Quadragesimo anno
Lettre encyclique de s.s.
Pie XI
15 mai 1931
QUARANTIÈME ANNIVERSAIRE DE “RERUM NOVARUM”
Aux patriarches,
primats, archevêques, évêques et autres ordinaires de lieu, en paix
et communion avec le siège apostolique ainsi qu'aux fidèles de
l'Univers catholique tout entier : sur la restauration de l'ordre
social, en pleine conformité avec les préceptes de l'Évangile, à
l'occasion du quarantième anniversaire de l'Encyclique Rerum Novarum
Quarante ans
s'étant écoulés depuis la publication de la magistrale encyclique de
Léon XIII, Rerum novarum
,
l'univers catholique tout entier, dans un grand élan de
reconnaissance, a entrepris de commémorer avec l'éclat qu'il mérite
ce remarquable document.
Il est vrai qu'à cet
insigne témoignage de sa sollicitude pastorale, Notre Prédécesseur
avait pour ainsi dire préparé les voies par d'autres Lettres sur la
famille et le vénérable sacrement de mariage
,
ces fondements de la société humaine ; sur l'origine du pouvoir
civil
et l'ordre des relations qui l'unissent à l'Église
;
sur les principaux devoirs des citoyens chrétiens
,
contre les erreurs du socialisme
et les fausses théories de la liberté humaine
;
et d'autres encore où se révèle pleinement sa pensée. Mais ce qui
distingue entre toutes l'encyclique Rerum novarum, c'est qu'à
une heure très opportune où s'en faisait sentir une particulière
nécessité, elle a donné à l'humanité des directives très sûres pour
résoudre les difficiles problèmes que pose la vie en société, et
dont l'ensemble constitue la question sociale.
Au déclin du XIXe
siècle, l'évolution économique et les développements nouveaux de
l'industrie tendaient, en presque toutes les nations, à diviser
toujours davantage la société en deux classes : d'un côté, une
minorité de riches jouissant à peu près de toutes les commodités
qu'offrent en si grande abondance les inventions modernes ; de
l'autre, une multitude immense de travailleurs réduits à une
angoissante misère et s'efforçant en vain d'en sortir.
Cette situation était
acceptée sans aucune difficulté par ceux qui, largement pourvus des
biens de ce monde, ne voyaient là qu'un effet nécessaire des lois
économiques et abandonnaient à la charité tout le soin de soulager
les malheureux, comme si la charité devait couvrir ces violations de
la justice que le législateur humain tolérait et parfois même
sanctionnait. Mais les ouvriers, durement éprouvés par cet état de
choses, le supportaient avec impatience et se refusaient à subir
plus longtemps un joug si pesant. Certains d'entre eux, mis en
effervescence par de mauvais conseils, aspiraient au bouleversement
total de la société. Et ceux-là mêmes que leur éducation chrétienne
détournait de ces mauvais entraînements restaient convaincus de
l'urgente nécessité d'une réforme profonde.
Telle était aussi la
persuasion de nombreux catholiques, prêtres et laïcs, qu'une
admirable charité inclinait depuis si longtemps vers les misères
imméritées du peuple et qui se refusaient à admettre qu'une si
criante inégalité dans le partage des biens de ce monde répondît aux
vues infiniment sages du Créateur.
Et ils cherchaient
sincèrement le moyen de remédier au désordre qui affligeait alors la
société et de prévenir efficacement les maux plus graves encore qui
la menaçaient. Mais telle est l'infirmité de l'esprit humain, même
chez les meilleurs, que, repoussés d'un côté comme de dangereux
novateurs, paralysés de l'autre par les divergences de vues qui se
manifestaient même dans leurs rangs, ils hésitaient entre les
diverses écoles, ne sachant dans quelle direction s'orienter.
Dans ce conflit qui
divisait si profondément les esprits, non sans dommage pour la paix,
une fois de plus tous les yeux se tournèrent vers la Chaire de
Pierre, dépositaire sacrée de toute vérité, d'où les paroles de
salut se répandent sur l'univers. Un courant d'une ampleur
inaccoutumée porta aux pieds du Vicaire de Jésus-Christ sur terre
une foule de savants, d'industriels, d'ouvriers même, unanimes à
solliciter des directives sûres qui mettraient enfin un terme à
leurs hésitations.
Longtemps, dans sa
grande prudence, le Pontife médita devant Dieu ; il fit venir pour
les consulter les personnalités les plus compétentes, il considéra
le problème attentivement, sous toutes ses faces, et enfin,
obéissant à la " conscience de sa charge apostolique "
,
craignant, s'il gardait le silence, de paraître avoir négligé son
devoir
,
il décida d'exercer le divin ministère qui lui était confié en
adressant la parole à l'Église du Christ et au genre humain tout
entier.
Alors, le 15 mai 1891,
retentit la voix si longtemps attendue, voix que ni les difficultés
n'avaient effrayée, ni l'âge affaiblie, mais qui, avec une
vigoureuse hardiesse, orientait sur le terrain social l'humanité
dans les voies nouvelles.
Vous connaissez,
Vénérables Frères et très chers Fils, vous connaissez fort bien
l'admirable doctrine qui fait de l'encyclique Rerum novarum
un document inoubliable. Le grand Pape y déplore qu'un si grand
nombre d'hommes " se trouvent dans une situation d'infortune et de
misère imméritée " ; il y prend lui-même courageusement en main la
défense " des travailleurs que le malheur des temps avait livrés,
isolés et sans défense, à des maîtres inhumains et à la cupidité
d'une concurrence effrénée "
.
Il ne demande rien au libéralisme, rien non plus au socialisme, le
premier s'étant révélé totalement impuissant à bien résoudre la
question sociale, et le second proposant un remède pire que le mal,
qui eût fait courir la société humaine de plus grands dangers.
Mais fort de son droit
et de la mission toute spéciale qu'il a reçue de veiller sur la
religion et sur les intérêts qui s'y rattachent étroitement, sachant
la question présente de telle nature " qu'à moins de faire appel à
la religion et à l'Église, il était impossible de lui trouver jamais
une solution acceptable "
,
s'appuyant uniquement sur les principes immuables de la droite
raison et de la Révélation divine, le Pontife définit et proclame
avec une autorité sûre d'elle-même
.
" les droits et les devoirs qui règlent les rapports entre riches et
prolétaires, capital et travail "
,
la part respective de l'Église, de l'autorité publique et des
intéressés dans la solution des conflits sociaux.
Ce n'est pas en vain
que retentit la parole apostolique. Au contraire, ceux qui
l'entendirent la reçurent avec une admiration reconnaissante, non
seulement les fils obéissants de l'Église, mais beaucoup d'autres
égarés dans l'incroyance ou dans l'erreur, et presque tous ceux qui,
depuis, dans leurs études personnelles ou dans les projets de lois,
traitèrent des questions économiques et sociales.
Mais surtout, quelle
fut la joie parmi les ouvriers chrétiens qui se sentaient compris et
défendus par la plus haute autorité qui soit sur terre, et parmi les
hommes généreux, soucieux depuis longtemps d'améliorer le sort des
ouvriers, mais qui n'avaient guère rencontré jusque-là que
l'indifférence, d'injustes soupçons, quand ce n'était pas une
hostilité déclarée. Tous, ils entourèrent dès lors à juste titre
cette Lettre de tant d'honneur que diverses régions, chacune à sa
manière, en rappellent tous les ans le souvenir par des
manifestations de reconnaissance.
Au milieu de ce concert
d'approbations, il y eut cependant quelques esprits qui furent un
peu troublés ; et, par suite, l'enseignement de Léon XIII, si noble,
si élevé, complètement nouveau pour le monde, provoqua, même chez
certains catholiques, de la défiance, voire du scandale. Il
renversait en effet si audacieusement les idoles du libéralisme, ne
tenait aucun compte de préjugés invétérés et anticipait sur
l'avenir : les hommes trop attachés au passé dédaignèrent cette
nouvelle philosophie sociale, les esprits timides redoutèrent de
monter à de telles hauteurs ; d'autres, tout en admirant ce lumineux
idéal, jugèrent qu'il était chimérique et que sa réalisation, on
pouvait la souhaiter, mais non l'espérer.
C'est pourquoi,
Vénérables Frères et très chers Fils, à l'heure où le quarantième
anniversaire de l'encyclique Rerum novarum est célébré avec
tant de ferveur dans tout l'univers, surtout par les ouvriers
catholiques qui, de toutes parts, affluent vers la Ville éternelle,
Nous jugeons l'occasion opportune de rappeler les grands bienfaits
qu'ont retirés de cette Lettre l'Église catholique et l'humanité
tout entière ; Nous défendrons ensuite contre certaines hésitations
sa magistrale doctrine économique, et Nous en développerons quelques
points ; portant enfin un jugement sur le régime économique
d'aujourd'hui et faisant le procès du socialisme, Nous indiquerons
la racine des troubles sociaux actuels et montrerons la seule route
possible vers une salutaire restauration, savoir la réforme
chrétienne des moeurs. Cet ensemble de questions que Nous allons
traiter formera trois chapitres dont le développement constituera
toute la présente encyclique.
Et pour aborder le
premier des points que Nous Nous sommes fixés, Nous ne pouvons Nous
empêcher, selon ce conseil de saint Ambroise " l'action de grâces
est le premier de nos devoirs "
,
de faire tout d'abord monter vers Dieu d'abondantes actions de
grâces pour les bienfaits si considérables apportés par l'encyclique
de Léon XIII à l'Église et au genre humain. Si Nous voulions les
passer en revue, même rapidement, c'est presque toute l'histoire
sociale des quarante dernières années qu'il faudrait évoquer ici.
Mais on peut facilement
tout ramener à trois chefs, suivant les trois genres d'intervention
souhaités par Notre Prédécesseur pour accomplir sa grande oeuvre de
restauration.
En premier lieu, Léon
XIII a lui-même nettement exposé ce qu'il faut attendre de
l'Église : " C'est l'Église, dit-il, qui puise dans l'Évangile des
doctrines capables, soit de mettre fin au conflit, soit au moins de
l'adoucir, en lui enlevant tout ce qu'il a d'âpreté et d'aigreur,
l'Église qui ne se contente pas d'éclairer l'esprit de ses
enseignements, mais s'efforce encore de conformer à ceux-ci la vie
et les moeurs de chacun, l'Église qui, par une foule d'institutions
éminemment bienfaisantes, tend à améliorer le sort des
prolétaires. "
Ces précieuses
ressources, l'Église ne les a pas laissées inemployées, mais elle
les a largement exploitées pour le bien commun de la paix tant
souhaitée. Par leurs paroles, par leurs écrits, Léon XIII et ses
successeurs ont continué à prêcher avec insistance la doctrine
sociale et économique de l'encyclique Rerum novarum ; ils
n'ont pas cessé d'en presser l'application et l'adaptation aux temps
et aux circonstances, faisant toujours preuve d'une sollicitude
particulière et toute paternelle envers les pauvres et les faibles
dont, en fermes pasteurs, ils se sont fait les défenseurs
.
Avec autant de science et de zèle, de nombreux évêques ont
interprété la même doctrine, l'ont éclairée de leurs commentaires,
et adaptée aux situations des divers pays, suivant les décisions et
la pensée du Saint-Siège
.
Aussi n'est-il pas
étonnant que, sous la direction du magistère ecclésiastique, de
nombreux hommes de science, prêtres et laïcs, se soient attachés
avec ardeur à développer, selon les besoin du temps, les disciplines
économiques et sociales, se proposant avant tout d'appliquer à des
besoins nouveaux les principes immuables de la doctrine de l'Église.
Ainsi s'est constituée,
sous les auspices et dans la lumière de l'encyclique de Léon XIII,
une science sociale catholique qui grandit et s'enrichit chaque jour
grâce à l'incessant labeur des hommes d'élite que Nous avons appelés
les auxiliaires de l'Église. Et cette science ne s'enferme pas dans
d'obscurs travaux d'école ; elle se produit au grand jour et
affronte la lutte, comme le prouve excellemment l'enseignement, si
utile et si apprécié, institué dans les universités catholiques, les
Académies et les Séminaires, les Congrès, ou " Semaines sociales ",
tenus tant de fois avec de si beaux résultats, les cercles d'études,
les excellentes publications de tout genre si opportunément
répandues.
Là ne se bornent pas
les services rendus par la Lettre de Léon XIII ; car ses leçons ont
fini par pénétrer insensiblement ceux-là mêmes qui, privés du
bienfait de l'unité catholique, ne reconnaissent pas l'autorité de
l'Église.
Ainsi, les principes du
catholicisme en matière sociale sont devenus peu à peu le patrimoine
commun à l'humanité. Et Nous Nous félicitons de voir souvent les
éternelles vérités proclamées par Notre Prédécesseur d'illustre
mémoire, invoquées et défendues, non seulement dans la presse et les
livres même non catholiques, mais au sein des parlements et devant
les tribunaux.
Bien plus, après une
épouvantable guerre, les hommes d'état des principales puissances
ont cherché à consolider la paix par une réforme intégrale des
conditions sociales ; parmi les normes données pour régler le
travail des ouvriers selon la justice et l'équité, ils ont adopté un
grand nombre de dispositions en tel accord avec les principes et les
directives de Léon XIII qu'il semble qu'on les en ait expressément
tirées. L'encyclique Rerum novarum fut sans aucun doute un
document mémorable, et on peut lui appliquer en toute vérité la
parole d'Isaie : Il élèvera un étendard pour les nations
.
Cependant, tandis que,
grâce aux travaux d'ordre théorique, les principes de Léon XIII se
répandaient dans les esprits, on en venait aussi à la pratique. Et
d'abord, une active bonne volonté s'est employée avec zèle à relever
cette classe d'hommes qui, immensément accrue par suite des progrès
de l'industrie, n'avait cependant pas obtenu dans la communauté
humaine une place équitable et se trouvait, de ce fait, abandonnée
et presque méprisée. C'est des ouvriers que Nous parlons, de ces
ouvriers dont aussitôt, malgré les autres soucis accablants de leur
ministère, des membres des deux clergés, sous la conduite des
évêques, se sont occupés avec grand fruit pour les âmes. Cet effort
persévérant, qui visait à imprégner les ouvriers de l'esprit
chrétien, contribua en outre à leur faire prendre conscience de leur
véritable dignité, à les éclairer sur les droits et les devoirs de
leur classe, à les rendre capables d'aller de l'avant dans la voie
d'un juste progrès, et de devenir même les chefs de leurs
compagnons.
De là vinrent aussi aux
ouvriers des moyens d'existence plus abondants et moins incertains,
car non seulement on commença, ainsi qu'y invitait le Pontife, à
multiplier les oeuvres de bienfaisance et de charité, mais on vit se
fonder partout, de jour en jour plus nombreuses, suivant le voeu de
l'Église, et souvent sous la conduite des prêtres, de nouvelles
associations d'entraide et de secours mutuels groupant les ouvriers,
les artisans, les agriculteurs, les salariés de tout genre.
Quant au rôle des
pouvoirs publics, Léon XIII franchit avec audace les barrières dans
lesquelles le libéralisme avait contenu leur intervention ; il ne
craint pas d'enseigner que l'État n'est pas seulement le gardien de
l'ordre et du droit, mais qu'il doit travailler énergiquement à ce
que, par tout l'ensemble des lois et des institutions, " la
constitution et l'administration de la société fassent fleurir
naturellement la prospérité tant publique que privée. "
Sans doute, il doit
laisser aux individus et aux familles une juste liberté d'action, à
la condition pourtant que le bien commun soit sauvegardé et qu'on ne
fasse d'injustice à personne. Il appartient aux gouvernants de
protéger la communauté et les membres qui la composent ; toutefois,
dans la protection des droits privés, ils doivent se préoccuper
d'une manière spéciale des faibles et des indigents. " La famille
des riches se fait comme un rempart de ses richesses et a moins
besoin de la protection publique. La masse indigente, au contraire,
sans richesses pour la mettre à couvert, compte surtout sur le
patronage de l'État. Que l'État entoure donc de soins et d'une
sollicitude particulière les salariés qui appartiennent à la
multitude des pauvres. "
Loin de Nous la pensée
de méconnaître que, même avant Léon XIII, plus d'un gouvernement
avait déjà pourvu aux nécessités les plus pressantes des ouvriers et
réprouvé les abus les plus criants dont ils étaient victimes. Mais
c'est seulement quand, de la Chaire de saint Pierre, la voix du
Souverain Pontife eût retenti par tout l'univers, que les hommes
d'état, prenant plus pleinement conscience de leur mission,
s'appliquèrent à pratiquer une large politique sociale.
Car tandis que
chancelaient les principes du libéralisme qui paralysaient depuis
longtemps toute intervention efficace des pouvoirs publics,
l'encyclique déterminait dans les masses elles-mêmes un puissant
mouvement favorable à une politique plus franchement sociale ; elle
assurait aux gouvernants le précieux appui des meilleurs catholiques
qui furent souvent, dans les assemblées parlementaires, les
promoteurs illustres de la législation nouvelle.
Bien plus, c'est par
des prêtres profondément pénétrés des doctrines de Léon XIII que
plusieurs lois sociales récentes ont été proposées aux suffrages des
parlements ; c'est par leurs soins vigilants qu'elles ont reçu leur
pleine exécution.
De cet effort
persévérant, un droit nouveau est né qu'ignorait complètement le
siècle dernier, assurant aux ouvriers le respect des droits sacrés
qu'ils tiennent de leur dignité d'hommes et de chrétiens. Les
travailleurs, leur santé, leurs forces, leur famille, leur logement,
l'atelier, les salaires, l'assurance contre les risques du travail,
en un mot tout ce qui regarde la condition des ouvriers, des femmes
spécialement et des enfants, voilà l'objet de ces lois protectrices.
Si ces dispositions ne sont pas toujours et partout en parfaite
conformité avec les règles fixées par Léon XIII, il est cependant
indéniable qu'on y perçoit souvent l'écho de l'encyclique Rerum
novarum, à laquelle on peut dès lors pour une grande part
attribuer les améliorations déjà apportées à la condition des
ouvriers.
Le sage Pontife
montrait enfin que les patrons et les ouvriers eux-mêmes pouvaient
singulièrement aider à la solution de la question sociale " par
toutes les oeuvres propres à soulager l'indigence et à opérer un
rapprochement entre les deux classes. "
Entre ces oeuvres, la première place revient, à son avis, aux
associations, soit composées seulement d'ouvriers, soit réunissant à
la fois ouvriers et patrons. Le Pontife s'attarde longuement à en
faire l'éloge et à les recommander et, en des pages magistrales, il
en explique la nature, la raison d'être, l'opportunité, les droits,
les devoirs, les principes régulateurs.
Cet enseignement,
certes, venait à un moment des plus opportuns. Car, en plus d'un
pays à cette époque, les pouvoirs publics, imbus de libéralisme,
témoignaient peu de sympathie pour ces groupements ouvriers et même
les combattaient ouvertement. Ils reconnaissaient volontiers et
appuyaient des associations analogues fondées dans d'autres
classes ; mais par une injustice criante, ils déniaient le droit
naturel d'association à ceux-là qui en avaient le plus grand besoin
pour se défendre contre l'exploitation des plus forts. Même dans
certains milieux catholiques, les efforts des ouvriers vers ce genre
d'organisation étaient vus de mauvais oeil, comme d'inspiration
socialiste ou révolutionnaire.
Les directives si
autorisées de Léon XIII eurent le grand mérite de briser ces
oppositions et de désarmer ces méfiances. Elles ont encore un plus
beau titre de gloire, c'est d'avoir encouragé les travailleurs
chrétiens dans la voie des organisations professionnelles, de leur
avoir montré la marche à suivre, et d'avoir retenu sur le chemin du
devoir plus d'un ouvrier violemment tenté de donner son nom à ces
organisations socialistes qui se prétendaient effrontément seule
protection et unique secours des humbles et des opprimés.
En ce qui concerne la
création de ces associations, l'encyclique Rerum novarum
observait fort à propos " qu'on doit organiser et gouverner les
groupements professionnels de façon qu'ils fournissent à chacun de
leurs membres les moyens propres à lui faire atteindre, par la voie
la plus commode et la plus courte, le but qui est proposé et qui
consiste dans l'accroissement le plus grand possible, pour chacun,
des biens du corps, de l'esprit et de la famille " ; il est clair
cependant " qu'il faut avoir en vue le perfectionnement .moral et
religieux comme l'objet principal ; c'est surtout cette fin qui doit
régler toute l'économie de ces sociétés. "
En effet, " la religion ainsi constituée comme fondement de toutes
les lois sociales, il n'est pas difficile de déterminer les
relations mutuelles à établir entre les membres pour obtenir la paix
et la prospérité de la société. "
À fonder de telles
associations, partout, prêtres et laïcs se sont consacrés nombreux,
avec un zèle digne d'éloges, désireux de réaliser intégralement la
pensée de Léon XIII. Ainsi, ces associations formèrent-elles des
ouvriers foncièrement chrétiens, sachant allier harmonieusement
l'exercice diligent de leur profession avec de solides principes
religieux, capables de défendre efficacement leurs droits et leurs
intérêts temporels, avec une fermeté qui n'exclut ni le respect de
la justice, ni le désir sincère de collaborer avec les autres
classes au renouvellement chrétien de la société.
Les idées et les
directives de Léon XIII ont été réalisées de diverses manières,
selon les lieux et les circonstances. En certaines régions, une
seule et même association se proposa d'atteindre tous les buts
assignés par le Pontife. Ailleurs, on préféra recourir, selon qu'y
invitait la situation, en quelque sorte à une division du travail,
laissant à des groupements spéciaux le soin de défendre sur le
marché du travail les droits et les justes intérêts des associés, à
d'autres la mission d'organiser l'entraide dans les questions
économiques, tandis que d'autres enfin se consacraient tout entiers
aux seuls besoins religieux et moraux de leurs membres ou à d'autres
tâches du même ordre.
Cette seconde méthode a
prévalu là surtout où, soit la législation, soit certaines pratiques
de la vie économique, soit la déplorable division des esprits et des
coeurs, si profonde dans la société moderne, soit encore l'urgente
nécessité d'opposer un front unique à la poussée des ennemis de
l'ordre, empêchaient de fonder des syndicats nettement catholiques.
Dans de telles conjonctures, les ouvriers catholiques se voient
pratiquement contraints de donner leurs noms à des syndicats
neutres, où cependant l'on respecte la justice et l'équité, et où
pleine liberté est laissée aux fidèles d'obéir à leur conscience et
à la voix de l'Église. Il appartient aux évêques, s'ils
reconnaissent que ces associations sont imposées par les
circonstances et ne présentent pas de danger pour la religion,
d'approuver que les ouvriers catholiques y donnent leur adhésion,
observant toutefois à cet égard les règles et les précautions
recommandées par Notre Prédécesseur de sainte mémoire, Pie X.
Entre ces précautions,
la première et la plus importante est que, toujours, à côté de ces
syndicats, existeront alors d'autres associations qui s'emploient à
donner à leurs membres une sérieuse formation religieuse et morale,
afin qu'à leur tour ils infusent aux organisations syndicales le bon
esprit qui doit animer toute leur activité. Ainsi, il arrivera que
ces groupements exerceront une influence qui dépasse même le cercle
de leurs membres
.
C'est donc bien grâce à
l'encyclique de Léon XIII que partout ces syndicats ouvriers se sont
développés, au point que leurs effectifs, s'ils sont malheureusement
encore inférieurs à ceux des associations socialistes et
communistes, rassemblent pourtant déjà, à l'intérieur des divers
pays comme dans les Congrès internationaux, une masse imposante
d'affiliés capables de soutenir vigoureusement les droits et les
légitimes revendications des travailleurs chrétiens et même de
pousser à l'application des principes chrétiens en matière sociale.
De plus, les
enseignements si sages et les directives si nettes de Léon XIII sur
le droit naturel d'association ont commencé à trouver leur
application pour d'autres groupements que les groupements
d'ouvriers. Sa Lettre n'est pas sans avoir contribué beaucoup à
l'apparition et au développement, de jour en jour plus manifeste,
d'utiles associations parmi les agriculteurs et dans les classes
moyennes, et d'autres institutions du même genre où la poursuite des
intérêts économiques s'unit heureusement à une tâche éducatrice.
On n'en peut dire
autant, il est vrai, des associations que Notre Prédécesseur
désirait si vivement voir se former entre patrons et chefs
d'industrie ; Nous regrettons beaucoup qu'elles soient si rares.
Sans doute, ce n'est point seulement par la faute des hommes, car
des difficultés fort grandes y font obstacle ; Nous les Connaissons
et Nous les apprécions à leur juste valeur. Nous n'en avons pas
moins le ferme espoir que ces obstacles disparaîtront bientôt et
Nous saluons avec grande joie et du fond du coeur les essais
heureusement tentés sur ce point et dont les résultats déjà notables
promettent pour l'avenir des fruits plus grands encore
.
Tous ces bienfaits dus
à l'encyclique de Léon XIII, Nous les avons esquissés plutôt que
décrits ; ils attestent avec éclat, par leur nombre et leur
importance, que l'immortel document n'était pas seulement
l'expression d'un idéal social magnifique, mais irréel. Bien au
contraire, Notre Prédécesseur a puisé dans l'Évangile, vivante
source de vie, une doctrine capable, sinon de faire cesser tout de
suite, du moins d'atténuer beaucoup la lutte mortelle qui déchire
l'humanité. Que la bonne semence, largement jetée il y a quarante
ans, soit tombée pour une part dans une bonne terre, Nous en avons
pour gage les fruits consolants qu'avec le secours de Dieu en ont
recueillis l'Église du Christ et le genre humain tout entier.
Aussi peut-on dire que
l'encyclique de Léon XIII s'est révélée, avec le temps, la grande
charte qui doit être le fondement de toute activité chrétienne en
matière sociale. Qui ferait peu de cas de cette encyclique et de sa
commémoration solennelle montrerait qu'il méprise ce qu'il ignore,
ou ne comprend pas ce qu'il connaît à moitié, ou, s'il comprend,
mérite de se voir jeter à la face son injustice et son ingratitude.
Mais avec le temps
aussi, des doutes se sont élevés sur la légitime interprétation de
plusieurs passages de l'encyclique ou sur les conséquences qu'il
fallait en tirer, ce qui a été l'occasion entre les catholiques
eux-mêmes de controverses parfois assez vives ; comme par ailleurs
les besoins de notre époque et les changements survenus dans la
situation générale demandent une application plus exacte des
enseignements de Léon XIII, ou même exigent des compléments, Nous
sommes heureux de saisir cette occasion, selon Notre charge
apostolique qui Nous fait débiteur de tous
pour répondre, dans la mesure du possible, à ces doutes et aux
questions qui se posent actuellement.
Mais avant d'aborder
ces explications, Nous devons rappeler tout d'abord le principe,
déjà mis en pleine lumière par Léon XIII, que Nous avons le droit et
le devoir de Nous prononcer avec une souveraine autorité sur ces
problèmes sociaux et économiques
.
Sans doute, c'est à
l'éternelle félicité, et non pas à une prospérité passagère
seulement, que l'Église a reçu la mission de conduire l'humanité ;
et même " elle ne se reconnaît point le droit de s'immiscer sans
raison dans la conduite des affaires temporelles "
.
À aucun prix toutefois elle ne peut abdiquer la charge que Dieu lui
a confiée et qui lui fait une loi d'intervenir, non certes dans le
domaine technique à l'égard duquel elle est dépourvue de moyens
appropriés et de compétence, mais en tout ce .qui touche à la loi
morale. En ces matières, en effet, le .dépôt de la vérité qui Nous
est confié d'En-Haut et la très grave obligation qui Nous incombe de
promulguer, d'interpréter et de prêcher, en dépit de tout, la loi
morale, soumettent également à Notre suprême autorité l'ordre social
et l'ordre économique.
Car s'il est vrai que
la science économique et la discipline des moeurs relèvent, chacune
dans sa sphère, de principes propres, il y aurait néanmoins erreur à
affirmer que l'ordre économique et l'ordre moral sont si éloignés
l'un de l'autre, si étrangers l'un à l'autre, que le premier ne
dépend en aucune manière du second. Sans doute, les lois
économiques, fondées sur la nature des choses et sur les aptitudes
de l'âme et du corps humain, nous font connaître quelles fins, dans
cet ordre, restent hors de la portée de l'activité humaine, quelles
fins au contraire elle peut se proposer, ainsi que les moyens qui
lui permettront de les réaliser ; de son côté, la raison déduit
clairement de la nature des choses et de la nature individuelle et
sociale de l'homme la fin suprême que le Créateur assigne à l'ordre
économique tout entier.
Mais seule la loi
morale Nous demande de poursuivre, dans les différents domaines
entre lesquels se partage Notre activité, les fins particulières que
Nous leur voyons imposées par la nature ou plutôt par Dieu, l'auteur
même de la nature, et de les subordonner toutes, harmonieusement
combinées, à la fin suprême et dernière qu'elle assigne à tous Nos
efforts. Du fidèle accomplissement de cette loi, il résultera que
tous les buts particuliers poursuivis dans le domaine économique,
soit par les individus, soit par la société, s'harmoniseront
parfaitement dans l'ordre universel des fins et Nous aideront
efficacement à arriver comme par degrés au terme suprême de toutes
choses, Dieu, qui est pour lui-même et pour nous le souverain et
l'inépuisable Bien.
Abordant le détail des
questions que Nous Nous proposons de traiter, Nous commençons par le
droit de propriété.
Vous n'ignorez pas,
Vénérables Frères et très chers Fils, avec quelle énergie Notre
Prédécesseur d'heureuse mémoire s'est fait le défenseur de la
propriété privée contre les erreurs socialistes de son temps, et
comment il a montré que son abolition, loin de servir les intérêts
de la classe ouvrière, ne pourrait que les compromettre gravement.
Des calomniateurs cependant font au Souverain Pontife et à l'Église
l'intolérable injure de leur reprocher d'avoir pris, et de prendre
encore, contre les prolétaires, le parti des riches ; d'autre part,
tous les catholiques ne s'accordent pas sur le sens exact de la
pensée de Léon XIII. Il Nous a dès lors paru opportun de venger
contre ces fausses imputations la doctrine de l'encyclique, qui est
celle de l'Église en cette matière, et de la défendre contre des
interprétations erronées.
Tenons avant tout pour
assuré que ni Léon XIII, ni les théologiens dont l'Église inspire et
contrôle l'enseignement, n'ont jamais nié ou contesté le double
aspect, individuel et social, qui s'attache à la propriété selon
qu'elle sert l'intérêt particulier ou regarde le bien commun ; tous,
au contraire, ont unanimement soutenu que c'est de la nature et donc
du Créateur que les hommes ont reçu le droit de propriété privée,
tout à la fois pour que chacun puisse pourvoir à sa subsistance et à
celle des siens, et pour que, grâce à cette institution, les biens
mis par le Créateur à la disposition de l'humanité remplissent
effectivement leur destination : ce qui ne peut être réalisé que par
le maintien d'un ordre certain et bien réglé.
Il est donc un double
écueil contre lequel il importe de se garder soigneusement. De même,
en effet, que nier ou atténuer à l'excès l'aspect social et public
du droit de propriété, c'est verser dans l'individualisme ou le
côtoyer, de même à contester ou à voiler son aspect individuel, on
tomberait infailliblement dans le collectivisme ou tout au moins on
risquerait d'en partager l'erreur.
Perdre de vue ces
considérations, c'est s'exposer à donner dans l'écueil du modernisme
moral, juridique et social qu'au début de Notre Pontificat Nous
avons déjà dénoncé
.
Que ceux-là surtout le sachent bien, que le désir d'innover entraîne
à accuser injustement l'Église d'avoir laissé s'infiltrer dans
l'enseignement des théologiens un concept païen de la propriété
auquel il importerait d'en substituer un autre qu'ils ont l'étrange
inconscience d'appeler le concept chrétien.
Pour contenir dans de
justes limites les controverses sur la propriété et les devoirs qui
lui incombent, il faut poser tout d'abord le principe fondamental
établi par Léon XIII, à savoir que le droit de propriété ne se
confond pas avec son usage
.
C'est en effet la justice qu'on appelle commutative qui prescrit le
respect des divers domaines et interdit à quiconque d'envahir, en
outrepassant les limites de son propre droit, celui d'autrui ; par
contre, l'obligation qu'ont les propriétaires de ne faire jamais
qu'un honnête usage de leurs biens ne s'impose pas à eux au nom de
cette justice, mais au nom des autres vertus ; elle constitue par
conséquent un devoir " dont on ne peut exiger l'accomplissement par
des voies de justice. "
C'est donc à tort que certains prétendent renfermer dans des limites
identiques le droit de propriété et son légitime usage ; il est plus
faux encore d'affirmer que le droit de propriété est périmé et
disparaît par l'abus qu'on en fait ou parce qu'on laisse sans usage
les choses possédées.
Ils font par suite
oeuvre salutaire et louable ceux qui, sous réserve toujours de la
concorde des esprits et de l'intégrité de la doctrine traditionnelle
de l'Église, s'appliquent à mettre en lumière la nature des charges
qui grèvent la propriété et à définir les limites que tracent, tant
à ce droit même qu'à son exercice, les nécessités de la vie sociale.
Mais en revanche, ceux-là se trompent gravement qui s'appliquent à
réduire tellement le caractère individuel du droit de propriété,
qu'ils en arrivent pratiquement à le lui enlever.
Que les hommes, en
cette matière, aient à tenir compte non seulement de leur avantage
personnel, mais de l'intérêt de la communauté, cela résulte
assurément du double aspect individuel et social que Nous avons
reconnu à la propriété. À ceux qui gouvernent la société il
appartient, quand la nécessité le réclame et que la loi naturelle ne
le fait pas, de définir plus en détail cette obligation. L'autorité
publique peut donc, s'inspirant des véritables nécessités du bien
commun, déterminer, à la lumière de la loi naturelle et divine,
l'usage que les propriétaires pourront ou ne pourront pas faire de
leurs biens.
Bien plus, Léon XIII
enseignait très sagement que " Dieu a voulu abandonner la
délimitation des propriétés à l'industrie humaine et aux
institutions des peuples. "
Pas plus, en effet,
qu'aucune autre institution de la vie sociale, le régime de la
propriété n'est absolument immuable, et l'histoire en témoigne,
ainsi que Nous l'avons Nous-même observé en une autre circonstance :
" Combien de formes diverses la propriété a revêtues, depuis la
forme primitive que lui ont donnée les peuples sauvages et qui de
nos jours encore s'observe en certaines régions, en passant par
celles qui ont prévalu à l'époque patriarcale, par celles qu'ont
connues les divers régimes tyranniques (Nous donnons ici au mot sa
signification classique), par les formes féodales, monarchiques,
pour en venir enfin aux réalisations á variées de l'époque
moderne ! "
Il est clair cependant que l'autorité publique n'a pas le droit de
s'acquitter arbitrairement de cette fonction.
Toujours, en effet,
doivent rester intacts le droit naturel de propriété et celui de
léguer ses biens par voie d'hérédité ; ce sont là des droits que
cette autorité ne peut abolir, car l'homme est antérieur à l'État
,
et " la société domestique a sur la société civile une priorité
logique et une priorité réelle. "
Voilà aussi pourquoi Léon XIII déclarait que l'État n'a pas le droit
d'épuiser la propriété privée par un excès de charges et d'impôts :
" Ce n'est pas des lois humaines, mais de la nature qu'émane le
droit de propriété individuelle ; l'autorité publique ne peut donc
l'abolir ; tout ce qu'elle peut, c'est en tempérer l'usage et le
concilier avec le bien commun. "
Lorsqu'elle concilie
ainsi le droit de propriété avec les exigences de l'intérêt général,
l'autorité publique, loin de se montrer l'ennemie de ceux qui
possèdent, leur rend un bienveillant service ; ce faisant, elle
empêche en effet la propriété privée que, dans sa Providence, le
Créateur a instituée pour l'utilité de la vie humaine, d'entraîner
des maux intolérables et de préparer ainsi sa propre disparition.
Loin d'opprimer la propriété, elle la défend ; loin de l'affaiblir,
elle lui donne une nouvelle vigueur.
L'homme n'est pas non
plus autorisé à disposer au gré de son caprice de ses revenus
disponibles, c'est-à-dire des revenus qui ne sont pas indispensables
à l'entretien d'une existence convenable et digne de son rang. Bien
au contraire, un très grave précepte enjoint aux riches de pratiquer
l'aumône et d'exercer la bienfaisance et la magnificence, ainsi
qu'il ressort du témoignage constant et explicite de la Sainte
Écriture et des Pères de l'Église.
Des principes posés par
le Docteur angélique, Nous déduisons sans peine que celui qui
consacre les ressources plus larges dont il dispose à développer une
industrie, source abondante de travail rémunérateur, pourvu
toutefois que ce travail soit employé à produire des biens
réellement utiles, pratique d'une manière remarquable et
particulièrement appropriée aux besoins de notre temps l'exercice de
la vertu de magnificence
.
La tradition
universelle, non moins que les enseignements de Notre Prédécesseur,
font de l'occupation d'un bien sans maître et du travail qui
transforme une matière, les titres originaires de la propriété. De
fait, contrairement à certaines opinions, il n'y a aucune injustice
à occuper un bien vacant qui n'appartient à personne. D'un autre
côté, le travail que l'homme exécute en son propre nom et par lequel
il confère à un objet une forme nouvelle ou un accroissement de
valeur est le seul qui lui donne un droit sur le produit.
Tout autre est le cas
du travail loué à autrui et appliqué à la chose d'autrui. C'est à
lui tout particulièrement que convient l'affirmation de Léon XIII,
quand il regardait comme 'incontestable' que " le travail manuel est
la source unique d'où provient la richesse des nations. "
Ne constatons-nous pas
en effet que ces biens immenses qui constituent la richesse des
hommes sortent des mains des travailleurs, soit qu'elles fournissent
seules tout le labeur, soit qu'elles s'aident d'instruments et de
machines qui intensifient singulièrement l'efficacité de leur
effort ? Personne n'ignore qu'aucune nation n'est jamais sortie de
l'indigence et de la pauvreté pour atteindre à un degré plus élevé
de prospérité, sinon par l'effort intense et combiné de tous ses
membres, tant de ceux qui dirigent le travail que de ceux qui
exécutent leurs ordres. Mais il n'est pas moins certain que tout cet
effort fût resté stérile, qu'il n'eût même pu être tenté, si le
Créateur de toutes choses n'avait pas d'abord, dans sa bonté, fourni
les ressources de la nature, ses trésors et ses forces. Du reste,
travailler n'est pas autre chose qu'appliquer les énergies de
l'esprit et du corps aux biens de la nature ou se servir de ces
derniers comme d'autant d'instruments appropriés. Or, la loi
naturelle, c'est-à-dire la volonté divine manifestée par elle, exige
que les ressources de la nature soient mises au service des besoins
humains d'une manière parfaitement ordonnée, ce qui n'est possible
que si l'on reconnaît à chaque chose un maître. D'où il résulte que,
hors le cas où quelqu'un appliquerait son effort à un objet qui lui
appartient, le travail de l'un et le capital de l'autre doivent
s'associer entre eux, puisque l'un ne peut rien sans le concours de
l'autre. Ainsi l'entendait bien Léon XIII quand il écrivait : Il
ne peut y avoir de capital sans travail ni de travail sans capital
.
Il serait donc
radicalement faux de voir, soit dans le seul capital, soit dans le
seul travail, la cause unique de tout ce que produit leur effort
combiné ; c'est bien injustement que l'une des parties, contestant à
l'autre toute efficacité, en revendiquerait pour soi tout le fruit.
Certes, le capital a
longtemps réussi à s'arroger des avantages excessifs. Il réclamait
pour lui la totalité du produit et du bénéfice, laissant à peine à
la classe des travailleurs de quoi refaire ses forces et se
perpétuer. Une loi économique inéluctable, assurait-on, voulait que
tout le capital s'accumulât entre les mains des riches ; la même loi
condamnait les ouvriers à traîner la plus précaire des existences
dans un perpétuel dénuement, la réalité, il est vrai, n'a pas
toujours et partout exactement répondu à ces postulats du
libéralisme manchesterien ; on ne peut toutefois nier que le régime
économique et social n'ait incliné d'un mouvement constant dans le
sens qu'ils préconisaient. Aussi, personne ne s'étonnera de la vive
opposition que ces fausses maximes et ces postulats trompeurs ont
rencontrée, même ailleurs que parmi ceux auxquels ils contestaient
le droit naturel de s'élever à une plus satisfaisante condition de
fortune.
Aussi bien, aux
ouvriers victimes de ces pratiques, sont venus se joindre des
intellectuels qui, à leur tour, dressent à l'encontre de cette
prétendue loi un principe moral qui n'est pas mieux fondé : tout le
produit et tout le revenu, déduction faite de ce qu'exigent
l'amortissement et la reconstitution du capital, appartiennent de
plein droit aux travailleurs. Cette erreur est certes moins
apparente que celle de certains socialistes qui prétendent attribuer
à l'État ou, comme ils disent, socialiser tous les moyens de
production ; elle n'en est que plus dangereuse et plus apte à
surprendre la foi trop confiante des esprits mal avertis. C'est un
séduisant poison ; beaucoup se sont empressés de l'absorber, que
n'eût jamais réussi à égarer un socialisme franchement avoué.
Pour empêcher que ces
fausses doctrines ne fermassent à jamais les voies de la justice et
de la paix, des deux côtés, on avait besoin des très sages
avertissements de Notre Prédécesseur : " Quoique divisée en
propriétés privées, la terre ne laisse pas de servir à la commune
utilité de tous. "
Nous venons Nous-même de rappeler ce principe : C'est pour que les
choses créées puissent procurer cette utilité aux hommes, d'une
manière sûre et bien ordonnée, que la nature a elle-même institué le
partage des biens par le moyen de la propriété privée. Il importe de
ne jamais perdre de vue ce principe, sous peine de s'égarer.
Or, ce n'est pas
n'importe quel partage des biens et des richesses qui réalisera,
aussi parfaitement du moins que le permettent les conditions
humaines, l'exécution du plan divin. Les ressources que ne cessent
d'accumuler les progrès de l'économie sociale doivent donc être
réparties de telle manière entre les individus et les diverses
classes de la société, que soit procurée cette utilité commune dont
parle Léon XIII, ou, pour exprimer autrement la même pensée, que
soit respecté le bien commun de la société tout entière. La justice
sociale ne tolère pas qu'une classe empêche l'autre de participer à
ces avantages. Elles pèchent donc toutes les deux également contre
cette sainte loi ― et la classe des riches
quand, dégagée par sa fortune de toute sollicitude, elle estime
parfaitement régulier et naturel un état de choses qui lui procure
tous les avantages, sans rien laisser à l'ouvrier ―
et la classe des prolétaires quand, exaspérée par une situation qui
blesse la justice, et trop exclusivement soucieuse de revendiquer
les droits dont elle a pris conscience, elle réclame pour soi la
totalité du produit qu'elle déclare sorti tout entier de ses mains ;
quand elle prétend condamner et abolir, sans autre motif que leur
nature même, toute propriété et tout revenu qui ne sont pas le fruit
du travail, quelles que soient par ailleurs leur nature et la
fonction qu'ils remplissent dans la société humaine. Observons à cet
égard combien c'est hors de propos et sans fondement que certains en
appellent ici au témoignage de l'Apôtre : " Si quelqu'un ne veut pas
travailler, il ne doit pas manger non plus. "
L'Apôtre, en effet,
condamne par ces paroles ceux qui se dérobent au travail qu'ils
peuvent et doivent fournir ; il nous presse de mettre soigneusement
à profit notre temps et nos forces d'esprit et de corps, et de ne
pas nous rendre à charge d'autrui, alors qu'il nous est loisible de
pourvoir nous-mêmes à nos propres nécessités. En aucune manière, il
ne présente ici le travail comme l'unique titre à recevoir notre
subsistance
.
Il importe donc
d'attribuer à chacun ce qui lui revient et de ramener aux exigences
du bien commun ou aux normes de la justice sociale la distribution
des ressources de ce monde, dont le flagrant contraste entre une
poignée de riches et une multitude d'indigents atteste de nos jours,
aux yeux de l'homme de coeur, les graves dérèglements.
Tel est en effet le but
que Notre Prédécesseur faisait un devoir de poursuivre : travailler
au relèvement du prolétariat. Il convient d'urger d'autant plus
cette obligation et d'y appuyer avec une plus pressante insistance,
que l'on a trop souvent négligé sur ce point les directives de Notre
Prédécesseur, soit qu'on les passât intentionnellement sous silence,
soit qu'on jugeât la tâche irréalisable, alors cependant qu'elle
peut être accomplie et qu'il n'est pas permis de s'y soustraire.
L'atténuation du
paupérisme qui, au temps de Léon XIII, s'étalait encore dans toute
son horreur, n'a cependant rien enlevé à la valeur et à
l'opportunité de ces instructions. Sans aucun doute, la condition
des ouvriers s'est sensiblement améliorée et ils jouissent à bien
des égards d'un sort plus tolérable ; il en est ainsi surtout dans
les pays plus prospères et plus policés où les ouvriers ne
pourraient indistinctement passer tous pour accablés de misère et
voués à une extrême indigence. Par ailleurs, toutefois, à mesure que
l'industrie et la technique modernes envahissaient rapidement pour
s'y installer, et les pays neufs, et les antiques civilisations de
l'Extrême Orient, on voyait s'accroître aussi l'immense multitude
des prolétaires indigents dont la détresse crie vers le ciel. À quoi
s'ajoute encore la puissante armée des salariés ruraux réduits aux
plus étroites conditions d'existence et privés " de toute
perspective d'une participation à la propriété du sol "
et qui, s'il n'y est pourvu de façon efficace et appropriée,
resteront à jamais confinés dans les rangs du prolétariat.
Le prolétariat et le
paupérisme sont à coup sûr deux choses bien distinctes. Il n'en
reste pas moins vrai que l'existence d'une immense multitude de
prolétaires d'une part, et d'un petit nombre de riches pourvus
d'énormes ressources d'autre part, atteste à l'évidence que les
richesses créées en si grande abondance à notre époque
d'industrialisme sont mal réparties et ne sont pas appliquées comme
il conviendrait aux besoins des différentes classes.
Il faut donc tout
mettre en oeuvre afin que, dans l'avenir du moins, la part des biens
qui s'accumulent aux mains des capitalistes soit réduite à une plus
équitable mesure et qu'il s'en répande une suffisante abondance
parmi les ouvriers, non certes pour que ceux-ci relâchent leur
labeur - l'homme est fait pour travailler comme l'oiseau pour voler
- mais pour qu'ils accroissent par l'épargne un patrimoine qui,
sagement administré, les mettra à même de faire face plus aisément
et plus sûrement à leurs charges de famille. Ainsi, ils se
délivreront de la vie d'incertitudes qui est le sort du prolétariat,
ils seront armés contre les surprises du sort et ils emporteront, en
quittant ce monde, la confiance d'avoir pourvu en une certaine
mesure aux besoins de ceux qui leur survivent ici-bas.
Tout cela, Notre
Prédécesseur l'a non seulement insinué, mais proclamé en termes
clairs et explicites. Nous-même, Nous le répétons en cette Lettre
avec une nouvelle insistance. Qu'on en soit bien convaincu, si l'on
ne se décide enfin, chacun pour sa part, à le mettre sans délai à
exécution, on n'arrivera pas à défendre efficacement l'ordre public,
la paix et la tranquillité de la société contre l'assaut des forces
révolutionnaires.
Cette exécution n'est
possible toutefois que si les prolétaires sont mis en état de se
constituer, par leur industrie et leur épargne, un modeste avoir,
ainsi que Nous l'avons répété après Notre Prédécesseur. Mais sur
quoi, sinon sur leurs salaires, pourront-ils, à force d'économie,
prélever quelques ressources, ceux qui doivent demander au seul
travail la subsistance et tout ce qui est nécessaire à la vie ?
Venons-en donc à cette question du salaire que Léon XIII déclare
d'une grande importance, expliquant ou développant, quand le besoin
se fera sentir, son enseignement et ses directives
.
Commençons par relever
la profonde erreur de ceux qui déclarent essentiellement injuste le
contrat de louage de travail et prétendent qu'il faut lui substituer
un contrat de société ; ce disant, ils font en effet gravement
injure à Notre Prédécesseur, car l'encyclique Rerum novarum,
non seulement admet la légitimité du salariat, mais s'attache
longuement à le régler selon les normes de la justice.
Nous estimons cependant
plus approprié aux conditions présentes de la vie sociale de
tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de
travail par des éléments empruntés au contrat de société. C'est ce
que l'on a déjà commencé à faire sous des formes variées, non sans
profit sensible pour les travailleurs et pour les possesseurs du
capital. Ainsi, les ouvriers et employés ont été appelés à
participer en quelque manière à la propriété de l'entreprise, à sa
gestion ou aux profits qu'elle apporte.
Léon XIII avait déjà
opportunément observé que la détermination du juste taux du salaire
ne se déduit pas d'une seule, mais de plusieurs considérations :
" Pour fixer la juste mesure du salaire, écrivait-il, il y a de
nombreux points de vue à considérer. "
Par là même, il condamnait la présomption de ceux qui soutiennent
qu'on résout sans peine cette question très délicate à l'aide d'une
formule ou d'une règle unique, d'ailleurs absolument fausse.
Ils se trompent, en
effet, ceux qui adoptent sans hésiter l'opinion si courante selon
laquelle la valeur du travail et de la rémunération qui lui est due
équivaudrait exactement à celle des fruits qu'il procure, et qui en
concluent que l'ouvrier est autorisé à revendiquer pour soi la
totalité du produit de son labeur. Ce que Nous avons dit
précédemment au sujet du capital et du travail suffit à prouver
combien ce préjugé est mal fondé.
Autant que la
propriété, le travail, celui-là surtout qui se loue au service
d'autrui, présente, à côté de son caractère personnel ou individuel,
un aspect social qu'il convient de ne pas perdre de vue. La chose
est claire : à moins, en effet, que la société ne soit constituée en
un corps bien organisé, que l'ordre social et juridique ne protège
l'exercice du travail, que les différentes professions, si
étroitement solidaires, ne s'accordent et ne se complètent
mutuellement, à moins surtout que l'intelligence, le capital et le
travail ne s'unissent et ne se fondent en quelque sorte en un
principe unique d'action, l'activité humaine est vouée à la
stérilité. Il devient dès lors impossible d'estimer ce travail à sa
juste valeur et de lui attribuer une exacte rémunération, si l'on
néglige de prendre en considération son aspect à la fois individuel
et social.
De ce double caractère
que la nature a imprimé au travail humain, résultent des
conséquences très importantes pour le régime du salaire et la
détermination de son taux. Et tout d'abord, on doit payer à
l'ouvrier un salaire qui lui permette de pourvoir à sa subsistance
et à celle des siens
Assurément, les autres membres de la famille, chacun suivant ses
forces, doivent contribuer à son entretien, ainsi qu'il en est, non
seulement dans les familles d'agriculteurs, mais aussi chez un grand
nombre d'artisans ou de petits commerçants. Mais il n'est aucunement
permis d'abuser de l'âge des enfants ou de la faiblesse des femmes.
C'est à la maison avant
tout, ou dans les dépendances de la maison, et parmi les occupations
domestiques, qu'est le travail des mères de famille. C'est donc par
un abus néfaste et qu'il faut à tout prix faire disparaître, que les
mères de famille, à cause de la modicité du salaire paternel, sont
contraintes de chercher hors de la maison une occupation
rémunératrice, négligeant les devoirs tout particuliers qui leur
incombent avant tout : l'éducation des enfants.
On n'épargnera donc
aucun effort en vue d'assurer aux pères de famille une rétribution
suffisamment abondante pour faire face aux charges normales du
ménage. Si l'état présent de la vie industrielle ne permet pas
toujours de satisfaire à cette exigence, la justice sociale commande
que l'on procède sans délai à des réformes qui garantiront à
l'ouvrier adulte un salaire répondant à ces conditions. À cet égard,
il convient de rendre un juste hommage à l'initiative de ceux qui,
dans un très sage et très utile dessein, ont imaginé des formules
diverses destinées, soit à proportionner la rémunération aux charges
familiales, de telle manière que l'accroissement de celles-ci
s'accompagne d'un relèvement parallèle du salaire, soit à pourvoir
le cas échéant à des nécessités extraordinaires.
Dans la détermination
des salaires, on tiendra également compte des besoins de
l'entreprise et de ceux qui l'assument. Il serait injuste d'exiger
d'eux des salaires exagérés, qu'ils ne sauraient supporter sans
courir à la ruine et entraîner les travailleurs avec eux dans le
désastre. Assurément, si par son indolence, sa négligence, ou parce
qu'elle n'a pas un suffisant souci du progrès économique et
technique, l'entreprise réalise de moindres profits, elle ne peut se
prévaloir de cette circonstance comme d'une raison légitime pour
réduire le salaire des ouvriers. Mais si, d'autre part, les
ressources lui manquent pour allouer à ses employés une équitable
rémunération, soit qu'elle succombe elle-même sous le fardeau de
charges injustifiées, soit qu'elle doive écouler ses produits à des
prix injustement déprimés, ceux qui la réduisent à cette extrémité
se rendent coupables d'une criante iniquité, car c'est par leur
faute que les ouvriers sont privés de la rémunération qui leur est
due, lorsque, sous l'empire de la nécessité, ils acceptent des
salaires inférieurs à ce qu'ils étaient en droit de réclamer.
Que tous donc, les
ouvriers comme les patrons, s'appliquent en parfaite union d'efforts
et de vues à triompher de toutes les difficultés et à surmonter tous
les obstacles ; que les pouvoirs publics ne leur ménagent pas, à
cette fin salutaire, l'assistance d'une politique avisée ! Que si
l'on ne réussit pas néanmoins à conjurer la crise, la question se
posera de savoir s'il convient de maintenir l'entreprise ou s'il
faut pourvoir de quelque autre manière à l'intérêt de la main
d'oeuvre. En cette occurrence, certainement très grave, il est
nécessaire surtout que règnent entre les dirigeants et les employés
une étroite union et une chrétienne entente des coeurs qui se
traduisent en d'efficaces efforts.
On s'inspirera enfin,
dans la fixation du taux des salaires, des nécessités de l'économie
générale. Nous avons dit plus haut combien il importe à l'intérêt
commun que les travailleurs et employés puissent, une fois couvertes
les dépenses indispensables, mettre en réserve une partie de leurs
salaires afin de se constituer ainsi une modeste fortune. Mais il
est un autre aspect de la question, à peine moins important, qu'on
ne peut, de nos jours moins que jamais, passer sous silence. Nous
voulons parler de la nécessité d'offrir à ceux qui peuvent et
veulent travailler la possibilité d'employer leurs forces. Or, cette
possibilité dépend dans une large mesure du taux des salaires qui
multiplie les occasions du travail, tant qu'il reste contenu dans de
raisonnables limites, et les réduit au contraire dès qu'il s'en
écarte. Nul n'ignore, en effet, qu'un niveau ou trop bas ou
exagérément élevé des salaires engendre également le chômage. Ce
mal, qui sévit tout particulièrement sous Notre Pontificat et
afflige un très grand nombre de travailleurs, les plonge dans la
misère et les expose à mille tentations ; il consume la prospérité
des nations et compromet par tout l'univers l'ordre public, la paix
et la tranquillité.
À comprimer ou hausser
indûment les salaires, dans des vues d'intérêt personnel qui ne
tiendraient nul compte de ce que réclame le bien général, on
s'écarterait assurément de la justice sociale. Celle-ci demande au
contraire que tous les efforts et toutes les volontés conspirent à
réaliser, autant qu'il se peut faire, une politique des salaires qui
offre au plus grand nombre possible de travailleurs le moyen de
louer leurs services et de se procurer ainsi tous les éléments d'une
honnête subsistance.
Au même résultat
contribuera encore un raisonnable rapport entre les diffères
catégories de salaires et, ce qui s'y rattache étroitement, un
raisonnable rapport entre les prix auxquels se vendent les produits
des diverses branches de l'activité économique, telles que
l'agriculture, l'industrie, d'autres encore. Où cette harmonieuse
proportion se réalisera, ces différentes activités s'uniront et se
combineront en un seul organisme et, comme les parties du corps, se
prêteront un mutuel et bienfaisant concours. L'organisme économique
et social sera sainement constitué et atteindra sa fin, alors
seulement qu'il procurera à tous et à chacun de ses membres tous les
biens que les ressources de la nature et de l'industrie, ainsi que
l'organisation vraiment sociale de la vie économique, ont le moyen
de leur procurer. Ces biens doivent être assez abondants pour
satisfaire aux besoins d'une honnête subsistance et pour élever les
hommes à ce degré d'aisance et de culture, qui, pourvu qu'on en use
sagement, ne met pas d'obstacle à la vertu, mais en facilite au
contraire singulièrement l'exercice
.
Ce que Nous avons dit
jusqu'à présent de l'équitable répartition des biens et du juste
salaire regarde surtout les individus et ne touche qu'indirectement
cet ordre social que Léon XIII, Notre Prédécesseur, s'est appliqué
avec tant de sollicitude à restaurer selon les principes de la saine
philosophie et à organiser plus parfaitement suivant les sublimes
préceptes de la loi évangélique.
Toutefois, pour
affermir ce qu'il a lui-même si heureusement commencé, pour mener à
bien la tâche qui reste à accomplir et pour en faire retirer à la
famille humaine de plus amples et de plus heureux fruits, deux
choses surtout sont nécessaires : la réforme des institutions et la
réforme des moeurs.
Parlant de la réforme
des institutions, c'est tout naturellement l'État qui vient à
l'esprit. Non certes qu'il faille fonder sur son intervention tout
espoir de salut ! Mais depuis que l'individualisme a réussi à
briser, à étouffer presque cet intense mouvement de vie sociale qui
s'épanouissait jadis en une riche et harmonieuse floraison de
groupements les plus divers, il ne reste plus guère en présence que
les individus et l'État. Cette déformation du régime social ne
laisse pas de nuire sérieusement à l'État sur qui retombent dès lors
toutes les fonctions que n'exercent plus les groupements disparus,
et qui se voit accablé sous une quantité à peu près infinie de
charges et de responsabilités.
Il est vrai sans doute,
et l'histoire en fournit d'abondants témoignages, que, par suite de
l'évolution des conditions sociales, bien des choses que l'on
demandait jadis à des associations de moindre envergure ne peuvent
plus désormais être accomplies que par de puissantes collectivités.
Il n'en reste pas moins indiscutable qu'on ne saurait ni changer ni
ébranler ce principe si grave de philosophie sociale : de même qu'on
ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la
communauté, les attributions dont ils sont capables de s'acquitter
de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce
serait commettre une injustice, en même temps que troubler d'une
manière très dommageable l'ordre social, que de retirer aux
groupements d'ordre inférieur, pour les confier à une collectivité
plus vaste et d'un rang plus élevé, les fonctions qu'ils sont en
mesure de remplir eux-mêmes.
L'objet naturel de
toute intervention en matière sociale est d'aider les membres du
corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber. Que
l'autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur
le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à
l'excès son effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement,
plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui
n'appartiennent qu'à elle, parce qu'elle seule peut les remplir ;
diriger, surveiller, stimuler, contenir, selon que le comportent les
circonstances ou l'exige la nécessité. Que les gouvernants en soient
donc bien persuadés : plus parfaitement sera réalisé l'ordre
hiérarchique des divers groupements, selon ce principe de la
fonction supplétive de toute collectivité, plus grandes seront
l'autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère
l'état des affaires publiques.
L'objectif que doivent
avant tout se proposer l'État et l'élite des citoyens, ce à quoi ils
doivent appliquer tout d'abord leur effort, c'est de mettre un terme
au conflit qui divise les classes et de provoquer et encourager une
cordiale collaboration des professions.
La politique sociale
mettra donc tous ses soins à reconstituer les corps professionnels.
Jusqu'à présent, en effet, la société reste plongée dans un état
violent, partant instable et chancelant, puisqu'elle se fonde sur
des classes que des appétits contradictoires mettent en conflit et
qui, de ce chef, inclinent trop facilement à la haine et à la
guerre. En effet, bien que le travail, ainsi que l'exposait
nettement Notre Prédécesseur dans son encyclique, ne soit pas une
simple marchandise
,
qu'il faille reconnaître en lui la dignité humaine de l'ouvrier et
qu'on ne puisse pas l'échanger comme une denrée quelconque, de nos
jours, sur le marché du travail, l'offre et la demande opposent les
parties en deux classes, comme en deux camps ; le débat qui s'ouvre
transforme le marché en un champ clos où les deux armées se livrent
un combat acharné. À ce grave désordre qui mène la société à la
ruine, tout le monde le comprend, il est urgent de porter un prompt
remède.
Mais on ne saurait
arriver à une guérison parfaite que si, à ces classes opposées, on
substitue des organes bien constitués, des 'ordres' ou des
'professions' qui groupent les hommes, non pas d'après la position
qu'ils occupent sur le marché du travail, mais d'après les
différentes branches de l'activité sociale auxquelles ils se
rattachent. De même, en effet, que ceux que rapprochent des
relations de voisinage en viennent à constituer des cités, ainsi la
nature incline les membres d'un même métier ou d'une même
profession, quelle qu'elle soit, à créer des groupements
corporatifs, si bien que beaucoup considèrent de tels groupements
comme des organes sinon essentiels, du moins naturels dans la
société.
L'ordre résultant,
comme l'explique si bien saint Thomas
,
de l'unité d'objets divers harmonieusement disposés, le corps social
ne sera vraiment ordonné que si une véritable unité relie solidement
entre eux tous les membres qui le constituent. Or, ce principe
d'union trouve ― et pour chaque profession,
dans la production des biens ou la prestation des services que vise
l'activité combinée des patrons et des ouvriers qui la constituent
― et pour l'ensemble des professions, dans le
bien commun auquel elles doivent toutes et chacune pour sa part
tendre par la coordination de leurs efforts. Cette union sera
d'autant plus forte et plus efficace que les individus et les
professions elles-mêmes s'appliqueront plus fidèlement à exercer
leur spécialité et à y exceller.
De ce qui précède, on
conclura sans peine qu'au sein de ces groupements corporatifs, la
primauté appartient incontestablement aux intérêts communs de la
profession ; entre tous, le plus important est de veiller à ce que
l'activité collective s'oriente toujours vers le bien commun de la
société. Pour ce qui est des questions dans lesquelles les intérêts
particuliers, soit des employeurs, soit des employés, sont en jeu de
façon spéciale, au point que l'une des parties doive prévenir les
abus que l'autre ferait de sa supériorité, chacune des deux pourra
délibérer séparément sur ces objets et prendre les décisions que
comporte la matière.
Il est à peine besoin
de le rappeler ici, ce que Léon XIII a enseigné, au sujet des formes
de gouvernement, vaut également, toute proportion gardée, pour les
groupements corporatifs des diverses professions, et doit leur être
appliqué : les hommes sont libres d'adopter telle forme
d'organisation qu'ils préfèrent, pourvu seulement qu'il soit tenu
compte des exigences de la justice et du bien commun
.
Mais comme les
habitants d'une cité ont coutume de créer aux fins les plus diverses
des associations auxquelles il est loisible à chacun de donner ou de
refuser son nom, ainsi les personnes qui exercent la même profession
gardent la faculté de s'associer librement en vue de certains objets
qui, d'une manière quelconque, se rapportent à cette profession.
Comme ces libres associations ont été clairement et exactement
décrites par Notre illustre Prédécesseur, il suffira d'insister sur
un point : l'homme est libre, non seulement de créer de pareilles
sociétés d'ordre et de droit privé, mais encore de leur " donner les
statuts et règlements qui paraissent les plus appropriés au but
poursuivi. "
La même faculté doit être reconnue pour les associations dont
l'objet déborde le cadre propre des diverses professions. Puissent
les libres associations qui fleurissent déjà et portent de si
heureux fruits se donner pour tâche, en pleine conformité avec les
principes de la philosophie sociale chrétienne, de frayer la voie à
ces organismes meilleurs, à ces groupements corporatifs dont Nous
avons parlé, et d'arriver, chacune dans la mesure de ses moyens, à
en procurer la réalisation.
Une autre chose encore
reste à faire, qui se rattache étroitement à tout ce qui précède. De
même qu'on ne saurait fonder l'unité du corps social sur
l'opposition des classes, ainsi on ne peut attendre du libre jeu de
la concurrence l'avènement d'un régime économique bien ordonné.
C'est en effet de cette
illusion, comme d'une source contaminée, que sont sorties toutes les
erreurs de la science économique individualiste. Cette science,
supprimant par oubli ou ignorance le caractère social et moral de la
vie économique, pensait que les pouvoirs publics doivent abandonner
celle-ci, affranchie de toute contrainte, à ses propres réactions,
la liberté du marché et de la concurrence lui fournissant un
principe directif plus sûr que l'intervention de n'importe quelle
intelligence créée. Sans doute, contenue dans de justes limites, la
libre concurrence est chose légitime et utile ; jamais pourtant elle
ne saurait servir de norme régulatrice à la vie économique. Les
faits l'ont surabondamment prouvé depuis qu'on a mis en pratique les
postulats d'un néfaste individualisme. Il est donc absolument
nécessaire de replacer la vie économique sous la loi d'un principe
directeur juste et efficace. La dictature économique qui a succédé
aujourd'hui à la libre concurrence ne saurait assurément remplir
cette fonction ; elle le peut d'autant moins que, immodérée et
violente de sa nature, elle a besoin pour se rendre utile aux hommes
d'un frein énergique et d'une sage direction qu'elle ne trouve pas
en elle-même. C'est donc à des principes supérieurs et plus nobles
qu'il faut demander de gouverner avec une sévère intégrité ces
puissances économiques, c'est-à-dire à la justice et à la charité
sociales. Cette justice doit donc pénétrer complètement les
institutions mêmes et la vie tout entière des peuples ; son
efficacité vraiment opérante doit surtout se manifester par la
création d'un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte
toute la vie économique. Quant à la charité sociale, elle doit être
l'âme de cet ordre que les pouvoirs publics doivent s'employer à
protéger et à défendre efficacement ; tâche dont ils s'acquitteront
plus facilement s'ils veulent bien se libérer des attributions qui,
Nous l'avons déjà dit, ne sont pas de leur domaine propre.
Il convient aussi que
les diverses nations, si étroitement solidaires et interdépendantes
dans l'ordre économique, mettent en commun leurs réflexions et leurs
efforts pour hâter, à la faveur d'engagements et d'institutions
sagement conçus, l'avènement d'une bienfaisante et heureuse
collaboration économique internationale.
Si donc l'on
reconstitue, comme il a été dit, les diverses parties de l'organisme
social, si l'on restitue à l'activité économique son principe
régulateur, alors se vérifiera en quelque manière du corps social ce
que l'Apôtre disait du corps mystique du Christ : Tout le corps,
coordonné et uni par les liens des membres qui se prêtent un mutuel
secours et dont chacun opère selon sa mesure d'activité, grandit et
se perfectionne dans la charité
.
Récemment, ainsi que
nul ne l'ignore, a été inaugurée une organisation syndicale et
coopérative d'un genre particulier. L'objet même de Notre encyclique
Nous fait un devoir de la mentionner et de lui consacrer quelques
réflexions opportunes.
L'État accorde au
syndicat une reconnaissance légale qui n'est pas sans conférer à ce
dernier un caractère de monopole, en tant que seul le syndicat
reconnu peut représenter respectivement les ouvriers et les patrons,
que seul il est autorisé à conclure les contrats ou conventions
collectives de travail. L'affiliation au syndicat est facultative,
et c'est dans ce sens seulement que l'on peut qualifier de libre
cette organisation syndicale, vu que la cotisation syndicale et
d'autres contributions spéciales sont obligatoires pour tous ceux
qui appartiennent à une catégorie déterminée, ouvriers aussi bien
que patrons, comme sont aussi obligatoires les conventions
collectives de travail conclues par le syndicat légal. Il est vrai
qu'il a été officiellement déclaré que le syndicat légal n'exclut
pas l'existence d'associations professionnelles de fait.
Les corporations sont
constituées par les représentants des syndicats ouvriers et
patronaux d'une même profession ou d'un même métier et, ainsi que de
vrais et propres organes ou institutions d'État, dirigent et
coordonnent l'activité des syndicats dans toutes les matières
d'intérêt commun.
Grève et lock-out sont
interdits ; si les parties ne peuvent se mettre d'accord, c'est
l'autorité qui intervient.
Point n'est besoin de
beaucoup de réflexion pour découvrir les avantages de l'institution,
si sommairement que Nous l'ayons décrite : collaboration pacifique
des classes, éviction de l'action et des organisations socialistes,
influence modératrice d'une magistrature spéciale.
Mais pour ne rien
omettre en une matière si importante, tenant compte des principes
généraux ci-dessus invoqués et de ce que Nous ajouterons à
l'instant, Nous devons dire cependant qu'à Notre connaissance il ne
manque pas de personnes qui redoutent que l'État ne se substitue à
l'initiative privée, au lieu de se limiter à une aide ou à une
assistance nécessaire et suffisante. On craint que la nouvelle
organisation syndicale et corporative ne revête un caractère
exagérément bureaucratique et politique, et que, nonobstant les
avantages généraux déjà mentionnés, elle ne risque d'être mise au
service de fins politiques particulières, plutôt que de contribuer à
l'avènement d'un meilleur équilibre social.
Nous pensons que, pour
atteindre ce dernier et très noble objectif et procurer par là le
bien réel et durable de la collectivité, il est besoin d'abord et
par-dessus tout de la bénédiction de Dieu et ensuite de la
collaboration de toutes les bonnes volontés. Nous croyons en outre,
par une conséquence nécessaire, que cet objectif sera d'autant plus
sûrement atteint que plus large sera la contribution des compétences
techniques, professionnelles et sociales, et, plus encore, des
principes catholiques et de leur pratique, de la part, non pas de
l'Action catholique (qui n'entend pas déployer une activité
strictement syndicale ou politique), mais de la part de ceux de Nos
fils que l'Action catholique aura parfaitement pénétrés de ces
principes et préparés à s'en faire les apôtres sous la conduite et
le magistère de l'Église, de cette Église qui, même dans le domaine
particulier dont Nous venons de parler, comme d'ailleurs partout où
s'agitent et se règlent des questions morales, ne peut oublier ou
négliger le mandat de garder et d'enseigner que Dieu lui a conféré.
Mais tout ce que Nous
avons enseigné sur la restauration et l'achèvement de l'ordre social
ne s'obtiendra jamais sans une réforme des moeurs. L'histoire Nous
en fournit un très convaincant témoignage. Il a existé en effet un
ordre social qui, sans être en tous points parfait, répondait
cependant, autant que le permettaient les circonstances et les
exigences de temps, aux préceptes de la droite raison. Si cet ordre
a depuis longtemps disparu, ce n'est certes pas qu'il n'ait pu
évoluer et se développer pour s'accommoder à ce que réclamaient des
circonstances et des nécessités nouvelles. La faute en fut bien
plutôt aux hommes, soit que leur égoïsme endurci ait refusé
d'ouvrir, comme il eût fallu, les cadres de leur organisation à la
multitude croissante qui demandait à y pénétrer, soit que, séduits
par l'attrait d'une fausse liberté ou victimes d'autres erreurs, ils
se soient montrés impatients de tout joug et aient voulu
s'affranchir de toute autorité.
Il Nous reste donc à
faire comparaître le régime économique actuel et le socialisme, son
accusateur acharné ; à porter publiquement sur eux un jugement
équitable, puis, ayant cherché la cause profonde de tant de maux, à
indiquer le remède primordial et le plus indispensable : la réforme
des moeurs.
De profonds changements
ont été subis depuis Léon XIII par le régime économique aussi bien
que par le socialisme. Et d'abord, que les conditions économiques
aient fortement changé, la chose est manifeste. Vous le savez,
Vénérables Frères et très chers Fils, Notre Prédécesseur d'heureuse
mémoire a eu surtout en vue, en écrivant son encyclique, le régime
dans lequel les hommes contribuent d'ordinaire à l'activité
économique, les uns par les capitaux, les autres par le travail,
comme il le définissait dans une heureuse formule : " Il ne peut y
avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital. "
Ce régime, Léon XIII
consacre tous ses efforts à l'organiser selon la justice ; il est
donc évident qu'il n'est pas à condamner en lui-même. Et de fait, ce
n'est pas sa constitution qui est mauvaise ; mais il y a violation
de l'ordre quand le capital n'engage les ouvriers ou la classe des
prolétaires qu'en vue d'exploiter à son gré et à son profit
personnel l'industrie et le régime économique tout entier, sans
tenir aucun compte, ni de la dignité humaine des ouvriers, ni du
caractère social de l'activité économique, ni même de la justice
sociale et du bien commun.
Il est vrai que, même à
l'heure présente, ce régime n'est pas partout en vigueur ; il en est
un autre qui gouverne encore une nombreuse et très importante
fraction de l'humanité ; c'est le cas par exemple de la profession
agricole où un très grand nombre d'hommes trouvent leur subsistance
au prix d'un travail probe et honnête. Cet autre régime économique
n'est pourtant pas exempt d'angoissantes difficultés que Notre
Prédécesseur signale en plusieurs endroits de son encyclique et
auxquelles Nous-même avons fait ci-dessus plus d'une allusion.
Mais depuis la
publication de l'encyclique de Léon XIII, avec l'industrialisation
progressive dans le monde, le régime capitaliste a lui aussi
considérablement étendu son emprise, envahissant et pénétrant les
conditions économiques et sociales de ceux-là mêmes qui se trouvent
en dehors de son domaine, y introduisant, en même temps que ses
avantages, ses inconvénients et ses défauts, et lui imprimant pour
ainsi dire sa marque propre.
Ce n'est donc pas
seulement pour le bien de ceux qui habitent les régions de
capitalisme et d'industrie, mais pour celui du genre humain tout
entier que Nous allons examiner les changements survenus depuis Léon
XIII dans le régime capitaliste.
Ce qui, à notre époque,
frappe tout d'abord le regard, ce n'est pas seulement la
concentration des richesses, mais encore l'accumulation d'une énorme
puissance, d'un pouvoir économique discrétionnaire, aux mains d'un
petit nombre d'hommes qui d'ordinaire ne sont pas les propriétaires,
mais les simples dépositaires et gérants du capital qu'ils
administrent à leur gré. Ce pouvoir est surtout considérable chez
ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l'argent, gouvernent le
crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils
distribuent en quelque sorte le sang de l'organisme économique dont
ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leur
consentement nul ne peut plus respirer.
Cette concentration du
pouvoir et des ressources, qui est comme le trait distinctif de
l'économie contemporaine, est le fruit naturel d'une concurrence
dont la liberté ne connaît pas de limites ; ceux-là seuls restent
debout qui sont les plus forts, ce qui souvent revient à dire, qui
luttent avec le plus de violence, qui sont le moins gênés par les
scrupules de conscience.
À son tour, cette
accumulation de forces et de ressources amène à lutter pour
s'emparer de la puissance, et ceci de trois façons : on combat
d'abord pour la maîtrise économique ; on se dispute ensuite le
pouvoir politique dont on exploitera les ressources et la puissance
dans la lutte économique ; le conflit se porte enfin sur le terrain
international, soit que les divers États mettent leurs forces et
leur puissance politique au service des intérêts économiques de
leurs ressortissants, soit qu'ils se prévalent de leurs forces et de
leur puissance économiques pour trancher leurs différends
politiques.
Ce sont là les
dernières conséquences de l'esprit individualiste dans la vie
économique, conséquences que vous-mêmes, Vénérables Frères et très
chers Fils, connaissez parfaitement et déplorez : la libre
concurrence s'est détruite elle-même ; à la liberté du marché a
succédé une dictature économique. L'appétit du gain a fait place à
une ambition effrénée de dominer. Toute la vie économique est
devenue horriblement dure, implacable, cruelle. À tout cela viennent
s'ajouter les graves dommages qui résultent d'une fâcheuse confusion
entre les fonctions et devoirs d'ordre politique et ceux d'ordre
économique : telle, pour n'en citer qu'un d'une extrême importance,
la déchéance du pouvoir : lui qui devrait gouverner de haut, comme
souverain et suprême arbitre, en toute impartialité et dans le seul
intérêt du bien commun et de la justice, il est tombé au rang
d'esclave et devenu le docile instrument de toutes les passions et
de toutes les ambitions de l'intérêt.
Dans l'ordre des
relations internationales, de la même source sortent deux courants
divers : c'est d'une part le nationalisme ou même l'impérialisme
économique, de l'autre, non moins funeste et détestable,
l'internationalisme ou impérialisme international de l'argent, pour
lequel là où est l'avantage, là est la patrie.
Par quels remèdes il
est possible d'obvier à un mal si profond, Nous l'avons indiqué en
exposant la doctrine dans la seconde partie de cette Lettre ; il
Nous suffira dès lors de rappeler ici la substance de Notre
enseignement. Puisque le régime économique moderne repose
principalement sur le capital et le travail, les principes de la
droite raison ou de la philosophie sociale chrétienne concernant ces
deux éléments, ainsi que leur collaboration, doivent être reconnus
et mis en pratique. Pour éviter l'écueil tant de l'individualisme
que du socialisme, on tiendra surtout un compte du double caractère,
individuel et social, que revêtent le capital ou propriété d'une
part, et le travail de l'autre. Les rapports entre l'un et l'autre
doivent être réglés selon les lois d'une très exacte justice
commutative, avec l'aide de la charité chrétienne. Il faut que la
libre concurrence contenue dans de raisonnables et justes limites,
et plus encore la puissance économique, soient effectivement
soumises à l'autorité publique en tout ce qui relève de celle-ci.
Enfin, les institutions des divers peuples doivent conformer tout
l'ensemble des relations humaines aux exigences du bien commun,
c'est-à-dire aux règles de la justice sociale ; d'où il résultera
nécessairement que cette fonction si importante de la vie sociale
qu'est l'activité économique retrouvera à son tour la rectitude et
l'équilibre de l'ordre.
Non moins profonde que
celle du régime économique, est la transformation subie depuis Léon
XIII par le socialisme, le principal adversaire vis par Notre
Prédécesseur. Alors, en effet, le socialisme pouvait être considéré
comme sensiblement un ; il défendait des doctrines bien définies et
formant un tout organique ; depuis, il s'est divisé en deux partis
principaux, le plus souvent opposés entre eux et même ennemis
acharnés, sans que toutefois ni l'un ni l'autre ait renoncé au
fondement antichrétien qui caractérisait le socialisme.
Une partie, en effet,
du socialisme a subi un changement semblable à celui que Nous venons
plus haut de faire constater dans l'économie capitaliste, et a versé
dans le communisme : celui-ci a, dans son enseignement et son
action, un double objectif qu'il poursuit, non pas en secret et par
des voies détournées, mais ouvertement, au grand jour et par tous
les moyens, même les plus violents : une lutte des classes
implacable et la disparition complète de la propriété privée. À la
poursuite de ce but, il n'est rien qu'il n'ose, rien qu'il
respecte ; là où il a pris le pouvoir, il se montre sauvage et
inhumain à un degré qu'on a peine à croire et qui tient du prodige,
comme en témoignent les épouvantables massacres et les mines qu'il a
accumulés dans d'immenses pays de l'Europe orientale et de l'Asie ;
à quel point il est l'adversaire et l'ennemi déclaré de la sainte
Église et de Dieu lui-même, l'expérience, hélas ! ne l'a que trop
prouvé, et tous le savent abondamment. Nous ne jugeons assurément
pas nécessaire d'avertir les fils bons et fidèles de l'Église
touchant la nature impie et injuste du communisme ; mais cependant,
Nous ne pouvions voir sans une profonde douleur l'incurie de ceux
qui, apparemment insouciants de ce danger imminent et lâchement
passifs, laissent se propager de toutes parts des doctrines qui, par
la violence et le meurtre, vont à la destruction de la société tout
entière. Ceux-là surtout méritent d'être condamnés pour leur
inertie, qui négligent de supprimer ou de changer des états de
choses qui exaspèrent les esprits des masses et préparent ainsi la
voie au bouleversement et à la mine de la société.
Plus modéré sans doute
est l'autre parti qui a conservé le nom de socialisme : non
seulement il repousse le recours à la force, mais sans rejeter
complètement - d'ordinaire du moins - la lutte des classes et la
disparition de la propriété privée, il y apporte certaines
atténuations et certains tempéraments. On dirait que le socialisme,
effrayé par ses propres principes et par les conséquences qu'en tire
le communisme, se tourne vers les doctrines de la vérité chrétienne
et, pour ainsi dire, se rapproche d'elles : on ne peut nier, en
effet, que parfois ses revendications ressemblent étonnamment à ce
que demandent ceux qui veulent réformer la société selon les
principes chrétiens.
La lutte des classes,
en effet, si elle renonce aux actes d'hostilité et à la haine
mutuelle, se change peu à peu en une légitime discussion d'intérêts
fondée sur la recherche de la justice, et qui, si elle n'est pas
cette heureuse paix sociale que nous désirons tous, peut cependant
et doit être un point de départ pour arriver à une coopération
mutuelle des professions. La guerre déclarée à la propriété privée
se calme, elle aussi, de plus en plus et se restreint de telle sorte
que, en définitive, ce n'est plus la propriété même des moyens de
production qui est attaquée, mais une certaine prépotence sociale
que cette société, contre tout droit, s'est arrogée et a usurpée. Et
de fait, une telle puissance appartient en propre, non à celui qui
simplement possède, mais à l'autorité publique.
De la sorte, les choses
peuvent en arriver insensiblement à ce que les idées de ce
socialisme mitigé ne diffèrent plus de ce que souhaitent et
demandent ceux qui cherchent à réformer la société sur la base des
principes chrétiens. Car il y a certaines catégories de biens pour
lesquels on peut soutenir avec raison qu'ils doivent être réservés à
la collectivité, lorsqu'ils en viennent à conférer une puissance
économique telle qu'elle peut, sans danger pour le bien public, être
laissée entre les mains des personnes privées.
Des demandes et des
réclamations de ce genre sont justes et n'ont rien qui s'écarte de
la vérité chrétienne ; encore bien moins peut-on dire qu'elles
appartiennent en propre au socialisme. Ceux donc qui ne veulent pas
autre chose n'ont aucune raison pour s'inscrire parmi les
socialistes.
Il ne faudrait
cependant pas croire que les partis ou groupements socialistes qui
ne sont pas communistes en sont tous sans exception revenus
jusque-là, soit en fait, soit dans leurs programmes. En général, ils
ne rejettent ni la lutte des classes, ni la suppression de la
propriété ; ils se contentent d'y apporter quelques atténuations.
Mais alors, si ces faux
principes sont ainsi mitigés et en quelque sorte estompés, une
question se pose ou plutôt est soulevée à tort de divers côtés : Ne
pourrait-on peut-être pas apporter ainsi aux principes de la vérité
chrétienne quelque adoucissement, quelque tempérament, afin d'aller
au-devant du socialisme et de pouvoir se rencontrer avec lui sur une
voie moyenne ? Il y en a qui nourrissent le fol espoir de pouvoir
ainsi attirer à nous les socialistes.
Vaine attente
cependant ! Ceux qui veulent faire parmi les socialistes oeuvre
d'apôtres doivent professer les vérités du christianisme dans leur
plénitude et leur intégrité, ouvertement et sincèrement, sans aucune
complaisance pour l'erreur. Qu'ils s'attachent avant tout, si
vraiment ils veulent annoncer l'Évangile, à faire valoir aux
socialistes que leurs réclamations dans ce qu'elles ont de juste
trouvent un appui bien plus fort dans les principes de la foi
chrétienne, et une force de réalisation bien plus efficace dans la
charité chrétienne.
Mais que dire si, pour
ce qui est de la lutte des classes et de la propriété privée, le
socialisme s'est véritablement atténué et corrigé au point que, sur
ces deux questions, on n'ait plus rien à lui reprocher ? S'est-il
par là débarrassé instantanément de sa nature antichrétienne ? Telle
est la question devant laquelle beaucoup d'esprits restent
hésitants. Nombreux sont les catholiques qui, voyant bien que les
principes chrétiens ne peuvent être ni laissés de côté ni supprimés,
semblent tourner les regards vers le Saint-Siège et Nous demander
avec instance de décider si ce socialisme est suffisamment revenu de
ses fausses doctrines pour pouvoir, sans sacrifier aucun principe
chrétien, être admis et en quelque sorte baptisé.
Voulant, dans Notre
sollicitude paternelle, répondre à leur attente, Nous décidons ce
qui suit : qu'on le considère soit comme doctrine, soit comme fait
historique, soit comme 'action', le socialisme, s'il demeure
vraiment socialisme, même après avoir concédé à la vérité et à la
justice ce que Nous venons de dire, ne peut pas se concilier avec
les principes de l'Église catholique, car sa conception de la
société est on ne peut plus contraire à la vérité chrétienne.
Selon la doctrine
chrétienne, en effet, le but pour lequel l'homme doué d'une nature
sociable se trouve placé sur cette terre est que, vivant en société
et sous une autorité émanant de Dieu
,
il cultive et développe pleinement toutes ses facultés à la louange
et à la gloire de son Créateur, et que, remplissant fidèlement les
devoirs de sa profession ou de sa vocation, quelle qu'elle soit, il
assure son bonheur à la fois temporel et éternel. Le socialisme, au
contraire, ignorant complètement cette sublime fin de l'homme et de
la société, ou n'en tenant aucun compte, suppose que la communauté
humaine n'a été constituée qu'en vue du seul bien-être.
En effet, de ce qu'une
division appropriée du travail assure la production plus
efficacement que des efforts individuels dispersés, les socialistes
concluent que l'activité économique ― dont
les buts matériels retiennent seuls leur attention ―
doit, de toute nécessité, être menée socialement. Et de cette
nécessité, il suit, selon eux, que les hommes sont astreints, pour
ce qui touche à la production, à se livrer et se soumettre
totalement à la société. Bien plus, une telle importance est donnée
à la possession de la plus grande quantité possible des objets
pouvant procurer les avantages de cette vie, que les biens les plus
élevés de l'homme, sans en excepter la liberté, seront subordonnés
et même sacrifiés aux exigences de la production la plus
rationnelle. Cette atteinte portée à la dignité humaine dans
l'organisation 'socialisée' de la production sera largement
compensée, assurent-ils, par l'abondance des biens qui, socialement
produits, seront prodigués aux individus et que ceux-ci pourront à
leur gré appliquer aux commodités et aux agréments de cette vie. La
société donc, telle que la rêve le socialisme, d'un côté ne peut
exister, ni même se concevoir, sans un emploi de la contrainte
manifestement excessif, et de l'autre jouit d'une licence non moins
fausse, puisqu'en elle disparaît toute vraie autorité sociale :
celle-ci en effet ne peut se fonder sur les intérêts temporels et
matériels, mais ne peut venir que de Dieu, Créateur et fin dernière
de toutes choses.
Que si le socialisme,
comme toutes les erreurs, contient une part de vérité (ce que
d'ailleurs les souverains pontifes n'ont jamais nié), il n'en reste
pas moins qu'il repose sur une théorie de la société qui lui est
propre et qui est inconciliable avec le christianisme authentique.
Socialisme religieux, socialisme chrétien, sont des contradictions :
personne ne peut être en même temps bon catholique et vrai
socialiste.
Tout ce qui vient
d'être rappelé par Nous et confirmé solennellement de Notre autorité
doit également s'appliquer à une forme nouvelle du socialisme,
encore peu connue en vérité, mais qui actuellement se répand dans un
très grand nombre de groupements socialistes. Il s'attache avant
tout à mettre son empreinte sur les esprits et sur les moeurs ; ce
sont tout particulièrement les enfants que, dès le jeune âge, il
attire à lui sous couleur d'amitié pour les entraîner à sa suite,
mais il s'adresse aussi à la masse entière des hommes, pour arriver
enfin à former l'homme socialiste qui puisse modeler la
société selon ses principes.
Ayant, dans Notre
encyclique Divini illus Magistri
,
longuement enseigné sur quels principes repose et quel but poursuit
l'éducation chrétienne, Nous pouvons ici Nous dispenser de montrer,
ce qui est clair et évident, combien l'action et les vues du
'socialisme éducateur' vont à l'encontre de ces principes et de ce
but. Mais ceux-là semblent ou ignorer ou sous-estimer les terribles
dangers que ce socialisme porte avec lui, qui ne se préoccupent en
rien de leur opposer avec courage et zèle infatigable une résistance
proportionnée à leur gravité. C'est Notre devoir pastoral de les
avertir du péril redoutable qui les menace : qu'ils se souviennent
tous que ce socialisme éducateur a pour père le libéralisme et pour
héritier le bolchevisme.
Cela étant, Vénérables
Frères, vous pouvez penser avec quelle douleur Nous voyons, dans
certaines régions surtout, de Nos fils en grand nombre qui, gardant
encore, Nous ne pouvons pas ne pas le croire, leur vraie foi et leur
volonté droite, ont abandonné cependant le camp de l'Église pour
passer dans les rangs du socialisme : les uns se réclamant
ouvertement de son nom et professant ses doctrines, les autres
entrant, par entraînement ou même comme malgré eux, dans des
associations qui, ou explicitement ou en fait, sont socialistes.
Pour Nous, dans les
anxiétés de Notre sollicitude paternelle, Nous Nous demandons et
cherchons à comprendre comment il a pu se faire qu'ils en arrivent à
une telle aberration, et il Nous semble entendre ce que beaucoup
d'entre eux répondent pour s'excuser : l'Église et ceux qui font
profession de lui être attachés sont pour les riches et ne
s'occupent pas des ouvriers, ne font rien pour eux ; force leur
était, s'ils voulaient pourvoir à leurs intérêts, d'entrer dans les
rangs du socialisme.
C'est une chose bien
lamentable, Vénérables Frères, qu'il y ait eu, qu'il y ait même
hélas ! encore des hommes qui, tout en se disant catholiques, se
souviennent à peine de cette sublime loi de justice et de charité en
vertu de laquelle il ne nous est pas seulement enjoint de rendre à
chacun ce qui lui revient, mais encore de porter secours à nos
frères indigents comme au Christ lui-même
,
qui, chose plus grave, ne craignent pas d'opprimer les travailleurs
par esprit de lucre. Bien plus, il en est qui abusent de la religion
elle-même, cherchant à couvrir de son nom leurs injustes exactions,
pour écarter les réclamations pleinement justifiées de leurs
ouvriers.
Nous ne cesserons
jamais de stigmatiser une pareille conduite ; ce sont ces hommes qui
sont cause que l'Église, sans l'avoir en rien mérité, a pu avoir
l'air et s'est vu accusée de prendre le parti des riches et de
n'avoir aucun sentiment de pitié pour les besoins et les peines de
ceux qui se trouvent déshérités de leur part de bien-être en cette
vie.
Apparence fausse et
accusation calomnieuse, toute l'histoire de l'Église en fournit la
preuve ! L'encyclique même dont nous célébrons l'anniversaire est le
témoignage le plus éclatant de la souveraine injustice avec laquelle
ces calomnies et ces injures sont prodiguées à l'Église et à sa
doctrine.
Mais tant s'en faut
que, Nous laissant arrêter par l'injure qui Nous est faite ou
abattre par Notre douleur de père, Nous repoussions et rejetions ces
malheureux enfants qui ont été trompés et entraînés si loin de la
vérité .et du salut ; au contraire, avec toute l'ardeur, toute la
sollicitude dont Nous sommes capable, Nous les invitons à rentrer
dans le sein de l'Église. Puissent-ils écouter Notre voix !
Puissent-ils revenir là d'où ils sont partis, dans la maison
paternelle, et rester fermes là où est leur vraie place, dans les
rangs de ceux qui, fidèles aux avertissements de Léon XIII,
solennellement renouvelés par Nous, s'efforceront de restaurer la
société selon l'esprit de l'Église, fortement unis par h justice
sociale et h charité sociale. Qu'ils en soient bien persuadés, même
sur cette terre, ils ne pourront trouver nulle part un bonheur plus
complet qu'auprès de Celui qui, riche, s'est fait pauvre pour nous
enrichir par sa pauvreté
,
qui a été indigent et voué au travail dès sa jeunesse, qui appelle à
lui tous ceux qui sont accablés par le travail et la peine, afin de
les réconforter pleinement dans la charité de son Cœur
;
qui enfin, sans aucune acception de personne, demandera plus à qui
aura reçu davantage et rendra à chacun selon ses oeuvres
.
Mais, à considérer plus
à fond, il apparaît avec évidence que cette restauration sociale
tant désirée doit être précédée par une complète rénovation de cet
esprit chrétien qu'ont malheureusement trop souvent perdu ceux qui
s'occupent des questions économiques ; sinon, tous les efforts
seraient vains, on construirait non sur le roc, mais sur un sable
mouvant
.
Et certes, le regard
que Nous venons de jeter sur le régime économique moderne,
Vénérables Frères et très chers Fils, a montré qu'il souffrait de
maux très profonds. Nous avons fait ensuite l'examen du communisme
et du socialisme, et toutes leurs formes, même les plus mitigées, se
sont révélées très éloignées de l'Évangile.
" C'est pourquoi, pour
employer les paroles mêmes de Notre Prédécesseur, si la société
humaine doit être guérie, elle ne le sera que par le retour à la vie
et aux institutions du christianisme. "
Lui seul peut apporter un remède efficace à cette excessive
préoccupation des choses périssables, origine de tous les vices. Lui
seul, lorsque les hommes sont fascinés et complètement absorbés par
les biens de ce monde qui passe, peut en détourner leurs regards et
les élever vers le ciel. De ce remède, qui niera que la société ait
aujourd'hui le plus grand besoin ?
La plupart des hommes,
en effet, sont presque exclusivement frappés par les bouleversements
temporels, les désastres et les calamités terrestres. Mais à
regarder ces choses comme il convient, du point de vue chrétien,
qu'est-ce que tout cela comparé à la ruine des âmes ? Car il est
exact de dire que telles sont, actuellement, les conditions de la
vie économique et sociale, qu'un nombre très considérable d'hommes y
trouvent les plus grandes difficultés pour opérer l'oeuvre, seule
nécessaire, de leur salut éternel.
Constitué pasteur et
gardien de ces innombrables brebis par le premier Pasteur qui les a
rachetées de son sang, Nous ne pouvons sans une poignante émotion
arrêter Nos regards sur leur immense détresse. C'est pourquoi, Nous
souvenant de Notre charge pastorale, Nous ne cessons, avec une
paternelle sollicitude, de chercher les moyens de leur venir en
aide, recourant aussi aux efforts infatigables de ceux qu'y invite
un devoir de justice et de charité. À quoi servira d'ailleurs aux
hommes de gagner tout l'univers par une plus rationnelle
exploitation de ses ressources, s'ils viennent à perdre leur âme ?
À quoi servira de leur inculquer les sûrs principes qui doivent
gouverner leur activité économique, s'ils se laissent dévoyer par
une cupidité sans frein et un égoïsme sordide ; si, connaissant
la loi de Dieu, ils agissent tout à l'opposé de ses préceptes
.
La déchristianisation
de la vie sociale et économique et sa conséquence, l'apostasie des
masses laborieuses, résultent des affections désordonnées de l'âme,
triste suite du péché originel qui, ayant détruit l'harmonieux
équilibre des facultés, dispose les hommes à l'entraînement facile
des passions mauvaises et les incite violemment à mettre les biens
périssables de ce monde au-dessus des biens durables de l'ordre
surnaturel. De là, cette soif insatiable des richesses et des biens
temporels qui, de tout temps sans doute, a poussé l'homme à violer
la loi de Dieu et à fouler aux pieds les droits du prochain, mais
qui, dans le régime économique moderne, expose la fragilité humaine
à tomber beaucoup plus fréquemment. L'instabilité de la situation
économique et celle de l'organisme tout entier exigent de tous ceux
qui y sont engagés la plus absorbante activité. Il en est résulté
chez certains un tel endurcissement de la conscience que tous les
moyens leur sont bons, qui permettent d'accroître leurs profits et
de défendre contre les brusques retours de la fortune les biens si
péniblement acquis ; les gains si faciles qu'offre à tous l'anarchie
des marchés attirent aux fonctions de l'échange trop de gens dont le
seul désir est de réaliser des bénéfices rapides par un travail
insignifiant, et dont la spéculation effrénée fait monter et baisser
incessamment tous les prix au gré de leur caprice et de leur
avidité, déjouant par là les sages prévisions de la production. Les
institutions juridiques destinées à favoriser la collaboration des
capitaux en divisant et en limitant les risques, sont trop souvent
devenues l'occasion des plus répréhensibles excès ; nous voyons, en
effet, les responsabilités atténuées au point de ne plus toucher que
médiocrement les âmes ; sous le couvert d'une désignation
collective, se commettent les injustices et les fraudes les plus
condamnables ; les hommes qui gouvernent ces groupements économiques
trahissent, au mépris de leurs engagements, les droits de ceux qui
leur ont confié l'administration de leur épargne. Il faut signaler
enfin ces hommes trop habiles qui, sans s'inquiéter du résultat
honnête et utile de leur activité, ne craignent pas d'exciter les
mauvais instincts de la clientèle pour les exploiter au gré de leurs
intérêts.
Une sûre discipline
morale, fortement maintenue par l'autorité sociale, pouvait corriger
ou même prévenir ces défaillances. Malheureusement, elle a manqué
trop souvent. Le nouveau régime économique, faisant ses débuts au
moment où le rationalisme se propageait et s'implanta, il en résulta
une science économique séparée de la loi morale, et, par suite,
libre cours fut laissé aux passions humaines.
Dès lors, un beaucoup
plus grand nombre d'hommes, uniquement préoccupés d'accroître par
tous les moyens leur fortune, ont mis leurs intérêts au-dessus de
tout et ne se sont fait aucun scrupule, même des plus grands crimes
contre le prochain. Ceux qui se sont les premiers engagés dans cette
voie large qui mène à la perdition
ont aisément trouvé beaucoup d'imitateurs de leur iniquité, soit
grâce à l'exemple de leur éclatant succès et à l'étalage insolent de
leur vie fastueuse, soit en ridiculisant les répugnances des
consciences plus délicates, soit encore en écrasant leurs
concurrents plus scrupuleux.
La démoralisation des
cercles dirigeants de la vie économique devait, par une pente
fatale, atteindre le monde ouvrier et l'entraîner dans la même
ruine, d'autant plus qu'un très grand nombre de maîtres, sans souci
des âmes et même totalement indifférents aux intérêts supérieurs de
leurs employés, ne voyaient en eux que des instruments. On est
effrayé quand on songe aux graves dangers que courent, dans les
ateliers modernes, la moralité des travailleurs, celle des plus
jeunes surtout, la pudeur des femmes et des jeunes filles ; quand on
pense aux obstacles que souvent le régime actuel du travail, et
surtout les conditions déplorables de l'habitation, apportent à la
cohésion et à l'intimité de la vie familiale ; quand on se rappelle
les difficultés si grandes et si nombreuses qui s'opposent à la
sanctification des jours de fête ; quand on considère l'universel
affaiblissement de ce vrai sens chrétien qui portait jadis si haut
l'idéal même des simples et des ignorants, et qui a fait place à
l'unique préoccupation du pain quotidien. Contrairement aux plans de
la Providence, le travail destiné, même après le péché originel, au
perfectionnement matériel et moral de l'homme, tend, dans ces
conditions, à devenir un instrument de dépravation : la matière
inerte sort ennoblie de l'atelier, tandis que les hommes s'y
corrompent et s'y dégradent.
À cette crise si
douloureuse des âmes qui, tant qu'elle subsistera, frappera de
stérilité tout effort de régénération sociale, il n'est de remède
efficace que dans un franc et sincère retour à la doctrine de
l'Évangile, aux préceptes de Celui qui a les paroles de la vie
éternelle
,
ces paroles qui demeurent quand bien même le ciel et la terre
viendraient à périr
.
Les experts en sciences sociales appellent à grands cris une
rationalisation qui rétablira l'ordre dans la vie économique. Mais
cet ordre que Nous réclamons avec insistance et dont Nous aidons de
tout Notre pouvoir l'avènement, restera nécessairement incomplet
aussi longtemps que toutes les formes de l'activité humaine ne
conspireront pas harmonieusement à imiter et à réaliser, dans la
mesure du possible, l'admirable unité du plan divin. Nous entendons
parler ici de cet ordre parfait que ne se lasse pas de prêcher
l'Église, et que réclame la droite raison elle-même, de cet ordre
qui place en Dieu le terme premier et suprême de toute activité
créée, et n'apprécie les biens de ce monde que comme de simples
moyens dont il faut user dans la mesure où ils conduisent à cette
fin. Loin de déprécier, comme moins conforme à la dignité humaine,
l'exercice des professions lucratives, cette philosophie nous
apprend au contraire à y voir la volonté saine du Créateur qui a
placé l'homme sur la terre pour qu'il la travaille et la fasse
servir à toutes ses nécessités.
Il n'est donc pas
interdit à ceux qui produisent d'accroître honnêtement leurs biens ;
il est équitable, au contraire, que quiconque rend service à la
société et l'enrichit profite, lui aussi, selon sa condition, de
l'accroissement des biens communs, pourvu que, dans l'acquisition de
la fortune, il respecte la loi de Dieu et les droits du prochain, et
que, dans l'usage qu'il en fait, il obéisse aux règles de la foi et
de la raison. Si tout le monde, partout et toujours, se conformait à
ces règles de conduite, non seulement la production et l'acquisition
des biens de ce monde, mais encore leur consommation, aujourd'hui si
souvent désordonnée, seraient bientôt ramenées dans les limites de
l'équité et d'une juste répartition ; à l'égoïsme sans frein, qui
est la honte et le grand péché de notre siècle, la réalité des faits
opposerait cette règle à la fois très douce et très forte de la
modération chrétienne qui ordonne à l'homme de chercher avant tout
le règne de Dieu et sa justice, dans la certitude que les biens
temporels eux-mêmes lui seront donnés par surcroît, en vertu d'une
promesse formelle de la libéralité divine
.
Mais pour assurer
pleinement ces réformes, il faut compter avant tout sur la loi de
charité qui est le lien de la perfection
.
Combien se trompent les réformateurs imprudents qui, satisfaits de
faire observer la justice commutative, repoussent avec hauteur le
concours de la charité ! Certes, l'exercice de la charité ne peut
être considéré comme tenant lieu des devoirs de justice qu'on se
refuserait à accomplir.
Mais quand bien même
chacun ici-bas aurait obtenu tout ce à quoi il a droit, un champ
bien large resterait encore ouvert à la charité. La justice seule,
même scrupuleusement pratiquée, peut bien faire disparaître les
causes des conflits sociaux ; elle n'opère pas, par sa propre vertu,
le rapprochement des volontés et l'union des coeurs. Or, toutes les
institutions destinées à favoriser la paix et l'entraide parmi les
hommes, si bien conçues qu'elles paraissent, reçoivent leur solidité
surtout du lien spirituel qui unit les membres entre eux. Quand ce
lien fait défaut, une fréquente expérience montre que les meilleures
formules restent sans résultat. Une vraie collaboration de tous en
vue du bien commun ne s'établira donc que lorsque tous auront
l'intime conviction d'être les membres d'une grande famille et les
enfants d'un même Père céleste, de ne former même dans le Christ
qu'un seul corps dont ils sont réciproquement les membres
en sorte que si l'un souffre, tous souffrent avec lui
.
Alors les riches et les
dirigeants, trop longtemps indifférents au sort de leurs frères
moins fortunés, leur donneront des preuves d'une charité effective,
accueilleront avec une bienveillance sympathique leurs justes
revendications, excuseront et pardonneront à l'occasion leurs
erreurs et leurs fautes. De leur côté, les travailleurs déposeront
sincèrement les sentiments de haine et d'envie que les fauteurs de
la lutte des classes exploitent avec tant d'habileté, ils
accepteront sans rancoeur la place que la divine Providence leur a
assignée ; ou plutôt ils en feront grand cas, comprenant que tous,
en accomplissant leur tâche, ils collaborent utilement et
honorablement au bien commun et qu'ils suivent de plus près les
traces de Celui qui, étant Dieu, a voulu parmi les hommes être un
ouvrier et être regardé comme un fils d'ouvrier.
C'est donc de ce
nouveau rayonnement de l'esprit évangélique sur le monde, esprit de
modération chrétienne et d'universelle charité, que sortiront, Nous
en avons la ferme confiance, cette restauration pleinement
chrétienne de la société, objet de tant de désirs, et " la paix du
Christ dans le règne du Christ ", restauration et paix auxquelles,
dès le début de Notre Pontificat, Nous avons fermement résolu de
consacrer tous Nos soins et Notre pastorale sollicitude
.
Et vous, Vénérables Frères, qui gouvernez avec Nous
,
par la volonté de l'Esprit Saint, l'Église de Dieu, vous collaborez
à cette oeuvre primordiale, en ce moment la plus nécessaire, avec
une ardeur et un zèle dignes de toutes louanges.
Recevez donc des éloges
bien mérités, ainsi que tous ces vaillants auxiliaires, prêtres et
laïcs, que Nous voyons avec joie prendre chaque jour leur part de
cette grande tâche, Nos chers Fils dévoués à l'Action catholique
qui, généreusement, se consacrent avec Nous à la solution des
problèmes sociaux, dans la mesure où l'Église, de par son
institution divine, a le droit et le devoir de s'en occuper. Nous
les exhortons tous instamment dans le Seigneur à ne pas épargner
leur peine, à ne se laisser vaincre par aucune difficulté, mais à
montrer chaque jour un nouveau courage et de nouvelles forces
.
Certes, c'est une oeuvre ardue que Nous leur proposons, Nous le
savons : dans toutes les classes de la société et en haut et en bas,
il y a bien des obstacles à vaincre. Cependant, qu'ils ne perdent
pas confiance. S'exposer à d'âpres combats, c'est le propre des
chrétiens ; accomplir des tâches difficiles, c'est le fait de ceux
qui, en bons soldats du Christ, le suivent de plus près
.
Aussi, comptant
uniquement sur le tout-puissant concours de Celui qui a voulu
ouvrir à tous les hommes les voies du salut
,
efforçons-nous d'aider autant que nous pouvons les pauvres âmes
éloignées de Dieu, de les dégager des soins temporels qui les
absorbent à l'excès, et enseignons-leur à tendre avec confiance vers
les biens éternels.
On peut espérer obtenir
ce résultat plus aisément qu'il ne semblerait de prime abord. Car si
les hommes les plus déchus gardent au fond d'eux-mêmes, comme un feu
couvant sous la cendre, d'admirables ressources spirituelles qui
sont le témoignage non équivoque d'âmes naturellement chrétiennes,
combien plus n'en doit-il pas rester dans les coeurs de ceux, si
nombreux, qui ont erré plutôt par ignorance ou par l'effet des
circonstances extérieures ! D'ailleurs, des signes pleins de
promesses d'une rénovation sociale apparaissent dans les
organisations ouvrières, parmi lesquelles Nous apercevons, à la
grande joie de Notre âme, des phalanges serrées de jeunes
travailleurs chrétiens qui se lèvent à l'appel de la grâce divine et
nourrissent la noble ambition de reconquérir au Christ l'âme de
leurs frères. Nous voyons avec un égal plaisir les dirigeants des
organisations ouvrières qui, oublieux de leurs intérêts et soucieux
d'abord du bien de leurs compagnons, s'efforcent d'accorder leurs
justes revendications avec la prospérité de la profession, et ne se
laissent détourner de ce généreux dessein par aucun obstacle, par
aucune défiance. Et parmi les jeunes gens que leur talent ou leur
fortune appelle à prendre bientôt une place distinguée dans les
classes supérieures de la société, on en voit un grand nombre qui
étudient avec un plus vif intérêt les problèmes sociaux et donnent
la joyeuse espérance qu'ils se voueront tout entiers à la rénovation
sociale.
Les circonstances,
Vénérables Frères, nous tracent donc clairement la voie dans
laquelle nous devons nous engager. Comme à d'autres époques de
l'histoire de l'Église, nous affrontons un monde retombé en grande
partie dans le paganisme. Pour ramener au Christ ces diverses
classes d'hommes qui l'ont renié, il faut avant tout recruter et
former dans leur sein même des auxiliaires de l'Église qui
comprennent leur mentalité, leurs aspirations, qui sachent parler à
leurs coeurs dans un esprit de fraternelle charité. Les premiers
apôtres, les apôtres immédiats des ouvriers seront des ouvriers, les
apôtres du monde industriel et commerçant seront des industriels et
des commerçants.
Ces apôtres laïques du
monde ouvrier ou patronal, c'est avant tout à vous, Vénérables
Frères, et à votre clergé, qu'il revient de les rechercher avec
soin, de les choisir avec prudence, de les former et de les
instruire. Une tâche très délicate s'impose dès lors aux prêtres.
Que tous ceux qui grandissent pour le service de l'Église s'y
préparent par une sérieuse étude des principes qui régissent la
chose sociale. Mais ceux que vous désignerez plus particulièrement
pour ce ministère devront posséder un sens très délicat de la
justice, savoir s'opposer avec une constante fermeté aux
revendications exagérées et aux injustices, d'où qu'elles viennent,
se distinguer par leur sage modération éloignée de toute
exagération ; qu'ils soient par. dessus tout intimement pénétrés de
la charité du Christ qui, seule, peut soumettre avec force et
suavité les volontés et les coeurs aux lois de la justice et de
l'équité. C'est dans cette voie qui, plus d'une fois déjà, a conduit
au succès, qu'il faut, n'en doutons pas, nous engager
courageusement.
Quant à Nos chers Fils
qui sont choisis pour une si grande tâche, Nous les exhortons
vivement dans le Seigneur à se donner tout entiers à la formation
des hommes qui leur sont confiés, mettant en oeuvre, pour remplir
cet office sacerdotal et apostolique au premier chef, toutes les
ressources d'une formation chrétienne : éducation de la jeunesse,
associations chrétiennes, cercles d'études selon les enseignements
de la foi. Surtout, qu'ils apprécient et qu'ils emploient pour le
bien de leurs disciples ce précieux instrument de rénovation
individuelle et sociale que sont, Nous l'avons dit déjà dans Notre
encyclique Mens Nostra
,
les Exercices spirituels. Ces Exercices, Nous les avons déclarés
très utiles pour tous les laïcs, pour les ouvriers eux-mêmes, et
Nous les avons, à ce titre, vivement recommandés. Dans cette école
de l'esprit se forment au feu de l'amour du Coeur de Jésus, non
seulement d'excellents chrétiens, mais de vrais apôtres pour les
états de vie. De là, ils sortiront, comme jadis les Apôtres du
Cénacle, forts dans leur foi, constants devant toutes les
persécutions, uniquement soucieux de travailler à répandre le règne
du Christ.
Et assurément, c'est
maintenant surtout qu'on a besoin de ces vaillants soldats du Christ
qui, de toutes leurs forces, travaillent à préserver la famille
humaine de l'effroyable ruine qui la frapperait si le mépris des
doctrines de l'Évangile laissait triompher un ordre de choses qui
foule aux pieds les lois de la nature, non moins que celles de Dieu.
L'Église du Christ, bâtie sur la pierre inébranlable, n'a rien à
craindre pour elle-même, sachant bien que les portes de l'enfer
ne prévaudront pas contre elle
.
Elle a même la preuve,
par l'expérience de tant de siècles, qu'elle sort toujours des plus
violentes tempêtes plus forte et glorieuse de nouveaux triomphes.
Mais son coeur de Mère ne peut pas ne pas s'émouvoir devant les maux
sans nombre dont ces tempêtes accableraient des milliers d'hommes,
et par-dessus tout devant les dommages spirituels très graves qui en
résulteraient et qui amèneraient la mine de tant d'âmes rachetées
par le sang du Christ.
Tout doit donc être
tenté pour détourner de la société humaine des maux si grands : là
doivent tendre nos travaux, là tous nos efforts, là nos prières
assidues et ferventes. Car avec le secours de la grâce divine, nous
avons en nos mains le sort de la famille humaine.
Ne permettons pas,
Vénérables Frères et chers Fils, que les enfants de ce siècle
paraissent être plus habiles entre eux que nous qui, par la divine
bonté, sommes enfants de la lumière
.
Nous les voyons en
effet avec une étonnante sagacité, se choisir des adeptes pleins
d'activité et les former à répandre leurs erreurs de jour en jour
plus largement, dans toutes les classes, sur tous les points du
globe. Toutes les fois que leur lutte contre l'Église du Christ veut
se faire plus violente, nous les voyons, renonçant à leurs querelles
intestines, faire front avec une concorde parfaite et poursuivre
leur dessein dans une complète unité de toutes leurs forces.
Combien d'oeuvres
magnifiques entreprend de toutes parts le zèle infatigable des
catholiques, soit pour le bien social et économique, soit en matière
scolaire et religieuse, il n'est personne qui l'ignore. Mais il
n'est pas rare que l'action de ce travail admirable devienne moins
efficace par suite d'une excessive dispersion des forces. Qu'ils
s'unissent donc, tous les hommes de bonne volonté qui, sous la
direction des pasteurs de l'Église, veulent combattre ce bon et
pacifique combat du Christ ; que, sous la conduite de l'Église et à
la lumière de ses enseignements, chacun selon son talent, ses
forces, sa condition, tous s'efforcent d'apporter quelque
contribution à l'oeuvre de restauration sociale chrétienne que Léon
XIII a inaugurée par son immortelle Lettre Rerum novarum ;
n'ayant en vue ni eux-mêmes, ni leurs avantages personnels, mais les
intérêts de Jésus-Christ
,
ne cherchant pas à faire prévaloir à tout prix leurs propres idées,
mais prêts à les abandonner, si excellentes soient-elles, dès que
semble le demander un bien commun plus considérable : en sorte que,
en tout et sur tout, règne le Christ, domine le Christ, à qui
soient honneur, gloire et puissance dans tous les siècles !
Pour qu'il en soit
ainsi, à vous tous, Vénérables Frères et chers Fils, à vous tous qui
êtes membres de la grande famille catholique confiée à Nos soins,
mais avec une particulière affection de Notre coeur, à vous,
ouvriers et autres travailleurs des métiers manuels que la divine
Providence Nous a plus fortement recommandés, ainsi qu'aux patrons
chrétiens, Nous accordons paternellement la Bénédiction apostolique.
Donné à Rome, près
Saint-Pierre, le 15 mai 1931, l'an X de Notre Pontificat.
PIE XI, PAPE.
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