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Dans
l’étable de Bethléem, le ciel et la terre se rejoignent...
Chers
Frères et Sœurs,
« Pour
Marie, arrivèrent les jours où elle devait enfanter. Et elle
mit au monde son fils premier-né; elle l’emmaillota et le
coucha dans une mangeoire, car il n’y avait pas de place
pour eux dans la salle commune » (cf. Lc 2, 6ss). De
manière toujours nouvelle, ces mots nous touchent le cœur.
Il est arrivé le moment annoncé par l’Ange à Nazareth : « Tu
vas enfanter un fils ; tu lui donneras le nom de Jésus. Il
sera grand, il sera appelé Fils du Très-Haut » (cf. Lc
1, 31). Il est arrivé le moment attendu par Israël depuis
tant de siècles, durant tant d’heures sombres — le moment
attendu en quelque sorte par toute l’humanité à travers des
figures encore confuses : le moment où Dieu prendrait soin
de nous, où il ne serait plus caché, où le monde deviendrait
sain et où il renouvellerait tout. Nous pouvons imaginer par
quelle préparation intérieure, avec quel amour Marie est
allée au devant de cette heure. La courte notation « elle
l’emmaillota » nous laisse entrevoir une part de la joie
sainte et de l’empressement silencieux de cette préparation.
Les langes étaient prêts pour que l’enfant puisse être bien
accueilli. Mais dans la salle commune, il n’y avait pas de
place. D’une certaine façon, l’humanité attend Dieu, elle
attend qu’il se fasse proche. Mais quand arrive le moment,
il n’y a pas de place pour lui. Elle est si occupée
d’elle-même, elle a besoin de tout l’espace et de tout le
temps de manière si exigeante pour ses propres affaires
qu’il ne reste rien pour l’autre — pour le prochain, pour le
pauvre, pour Dieu. Et plus les hommes deviennent riches,
plus ils remplissent tout d’eux-mêmes. Et moins l’autre peut
y entrer.
Dans son
Évangile, saint Jean, allant à l’essentiel, a approfondi la
brève allusion de saint Luc sur la situation à Bethléem :
« Il est venu chez les siens, et les siens ne l’ont pas
reçu » (1, 11). Cela concerne d’abord Bethléem : le Fils de
David vient dans sa ville, mais il doit naître dans une
étable, parce que, dans la salle commune, il n’y a pas de
place pour Lui. Cela concerne ensuite Israël : l’envoyé
vient chez les siens, mais on ne le veut pas. Cela concerne
en réalité l’humanité tout entière : Celui par lequel le
monde a été fait, le Verbe créateur, entre dans le monde,
mais il n’est pas écouté, il n’est pas accueilli.
Ces
paroles, en définitive, nous concernent nous, chacun en
particulier et la société dans son ensemble. Avons-nous du
temps pour le prochain qui a besoin de notre parole, de ma
parole, de mon affection ? Pour la personne souffrante qui a
besoin d’aide ? Pour le déplacé ou le réfugié qui cherche
asile ? Avons-nous du temps et de l’espace pour Dieu ?
Peut-il entrer dans notre vie ? Trouve-t-il un espace en
nous, ou avons-nous occupé pour nous-mêmes tous l’espace de
notre réflexion, de notre agir, de notre vie ?
Grâce à
Dieu, l’élément négatif n’est pas l’unique ni l’ultime que
nous trouvons dans l’Évangile. De même qu’en Luc nous
rencontrons l’amour de la Vierge Mère Marie et la fidélité
de saint Joseph, la vigilance des bergers ainsi que leur
grande joie, de mê-me qu’en Matthieu nous assistons à
la visite des Mages, pleins de sagesse, venus de loin, de
même aussi Jean nous dit : « Mais à tous ceux qui
l’ont reçu, … il leur a donné de pouvoir devenir enfants de
Dieu » (1, 12). On trouve des personnes qui l’accueillent et
ainsi, à partir de l’étable, de l’extérieur, grandit
silencieusement la maison nouvelle, la cité nouvelle, le
monde nouveau. Le message de Noël nous fait reconnaître
l’obscurité d’un monde clos, et il illustre ainsi, sans
aucun doute, une réalité que nous rencontrons
quotidiennement. Mais il nous dit aussi que Dieu ne se
laisse pas mettre dehors. Il trouve un espace, même s’il
faut entrer par une étable; on trouve des personnes qui
voient sa lumière et qui la transmettent. A travers la
parole de l’Évangile, l’Ange nous parle à nous aussi et,
dans la sainte liturgie, la lumière du Rédempteur entre dans
notre vie. Que nous soyons bergers ou sages — sa lumière et
son message nous appellent à nous mettre en chemin, à sortir
de notre enfermement dans nos désirs et dans nos intérêts,
pour aller à la rencontre du Seigneur et pour l’adorer. Nous
l’adorons en ouvrant le monde à la vérité, au bien, au
Christ, au service des personnes marginalisées, dans
lesquelles Lui nous attend.
Dans
certaines représentations de la Nativité à la fin du
Moyen-âge et au début de l’époque moderne, l’étable apparaît
comme un palais un peu délabré. Si l’on peut encore en
reconnaître la grandeur d’autrefois, il est maintenant en
ruines, les murs sont effondrés — il est précisément devenu
une étable. Bien que n’ayant aucun fondement historique,
cette interprétation exprime cependant sur un mode
métaphorique quelque chose de la vérité qui se cache dans le
mystère de Noël. Le trône de David, auquel était promise à
une durée éternelle, est vide. D’autres exercent leur
domination sur la Terre Sainte. Joseph, le descendant de
David, est un simple artisan ; le palais est, de fait,
devenu une cabane. David lui-même était à l’origine un
pasteur. Quand Samuel le chercha en vue de l’onction, il
semblait impossible et contradictoire qu’un jeune berger
comme lui puisse devenir celui qui porterait la promesse
d’Israël. Dans l’étable de Bethléem, de là où précisément
tout est parti, la royauté davidique renaît de façon
nouvelle – dans cet enfant emmailloté et couché dans une
mangeoire. Le nouveau trône d’où ce David attirera le monde
à lui est la Croix. Le nouveau trône — la Croix — correspond
au nouveau commencement dans l’étable. Mais c’est
précisément ainsi qu’est construit le vrai palais de David,
la véritable royauté. Ce nouveau palais est tellement
différent de la façon dont les hommes imaginent un palais et
le pouvoir royal. Il est constitué par la communauté de ceux
qui se laissent attirer par l’amour du Christ et, avec Lui,
deviennent un seul corps, une humanité nouvelle. Le pouvoir
qui vient de la Croix, le pouvoir de la bonté qui se
donne — telle est la véritable royauté. L’étable devient
palais — à partir de ce commencement, Jésus édifie la grande
et nouvelle communauté dont les anges chan-tent le message
central à l’heure de sa naissance : « Gloire à Dieu au plus
haut des cieux et paix sur la terre aux hommes, qu’il
aime », aux hommes qui déposent leur volonté dans la sienne,
devenant ainsi des hommes de Dieu, des hommes nouveaux, un
monde nouveau.
Dans ses
homélies de Noël, Grégoire de Nysse a développé la même
perspective en partant du message de Noël dans l’Évangile
de Jean : « Il a planté sa tente parmi nous » (1, 14).
Grégoire applique ce mot de tente à la tente de notre corps,
devenu usé et faible, toujours exposé à la douleur et à la
souffrance. Et il l’applique au cosmos tout entier, lacéré
et défiguré par le péché. Qu’aurait-il dit s’il avait vu les
conditions dans lesquelles se trouvent aujourd’hui la terre
en raison de l’utilisation abusive des ressources et de leur
exploitation égoïste et sans aucune précaution ? De manière
quasi prophétique, Anselme de Canterbury a un jour décrit
par avance ce que nous voyons aujourd’hui dans un monde
pollué et menacé dans son avenir : « Tout ce qui avait été
fait pour servir à ceux qui louent Dieu était comme mort,
avait perdu sa dignité. Les éléments du monde étaient
oppressés, avaient perdu leur splendeur à cause de l’excès
de ceux qui les asservissaient à leurs idoles, pour
lesquelles ils n’avaient pas été créés » (PL 158, 955
ss). Ainsi, selon la vision de Grégoire, dans le message de
Noël, l’étable représente la terre maltraitée. Le Christ ne
reconstruit pas un palais quelconque. Il est venu pour
redonner à la création, au cosmos, sa beauté et sa dignité :
c’est ce qui est engagé à Noël et qui fait jubiler les
anges. La terre est restaurée précisément par le fait
qu’elle est ouverte à Dieu, qu’elle retrouve sa vraie
lumière ; et, dans l’harmonie entre vouloir humain et
vouloir divin, dans l’union entre le haut et le bas, elle
retrouve sa beauté, sa dignité. Aussi, la fête de Noël
est-elle une fête de la création restaurée. À partir de ce
contexte, les Pères interprètent le chant des anges dans la
Nuit très sainte : il est l’expression de la joie née du
fait que le haut et le bas, le ciel et la terre se trouvent
de nouveau unis ; que l’homme est de nouveau uni à Dieu.
Selon les Pères, le chant que désormais les anges et les
hommes peuvent chanter ensemble fait partie du chant de Noël
des anges ; c’est ainsi que la beauté du cosmos s’exprime
par la beauté du chant de louange. Le chant
liturgique — toujours selon les Pères — possède une dignité
particulière parce qu’il unit le chant de la terre aux
chœurs célestes. C’est la rencontre avec Jésus Christ qui
nous rend capables d’entendre le chant des anges, créant
ainsi la véritable musique qui disparaît quand nous perdons
la possibilité de chanter ensemble et d’écouter ensemble.
Dans
l’étable de Bethléem, le ciel et la terre se rejoignent. Le
ciel est venu sur la terre. C’est pourquoi, de là émane une
lumière pour tous les temps; c’est pourquoi, là s’allume la
joie; c’est pourquoi, là naît le chant. Au terme de notre
méditation de Noël, je voudrais citer une parole
extraordinaire de saint Augustin. Interprétant l’invocation
de la Prière du Seigneur : « Notre Père qui est aux cieux »,
il se deman-de : quel est ce ciel ? Où est-il ce ciel ? Et
suit une réponse étonnante : « … qui est aux cieux — cela
signifie : dans les saints et dans les justes. En effet, les
cieux sont les corps les plus élevés de l’univers, mais,
étant cependant des corps, qui ne peuvent exister sinon en
un lieu. Si toutefois on croit que le lieu de Dieu est dans
les cieux comme dans les parties les plus hautes du monde,
alors les oiseaux seraient plus heureux que nous, parce
qu’ils vivraient plus près de Dieu. Mais il n’est pas
écrit : ‘Le Seigneur est proche de ceux qui habitent sur les
hauteurs ou sur les montagnes, mais plutôt : ‘Le Seigneur
est proche du cœur brisé’ (Ps 34 [33], 19),
expression qui se réfère à l’humilité. Comme le pécheur est
appelé ‘terre’, ainsi, à l’inverse, le juste peut être
appelé ‘ciel’ » (Serm. in monte II 5, 17). Le ciel
n’appartient pas à la géographie de l’espace, mais à la
géographie du cœur. Et le cœur de Dieu, dans cette Nuit très
sainte, s’est penché jusque dans l’étable : l’humilité de
Dieu est le ciel. Et si nous entrons dans cette humilité,
alors, nous toucherons le ciel. Alors, la terre deviendra
aussi nouvelle. Avec l’humilité des bergers, mettons-nous en
route, en cette Nuit très sainte, vers l’Enfant dans
l’étable ! Touchons l’humilité de Dieu, le cœur de Dieu !
Alors, sa joie nous touchera et elle rendra le monde plus
lumineux. Amen.
Benoît
XVI : Homélie pour la solennité de la Nativité du
Seigneur, le 25 décembre 2007 |