Frédéric Ozanam
Homme de deux Villes
Lyon et Paris
Frédéric Ozanam a déclaré
un jour: "On a dit que Paris était la tête du royaume, et que Lyon en
était le coeur". C'était bien vu, mais le cœur d’Ozanam était
surtout à Lyon. Seules les nécessités professionnelles l’obligèrent à
partager son existence entre la capitale et le siège du Primat des
Gaules. La tête de Frédéric fut le plus souvent à Paris, incontournable
foyer de la culture, tandis que son coeur resta à Lyon.
Dans une lettre adressée de
Paris, en 1843, à Dominique Meynis, Frédéric écrit: "Vous savez que
je suis resté attaché à Lyon par les racines du coeur... Depuis que j'ai
été appelé à mes périlleuses fonctions à Paris, chaque année je suis
allé les mettre sous le patronage de Notre-Dame de Fourvière auquel j'ai
été consacré dès l'enfance...”
Et à son frère Charles, de
Paris encore, en 1850:"Je t'écris ce peu de mots pour que tu ne
passes toujours à Lyon sans y trouver un souvenir de moi, pour que tu ne
te sentes pas seul dans une ville où tout nous est commun, où tu dois
plus vivement que jamais songer à tous ceux qui nous manquent"...
(le père et la mère de Frédéric reposent au cimetière de Lyon).
Lorsque la famille Ozanam
s'installa à Lyon en 1816, la ville ne comptait que 140.000 habitants:
elle en aura 180.000 en 1846, l'accroissement de la population était
particulièrement sensible à la Guillotière et surtout sur la colline de
la Croix-Rousse où, profitant de la vente des anciens terrains
monastiques, les canuts -ouvriers de la soie- avaient installé de
nouveaux ateliers assez hauts de plafond pour contenir les mécaniques de
Jacquard, ces métiers qui assurèrent la suprématie de Lyon en matière de
soieries. En 1831,quand les canuts se révoltèrent contre les conditions
de travail qui leur étaient imposées par les fabricants, on comptait
8000 chefs d'atelier en soie.
Frédéric a aimé d'amour
cette ville, au confluent du Rhône et de la Saône, avec ses rues hautes
et étroites, ses quais, ses collines, ses "pentes", ses panoramas, ses
environs riants, ses bruits -le cliquetis des métiers, les piaffements
des chevaux qui tirent les innombrables et lourds chargements de ballots
de soie-, sa population laborieuse et active...
Lyon est surtout un
haut-lieu spirituel dont la vitalité va fortement contribuer à faire de
Frédéric Ozanam l'un des pionniers du renouveau catholique en France.
Au lendemain de la
Révolution qui l'avait disloquée, l'Église de Lyon, grâce notamment au
cardinal Joseph Fesch, oncle de Napoléon, retrouva très vite son
équilibre. Les Oeuvres, les institutions se multiplièrent, notamment
l’Œuvre de la Propagation de la Foi, imaginée en 1820 par Pauline
Jaricot, fille d'un marchand de tissus lyonnais. C’est cette œuvre qui
fit de Lyon le symbole et le support de la renaissance française des
missions catholiques. Frédéric, qui fut l'un des animateurs de cette
oeuvre, la considérera toujours comme typiquement lyonnaise. En 1845,
dévoilant un peu son chauvinisme, il écrivit: "Comme on ne nous
prendra ni saint Irénée, ni Notre-Dame de Fourvière, on ne nous enlèvera
pas non plus la Propagation de la Foi.”
Ce tableau d'un Lyon
fervent ne doit cependant pas faire oublier qu'il existe, aussi, dans la
ville des soyeux et des canuts, de forts courants d'anticléricalisme: en
1820, les dix loges maçonniques de la ville se sont reconstituées.
Frédéric est très sensible à l'alliance, trop souvent constatée, entre
l'incrédulité et l'égoïsme bourgeois, et, Le 15 janvier 1831, il exprime
à des amis l'aversion que lui inspire la nouvelle classe au pouvoir, à
Lyon aussi: "On vit une vie industrielle et matérielle; chacun avise
à sa commodité personnelle, à son bien-être particulier... L'ordre
matériel, une liberté modérée, du pain et de l'argent, voilà tout ce
qu'on veut..."
Et la conséquence, c’est
qu’il y a de nombreux pauvres à Lyon, qui réclament l'attention et le
dévouement des catholiques. La mortalité était effroyable: durant
l'hiver exceptionnellement rigoureux de 1829-1830, la mortalité avait
doublé: 380 décès en janvier 1828, 740 en janvier 1830. 1834 fut une
année de misère, de grèves, de troubles, d'épidémies de variole et de
typhoïde. Au moment des grandes inondations de 1840, on évaluera à
20.000 le nombre des pauvres à Lyon. Et il faut se souvenir aussi, que
les révoltes sanglantes des Canuts, en novembre 1831 et avril 1834, se
soldèrent par des centaines de morts... On ne doit donc pas s’étonner
qu’Ozanam ait été très tôt sensibilisé aux duretés de la condition
humaine.
Le 5 novembre 1831,
Frédéric Ozanam découvre la capitale. D'emblée, la grande ville le
déçoit. La vue et la visite de ses plus célèbres monuments ne le
satisfont pas. Il prend, en effet, très vite conscience que, par-delà
ses beautés et ses lumières, "la vieille Lutèce" étale aussi ses
"horreurs, ses baraques, sa corruption". Un luxe ostentatoire
côtoie une misère effroyable, celle-là même que, quelques années plus
tard, Victor Hugo dépeindra dans "Les Misérables".
Le Paris de Louis-Philippe
où s'installe, modestement, l'étudiant Ozanam, n'est pas encore le Paris
que le baron Haussmann (nommé Préfet de la Seine le 28 juin 1853)
transformera, au point d'en faire la "Ville-Lumière" où habitent quelque
700.000 Parisiens. Beaucoup connaissent, cependant, une condition
précaire dans cette métropole encore mal adaptée aux exigences de la vie
moderne.
Si l'on excepte les
quartiers aristocratiques comme la Chaussée d'Antin, on ne voit presque
partout que de hautes maisons, souvent délabrées, surplombant des rues
étroites, encombrées et malpropres, sans égoûts ni trottoirs, résonnant
des cris des marchands et surtout des bruits causés par le pavement
inégal, le mauvais état des roues et des ressorts des innombrables
voitures à chevaux, dont le fumier s'étale partout. On comprend que le
spectacle épouvantable du choléra, qui fit une vingtaine de milliers de
victimes dans la capitale en 1832, ait pu bouleverser le jeune Frédéric.
La majorité des habitants
disposent de revenus si faibles que, en 1846 encore, sur une population
d'environ 1 million d'habitants, plus de 650.000 (250.000 ménages)
seront exempts d'impôts. Deux sur trois d'entre eux n'ont pas de quoi
payer leur linceul. Le taux de mortalité, de 30 pour 1000, est nettement
supérieur à la moyenne française. 11.000 des 27.000 décès annuels ont
lieu à l'hôpital, ce qui constitue une proportion considérable quand on
se rappelle la terreur qu'inspirait au peuple ce lieu sinistre.
Il était inévitable que
Paris, cité à tradition révolutionnaire, dont les rues étriquées étaient
propices aux barricades, ait été le théatre de convulsions sociales
dramatiques. Frédéric assistera aux insurrections ouvrières -étouffées
dans le sang- de 1832, 1833, 1834 (massacre de la rue Transnonnain),
ainsi qu'à l'application des dures lois de police, consécutives à
l'attentat perpétré en juillet 1835, par Fieschi, contre la personne du
roi Louis-Philippe.
A la veille de la
Révolution de 1848, on comptait à Paris 300.000 indigents. La ville
était rongée par des plaies morales toujours ouvertes: abandon des
enfants, prostitution, pratique courante du concubinage, chez les
ouvriers et les gens du peuple. C’est la vue de ces tares, de ces
misères physiques et morales qui a fait naître la vocation charitable et
sociale de Frédéric Ozanam.
Dans ce Paris noir,
Frédéric Ozanam fut d'abord désarçonné, découragé, voire effrayé.
D'autant plus que ce grand sensible supportait mal la solitude, et
surtout l'éloignement des êtres qu'il chérissait: "Moi, si habitué
aux causeries familiales..., me voilà jeté sans appui, sans point de
ralliement, dans cette capitale de l'égoïsme, dans ce tourbillon des
passions et des erreurs humaines...
Comme mes parents me
manquent! Je suis trop jeune pour pouvoir m'habituer à trouver en
entrant chez moi mon foyer désert et me coucher sans avoir à qui dire ce
que j'ai sur le coeur... Séparé de ceux que j'aimais, je ne puis prendre
racine sur ce sol étranger; je sens chez moi je ne sais quoi d'enfantin
qui a besoin de vivre au foyer domestique, à l'ombre du père et de la
mère, quelque chose qui se flétrit à l'air de la capitale".
Heureusement, il y avait le
"Quartier Latin", où logeait Frédéric, peuplé de ses cinq mille
étudiants, la plupart venus de province. Beaucoup venaient de Lyon: et
c'est au sein de la colonie lyonnaise de Paris, auprès d'André-Marie
Ampère, qui lui ouvre généreusement sa maison, que Frédéric retrouvera
la joie de vivre et put conserver sa foi chrétienne.
Car Paris était alors
considérée comme "une des capitales de l'incrédulité." Le voltairianisme
d'une partie importante de la bourgeoisie possédante et dirigeante,
ainsi que la majorité des universitaires, y entretenait une atmosphère à
laquelle Frédéric ne pouvait se soustraire que dans la compagnie de
chrétiens convaincus comme Emmanuel Bailly et André-Marie Ampère, ou
dans la fréquentation des intellectuels catholiques libéraux: Félicité
de Lamennais, Henri Lacordaire, Charles de Montalembert, ou Alphonse de
Lamartine.
C'est en écoutant ces
maîtres, presque tous jeunes, que Frédéric se convainc qu'"il faut
que, quelque part, une parole de croyant soit dite, qu'un enseignement
religieux soit donné, à un niveau de compétence et de notoriété qui
fasse pièce aux doctrines rationalistes que diffusent les maîtres des
chaires officielles" (Marcel Vincent).
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