

CHAPITRE 13.
IL RETOURNE AU MONT ARGENTARIO.
FERVEUR ET PÉNITENCE DES DEUX FRÈRES PENDANT LEUR SÉJOUR
DANS L'ERMITAGE DE L'ANNONCIATION.
Les deux frères une fois réunis
s'excitèrent mutuellement à la ferveur. C'est ainsi que deux charbons ardents,
placés au voisinage l'un de l'autre, se communiquent réciproquement leur chaleur
et leur feu. Partis ensemble de la maison paternelle, ils allèrent s'embarquer à
Gênes et arrivèrent à Civita Vecchia, d'où leur quarantaine achevée, ils se
mirent en route pour le mont Argentario, marchant toujours à pied. Après une
journée et plus de chemin, le Mercredi Saint au soir, ils se trouvèrent près du
lac de Burano, manquant d'asile et de nourriture. Pour se garantir le mieux
possible contre le froid de la nuit et de la saison, ils se couchèrent, à terre,
mal vêtus comme ils étaient, sous un buisson qui ne les protégea guère; car le
matin, ils se levèrent dans un état pitoyable, les cheveux mouillés d'une rosée
blanche. Mais comme ce jour était celui du Jeudi Saint, jour consacré par de si
grands mystères, nos deux bons jeunes hommes, désirant ardemment de faire la
pâque avec le Sauveur, continuèrent leur voyage en toute hâte, sans nul égard
pour la fatigue et la peine. Ils coururent pour ainsi parler, plutôt qu'ils ne
marchèrent, jusqu'à ce qu'enfin ils arrivèrent au fort royal de Portercole,
distant du lac dont nous avons parlé, d'environ douze milles. Ils y arrivèrent
accablés de lassitude, de faim et de faiblesse, n'ayant rien pris la veille au
soir, quoiqu'ils eussent longtemps voyagé. Mais plus le corps était abattu, plus
l'esprit était vigoureux et fervent. Il n'est pas facile d'exprimer quelle fut
leur consolation, et spécialement celle de Paul, lorsqu'il se vit au moment de
s'unir à son Seigneur dans la communion, ni quels furent les sentiments de son
cœur pendant ce jour et les suivants, jours si vénérables et si saints. Nous
savons qu'il avait coutume à cette époque de sa vie, de passer à l'église tout
le temps que le Saint-Sacrement était exposé au sépulcre, restant en prière,
sans prendre ni repos ni nourriture d'aucune sorte. Il est donc vraisemblable
qu'il en usa de même cette année, où il se préparait avec son frère à se retirer
dans une solitude plus profonde, pour s'y perfectionner dans la nouvelle milice
qu'il avait entreprise. Après les fêtes, les deux frères, d'après le conseil de
l'archiprêtre de Portercole chez qui ils avaient logé, résolurent, avant de se
rendre au mont Argentario, d'aller saluer ensemble monseigneur l'évêque de Soana
pour obtenir de nouveau sa bénédiction, et avec elle, une assistance
particulière du Seigneur qu'ils vénéraient dans sa personne. Ils passèrent donc
à Orbetello et obtinrent le passeport requis d'après les règlements militaires,
de monsieur le général marquis Speco. Cet officier sortait justement de l'église
en compagnie de quelques gentilshommes qui avaient été recevoir avec lui la
bénédiction du Saint-Sacrement. Il demanda aux deux frères qui ils étaient et où
ils allaient : « Nous sommes, lui dirent-ils, deux pauvres frères, à qui le bon
Dieu a inspiré d'aller faire pénitence au mont Argentario ». Ces paroles furent
proférées avec tant d'humilité, de modestie, de piété et de ferveur que le
général et les personnes qui l'accompagnaient, en demeurèrent tout émus et
édifiés. Ainsi munis de l'autorisation de son excellence, ils firent librement
le voyage de Pitigliano, y reçurent la bénédiction de monseigneur l'évêque,
après quoi ils se hâtèrent de gagner la solitude tant désirée du mont Argentario,
que le père Paul avait coutume d'appeler dans la suite, et non sans raison :
Mons sanctificationis, « la montagne de la sanctification ». Quelles furent les
provisions que ces deux pauvres de Jésus-Christ portèrent avec eux à l'ermitage
de l'Annonciation, le père Paul va lui-même nous l'apprendre. Quelques années
avant sa mort, visitant pour la dernière fois les retraites du mont Argentario,
il se rendait à la maison du noviciat qui occupe un point plus élevé, lorsque
tout à coup en voyant les jeunes novices et les entendant chanter pieusement les
louanges de Dieu, il se sentit tellement attendri qu'il se mit à sangloter et à
répandre un fleuve de larmes. Son confesseur, empruntant les paroles de saint
François de Sales, lui dit alors : « Est-ce qu'il est donc tombé de la pluie » ?
Il voulait par là indiquer l'abondance des communications dont le Seigneur
favorisait Paul. Le vénérable Père lui répondit avec un grand sentiment
d'humilité et de reconnaissance : « Mais, comment voulez-vous que je retienne
mes larmes, lorsque je me rappelle qu'en venant sur cette montagne, je n'avais
avec moi d'autre provision qu'un morceau de craquelin et environ vingt grains de
raisin sec qu'on me donna par charité à Pitigliano; et maintenant, j'y vois deux
maisons pleines de fervents religieux, occupés à chanter les louanges de Dieu
nuit et jour ». Pour éprouver la fidélité et la constance de ses serviteurs,
Dieu permit qu'ils restassent quelque temps dans cette solitude, privés de toute
assistance, n'ayant point de pain à manger et obligés de se nourrir d'herbes et
de racines. Mais ensuite, en récompense de leur vive confiance et de leur humble
patience, celui qui meut les cœurs et qui les tient dans sa main, inspira à une
dame d'Orbetello la pensée de secourir ses serviteurs. Fidèle à ce pieux
mouvement, cette dame leur envoya une provision de petites fèves qu'ils reçurent
avec reconnaissance. Ils en firent leur nourriture. Fort souvent, ils les
mangeaient sans les cuire, près de la fontaine qui coulait au-dessous de
l'ermitage. D'autres personnes pieuses les aidèrent aussi de leurs charités;
mais ils n'en continuèrent pas moins leur vie de mortification et de pénitence.
Ils ne buvaient de vin que les jours de fêtes et le jeudi. Un bienfaiteur leur
en envoyait de temps à autre en aumône. Quel était leur lit? Paul couchait le
plus souvent sur la terre nue, et Jean-Baptiste sur une planche. Ils reposaient
peu, car, outre qu'ils se levaient à minuit pour réciter matines et faire
oraison jusqu'à trois heures, le matin, de très bonne heure, Paul se levait de
nouveau, lorsqu'il entendait les chants du rossignol, et se remettait en prière,
invité en quelque sorte par ces innocentes créatures à aimer Dieu. Le reste du
jour il se tenait fort recueilli en la présence de Dieu et saintement occupé de
méditations et de lectures. A une heure marquée, tous deux allaient nu-pieds
dans la forêt pour y faire chacun leur petit fagot. Leur silence était
continuel; ils parlaient peu entre eux pour parler plus souvent avec Dieu et
entendre sa voix. Toute cette montagne, et même toutes les créatures visibles
étaient pour eux comme un livre toujours ouvert et une école où ils apprenaient
à admirer et à louer toujours davantage le divin Créateur. Les postes militaires
des environs leur servaient pour s'exciter à une ferveur nouvelle. Paul,
entendant le son des tambours, se repliait sur lui-même et se disait : « Vois
tout ce que font les soldats de la terre pour garder quatre murs de briques;
toi, qui es soldat du ciel, que ne dois-tu pas faire pour le royaume spirituel
de ton âme » ?
Une âme paresseuse et négligente
trouve toutes choses pénibles et d'un poids excessif; les serviteurs de Dieu au
contraire regardent pour peu de chose leurs exercices ordinaires. Aussi, pendant
certaines neuvaines pour lesquelles ils avaient une dévotion spéciale, nos deux
bons solitaires ajoutaient encore à leurs pratiques journalières. Paul, afin
d'honorer et d'imiter la retraite par laquelle le divin Rédempteur sanctifia le
désert, se retirait, le lendemain de l'Épiphanie, dans une plus profonde
solitude et observait un silence plus rigoureux. Enfin, pour tout dire en peu
de, mots, la vie qu'ils menaient dans cet ermitage était toute de retraite, de
silence, de pénitence, de prière. C'est ainsi que, loin des regards du monde,
ils tenaient l'innocence de leur cœur à l'abri des dangers, se rendaient chaque
jour plus agréables à Dieu, obtenaient des trésors de grâces pour eux-mêmes et
pour le prochain, enfantaient, ces grands exemples de vertus qui devaient servir
de modèle aux autres. Paul cependant ne perdait pas de vue qu'il était appelé de
Dieu à aider le prochain dans la grande affaire du salut éternel. Il s'employait
à enseigner et à expliquer la doctrine chrétienne, exercice si pieux, si saint
et si utile. C'est pourquoi il descendait dans la ville de Portercole les jours
de fêtes. Là, il apprenait au peuple, dans des instructions pleines de piété, de
douceur et d'onction, à connaître et à aimer Dieu, et à observer exactement sa
sainte loi.



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