UN AUTEUR CONTESTÉ

On appelle origénisme le système théologique attribué à Origène dans certains conflits doctrinaux qui ont divisé l’Église grecque au IVe et au Ve siècle. Les thèses condamnées par différents conciles et par l’empereur Justinien se rapportent à la préexistence des âmes, à l’égalité originelle de tous les esprits, à leur chute due à la satiété de la contemplation, à la forme sphérique des corps ressuscités et au salut universel de tous les esprits, qui retrouveront à la fin des temps leur condition première. En fait, la pensée d’Origène ne se ramène pas à ces seules thèses. L’origénisme défini aux IVe et Ve siècles correspond d’une part à la systématisation que certains disciples d’Origène ont imposée à la doctrine de leur maître, d’autre part aux déformations que les adversaires ont infligées à celle-ci, pour mieux la condamner.

L’œuvre et la personnalité d’Origène sont beaucoup plus complexes que ne le laissent supposer ces simplifications outrancières. D’une part, Origène est un homme d’Église. Toute sa vie a été consacrée à l’enseignement et à la prédication, c’est-à-dire à l’exégèse de la Bible. Dans ce domaine, il a été un initiateur en créant la critique textuelle de l’Ancien Testament et en rédigeant une masse de commentaires si importante que tous les exégètes postérieurs, grecs et latins, en seront tributaires. D’autre part, il est vrai qu’Origène a rédigé un traité, intitulé Sur les principes , qui contient, explicitement ou en germe, les thèses condamnées. Mais elles n’y sont présentées que par mode de recherche et d’hypothèse explicative, et pour essayer de rendre compte des origines et de la fin de l’histoire du salut. Il n’en reste pas moins que ce traité a une importance capitale, non seulement pour l’histoire de la théologie (c’est le premier essai de théologie chrétienne systématique), mais aussi pour l’histoire de la pensée occidentale, car c’est la première présentation, annonçant déjà Jean Scot, Hegel et Schelling, de l’odyssée métaphysique des esprits revenant à l’unité originelle, après avoir épuisé toutes les expériences de l’histoire.

1. Origène et son œuvre

D’Alexandrie à Césarée

Origène est né aux environs de 185 dans une famille chrétienne d’Alexandrie. Il gardera toute sa vie le souvenir du martyre de son père qui eut lieu lorsqu’il était lui-même dans sa dix-septième année. Vers l’âge de vingt ans, il ouvrit à Alexandrie une école de grammaire et, en même temps, il alla écouter, selon ses propres termes (Eusèbe de Césarée, Hist. Eccles., VI, XIX, 11), un « maître des études philosophiques », qui, comme l’ont montré en 1977 et 1983, avec des arguments différents, R. Goulet et H.-R. Schwyzer, n’est pas (comme on le croyait à tort, en s’appuyant sur le témoignage confus de Porphyre), Ammonius Saccas, le maître de Plotin. Les nombreux essais entrepris par divers savants pour reconstruire, à partir de l’enseignement d’Origène, la mystérieuse figure d’Ammonius sont donc inutiles. Le platonisme chrétien d’Origène vient des prédécesseurs qui l’ont inspiré : Pantène et Clément d’Alexandrie. Comme eux, Origène conçoit le christianisme à la manière d’une philosophie qui est non plus l’exégèse de Platon, mais des Écritures, et qui est surtout, comme les autres philosophies de l’Antiquité, une forme de vie. Mais il est moins humaniste que Clément et il insiste beaucoup plus que lui sur l’ascétisme : jeûnes, veilles, pauvreté. Sa célèbre mutilation volontaire a probablement été motivée par une interprétation trop littérale du texte évangélique : « Il y a des eunuques qui se sont rendus tels eux-mêmes pour le royaume des Cieux ». Après 211, Origène renonça à donner des cours de grammaire et commença à enseigner la « philosophie chrétienne ». Le rayonnement de son enseignement fut si grand que même des personnalités politiques de l’époque s’intéressèrent à lui. Il fut convoqué par le gouverneur d’Arabie vraisemblablement à Bosra et surtout par Julia Mammaea, mère de l’empereur Alexandre Sévère, lors du séjour de celle-ci à Antioche en 231-232. La vie d’Origène fut remplie par une activité intense d’enseignement, de production littéraire et par de multiples pérégrinations autour de deux centres : d’une part, Alexandrie, de son enfance à 232, avec des voyages à Rome (215), en Arabie (229), en Palestine (230), à Antioche (231-232) ; d’autre part, Césarée, de 232 à sa mort, avec des voyages à Athènes (233 et 245), Nicopolis (245), Nicomédie (248). Son enseignement et ses méthodes d’exégèse avaient été fortement controversées à Alexandrie. Après un premier exil volontaire vers 230, qui le mena à Césarée, Origène quitta définitivement Alexandrie en 232 et, lors de son voyage à Athènes, il s’arrêta de nouveau à Césarée, où l’évêque Théoctiste l’ordonna prêtre, ce qui suscita une violente réaction de l’évêque d’Alexandrie, Démétrius, qui dénonça à la fois les hérésies d’Origène et l’irrégularité de l’ordination d’un castrat. Ces attaques, comme celles du successeur de Démétrius, Héraclas, obligèrent Origène à se défendre dans plusieurs lettres de caractère autobiographique. Emprisonné et torturé pendant la persécution de Dèce, il mourut peu après la fin de la persécution, donc après 251.

La science biblique

La plus grande partie de l’activité d’Origène a été consacrée à l’exégèse de la Bible. On lui doit tout d’abord une édition en six versions (Hexaples ) du texte de l’Ancien Testament, comprenant le texte hébreu transcrit en caractères grecs, puis les traductions grecques des Septante, d’Aquila, de Symmaque, de Theodotion et de deux autres traducteurs anonymes. Conservé à Césarée, le texte original de cette œuvre gigantesque fut détruit au VIe siècle, sans qu’il en subsistât de copie complète. Appliquant à l’Écriture les méthodes dont certains philologues alexandrins comme Zénodote et Aristarque s’étaient servis pour l’établissement du texte d’Homère, il en reprend notamment le système de signes critiques (obèles et astérisques) et l’utilise pour marquer les passages de la traduction des Septante qui ne se retrouvent pas dans l’original hébreu, ou les passages qu’il a dû ajouter à celle-ci pour donner une version complète de l’original hébreu.

Presque pour chaque livre de la Bible, Origène avait rédigé trois types d’interprétation : des scholies (courtes notes relatives à des passages difficiles) ; des commentaires très développés ; enfin des homélies, c’est-à-dire des sermons qui, pour la plupart, ont été recueillis par des sténographes. De cette œuvre immense, une partie seulement a été conservée : presque rien des scholies ; des fragments, parfois assez importants, dans l’original grec ou en traduction latine, des commentaires sur le Cantique des cantiques, sur Matthieu et sur Jean ; enfin, un assez grand nombre d’homélies, qui, elles aussi, souvent, n’existent plus qu’en traduction latine.

L’œuvre exégétique d’Origène est gigantesque, non seulement par son étendue, mais par l’ampleur de son information (Origène utilise de précieuses données fournies par l’exégèse rabbinique ou les traditions non canoniques et exotériques) et par l’élan spirituel qui l’anime. L’Écriture entière, Ancien et Nouveau Testament, a un sens spirituel ; c’est là la conviction profonde d’Origène. Ce sens spirituel ne peut être découvert que par les « spirituels » ; il est le fruit de l’ascèse et de la contemplation. C’est pourquoi les juifs, qui n’ont pas répondu à la grâce du Christ, ne peuvent comprendre que l’Ancien Testament n’est que la figure du Nouveau ; c’est pourquoi les gnostiques voient dans l’Ancien Testament l’œuvre du mauvais Démiurge, incapables qu’ils sont d’en saisir le sens spirituel ; c’est pourquoi enfin les chrétiens littéralistes se font une fausse idée de Dieu. Ainsi Origène convie-t-il ses lecteurs ou ses auditeurs à un perpétuel approfondissement du sens de l’Écriture. Il présente assez souvent sa méthode exégétique en faisant appel à la distinction entre trois sens de l’Écriture correspondant aux trois parties de l’homme : le corps, l’âme, l’esprit. Le « sens littéral » est celui auquel restent attachés les simples ou les littéralistes : les charnels. Le « sens moral » recherche, derrière la lettre, une allégorie capable d’édifier la vie morale. Le « sens spirituel » se rapporte aux « biens spirituels », c’est-à-dire « à la sagesse cachée dans le mystère ». En fait, il s’agit là d’un schéma théorique, dont les applications sont très complexes. Le sens moral peut, il est vrai, utiliser l’exégèse allégorique dans une perspective purement morale et anthropologique, qui est tout à fait conforme à la tradition de Philon d’Alexandrie. Mais il peut aussi se rapporter à la vie intérieure du Verbe divin dans l’âme, donc à l’aspect intime du mystère du salut. De ce point de vue, il ne se distingue plus vraiment du sens spirituel, qui correspond à la contemplation des mystères de la sagesse divine soit dans l’Église, soit dans le monde, soit dans l’âme. La recherche du sens spirituel ne va d’ailleurs pas sans un certain ésotérisme : dans les mystères du salut sont intégrés des mystères de l’au-delà, puisés dans des traditions apocalyptiques apocryphes chères au judaïsme et au judéo-christianisme. On retrouvera cette tendance ésotérique dans le système théologique d’Origène. Dans l’exégèse spirituelle, le moindre détail de l’histoire de l’Ancien Testament devient le signe et la figure des événements terrestres ou célestes de l’histoire du salut.

Pour Origène, l’Écriture est, au même titre que l’humanité du Christ et peut-être même à un degré supérieur, un des modes de la présence du Verbe divin en ce monde. Par elle, la Sagesse éternelle, la Parole substantielle de Dieu devient la nourriture de l’âme. La compréhension de la Parole divine à travers le texte sacré dépend de la disposition intérieure de l’âme, de sa docilité au Verbe divin. La vie spirituelle correspond à un progrès continuel dans l’intelligence spirituelle de l’Écriture. Selon les étapes du progrès spirituel, selon la transformation intérieure de l’âme, des aspects sans cesse nouveaux du Verbe divin se révèlent à celle-ci : de nouveaux noms du Verbe lui deviennent intelligibles. Comme son système théologique, la méthode exégétique d’Origène est dominée par la notion de révélation progressive et d’éducation lente et graduelle des créatures spirituelles.

Le système théologique : le traité « Sur les principes »

Le traité Sur les principes permet de comprendre un des aspects essentiels de l’origénisme. Il expose, en effet, le mode de recherche propre aux spirituels, qui ont reçu les dons de sagesse et de science.

Le spirituel et l’intelligence de la foi

Ainsi que l’expose très clairement la préface du traité, les spirituels doivent prendre pour point de départ les divers articles de la règle de foi, tels qu’ils ont été définis par les Apôtres. À partir de là, une double tâche les attend : d’une part, si les vérités de foi ont été pleinement et clairement définies par les Apôtres, les spirituels doivent chercher à en rendre raison, en voyant leur enchaînement, en les intégrant donc à un système ; d’autre part, si les vérités de foi ont été seulement affirmées, sans avoir été clairement exposées et définies (c’est le cas de l’existence des anges et du diable), les spirituels doivent exercer leur esprit à définir le contenu de ces notions. Dans les deux cas d’ailleurs, Origène le dit explicitement, il s’agit d’un exercice spirituel d’intelligence de la foi ; il s’agit d’exercer l’esprit à la contemplation des réalités spirituelles ; ces efforts de systématisation ne prétendent pas construire un système absolu et définitif, mais ils sont destinés à faire progresser le spirituel dans la méditation des mystères divins. La préface énumère donc d’abord les vérités de foi pleinement définies : l’unité de Dieu, la génération du Fils de Dieu et son incarnation, l’action salvatrice de l’Esprit saint, la destinée des âmes, vouées après la mort à la béatitude ou à la damnation ; puis, elle énumère les vérités de foi pour lesquelles la recherche spirituelle peut encore apporter des précisions : le rapport de l’Esprit saint avec le Fils de Dieu, l’origine des âmes, l’origine et le mode d’être des anges et des démons, le rapport entre le monde dans lequel nous sommes et d’autres mondes antérieurs ou postérieurs.

L’ouvrage est divisé en quatre livres, qui ne correspondent pas à des articulations de l’exposé, mais seulement aux dimensions matérielles des volumina  sur lesquels ils ont été écrits. En fait, on peut y distinguer deux exposés successifs des différents points de la règle de foi, et un résumé final.

La destinée des âmes

Le premier exposé (I, I-II, III) montre notamment comment Dieu est incorporel, comment le Fils, Sagesse et Verbe de Dieu, et l’Esprit saint ont une réalité substantielle et comment les noms que leur donne l’Écriture révèlent leur rôle dans l’économie du salut. Cela conduit Origène au problème de la destinée des âmes. S’il y a un salut, il faut qu’il y ait eu une chute. C’est au récit de cette chute qu’est consacrée la plus grande partie de l’exposé. Originellement tous les esprits, ou natures raisonnables, étaient égaux et unis dans la contemplation bienheureuse de la Trinité. Mais une sorte d’appesantissement et de satiété les a saisis et ils ont relâché l’intensité de leur contemplation. Ils se sont ainsi éloignés plus ou moins de Dieu et les uns des autres. La différence entre les esprits, notamment entre les anges et les âmes, ne provient donc pas d’une différence de nature, mais d’une diversité de disposition intérieure, qui se manifeste par une matérialisation plus ou moins grande. Ainsi, la matière n’est pas la cause de la chute des esprits, elle n’en est que la conséquence. En rapport avec cette chute des esprits, Dieu crée donc une seconde nature : l’univers sensible qui permettra aux natures raisonnables corporéisées et incarnées de retrouver, dans l’épreuve, leur pureté originelle. Mais cette purification des esprits ne peut s’accomplir par un seul séjour dans le monde sensible. En effet, après un tel séjour, certains esprits accentuent leur chute, d’autres ne remontent qu’imparfaitement. Or tous les esprits doivent être purifiés, en vertu du principe selon lequel la fin doit être identique au commencement ; tous les esprits doivent se retrouver dans l’état d’unité et d’égalité où ils se trouvaient originellement. Il faut donc que l’odyssée des esprits se poursuive dans une suite de mondes qui doivent être différents les uns des autres puisque, en chacun de ces mondes, les dispositions et les qualités spirituelles des esprits varient. Ainsi s’acheminent-ils vers la fin de toutes choses, vers la restauration définitive de l’unité originelle.

Réfutation des gnostiques

Un second exposé (II, IV-IV, XXVI) reprend les différents points de la règle de foi en un ordre à peu près identique à celui du premier. Mais, cette fois, la perspective est plus nettement polémique : s’il s’agit de réfuter les objections que les gnostiques opposent aux vérités de la foi, il s’agit notamment de redresser les fausses interprétations qu’ils donnent des textes scripturaires. C’est pourquoi Origène démontre tout d’abord l’identité du Dieu de la Loi et du Dieu des Évangiles, du Dieu juste de l’Ancien Testament et du Dieu bon du Nouveau Testament, identité qui était contestée par les gnostiques. Revenant ensuite sur la génération et l’incarnation du Fils de Dieu, il concentre son attention sur l’âme du Christ, intermédiaire grâce auquel le Verbe divin s’est incarné. De tous les esprits, elle est le seul qui soit resté indissolublement uni au Verbe divin. C’est donc par son mérite propre qu’elle a pu être la seule créature spirituelle digne de recevoir en elle la plénitude substantielle du Verbe. Après avoir traité assez rapidement du nom de Paraclet attribué à l’Esprit saint dans l’Écriture, Origène revient au thème qui lui est cher, celui de la destinée des âmes. Originellement, Dieu a créé un nombre déterminé et convenable d’esprits ou de créatures raisonnables, ce nombre exprimant précisément la rationalité de l’acte créateur. Tirées du néant par la création, les créatures raisonnables sont changeantes ; tout ce qu’elles sont et tout ce qu’elles ont provient de la libéralité divine. C’est pourquoi Dieu leur a donné aussi la liberté, afin qu’elles puissent s’approprier, par une décision volontaire et libre, le don divin. Mais cette liberté comportait en soi aussi la possibilité de pécher. Elle a donc provoqué un éloignement plus ou moins grand des esprits par rapport à Dieu. La diversité qui existe entre les natures spirituelles, le refroidissement des âmes qui les a fait déchoir du rang angélique résultent donc de la liberté des créatures raisonnables, non, comme le voudraient les gnostiques, de l’intervention d’un démiurge mauvais. La liberté engage donc les esprits en une suite de chutes, de jugements, d’épreuves qui leur font parcourir les diverses périodes cosmiques et les différents lieux sidéraux. Longue initiation, long cycle d’études qui prépare les esprits à la vision définitive de Dieu, dans laquelle ils retrouveront leur unité originelle. La liberté de la créature apparaît donc comme un facteur central de l’histoire de l’univers. Origène lui consacre un développement assez long, en cherchant à la définir philosophiquement d’une manière plus précise et en interprétant certains textes scripturaires qui semblent, au premier abord, nier l’existence d’un libre arbitre chez l’homme. À cause de cette liberté, les créatures spirituelles peuvent tomber des sommets du bien aux abîmes du mal : Origène examine donc la situation et le rôle des créatures spirituelles parvenues à l’extrémité du mal et devenues les ennemies de Dieu, ainsi que la lutte spirituelle qui s’instaure au sein de l’âme humaine contre ces puissances hostiles. Progressivement, Dieu triomphera de ses ennemis, c’est-à-dire qu’il les ramènera à lui, que leur volonté mauvaise deviendra une volonté bonne, et que finalement Dieu sera tout en tous.

Dans toute cette recherche, Origène a utilisé des textes scripturaires. Il l’achève donc par une réflexion sur l’inspiration de l’Écriture sainte et sur la manière dont il convient de lire et de comprendre l’Écriture. L’ouvrage se termine par un résumé de quelques pages qui souligne de nouveau certains points importants de l’exposé.

Création et liberté de la créature

C’est ainsi un système grandiose qu’Origène propose dans ce traité Sur les principes . Pour la première fois, semble-t-il, dans l’histoire de la pensée occidentale, la liberté de la créature devient partie intégrante du processus créateur. La raison divine a créé libres les créatures raisonnables afin qu’elles deviennent librement raisonnables, afin qu’elles puissent s’approprier réellement ce qui n’était qu’un don gratuit de la libéralité divine. L’exercice et l’éducation de cette liberté exigent de longues épreuves : c’est tout le sens de la durée cosmique. En effet, au commencement, la liberté introduit, dans l’unité et l’équilibre originels, rupture, altérité, diversité, « aliénation » : ce déséquilibre produit l’apparition de plans de réalité hiérarchisés, qui peuvent aller jusqu’à l’hostilité et l’inimitié totales avec Dieu. Pour rétablir l’équilibre, la raison organise cette variété et cette diversité. Les mondes sensibles ainsi créés serviront de lieu d’épreuves aux esprits : la succession de ces mondes, leur durée seront fonction de la lente éducation de la liberté par la raison. La restauration finale de l’équilibre et de l’unité sera le signe que tous les esprits sont devenus librement esprits, c’est-à-dire qu’ils ont adhéré volontairement à l’unité divine. Dans ce système, la nature humaine n’est qu’un phénomène provisoire. Notre moi n’est humain qu’en liaison avec une certaine disposition intérieure qui est destinée à être dépassée. En fait, il est originellement et foncièrement spirituel, c’est-à-dire divin.

Ce système était destiné à rendre compte des articles de foi. De fait, l’incarnation du Christ y trouve sa place, en liaison avec l’éducation des esprits tombés. Mais les grands principes : identité de l’origine et de la fin, égalité originelle de tous les esprits, triomphe final de l’unité sur la diversité ne sont pas spécifiquement chrétiens. Et pourtant, sans tradition chrétienne, ce système n’aurait probablement pas été possible : la signification cosmique attribuée à la liberté des esprits semble bien être une notion nouvelle liée à la problématique chrétienne.

2. L’origénisme

L’origénisme en Orient aux IIIe et IVe siècles

Au IIIe siècle, beaucoup de penseurs chrétiens, à Alexandrie et à Césarée, se situent dans la tradition d’Origène (Denys d’Alexandrie, Théognoste, Grégoire le Thaumaturge, Pamphile), tandis qu’en revanche une forte réaction, notamment contre la théorie origénienne de la préexistence des âmes, commence à se dessiner, surtout à Antioche.

Au IVe siècle, la théologie trinitaire origéniste, soutenue en particulier par Eusèbe de Césarée, sera suspectée d’arianisme par les partisans de la consubstantialité entre le Père et le Fils proclamée au concile de Nicée. Sur ce point, l’enseignement d’Origène sera rapidement dépassé par l’évolution du dogme, et les plus fervents origénistes l’abandonneront. Mais l’œuvre exégétique du maître resta extraordinairement vivante ; elle fut abondamment utilisée par Eusèbe de Césarée, Didyme d’Alexandrie et les Cappadociens : Grégoire de Nazianze, Basile de Césarée et Grégoire de Nysse.

Surtout la cosmologie du traité Sur les principes  est loin d’avoir été oubliée. Dans certains milieux monastiques égyptiens, à Nitrie et aux Cellules entre autres, elle est encore en honneur aux environs de 374. À Jérusalem, au monastère du mont des Oliviers, fondé par Mélanie l’Ancienne et Rufin, on ne cache pas l’enthousiasme qu’on éprouve pour l’ensemble de cette œuvre. C’est en contact avec ces milieux favorables à Origène que va se développer la pensée d’Évagre le Pontique (346-399), qui représente indiscutablement une véritable renaissance de l’origénisme. Contre ces tendances se manifestera d’ailleurs une réaction violente de la part d’Épiphane de Salamine (chap. LXIV de son Panarion  composé en 374-377), de la part aussi de Jérôme, notamment dans son traité Contre Jean de Jérusalem  (396), enfin de la part de Théophile d’Alexandrie, dans ses « lettres festales » de 400-404. Comme l’a bien montré A. Guillaumont, les thèses visées dans ces différents documents sont bien celles d’Évagre le Pontique, dont il est tout à fait intéressant de présenter brièvement la doctrine, pour exposer la manière dont la pensée origénienne a été systématisée par le disciple.

Évagre le Pontique

L’œuvre dans laquelle s’exprime le plus clairement l’origénisme d’Évagre, ses Centuries gnostiques , ne nous est pas parvenue en grec. A. Guillaumont en a découvert une version syriaque intégrale, non expurgée des passages origénisants, et il a pu ainsi reconstruire les grandes thèses origénistes d’Évagre.

La première création ne comprend qu’un monde spirituel d’intelligences que Dieu – Trinité et unité – a produites afin d’être connu par elles. Ces intelligences, unies au Verbe de Dieu, sont toutes égales entre elles et forment une unité parfaite. La rupture de cette unité se produit par la faute des intelligences : elles se lassent, relâchent leur contemplation. C’est le « premier mouvement » qui sépare les intelligences, non seulement de l’unité originelle, mais aussi les unes des autres. Seul de tous, le Christ, intellect originellement égal aux autres, n’a pas relâché sa contemplation et est resté uni au Verbe divin, sans se laisser entraîner par le mouvement premier.

La seconde création, celle des mondes matériels, est l’œuvre du Christ. Elle est destinée à fournir aux êtres spirituels déchus un moyen de salut. Les esprits deviennent des anges, des démons, des âmes humaines : ils reçoivent, en vertu d’un premier jugement, des corps qui correspondent à leur degré de chute, c’est-à-dire à leur capacité de connaissance. Aux différents degrés de contemplation correspondent des états corporels différents. Le salut des intelligences se fait en passant d’une contemplation à une autre, jusqu’à la « contemplation naturelle première », qui correspond à l’état angélique. C’est donc la qualité de la contemplation qui détermine la situation ontologique. Dans cette histoire des esprits, il peut y avoir des montées et des descentes, des passages successifs dans des corps supérieurs ou inférieurs jusqu’à la libération finale.

Grâce à la série de purifications qui les fait passer par une suite de mondes, les êtres intelligents s’élèvent peu à peu à l’état angélique, c’est-à-dire qu’ils acquièrent tous un corps spirituel. Après le « vendredi » du mode sensible, c’est le septième jour, celui du règne du Christ sur les intelligences. Mais ce règne prendra fin. Les intelligences redeviendront égales au Christ ; le corps et la matière disparaîtront, l’unité originelle sera restaurée, ce sera le dimanche, le huitième jour, la réintégration de tous dans l’unité originelle.

On retrouve sans peine dans ce système les grandes lignes de la pensée d’Origène. La systématisation effectuée par Évagre se reconnaît tout spécialement aux dénominations qu’il a données aux différentes phases du processus cosmique : « mouvement premier », pour désigner la rupture de l’unité ; « contemplation naturelle première », pour l’état angélique des esprits parvenus à l’impassibilité ; « contemplation naturelle seconde », pour l’état des âmes humaines travaillant encore à se libérer de leur passion ; « septième jour », pour le règne du Christ sur les êtres raisonnables ; « huitième jour », pour la restauration de l’unité première.

Les querelles en Orient au VIe siècle

Dans certains milieux monastiques, l’origénisme resta en honneur. On retrouve des moines fervents origénistes à la Nouvelle Laure, fondée en 507 à une vingtaine de kilomètres de Jérusalem. Les réactions contre cette tendance doctrinale et les luttes qui agitèrent les milieux monastiques à partir de 514 eurent pour conséquence un édit de l’empereur Justinien promulgué en 543 et condamnant l’origénisme. Malgré cet édit, les querelles provoquées par l’existence du parti origéniste de la Nouvelle Laure ne cessèrent pas. C’est pourquoi, au Ve Concile œcuménique, convoqué à Constantinople pour régler l’affaire des « Trois Chapitres », en l’année 553, l’origénisme fut à nouveau condamné et les noms d’Origène et d’Évagre anathématisés. Comme l’a montré A. Guillaumont, la doctrine d’Évagre fournit la clef qui permet de comprendre comment, parmi les thèses origénistes condamnées en 553, plusieurs ne se retrouvent pas dans le traité Sur les principes  : c’est en fait la doctrine d’Évagre qui a été condamnée sous le nom d’origénisme. Tout spécialement, c’est sa christologie qui est visée dans les anathématismes de 553. En systématisant la doctrine origénienne, Évagre avait été conduit en effet à considérer le Christ comme un intellect, ou nature raisonnable, égal, dans l’unité première, aux autres intellects ou natures raisonnables. Mais, à la différence de celles-ci, le Christ était resté uni au Verbe, c’est-à-dire à la science de l’unité. D’où son rôle dans le salut des autres intellects : c’est le Christ (et non pas Dieu lui-même) qui avait créé les mondes sensibles, lieu d’épreuves pour les autres intellects. C’est le Christ (et non pas le Verbe, mais le Christ ayant en lui le Verbe) qui s’était incarné pour secourir les intellects tombés. De telles affirmations ne se trouvaient pas chez Origène, mais elles découlaient de la systématisation par Évagre des idées origéniennes concernant l’égalité originelle des esprits.

L’origénisme en Occident

L’influence d’Origène s’est exercée en Occident d’une manière surtout anonyme. Pendant tout le IVe siècle, la plupart des Pères latins ont littéralement pillé l’œuvre exégétique d’Origène ; c’est notamment le cas d’Hilaire, pour son commentaire sur les Psaumes, d’Ambroise et de Jérôme pour presque toute leur œuvre homilétique ou exégétique. À la fin du IVe siècle, Rufin d’Aquilée, dont on a déjà parlé à propos des tendances origénistes du monastère du mont des Oliviers, traduisit en latin (et sauva ainsi de la destruction) de nombreuses homélies sur l’Ancien Testament, une partie du commentaire sur le Cantique des cantiques et surtout le traité Sur les principes.

Grâce à Hilaire, à Ambroise de Milan et à Jérôme lui-même, la méthode exégétique origénienne a été introduite en Occident et a marqué toute l’exégèse médiévale. Surtout, grâce aux nombreuses pages d’Ambroise consacrées à commenter le Cantique des cantiques à l’aide d’Origène, la piété médiévale sera profondément influencée par la mystique origénienne. L’épouse du Cantique sera l’âme désireuse de recevoir le baiser du Verbe de Dieu et de pénétrer dans les mystères de sa sagesse et de sa science, comme dans la chambre nuptiale de l’Époux céleste. La doctrine des noces mystiques de l’âme et du Verbe, la théorie des sens spirituels, notamment du goût et du toucher mystiques de Dieu, domineront toute la spiritualité occidentale, qu’il s’agisse de Bernard de Clairvaux ou de Thérèse d’Avila.

La pensée origénienne et l’essence de l’origénisme ont été interprétées dans des sens extrêmement différents. Pour les uns (H. Koch, H. Jonas, E. de Faye), il s’agit purement et simplement d’un système néo-platonicien ; pour d’autres, le christianisme d’Origène ne fait pas de doute, mais il y a conflit entre la foi traditionnelle et le système philosophique (G. L. Prestige). Certains (H. Crouzel) voient surtout chez Origène une sagesse mystique. D’autres interprètes (M. Harl) décèlent une évolution dans la pensée d’Origène, l’effort de systématisation étant plus grand dans la jeunesse, les préoccupations spirituelles plus intenses dans la vieillesse. D’autres enfin (J. Daniélou) insistent sur la grande diversité d’aspects de l’origénisme, en reconnaissant un certain manque de cohérence entre le système cosmologique et l’exégèse biblique.

Peut-être faut-il insister en terminant sur le fait que les systématisations d’Origène ou de son disciple Évagre n’ont jamais eu pour but d’édifier un corps de doctrine définitif et figé. Elles furent avant tout des appels à l’esprit de libre recherche, des exercices spirituels destinés à élever l’esprit à un point de vue supérieur, des exhortations à l’audace intellectuelle.


(NOTA : Nous avons trouvé cet extrait biographique d'Origène sur Internet. Malheureusement, nous avons perdu la "Source". Si par un fait du hasard, l'auteur visite cette page, nous lui serions gré de bien vouloir nous l'indiquer, afin que nous "rendions à César ce qui est à César..." Nous l'en remercions à l'avance).

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