|
Ce
petit Jésus de Bethléem est le point central
de l’histoire humaine...
Chers
Frères et Fils, chers amis, L’heure qui nous trouve
rassemblés ici est une heure d’intense méditation. Tout ce
qu’elle évoque nous le rappelle avec force: l’heure
nocturne, l’objet de la célébration — la naissance du
Sauveur — l’incidence de cette fête sur nos habitudes
familiales et sociales. Veiller est en ce moment un devoir
et nous sommes tous invités à l’attention. L’obscurité de la
nuit devient lumière pour l’esprit.
Qu’est-ce
que nous méditons ? Nous méditons la naissance de
Jésus-Christ dans le monde, il y a dix-neuf cent soixante et
onze ans, à Bethléem de Judée, la cité de David, dans les
circonstances que nous connaissons tous. Nous avons devant
les yeux de l’imagination le tableau de l’événement. Il se
reflète, se renouvelle, comme une image dans un miroir, en
chacune de nos âmes; et il se renouvellera dans un instant
sous une forme mystique et sacramentelle, avec un mystérieux
réalisme, sur cet autel. Ici le Christ sera avec nous. Un
attrait spécial arrête notre attention et nous invite à
contempler.
Notre
attention peut prendre ici deux voies. L’une est celle de la
scène historique et sensible, évoquée par l’Evangile de
Saint Luc (lequel, probablement, en entendit le récit de
Marie elle-même, la Mère, la protagoniste du fait
commémoré); c’est la scène de la crèche, la scène idyllique
du pauvre logement de fortune choisi par les deux pèlerins,
Marie et Joseph, pour l’événement imminent, une naissance.
Tout ici nous intéresse: la nuit, le froid, la pauvreté, la
solitude. Et puis, le Ciel qui s’ouvre, l’incomparable
message angélique, l’arrivée des bergers. L’imagination
reconstruit les détails ; c’est un paysage arcadien, qui
nous semble familier, qui encadre une histoire
enchanteresse. Ici nous redevenons tous enfants et goûtons
un moment délicieux.
Mais
notre esprit est attiré par une autre voie de réflexion : la
voie prophétique. Qui est Celui qui est né ? L’annonce qui
résonne en cette nuit même le dit avec précision :
« ... aujourd’hui est né pour vous un Sauveur, qui est le
Christ Seigneur... ». L’événement revêt aussitôt une
qualité merveilleuse : celle d’un but qui est atteint. Ce
qui est devant nous n’est pas seulement un fait, si grand et
émouvant soit-il : celui d’un nouvel homme qui entre dans le
monde (Cfr. Io. 16, 21); c’est une histoire, c’est un
dessein qui traverse les siècles, qui comprend des
événements disparates et espacés, heureux et malheureux, qui
décrivent la formation d’un peuple et surtout la formation
en lui d’une conscience caractéristique et unique, celle
d’une élection, d’une vocation, d’une promesse, d’un destin,
d’un homme unique et souverain, d’un Roi, d’un Sauveur:
c’est la conscience messianique.
Soyons
bien attentifs à cet aspect de Noël. C’est un point
d’arrivée, qui révèle et atteste une ligne qui le précède,
une pensée divine, un mystère qui opère dans la succession
des temps, une espérance indéfinie et grandiose, gardée par
une petite fraction du genre humain, mais une espérance
telle, qu’elle donne un sens à la marche inconsciente de
tous les peuples (Cfr. Is. 55, 5). La nativité du
Christ marque sur le cadran des siècles le moment fatidique
de l’accomplissement de ce plan divin, qui domine
sereinement le torrent tumultueux de l’histoire humaine;
elle indique la « plénitude des temps » dont parle S. Paul (Gal.
4, 4; Eph. 1, 10) et où on voit converger les destins
de l’humanité; la lointaine prophétie d’Isaïe se réalise:
« Voici qu’un enfant nous est né, qu’un fils nous a été
donné; la souveraineté repose sur ses épaules, et il s’e
nomme Conseiller merveilleux, Dieu fort, Père éternel,
Prince de la Paix. L’empire sera grand et la paix sans fin,
sur le trône de David et dans son royaume. Il l’établira et
le maintiendra dans le droit et la justice, dès maintenant
et pour toujours » (Is. 9, 5-6).
Oui, à
cet enfant qui est Fils de Dieu et fils de Marie, né sous le
régime de la loi mosaïque (Gal. 1, 3), aboutit toute
la tradition transcendante dont Israël était porteur : en
Lui elle se régénère, se transforme et se répand sur le
monde. Ce petit Jésus de Bethléem est le point central de
l’histoire humaine ; en lui se concentrent tous les
cheminements humains, qui viennent rejoindre la ligne droite
de l’élection des enfants d’Abraham : Abraham qui vit de
loin, dans la nuit des siècles, ce futur point lumineux et,
comme le Christ lui-même nous l’a confié, « le vit et
exulta » (Io. 8, 56).
Et le
prodige continue. Comme il advient des rayons qui se fondent
au foyer d’une lentille, et qui en repartent pour un nouveau
faisceau de lumière, ainsi l’histoire religieuse de
l’humanité, c’est-à-dire l’histoire qui donne unité, sens et
valeur aux générations qui se succèdent, s’agitent et
avancent ? Tête baissée, sur la terre, cette histoire a sa
lentille dans le Christ, qui absorbe toute l’histoire passée
et éclaire toute l’histoire future, jusqu’à la fin des temps
(Cfr. Matth. 28, 20).
Cette
vision de Noël, qui est la vraie, vaut spécialement pour
Nous, pour vous, diplomates, Représentants des peuples,
rassemblés ici cette nuit pour célébrer le mystère de Noël :
elle est pour tous une invitation à réfléchir sur la
destinée de l’humanité. Cette destinée, dont vous êtes les
artisans à un titre hautement qualifié, elle est liée à la
très humble crèche où est couché le Verbe de Dieu fait
chair; bien plus, elle en dépend: là où arrive cette
irradiation chrétienne dont nous parlions, et qui s’appelle
l’Evangile, là arrive la lumière, là arrive l’unité, là
arrive l’homme, non plus la tête basse, mais dressé de toute
sa stature, là arrive la dignité de sa personne, là arrive
la paix, là arrive le salut.
Messieurs, amis et frères qui cherchez et découvrez le
Christ, soyons attentifs à ce moment singulier. Il est
probable qu’un double sentiment se fait jour dans les cœurs.
L’un, de défiance et de crainte en face du nouveau Roi qui,
aujourd’hui encore, naît dans le monde. C’est une puissance,
ce Roi: et, qu’est-ce que les Puissants de ce monde
craignent plus qu’une nouvelle puissance? Et s’il est bien
une puissance, ce Jésus, qui déclare que son royaume n’est
pas de ce monde, mais appartient à une sphère transcendante,
peut-être le craignons-nous et le rejetons-nous encore
davantage aujourd’hui, jaloux comme nous le sommes de notre
souveraine autonomie, agnostique, laïciste ou athée, qui
n’admet pas un royaume de Dieu.
L’autre
sentiment, au contraire, c’est la confiance. La puissance
qu’est le Christ, n’est-elle pas toute pour nous, pour notre
avantage, pour notre salut, pour notre amour ? Non eripit
mortalia, qui regna dat caelestia : il ne nous enlève
pas nos royaumes temporels, Celui qui est venu pour donner
son royaume céleste (Hymne de l’Epiphanie). Il est
venu pour nous, non contre nous. Ce n’est pas un émule, ce
n’est pas un ennemi; c’est un guide pour notre chemin, c’est
un ami. Et cela pour tous ; chacun peut bien dire : pour
moi.
Certes,
une fois qu’il est venu parmi nous, un drame peut commencer,
une lutte : pour ou contre le Christ. L’histoire humaine se
déroule désormais autour de lui : l’Evangile est le terrain
de la rencontre, ou de l’affrontement (Cfr. Luc. 2.
31).
Mais en
cette nuit, en ce lieu, en cette rencontre, le choix est
facile, il est doux, il est fort : et chacun peut dire, d’un
cœur exultant de joie : il est venu pour moi ! (Cfr. Gal.
2, 20 ; Eph. 9, 2 ; Io. 3, 16 ; 15, 9)
Paul
VI : Homélie
pour la Messe de minuit, Noël 1971. |