PREMIER SERMON
POUR LA FÊTE DES APOTRES
SAINT PIERRE ET SAINT PAUL
Des trois manières dont les
apôtres nous gardent, et des trois degrés de notre vie.
1. C'est une
glorieuse solennité pour nous, que celle qui est consacrée au
souvenir de la mort si éclatante de deux illustres martyrs, des
chefs des martyrs, des princes des apôtres. Je veux parler de
Pierre et de Paul, ces deux astres brillants que Dieu a placés
comme deux yeux dans son Église. Ils m'ont été donnés pour
maîtres, et pour médiateurs, et je puis me confier à eux en
pleine sécurité. Ce sont eux, en effet, qui m'ont enseigné les
voies de la vie, et ils sont les médiateurs par lesquels je puis
m'élever jusqu'au grand médiateur qui est venu rétablir la paix
par son sang, entre la terre et les cieux. Ce médiateur est
infiniment pur dans sa double nature, attendu qu'il n'a point
commis le péché, et que le dol et la ruse ne se sont jamais
trouvés sur ses lèvres. Aussi, comment oserais-je, moi qui ne
suis que pécheur, doublé de pécheur, moi dont les péchés
surpassent en nombre les grains de sable de la mer, comment,
dis-je, oserai-je m'approcher de lui, de lui si pur, moi si
impur. Ne dois-je pas craindre de tomber entre les mains du Dieu
vivant, si je suis assez présomptueux pour m'approcher de lui,
pour m'attacher à lui, à lui dont je suis séparé par la distance
même qui sépare le bien du mal? Voilà pourquoi Dieu m'a donné
deux hommes, mais deux hommes qui fussent vraiment hommes, et
pécheurs et très-grands pécheurs même, deux hommes enfin, qui
apprissent en eux-mêmes et par eux-mêmes, comment ils devaient
avoir pitié des autres hommes. Ils ont été coupables eux-mêmes
de si grands crimes, que de grands crimes trouveront aussi
auprès d'eux une facile indulgence; ils se serviront pour les
autres de la même mesure dont on se sera servi pour eux.
L'Apôtre Pierre a fait lin grand péché, peut-être même le plus
grand qu'un homme pût faire, il en a néanmoins obtenu un aussi
rapide que facile pardon, au point qu'il rue perdit rien de sa
primauté. Et Paul, qui déchira d'abord les entrailles de
l'Église naissante, avec une ferveur unique, incomparable, est
amené à la foi par la voix du Fils de Dieu lui-même, et si
rempli de tout bien en retour de tous ces maux qu'il a faits
qu'il devint un vase d'élection, pour porter le nom de Jésus aux
nations, et le prêcher devant les rois et les enfants d'Israël.
Ce fut un vase digne de son emploi, rempli de choses
excellentes, d'une nourriture substantielle pour l'homme sain,
et de remèdes pour l'infirme.
2. Il fallait au
genre humain des pasteurs et des docteurs qui fussent doux et
puissants sans oublier d'être sages. Doux pour me recevoir avec
bonté, avec miséricorde, puissants pour m'assurer une forte
protection, sages enfin pour me conduire dans la voie et par la
voie qui mène à la cité sainte. Or, où trouver plus de douceur
qu'en saint Pierre que les Actes des apôtres et ses propres
Epîtres nous montrent appelant à lui les pécheurs avec tant de
douceur ? Où trouver plus de puissance qu'en celui à qui la
terre même obéit quand elle lui rendit ses morts (Act. IX, 14);
sous les pieds de qui les eaux mêmes de la mer devinrent solides
(Matt. XIV, 29), qui, d'un souffle de sa bouche, précipita du
haut des airs par terre, Simon le Magicien (Act. VIII, 10), qui
reçut enfin, d'une manière si exclusive, les clés du ciel en
mains, que la sentence de Pierre doit précéder celle même du
Ciel ? En effet, c'est à lui qu'il est dit : « Tout ce que tu
lieras sur la terre sera lié de même dans les cieux, et tout ce
que tu délieras sur la terre sera délié aussi dans le ciel
(Malt. XVI, 19). » Où trouver enfin plus de sagesse que dans
celui à qui ni la chair ni le sang, mais
le Père qui est dans les cieux, a révélé si abondamment la
Sagesse descendue du ciel ? Je suis volontiers ce Paul qui va,
dans son excessive douceur, jusqu'à pleurer sur les pécheurs qui
ne font point pénitence (II Cor. XII); ce Paul qui est plus fort
que les principautés et les puissances (Rom. VIII, 38), ce Paul
enfin, qui alla puiser à pleines mains la sagesse et le suc des
sens sacrés, non dans le premier ni dans le second, mais dans le
troisième ciel (II Cor. XII, 4).
3. Voilà quels sont
nos maîtres ; ils ont reçu la plénitude de la science des voies
de la vie, de la bouche même de notre maître à tous, et ils
n'ont point cessé de nous les enseigner jusqu'à ce jour.
Qu'est-ce donc que les saints apôtres nous ont appris et nous
apprennent encore? Ce n'est point l'état de pêcheur ni le métier
de faiseur de tentes, ni rien de semblable ; ils ne nous
apprennent ni à lire Platon, ni à manier les armes subtiles
d'Aristote, ils ne nous montrent point à étudier toujours sans
jamais arriver à posséder la science et la vérité. Ils nous ont
appris à vivre. Croyez-vous que ce ne soit rien que de savoir
vivre ? C'est beaucoup, au contraire, c'est même tout. On ne vit
point quand on est enflé par l'orgueil, souillé par la luxure,
infesté des autres pestes semblables ; non, ce n'est pas vivre
que vivre ainsi, c'est confondre la vie, et descendre jusqu'aux
portes de la mort. Pour moi, la bonne vie consiste à souffrir le
mal, à faire du bien, et à persévérer ainsi jusqu'à la mort. On
dit vulgairement: « Celui qui se nourrit bien vit bien, » en
cela l'iniquité se trompe elle-même, car il n'y a que celui qui
fait le bien qui vive bien.
4. A mon avis,
quiconque est en communauté vit bien. s'il vit d'une manière
régulière, sociable et humble; d'une manière régulière pour lui,
sociable pour les autres, et humble pour Dieu. Or, on vit d'une
manière régulière quand on est attentif dans toute sa conduite à
ne point s'écarter de la voie tant sous les yeux de Dieu que
sous ceux des hommes, en évitant pour soi le péché, et pour le
prochain le scandale. On vit d'une manière sociable, quand on
cherche à se rendre aimable aux autres et à les aimer soi-même,
à se montrer doux et facile, à supporter, non-seulement avec
patience, mais volontiers, les infirmités de ses frères, je
parle des infirmités tant physiques que morales. On vit avec
humilité, quand, après avoir fait tout cela, on s'efforce de
chasser l'esprit de vanité qui souffle d'ordinaire dans cette
direction-là, et on résiste d'autant plus à ses suggestions
qu'on est plus tenté d'y consentir. De même, dans le mal qu'on
endure comme il est de trois sortes on a besoin de faire preuve
d'une triple prudence. En effet, il y a un mal qui vient de
nous, il y en a un autre qui vient du prochain, enfin il en est
un troisième qui vient de Dieu. Le premier consiste dans les
austérités de la pénitence, le second dans les épreuves de la
malice d'autrui, et le troisième dans les coups de la main de
Dieu qui nous corrige. Pour le mal qui nous vient de nous, il
faut le souffrir de bonne grâce; quant à celui qui nous vient du
prochain, il faut l'endurer avec patience ; celui qui vient de
Dieu doit être reçu sans murmure et même avec des actions de
grâces. Mais ce n'est pas ainsi que l'entendent bien des enfants
d'Adam qui se sont égares dans la solitude et dans des déserts
arides (Psal. CVI, 4). Oui, on peut bien dire : qui se sont
égarés, et qui errent loin des sentiers de la vérité, puisque,
se perdant dans les solitudes de l'orgueil, ils ne veillent plus
de la vie commune, et leur singularité ne peut plus trouver de
compagnons. Ils sont aussi dans des déserts arides, car,
ignorant la douce rosée des larmes de la componction, ils vivent
dans un sol stérile et désolé par une perpétuelle sécheresse.
Aussi, n'ont-ils point trouvé la voie qui conduit au séjour de
la cité sainte.. Vieillis sur une terre étrangère, ils se sont
souillés avec les morts, et se sont vus comptés au nombre de
ceux qui sont dans l'enfer.
5. Celui dont le
saint prophète Jérémie disait : « Il est bon pour cet homme
d'avoir porté le joug dès sa jeunesse. Il s'assoira solitaire,
et il se taira, parce qu'il s'est élevé au dessus de lui-même. (Thren.
III, 27), » n'était pas dans une solitude pareille à celle de
ces gens-là. En effet, le solitaire du Prophète doit s'asseoir,
tandis que les autres se sont égarés; ils errent constamment par
le coeur, tandis que le premier est assis; mais il s'assoira
bien mieux encore, ce bon solitaire, quand il aura l'honneur
singulier de siéger seul en. signe de là puissance judiciaire
que les saints doivent posséder un jour dans leur terre, alors
qu'ils jouiront d'une joie éternelle.
Le bon solitaire se taira aussi, cela veut dire qu'il jugera
avec la même tranquillité que le Seigneur de Sabaoth juge toutes
choses. Pourquoi en sera-t-il ainsi? « Parce qu'il s'est élevé
au dessus de lui-même, » c'est-à-dire, parce que, étant jeune
encore, et à l'âge où se sentent les ardeurs de la
concupiscence, il s'est fait vieux, laissant ce qu'il était pour
devenir ce qu'il n'était pas.» Il s'est élevé au dessus de
lui-même, » dit le Prophète, il n'a point replié ses regards sur
lui, mais il les a élevés vers celui qui est placé au dessus de
lui. Il s'assoira donc aussi, et il se trouvera loin du bruit
que font les suggestions du démon, les désirs charnels et le
monde. Heureuse l'âme qui entend les voix qui partent de ce côté
sans les suivre, mais mille fois plus heureuse est celle qui ne
les entend plus du tout, s'il peut exister une pareille âme.
Voilà la sagesse que l'Apôtre prêche au milieu des parfaits ( I
Cor. II, 6), cette sagesse enveloppée de mystère, et que nul
prince du monde n'a connue. Voilà comment les apôtres m'ont
appris à vivre et à m'élever. Je vous rends grâces, Seigneur
Jésus, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents
du siècle, et les avez révélées à ces simples et ces petits qui
vous ont suivi, après avoir tout laissé pour votre nom.
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