ans que le monde subsistait, et les oracles des
prophètes sur ce qui devait précéder la venue du Messie, se
trouvaient vérifiés, lorsque Jésus-Christ, vrai Fils de Dieu, se
revêtit de notre nature, et
naquit de la vierge Marie, pour sauver
le genre humain. Dieu , depuis la chute d'Adam et d'Ève, n'avait
cessé de réitérer ses promesses relativement à l'incarnation de son
Verbe, et la manière dont sa providence disposait tous les
événement, conduisait par degrés à l'accomplissement de cet adorable
mystère.
Si l'homme eût
été rétabli en grâce immédiatement après son péché, il n'aurait pas
compris suffisamment la profondeur de ses plaies, il ne se serait
pas formé une juste
idée des misères qui étaient la suite de sa prévarication. D'un
autre côté, Dieu,
en le sauvant ainsi, n'aurait point fait éclater d'une manière si
admirable sa puissance et sa miséricorde. L'homme fut donc abandonné
à sa faiblesse et à son aveuglement, mais avec la promesse d'une
rédemption future, et avec des secours
suffisants pour quiconque
ne fermait pas volontairement les yeux à la lumière qui l'éclairait;
D'ailleurs, Dieu suscita dans tous les temps de fidèles adorateurs
de son nom ; et quand la plupart des peuples, aveuglés par leurs
passions, méconnurent Celui qui les avaient créés, et divinisèrent
les objets les plus vils ou les plus criminels, il choisit un peuple
particulier parmi lequel il conserva les dogmes primitifs de la
religion, et auquel il révéla l'espèce de culte qu'on devait lui
rendre. Plusieurs s'y sauvèrent par la foi au Rédempteur
promis,
et par l'espérance en ses mérites futurs. Les Saints qu'on vit
paraître au milieu de ce peuple,
ne cessaient de solliciter par leurs soupirs et leurs larmes la
venue du Désiré de toutes les nations ;
et par la vivacité de leur ferveur, ils se disposaient eux-mêmes à
recevoir le fruit de sa rédemption,
et ils accéléraient, autant qu'il était en eux, l'effet des
miséricordes du Seigneur.
Dieu, dont la sagesse conduit peu à peu les choses à la perfection,
ne fit pas connaître tout à coup le mystère de la réparation du
genre humain. Il promit un Sauveur à Adam, et lui communiqua sur ce
point une certaine mesure de connaissance. Il renouvela la même
promesse à Abraham, mais en la restreignant à sa postérité. Il la
confirma à Isaac et à Jacob. La dernière prophétie du second de ces
patriarches, la fixa dans la tribu de Juda. Dieu déclara depuis
expressément qu'elle appartenait à la postérité de David et de
Salomon ; ce qui fut répété par tous les prophètes qui parurent
ensuite. Ces prophètes entrent dans le détail de circonstances
particulières qui devaient accompagner la naissance, la vie et la
mort de Jésus-Christ ; ils insistent sur le règne spirituel
qu'il exercerait un jour dans son Église ; toute la loi mosaïque
offre une foule de figures qui se rapportent aux mêmes objets, ou
qui y font allusion. Plus la venue du Messie approchait, plus la
révélation de ce mystère s'éclaircissait. La prophétie dans laquelle
il est dit qu'on changera les épées en socs de charrues, et les
lances en faux, exprimait que la paix profonde dont le monde
jouirait, était l'emblème du prince de paix. Jacob en
prédisant que le sceptre serait ôté à la tribu de Juda, désignait
l'établissement du règne spirituel du Messie, qui ne devait jamais
finir. Suivant Aggée et Malachie, le Messie devait paraître pendant
que subsistait le second temple, rebâti après le retour de la
captivité. Daniel prédit quatre grandes monarchies qui devaient se
succéder sans interruption, et dont les premières seraient détruites
par la dernière. Ces monarchies, désignées par des caractères
distinctifs, étaient celles des Mèdes, des Perses, des Grecs et des
Romains. Les soixante-dix semaines d’années, également prédites par
Daniel, déterminent le temps de la venue et de la mort du Messie.
Depuis l'ordre donné par Artaxercès-Longue-Main de rebâtir
Jérusalem, jusqu'à la fin de ce travail entrepris et continué dans
des temps difficiles, les sept premières semaines devaient s'écouler
; en y ajoutant les soixante-deux qui s'écoulèrent depuis, on en
avait soixante-neuf, temps marqué pour la manifestation du Christ,
qui devait mourir au milieu de la soixante-dixième, et dont la mort
devait être suivie de la ruine de Jérusalem et de celle du temple.
Le Christ, en mourant, devait encore expier l’iniquité, établir le
règne de la justice éternelle, accomplir les visions et les
prophéties.
Les Gentils même
avaient quelque connaissance de cet événement ; elle pouvait
leur venir de la prédiction de Balaam, qui avait annoncé qu'une
étoile se lèverait de Jacob. Lorsque Jésus-Christ parut sur la
terre, on attendait dans tout l'Orient un Libérateur du genre
humain. Les historiens sont formels sur ce point. « Il s'était
répandu dans tout l'Orient, dit Suétone, une opinion ancienne et
constante, qu'en ce temps-là, par un arrêt du destin, des
conquérants sortis de la Judée, seraient les maîtres du monde.
Plusieurs , suivant Tacite, étaient persuadés qu'il était écrit dans
les anciens livres des prêtres, qu'en ce temps-là l'Orient
reprendrait la supériorité, et que des hommes sortis de la Judée
seraient les maîtres du monde. » L'historien Josèphe prit de là
occasion d’avancer, pour flatter Vespasien, que ce prince était le
Messie prédit par les prophètes. Il y eut aussi parmi les Juifs
plusieurs imposteurs qui prirent ce titre, et dans ce siècle et dans
le suivant : ce qui prouve qu'ils attendaient le Messie dans le
temps dont il s'agit. Quelques-uns de ces imposteurs eurent quelque
temps un grand nombre de disciples, nommément Barkokebas, qui acheva
de perdre sa nation sous Adrien.
Lorsque le
Sauveur naquit, les soixante-dix semaines de Daniel touchaient à
leur fin ; le sceptre n'était plus dans la maison de Juda , soit
qu'on entende par-là la tribu de ce nom, ou toute la nation juive
dont cette tribu faisait une partie considérable. A la vérité,
Hérode professait le judaïsme ; mais il était Iduméen de naissance.
Antipas, son père, lequel prit le nom d'Antipater qui était Grec,
avait été fait gouverneur de l'Idumée par le Roi Alexandre Jannée.
Nous apprenons ces particularités de Josèphe, dont on ne peut
récuser ici le témoignage. Hérode avait été placé sur le trône à
l'exclusion des Asmonéens, ou princes de la famille royale de Juda.
Il fit même périr ce qui restait de cette famille, ainsi que les
principaux membres du sanhédrin. C'était ainsi qu'on appelait le
grand conseil des Juifs, par lequel cette nation s'était gouvernée
selon ses propres lois sous ses souverains. Elle fut encore
dépouillée de tous ses autres droits dans l'ordre civil. Enfin la
Judée devint une province de l'empire romain ; son temple fut
détruit, et la nation dispersée ; en sorte que les Juifs sont forcés
d'avouer eux-mêmes que l'époque désignée par les prophètes pour la
venue du Messie est écoulée depuis longtemps.
A la naissance de
Jésus-Christ, l'empire romain, la quatrième des monarchies que
Daniel avait prédites, était élevé au plus haut degré de puissance.
Il la devait à Auguste, qui régna cinquante-sept ans, à. compter du
temps où il commença à se mettre a la tête des armées, et quarante
ans, si l'on compte seulement depuis la bataille d'Actium. La
grandeur de l'empire romain était un effet visible de la Providence,
qui, en réunissant la plus grande partie des peuples sous un seul
maître, voulait faciliter la propagation de l'Évangile. L'univers
était alors en paix. On avait coutume à Rome de ne fermer les portes
du temple de Janus, que quand la guerre était suivie d'une paix générale.
Cela n'était arrivé que deux fois avant Auguste, sous le règne de
Numa, et après la première guerre punique ; encore ne fut-ce
que durant des intervalles très courts.
Mais sous Auguste, le temple de Janus fut fermé trois fois : après
la victoire remportée à Actium sur Antoine et Cléopâtre ; après la
fin de la guerre contre les Cantabres en
Espagne,
et l'année même de la naissance de Jésus-Christ, où régnait une paix
universelle que la guerre ne troubla point pendant douze ans. Le
Sauveur naquit la quarantième année du règne d'Auguste, la
vingt-neuvième depuis la bataille d'Actium, environ quatre mille ans
depuis la création,
deux mille cinq cents depuis le déluge,
près de deux mille ans depuis la vocation d'Abraham, et un peu plus
de mille depuis la fondation du temple par Salomon.
Auguste avait publié un édit par lequel il était ordonné à tous les
sujets de l'empire de se faire enregistrer dans certains lieux,
suivant leurs provinces, leurs villes et leurs familles. Ce
dénombrement général avait pour objet de faire connaître les forces
et les richesses de chaque province. Quirinus fut chargé de le faire
dans la Syrie et la Palestine. Quintilius Varus était alors
proconsul de Syrie, et le gouverneur de la Judée était à son égard
dans une sorte de dépendance. Quirinus succéda à Varus dans le
gouvernement de Syrie, environ dix ans après la mort d'Hérode, et
lorsque Archelaùs, fils de ce prince, ayant été banni, la Judée fut
réduite en province de l'empire romain. On le chargea de faire un
second dénombrement. Quant au premier, il l'avait fait du temps de
Varus ; il put agir alors en qualité de député extraordinaire, du
moins pour la Palestine, gouvernée par Hérode. Peut-être aussi lui
attribue-t-on tout ce dénombrement, parce que ce fut lui qui
l'acheva depuis.
La politique
avait dicté l'édit de l'Empereur ; mais la Providence avait
aussi ménagé cette circonstance pour montrer à tout l'univers que
Jésus-Christ était de la maison de David, et de la tribu de Juda.
Les descendants de David eurent ordre de se faire enregistrer à
Bethléem, petite ville de la tribu de Juda, à sept milles et au
sud-ouest de Jérusalem. On l'appelait la ville de David, et elle fut
expressément désignée pour l'enregistrement de ceux qui
appartenaient à la famille de ce prince. Peut-être aussi que Joseph
et Marie étaient nés dans cette ville, quoiqu'ils demeurassent alors
à Nazareth. D'ailleurs Michée avait prédit que Bethléem, nommée
Ephrata par les Jébuséens qui l'avaient bâtie, serait illustrée par
la naissance de -Jésus-Christ. Quoique Marie fût fort avancée dans
sa grossesse, elle partit avec Joseph pour se rendre au lieu
désigné. Son état ne lui parut point une raison suffisante pour
différer d'obéir à l'Empereur. On croit que son fils fut enregistré
ainsi qu'elle et Joseph : du moins Origène, saint Justin,
Tertullien, et saint Chrysostome, ne forment aucun doute sur ce
fait. Nous allons voir que Jésus-Christ a réuni en sa personne tous
les caractères du Messie, dont il est parlé dans les prophètes.
Sait Matthieu et
saint Luc ont donné chacun la généalogie du Sauveur, pour montrer
qu'il descend de David et de Juda. La différence qui s'y trouve, ou
plutôt cette double généalogie, ajoute un nouveau degré de force à
la preuve qu'on en tire. Les Évangélistes n'ont point marqué la
raison de la différence, parce que tout le monde la connaissait dans
le temps où ils écrivaient. Le sentiment le plus probable est que
saint Matthieu donne la généalogie de Joseph suivant l'ordre
naturel, et que saint Luc la donne suivant l'ordre de la loi, qui,
en certain cas, autorisait l'adoption. Les Livres saints en
fournissent divers exemples. Saint Chrysostome fait remarquer à ce
sujet toute l'étendue de la miséricorde et de l'humilité de
Jésus-Christ qui, pour sauver les pécheurs, n'a pas dédaigné de
compter parmi ses ancêtres, des hommes souillés par les plus grands
crimes. En s'humiliant ainsi lui-même, il a voulu expier notre
orgueil, et nous guérir des suites funestes de ce vice. Le même
Père, après avoir lu à son peuple la généalogie qui est au
commencement de l'Évangile selon saint Matthieu, s'écriait dans un
transport d'admiration : « Que dites-vous, ô Évangéliste ? Vous avez
promis de parler du Fils unique de Dieu, et vous nommez David !... »
Ne vous imaginez pas que ce que vous entendez soit ordinaire ou
commun ; mais élevez vos esprits, et soyez remplis de respect et
d'étonnement, lorsque vous entendez dire qu'un Dieu est venu sur la
terre. Ce prodige était d'un ordre si supérieur, que les anges
réunis en « chœur chantèrent louange et gloire pour tout l'univers,
et que les prophètes étaient comme hors d'eux-mêmes, lorsqu'ils
pensaient à ce mystère ineffable Pourriez-vous n'être pas ravis
d'admiration, en considérant que le Fils unique de Dieu, qui est
sans commencement, a bien voulu être appelé fils de David, afin de
vous rendre le Fils de Dieu ? » Les circonstances de ce grand
mystère doivent exciter toute notre attention, et devenir
particulièrement en ce jour l'objet de nos pieuses méditations.
Marie et Joseph
arrivèrent à Bethléem, après un voyage pénible de plusieurs jours, à
travers un pays rempli de montagnes. Il n'y avait plus de place dans
l'hôtellerie publique destinée à recevoir les étrangers. Personne ne
voulut les loger dans la ville ; leur pauvreté les fit mépriser et
rejeter. Invitons-nous Jésus-Christ à venir spirituellement dans nos
cœurs ? Lui préparons-nous une demeure digne de lui par la ferveur
de nos affections ? Il est infiniment jaloux de cette demeure, et
c'est pour la chercher qu'il est descendu du ciel. Une âme plongée
dans la tiédeur ; et à plus forte raison, dans le péché, refuse de
le recevoir. Un tel refus lui est bien plus sensible que celui qu'il
éprouva de la part des habituas de Bethléem.
Joseph et Marie
ne trouvèrent d'autre retraite qu'une caverne creusée dans un
rocher, laquelle servait d'étable, sans doute pour l'usage de ceux
qui logeaient dans l'hôtellerie publique. Il s'y trouvait alors,
suivant la tradition commune, un bœuf et un âne. A la vérité,
l'Écriture ne fait point mention de cette circonstance : mais elle
est donnée pour certaine par saint Jérôme, par saint Grégoire de
Nazianze, par saint Grégoire de Nysse et par Prudence.
Ce fut dans cette
caverne que Marie mit au monde son divin Fils, sans ressentir les
douleurs qu'éprouvent les autres mères. Elle resta toujours vierge
avant et après l'enfantement. On ne peut imaginer la joie et le
respect avec lesquels elle vit et adora le Créateur de toutes
choses, qui se faisait homme pour nous. Après l'avoir enveloppé dans
de pauvres langes, elle le coucha dans la crèche. « Avec quel soin,
dit saint Bonaventure, ne veilla-t-elle pas sur son fils ? Avec quel
respect ne touchait-elle pas celui » qu'elle savait être son
Seigneur ? Avec quelle tendresse et quelle vénération ne
l'embrassait-elle pas ? Avec quel saint tremblement ne
considérait-elle pas son visage et ses tendres mains ! Avec quelle
gravité ne couvrait-elle pas ses petits membres ?... Avec quel
empressement ne » présentait-elle pas son sein pour l'allaiter ? »
Saint Joseph partageait, autant qu'il était en lui, les sentiments
de Marie. Il prenait l'enfant dans ses bras, dit saint Bernard, et
lui prodiguait toutes les caresses que pouvait inspirer un cœur
embrasé d'amour. Que n'aurions-nous pas à dire
des chœurs des anges, descendus du ciel pour adorer leur Dieu dans
ce nouvel état où l'avait réduit sa miséricorde, et pour célébrer sa
gloire par des hymnes de louanges ?
Joignons-nous à eux dans la personne des bergers.
Dieu voulut que
son Fils, quoique né dans le secret et dans l'état de l'humiliation
la plus profonde, fût connu des hommes, et reçût les prémices de
leurs hommages , en commençant à paraître au milieu d'eux. Mais
quels seront ces hommes privilégiés que le Ciel favorisera d'un tel
bonheur ? Ce ne seront ni les grands du monde, ni les sages renommés
par les Juifs et les Gentils, ni les princes que leurs richesses et
leur puissance semblent élever au-dessus de leurs semblables. Dieu
choisit des hommes simples, obscurs, pauvres, éloignés par leur
genre de vie des principaux dangers du monde, et conséquemment plus
susceptibles de cet amour et de cet esprit de retraite, de pénitence
et d'humilité que Jésus-Christ est venu recommander sur la terre.
Ces hommes, ce sont des bergers, occupés pendant la nuit à la garde
de leurs troupeaux, et qui sans doute avaient les vertus propres de
leur état. Un ange se présenta à eux, et ils se virent environnés
d'une clarté céleste. Ils furent tout à coup saisis d'une grande
frayeur ; mais l'ange les rassura, en leur disant : Ne
craignez point ; car je viens vous apporter une nouvelle qui sera
pour tout le peuple le sujet d'une grande joie. C'est
qu’aujourd’hui, dans la ville de David, il vous est né un Sauveur,
qui est le Christ. Et voici la marque pour le reconnaître : vous
trouverez un enfant enveloppé de langes et couché dans une crèche.
Au même instant, il se joignit à l'ange une multitude d'esprits
célestes qui louaient Dieu, et disaient : Gloire à Dieu au plus
haut des deux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté.
Lorsque les anges se furent retirés, les bergers, frappés
d'étonnement, se dirent l'un à l'autre : Passons jusqu'à
Bethléem, et voyons ce qui est arrivé et ce
lieu que
le Seigneur nous a fait connaître.
Il se hâtèrent
d'y aller, et trouvèrent Marie et Joseph, avec l'enfant couché dans
une crèche. Après avoir rendu leurs pieux hommages au Messie, comme
au Roi spirituel des hommes, ils s'en retournèrent à leurs
troupeaux, glorifiant et louant Dieu. Marie conservait
religieusement le souvenir de toutes ces choses, elle les repassait
et s'en entretenait dans son cœur. Ce que l'ange dit aux bergers,
s'adresse h chacun de nous. Nous sommes invités dans leur
personne à venir adorer le Roi qui nous est né. Imitons le zèle et
la promptitude qui les firent voler à la
crèche.
En adorant avec eux notre Dieu et notre Sauveur, livrons-nous à une
sainte joie, et aux plus vifs transports d'amour et de
reconnaissance.
L'ange, en parlant de la naissance de Jésus, dit qu'il serait le
sujet d'une grande joie pour tout le peuple. Nous n'aurions
guères d'estime pour les choses spirituelles, si nous étions
insensibles à la vue de cette miséricorde qui a fait éclater d'une
manière si étonnante la bonté divine, et qui nous a procuré tout à
la fois tant de grâces et de gloire. La pensée seule de ce mystère
consolait Adam après son exil du paradis terrestre. La promesse qui
en fut faite à Abraham adoucissait les peines de son laborieux
pèlerinage. C'était la même promesse qui rendait Jacob supérieur à
l'adversité, et qui soutenait Moïse au milieu de toutes les peines
qu'il lui en coûta pour affranchir les Israélites de la servitude de
l'Égypte. Tous les prophètes virent ce mystère en esprit et
tressaillirent de joie. Quels doivent être nos sentiments, à nous
qui possédons le bien qui ne leur avait été que promis, et qu'ils ne
faisaient qu'entrevoir de loin ?
La joie, ce
sentiment délicieux qu'une créature raison nable trouve dans la
possession d'un objet qu'elle désirait , doit être proportionnée à
la nature de la possession r elle doit donc faire sur nous une
impression d'autant plus vive , que la jouissance l'emporte
infiniment sur la promesse ou l'espérance. Cette réflexion est
éclaircie par un passage de saint Pierre Chrysologue, sur la
différence qu'il y a entre l'ancien et le nouveau Testament « La
lettre d'un ami, dit ce Père, est agréable, mais sa présence l'est
beaucoup plus ; une obligation est utile, mais le paiement
l'est bien d'avantage ; on aime les fleurs, mais seulement jusqu'à
ce que le fruit paraisse. Les patriarches reçurent les lettres de
Dieu, nous jouissons de sa présence ; ils eurent la promesse, nous
en avons l'accomplissement ; ils eurent l’obligation, nous en avons
le paiement. » A quels transports les patriarches ne se
seraient-ils pas livrés, si, comme Siméon, ils avaient vu
l'accomplissement d'un mystère qui avait été l'objet continuel de
leurs soupirs, de leurs larmes et de leurs prières ? « Il m'arrive
fort souvent, disait saint Bernard à ce sujet, de penser aux saintes
ardeurs qui faisaient soupirer les patriarches après la venue du
Messie, et je me sens rempli de confusion et pénétré de douleur à
peine même puis-je retenir mes larmes, tant je suis touché de honte
à la vue de la tiédeur et de l'indifférence de ces malheureux temps.
Car, qui d'entre nous ressent autant de joie de la présence de cette
grâce, que la promesse qui en avait été faite aux Saints de l'ancien
Testament, leur inspirait de désirs ? Plusieurs à la vérité se
réjouiront dans cette fête ; mais j'ai bien peur que ce ne soit
moins pour la fête que par vanité. »
Si nous nous
réjouissons comme le monde, nous n'avons point l'esprit de Dieu. La
joie qui nous est recommandée, est un sentiment excité par le
bienfait que nous recevons, et par l'amour que le Seigneur nous
porte dans ce mystère. Nos âmes n'y auront point de part, tant
qu'elles seront plongées dans la chair et la vanité. Encore, si nous
gémissions sous le poids de nos misères et si nous sentions le prix
de la grâce, nous ne serions point entièrement exclus de cette joie
spirituelle. Les marques extérieures de joie ne sont point
défendues, pourvu que nous ne les cherchions point pour elles-mêmes
; que nous les renfermions dans de justes bornes ; que nous ayons
soin de les sanctifier par des motifs de vertu ; que nous nous
souvenions toujours qu'en qualité de chrétiens, nous sommes tenus de
mener une vie grave et pénitente. Que la sensualité n'entre jamais
dans la célébration de nos fêtes, elles dégénéraient en fêtes
païennes, elles ne serviraient qu'à nourrir et à fortifier des
passions que Jésus-Christ nous enseigne à soumettre. Pour sanctifier
celle-ci, nous devons la passer dans la ferveur, et la consacrer aux
exercices de piété. C'est le tribut que Jésus attend de nous,
lorsque nous le visitons en esprit avec les bergers. Approchons de
la crèche avec eux, et, conduits par la lumière de la foi, adorons
la majesté infinie de Dieu, cachée sous les voiles de l'enfance. Ce
mystère nous offrira un prodige de toute-puissance qui excitera nos
louanges, et un prodige d'amour qui embrasera nos cœurs de la plus
ardente charité.
Un Dieu éternel
qui est né dans le temps, qui a renfermé son immensité dans le corps
d'un enfant, qui a caché sa toute-puissance sous le voile de la
faiblesse, a beaucoup plus fait que quand il a tiré l'univers du
néant. C'est un mystère si incompréhensible, qu'on doit l'adorer en
silence, sans chercher dans le langage humain des paroles
pour l'expliquer. C'est la réflexion de saint Fulgence. Dieu sans
doute est admirable dans toutes ses œuvres ; mais l'incarnation est
quelque chose de si élevé au-dessus des pensées de toutes les
créatures, qu'elles ne l'auraient pas jugé possible à la
toute-puissance même, si elles n'avaient vu l'accomplissement de ce
mystère. « Seigneur,
s'écriait un grand serviteur de Dieu, que votre nom est admirable
sur toute la terre ! Vous êtes véritablement un Dieu qui opère des
merveilles. Je ne suis plus étonné de la création de l'univers, ni
de la succession des jours et des saisons ; mais je ne puis revenir
de mon étonne ment, lorsque je vois un Dieu renfermé dans le sein
d'une vierge, le Tout-puissant couché dans une crèche, et le Verbe
éternel fait chair. »
Ne devrions-nous pas inviter les esprits célestes à louer le
Seigneur, de ce qu'il a déployé d'une manière si incompréhensible sa
puissance, sa bonté, sa sagesse, et à glorifier leur Dieu de ce
qu'il a bien voulu se réduire à cet état d'humiliation pour sauver
l'homme pécheur ? N'aurions-nous pas droit de leur dire, avec le
Psalmiste : Que tous les anges l'adorent. Mais ces esprits
bienheureux ont reçu l'ordre de s'acquitter de ce devoir. Le Père
éternel, en introduisant son Fils dans le monde, leur a dit : Que
tous les anges de Dieu l'adorent. Au reste, ils n'avaient
besoin, ni d’ordre, ni d'invitation ; leur propre ferveur leur
suffisait. Qui pourrait expliquer ce qui se passa en eux, quand ils
virent leur Roi dans une étable ; quand ils aperçurent ce divin
Enfant dont les mains, toutes faibles qu'elles paraissaient, avaient
formé l'univers , et soutenaient par leur puissance le ciel et la
terre ! Comme ils le louèrent ! Comme ils le bénirent! Comme ils
l'adorèrent! Comme ils firent retentir de leurs concerts et la terre
et les cieux ! L'homme, en faveur duquel ce mystère a été opéré,
pourrait-il ne point partager leurs saintes ardeurs ? Joignons y
encore les actes de la reconnaissance la plus vive : nous en
trouverons des modèles dans les psaumes, et dans l'hymne qu'on
attribue communément à saint Ambroise et à saint Augustin. Répétons
sans cesse : Gloire et louange à Dieu seul au plus haut des deux
; paix, pardon, réconciliation, grâces aux hommes de bonne volonté.
Que les actes d'amour aient la principale part dans nos exercices de
piété. L'incarnation du Fils de Dieu est un mystère d'amour, où il
se dépouille des rayons de sa gloire pour nous visiter, pour devenir
notre frère, et se rendre parfaitement semblable à nous.
L'amour est le
principal tribut que Dieu demande de nous, surtout dans ce mystère.
Il dit à chacun de nous : Mon fils, donnez-moi votre cœur.
L'aimer est notre souverain bonheur ; c'est la plus haute
dignité où une créature puisse aspirer. Le désir qu'il a que nous
l’aimions, devrait seul nous engager à correspondre avec fidélité à
une si grande grâce. Mais nous y sommes tenus à titre de justice, et
de la justice la plus rigoureuse. Dieu étant infini en tout genre de
perfections, est infiniment digne de notre amour ; nous devrions
donc l'aimer d'un amour infini, si nous en étions capables. Nous
sommes de plus obligés de l'aimer par reconnaissance pour le
bienfait de l'incarnation, où il s'est donné à nous afin de nous
délivrer de nos misères, et de nous combler de ses faveurs les plus
signalées.
L'homme, en
péchant, s'était rendu le complice du démon. Dieu lui promit un
libérateur qui le tirerait de l'abîme où il s'était précipité. Mais
presque tous les peuples, s'étant livrés aveuglément à leurs
passions, oublièrent insensiblement leur Créateur. Ils rendirent les
honneurs divins aux étoiles, aux planètes, puis aux morts, à ceux
mêmes qui avaient déshonorés l'humanité par les plus grands crimes.
Ils en vinrent jusqu'à diviniser les ouvrages de leurs propres
mains, et souvent les bêtes, les monstres, et les plus infâmes
passions. Les crimes les plus abominables furent consacrés par de
prétendus rites religieux, et les plus insignes scélérats se virent
par-là autorisés à ne plus rien craindre. Une corruption effroyable
et presque universelle, criait de toutes parts vengeance au ciel.
Les Juifs eux-mêmes, que Dieu avait choisis spécialement pour son
peuple, et qu'il avait favorisés plus que toutes les autres nations,
s'abandonnaient de leur côté à l'envie, à la jalousie, à l'orgueil
et à beaucoup d'autres vices : en sorte que Dieu comptait bien peu
de fidèles serviteurs parmi eux. Pouvons-nous considérer sans effroi
ce déluge d'iniquités et cette épouvantable scène d'horreurs ? Voilà
cependant quelle était la face de la terre lorsque le Fils de Dieu
daigna l'honorer de sa présence. Qui n'aurait imaginé, en apprenant
que Dieu était venu parmi les hommes, qu'il se proposait de les
consumer par le feu du ciel, comme les habitants de Sodome, et de
les plonger dans les flammes de l'enfer ? Mais non : il ne venait
dans le monde que pour le purifier et le sauver ; la vue de
nos misères émut ses entrailles de compassion pour nous.
La manière dont il vient à nous, est une nouvelle preuve de sa
miséricorde et de sa bonté. Il se fait semblable à nous et prend
notre nature. Dieu a été vu sur la terre et a conversé avec les
hommes. Le verbe s'est fait chair ; l'Éternel est devenu
enfant; le Tout-puissant s'est rendu faible ; celui qui est infini
et indépendant, s'est humilié et s'est soumis à ses propres
créatures. C'est son amour pour nous qui lui a fait opérer tous ces
prodiges. « O charité, s'écrie saint Thomas de Villeneuve ! Ô le
plus puissant triomphe de l'amour ! Vous avez vaincu l’invincible,
le Tout-puissant est devenu captif. Ô vrai excès de charité ! »
Pourrions-nous en effet contempler ce divin enfant, et n'être pas
tout transportés d'amour ? Toutes les circonstances de ce mystère
sont si propres à inspirer l'amour le plus tendre, que l’Église,
pour l’exprimer, dit qu'en ce jour les cieux distillent le miel.
Nous lasserons-nous de répéter, et chaque fois avec une nouvelle
effusion de joie et d’amour, ces paroles si touchantes : Un petit
enfant nous est ne : un Fils nous a été donné : il nous est
né un Sauveur en ce jour ?
Saint François
d'Assise était comme hors de lui-même, lorsqu'il parlait de ce
mystère. Saint Bernard éprouvait les mêmes sentiments. « Lorsque
Dieu, disait-il, est sur le trône de sa grandeur et de sa majesté,
il commande la crainte et le respect; mais lorsqu'il se montre sous
» la forme d'un enfant, il inspire l'amour. » A l'occasion de
l'annonce de cette fête dans le martyrologe, il invite toutes les
créatures à se joindre à lui pour aimer et adorer Jésus naissant. Il
s'adresse au ciel, à la terre, et surtout à l'homme. Il trouve une
douceur ineffable dans ces paroles : Jésus-Christ, Fils du Dieu
vivant, est né en Bethléem de Juda. Il n'a point d'expressions
pour en rendre toute l'énergie ; ce serait selon lui les affaiblir
que d'y faire le moindre changement. Il dit ailleurs, qu'à ces
paroles son âme se fond en quelque sorte, que son esprit s'échauffe,
et que ses brûlants désirs le portent à publier la joie dont il est
transporté.
Si cet amour
régnait dans nos cœurs, avec quelle ferveur ne contemplerions-nous
pas l'excès de bonté qui a fait descendre le Fils de Dieu sur la
terre ? Comme nous adorerions ces mains sacrées, qui, quoique
enveloppées de langes, donnent le mouvement aux corps célestes, et
soutiennent l'univers ; ces pieds qui doivent essuyer tant de
fatigues pour nous, et qui seront percés de clous pour notre salut ;
ce sang qui, étant un jour répandu sur la croix, deviendra le prix
de notre rédemption ; ce visage qui fait la joie des anges , et qui
doit être frappé , meurtri, couvert de crachats ; cette chair , en
un mot, d'une pureté plus qu'angélique, mais dans un état de
souffrance par les besoins et les rigueurs de la saison ! Les yeux
de Jésus, baignées de larmes, pourraient-ils ne pas nous attendrir ?
Ce divin Sauveur pleure, dit saint Bernard, mais non comme les
autres enfants, ni pour la même raison. Les enfants ordinaires
crient de besoin et de faiblesse ; Jésus crie de compassion et
d'amour pour nous. » Puissent ces larmes précieuses toucher le Père
céleste, et attirer sur nous sa miséricorde ! Puissent-elles amollir
la dureté de nos cœurs, les purifier, les sanctifier ! « Ces larmes,
dit encore saint Bernard, me pénètrent de douleur et me couvrent de
confusion, quand je considère mon in sensibilité au milieu de mes
misères spirituelles ! » Que sera-ce, si nous pénétrons dans
l'âme sainte de Jésus, et si nous considérons ce qui s'y passe ?
Avec quel zèle il loue et honore son Père ! Avec quelle ardeur il
s'offre et prie pour nous ! Méditons ces grands objets, qui ne
pourront manquer de nous embraser du feu de l'amour divin. Mais tous
nos efforts seront inutiles, tant que nous ne travaillerons pas
efficacement à lever les obstacles qui s'opposent au règne de cet
amour. La guérison des maladies de nos âmes est la principale fin de
la naissance de Jésus-Christ ; il nous a mérité par ses souffrances
la grâce de vaincre nos passions, et il nous a montré par son
exemple quel remède il faut appliquer à nos maux.
Les actions du
Sauveur ne sont pas moins instructives pour nous, que ses maximes et
ses discours. Sa vie est l'Évangile réduit en pratique. Entendons
bien sa doctrine, marchons fidèlement sur ses traces, et nous
deviendrons parfaits. Il nous instruit dans sa naissance même ; il
commence à pratiquer ce qu'il enseignera un jour. Les Juifs,
esclaves de leurs sens et de leurs passions, s'aveuglaient eux-mêmes
pour ne pas entendre les prophètes ; ils se formèrent du Messie une
idée conforme à leur imagination ; ils se le représentaient comme un
conquérant riche et puissant, qui ferait de Jérusalem la plus grande
des villes, et de leur nation le plus florissant empire du monde.
Mais ce n'était point un tel Messie qui était nécessaire aux hommes.
Les richesses, la grandeur, la puissance nous auraient fait chérir
encore davantage notre exil, et l'oubli' de la céleste patrie serait
devenu encore plus universel. Un pareil Messie aurait nourri notre
corruption au lieu de la guérir ; il aurait enflammé nos désirs et
nos passions ; il nous aurait fourni les moyens de les entretenir et
de les satisfaire ; il nous aurait trompés, et n'aurait point eu
pour disciples ceux qui, connaissant leurs maladies spirituelles, en
désiraient la guérison.
Aussi les
caractères du Messie, tracés par les prophètes, n'ont-ils rien de
commun avec ceux que les Juifs ont imaginés. Nous ne citerons que le
chapitre cinquante-troisième d'Isaïe, pour établir cette vérité ; il
suffirait seul pour ouvrir les yeux des Juifs charnels. « Il
s'élèvera devant le Seigneur, dit le prophète inspiré de Dieu, comme
un arbrisseau et comme un rejeton qui sort d'une » terre sèche : il
est sans beauté et sans éclat ; nous l'avons vu, et il n'avait rien
qui attirât l'œil, et nous l'avons méconnu. Il nous a paru un objet
de mépris, le dernier des hommes, un homme de douleurs, qui sait ce
que c'est que souffrir : son visage était comme caché : il
paraissait méprisable et nous n'en avons fait aucune estime. Il a
pris véritablement nos langueurs sur lui, et il s'est chargé
lui-même de nos douleurs — de douleurs aiguës, au point qu'il dût y
succomber et mourir. Mais quelle sera sa récompense ? Il verra
sa race durer longtemps. C'est-à-dire, Dieu lui donnera des
enfants innombrables selon l'esprit ; ils dureront jusqu'à la fin du
monde, ils dureront éternellement. »
Alban Butler :
Vies des pères, des martyrs, et des autres principaux saints… traduction
de
Jean François Godescard. |