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Livre SECONDChapitre III Troisième source des larmes : Le souvenir de la Passion du Sauveur La passion de Jésus-Christ est encore une source de larmes, et une de ces fontaines, où le Prophète Isaïe veut que nous allions puiser des eaux salutaires. Mais avant que de l’ouvrir, il faut d’abord éloigner ce qui est capable d’en fermer l’entrée. Quelqu’un pourrait demander pourquoi l’on pleure la mort du Sauveur, puisque ses souffrances sont passées, et que non seulement, elles sont passées, mais changées en une gloire qui semble devoir les faire oublier. Qu’est-il besoin de compatir à une personne qui ne souffre plus, et qui est hors d’état de souffrir ? Quand une femme est en travail, dit le Sauveur même, elle gémit, parce que son temps est venu, et s'il y a auprès d’elle quelques-unes de ses amies, elles lui portent compassion : mais sitôt qu’elle est accouchée, et que ses douleurs ont cessé, elle se réjouit, et tous ceux qui la plaignaient auparavant, se réjouissent avec elle. L’Église en use de la même sorte à l’égard de ses Martyrs; car tandis qu’ils souffrent, cette mère charitable ressent vivement leurs peines; mais quand ils ont vaincu les Tyrans, elle prend part à leur gloire, et célèbre leurs triomphes. Enfin saint Léon, parlant au peuple, qui honorait la mémoire de Jésus souffrant : Voici, disait-il, la célébrité tant désirée de la Passion de Notre-Seigneur, laquelle parmi les transports d’une joie sainte, ne nous permet pas de nous taire. Que voit-on, continue-t-il, parmi les œuvres de Dieu qui ravissent en admiration ceux qui les contemplent, que voit-on de plus charmant, et qui surpasse plus la portée de l’esprit humain, que la Passion du Sauveur ? Ce saint Docteur trouve donc dans les souffrances de Jésus-Christ des sujets de réjouissance, et il devait être persuadé que le souvenir de sa mort demande plutôt de la joie que de la tristesse, des actions de grâces que des larmes. Pour répondre à cette question, je dis que les peines de Notre-Seigneur, mourant sur la Croix, demandent également de la joie et de la tristesse. Car on peut considérer la Passion en trois manières, ou dans elle-même, ou dans son effet, ou dans sa cause. Si on la regarde en elle-même, surtout si on se la figure comme présente, c’est un objet triste et capable d’attendrir les cœurs les plus durs. Si on l’envisage dans son effet, qui est la Rédemption du monde, c’est un sujet non pas de douleur, mais de réjouissance, puisque c’est l’unique moyen que Dieu a choisi pour ouvrir le Ciel aux pécheurs, et pour les faire triompher des Puissances de l’abîme. Si enfin on la considère dans sa cause, qui sont nos péchés, c’est sans doute une vraie matière de gémissements et de pleurs. Ce qu’on disait donc de la compassion qui ne doit durer qu’autant que le mal, et qui est suivie de la joie, est très véritable, quand le mal étant passé, on ne le regarde plus que comme un sujet de gloire. Ainsi l’Église ne se proposant les souffrances des Martyrs, que comme des maux passés, et comme des sources de mérites et des sujets de récompense, elle en célèbre toujours la mémoire avec des marques publiques de joie. Mais pour ce qui est de Notre-Seigneur, elle a des jours qui sont consacrés à sa Passion, comme elle en a d’autres qui le sont à sa Résurrection et à son entrée triomphante dans le Ciel. Dans ceux-là, l’on envisage sa Passion telle qu’elle est en elle-même, et dans ceux-ci on la regarde comme la matière de sa gloire; dans ceux-là, on la considère comme présente, et dans ceux-ci, comme passée. Car on ne se propose pas en même temps Jésus crucifié et Jésus ressuscité, Jésus mourant et Jésus vivant. Mais il n’en est pas des Martyrs comme du Roi des Martyrs : car par l’opprobre de sa mort, il n’a pas seulement mérité son élévation dans la gloire, il nous a aussi mérité à tous la grâce de la Rédemption, et l'on peut dire véritablement que bien que ses souffrances soient passées, sa mort toutefois opère toujours, comme présent, des effets prodigieux dans les Sacrements. Nous sommes donc obligés de l’honorer, et comme présente et comme passée : ce qui ne convient nullement aux souffrances des Martyrs, qui n’ont obtenu des couronnes que pour eux seuls. Les Justes, dit saint Léon, ont reçu, mais n’ont pas donné des couronnes. Ils nous ont appris par leur constance dans les tourments, à pratiquer la patience; mais ce n’est point eux qui nous ont acquis les dons qui nous justifient. Ils sont morts chacun pour soi, et en mourant ils n’ont point payé les dettes d’autrui. Il ne s’est trouvé parmi les enfants des hommes que Jésus-Christ en qui tous aient été crucifiés, en qui tous soient morts, en qui tous aient été ensevelis, en qui tous soient ressuscités. Lors donc que ce Père nous enseigne ailleurs qu’il faut célébrer avec joie la Passion du Fils de Dieu, et qu’il est doux aux bonnes âmes de la méditer, il ne parle que de la douceur que les larmes saintes portent avec elles. Saint Bonaventure, qui en cent endroits exhorte tous les Chrétiens à pleurer la mort de leur Sauveur, ne sépare point de ces pleurs la joie que produit l’amour. Une âme, dit-il, qui considère attentivement Jésus crucifié, ne peut s’empêcher de verser des larmes de dévotion et de compassion; elle s’en fait même un plaisir. Cela posé, il nous est facile de faire voir que l'on ne saurait trop pleurer, lorsqu’on pense à la mort de Notre-Seigneur, soit qu’on se la figure comme présente, ou qu’on la regarde comme l'effet le plus funeste du péché. La première de ces deux choses se peut prouver par l’exemple du grand saint François. Car cet homme Séraphique, comme remarque saint Bonaventure, se retirait la nuit dans les bois, ou en quelque autre lieu à l’écart, et là il fondait en larmes, et jetait de grands cris, comme s'il eut vu de ses yeux Jésus-Christ en Croix. Saint Bonaventure nous conseille à tous d’en faire autant. Ceux qui ont écris des Traités ou des Méditations sur ce Mystère d’amour, nous donnent le même conseil; et si quelqu’un en veut savoir la raison, il n’a qu’à considérer ce que nous en allons dire. La chose du monde qui nous doit être la plus chère, et que nous devons préférer à toute autre, c’est l’amour de Dieu, tant parce que c’est la matière du premier et du plus grand commandement : Vous aimerez le Seigneur, votre Dieu, de tout votre cœur; parce que la charité est cette excellente vertu, par laquelle nous vivons, et sans laquelle nous ne saurions vivre à Dieu; que c’est elle seule qui ne peut compatir avec le péché mortel : qu’elle est le principe du mérite, et le lien qui nous attache si étroitement à Dieu, que nous devenons un même esprit avec lui; qu’enfin c’est en elle qu’est renfermée la perfection de la Loi Chrétienne. Or l’amour s’excite principalement par la considération des bienfaits : Hé ! qui peut douter que le plus grand des bienfaits de Dieu, ne soit la mort de son Fils, sacrifié pour notre salut? Le Sauveur lui-même nous le fait assez entendre, lorsqu’il dit que Dieu a aimé le monde, jusqu’à lui donner son Fils unique. Saint Paul en devait être bien convaincu, puisque, écrivant aux Romains, il leur disait que Dieu a fait éclater l’amour qu’il nous porte, en ce que Jésus-Christ est mort pour nous, dans le temps même que nous étions encore pécheurs, et par conséquent ses ennemis. Mais comment nous exciter à aimer notre Souverain Bienfaiteur, si nous ne nous proposons toute la suite de sa Passion que comme une histoire, et si nous ne la regardons que comme une chose passée ? Il faut donc, autant qu’il se peut, nous en faire une peinture aussi vive, que si nous avions le Sauveur même devant les yeux, tantôt baigné d’une sueur de sang et à l’agonie dans le Jardin des Olives, et faisant les derniers efforts pour surmonter la tristesse qui l’accablait; tantôt exposé parmi les Prêtres et les Pharisiens, ses plus mortels ennemis, aux insultes des soldats qui lui crachaient au visage, et lui donnaient des soufflets; tantôt les mains liées, et debout devant Pilate, puis envoyé par Pilate même à Hérode, et renvoyé par Hérode à Pilate, après mille railleries sanglantes : tantôt attaché à la colonne, flagellé comme esclave, couronné d’épines, vêtu d’un méchant manteau de pourpre, et une canne à la main, en forme de sceptre, comme un faux Roi, et un injuste usurpateur de la Royauté; tantôt condamné à mort, et allant au lieu du supplice, chargé de sa Croix entre deux voleurs ; tantôt crucifié, et répandant par les plaies de ses mains et de ses pieds, cloués à la Croix, des ruisseaux de sang; enfin remettant son âme entre les mains de son Père, avec un grand cri et beaucoup de larmes. Au reste il ne suffit pas de considérer tout cela, comme en passant et presque sans réflexion ; il faut tacher de l’approfondir, et examiner attentivement quelle est la personne qui souffre, ce qu’elle souffre, pourquoi elle souffre, et qui sont ceux qui la font souffrir. Ces quatre choses bien considérées seront quatre sources de larmes, qui ne tariront jamais. Tous ceux qui ont composé des Livres sur le Mystère de la Passion, et sur la manière de la méditer, les ont expliquées fort au long : mais il me semble qu’on peut encore s’en former une juste idée, en la mesurant de la façon que saint Paul veut qu’on mesure tous les Mystères de notre religion, c’est-à-dire, selon sa longueur, sa largeur, sa hauteur et sa profondeur; aussi bien cela s’entend-il particulièrement de la Croix. Nous en ferons donc la matière de quatre considérations, par où nous découvrirons quatre avantages fort considérables, que les souffrances de Notre-Seigneur ont sur celles des Martyrs, et quatre insignes vertus, qu’il y a pratiquées d’une manière toute divine. La Passion de Jésus-Christ a eu sa longueur, sa largeur, sa hauteur et sa profondeur. La longueur, est sa durée; la largeur, est la multitude des peines qu’il a endurées; la hauteur est l’excès de ces même peines, plus grandes que toutes celles que les Saints ont jamais souffertes; la profondeur, est son poids et sa plénitude, qui n’a jamais été diminuée par aucune sorte de soulagement. Examinons toutes ces choses en particulier; et commençons par sa longueur. Le dernier tourment du Fils de Dieu, et celui par où il finit sa vie, qui fut celui de la Croix, dura depuis la sixième heure du jour jusqu’à la neuvième; si bien qu’on peut dire que sa mort fut longue, puisque pendant tout ce temps-là il souffrit des douleurs mortelles. Il ne mourut pas tout d’un coup, comme ceux à qui l’on tranche la tête; il ne languit pas un peu de temps seulement, comme ceux qui sont étranglés, ou brûlés, ou noyés, ou dévorés par les bêtes. Sa Passion ne fut pas même toute renfermée dans ces trois heures, qu’il demeura sur la Croix : elle commença dans le Jardin de Gethsémani par cette tristesse excessive, qui lui causa une prodigieuse agonie avec une sueur de sang; et elle continua jusques à la neuvième heure du lendemain. Ainsi sa durée fut de dix-huit heures entières; de neuf heures, depuis la troisième de la nuit jusqu’à la douzième; et de neuf heures depuis la première du jour suivant jusqu’à la neuvième, à laquelle il expira. Mais ce n’est pas tout : car, à proprement parler, la vie du Sauveur fut une mort continuelle. Dès le moment de sa Conception, il sut qu’il devait mourir sur une Croix; il accepta de bon cœur ce genre de mort pour la gloire de son Père, et pour le salut des hommes; et tant qu’il vécut, il eut tellement la Croix présente à l’esprit, qu’on peut dire qu’il y fut toujours attaché. C’est pour cela qu’il parlait souvent de sa Croix, et du Calice de sa Passion. Celui, disait-il, qui ne veut pas prendre sa Croix, et me suivre, n’est pas digne de moi. Celui qui veut marcher sur mes pas, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa Croix, et me suive. Pouvez-vous boire le Calice que je boirai? Tout homme qui ne porte pas sa Croix, et ne marche pas sur mes traces, ne peut être mon Disciple. Comprenez par-là, ô Âme chrétienne, que votre Sauveur n’a jamais eu de repos, qu’il a toujours travaillé au grand ouvrage de la Rédemption du monde; et après cela rougissez de honte, quand vous venez à penser que jusques ici vous avez étrangement négligé votre salut; que vous vous êtes occupée de toute autre chose, et que le temps qui vous devait être si précieux, vous l’avez perdu en des entretiens inutiles et en des divertissements profanes. Mais poursuivons. La Passion de Jésus-Christ ne fut pas seulement longue; elle eut aussi beaucoup d’étendue par la multitude et par la diversité de ses tourments. Car pour ne rien dire de la violence avec laquelle il fut pris et lié dans le Jardin; pour ne point parler des soufflets, des crachats, des coups de fouet, du couronnement d’épines, des malédictions, des injures, des faux témoignages, des railleries, des insultes, et de mille autres sortes de peines, qu’on lui fit souffrir, voyons seulement combien de croix il endura, dans le seul supplice de la Croix. Premièrement on l’attacha par les pieds et par les mains, avec de gros clous, à ce bois infâme; ce qui lui fit une douleur qu’il est difficile d’exprimer. Secondement il fut élevé avec le bois même, où il était suspendu; et alors ses plaies s’étant augmentées, et s’augmentant de plus en plus par le poids du corps, il en sortit une grande quantité de sang. Troisièmement on le dépouilla, et ce fut pour lui quelque chose non seulement de bien honteux, mais de bien fâcheux d’être ainsi exposé à l’air, dans une saison aussi froide. Quatrièmement des grandes fatigues qu’il avait souffertes, et l’agitation continuelle et violente, où il avait été jusqu’alors, l’avaient réduit à une extrême faiblesse. Car depuis la dernière Cène, jusqu’au temps qu’il fut mis en Croix, il avait beaucoup marché, et toujours à pied, sans prendre de nourriture. D’abord il était sorti de la ville, et était allé au jardin de Gethsémani sur la Montagne des Olives, d’où les Juifs l’ayant ramené à Jérusalem, le traînèrent chez Anne, et puis chez Caïphe; de là au Prétoire de Pilate, du prétoire de Pilate au Palais d’Hérode, du Palais d’Hérode, encore une fois au Prétoire, et enfin au Mont de Calvaire, où après tant de mouvements et de tours longs et pénibles, il devait finir sa carrière. Ô mon Sauveur, pour gagner une seule âme, vous vous fatiguâtes tellement un jour, que vous fûtes obligé de vous asseoir sur le bord d’une fontaine : mais aujourd’hui, pour me retirer du péché, et pour m’attirer à vous, moi et tous ceux qui sont pécheurs comme moi, vous faites bien plus de chemin. Épuisé de sang par une cruelle flagellation, accablé du poids de la Croix, qu’on vous a contraint de porter, vous n’avez après cela où vous reposer que ce bois très dur, et plus capable d’augmenter que de soulager votre lassitude. Ne devrais-je pas aussi me consumer de travaux pour votre service, ou gémir sans cesse, jusqu’à ce qu’atténué et abattu par les rigueurs de la Pénitence, je méritasse de recueillir le fruit de votre Passion? Mais ce quatrième tourment de Jésus en Croix, n’est pas le dernier : en voici encore un cinquième; c’est la soif qui le presse à un tel point, qu’oubliant ses autres peines, il ne se plaint que de celle-ci : J’ai soif, s’écrie-t-il. Sans doute sa soif devait être extrême, après avoir fatigué pendant dix-huit heures, et avoir perdu presque tout son sang. Car l'expérience montre qu’une grande perte des sang cause d’ordinaire dans le corps une telle sécheresse, que rien ne tourmente plus que la soif. Si tu veux donc, ô mon Âme, présenter à ton Sauveur quelque chose qui lui plaise et qui le soulage, présente-lui non pas du vinaigre comme les Juifs, mais des larmes saintes, des larmes d’amour comme Marie Madeleine, qui pleure au pied de sa Croix; c'est là cette eau qu’il souhaite, et qu’il te demande; c’est la seule qui puisse éteindre sa soif. La sixième peine de Jésus crucifié est de ne pouvoir se servir ni de ses pieds ni de ses mains, et d’être contraint de demeurer immobile dans une entière impuissance de changer de situation. Celle-ci, qui parait peut-être légère et tolérable à ceux qui ne l’ont point éprouvée, ne paraît pas telle aux paralytiques et aux goutteux, toujours obligés de garder le lit, sans jamais se pouvoir remuer. On peut compter pour une septième peine du Sauveur la vue de sa sainte Mère et du Disciple qu’il aimait le plus. Car comment aurait-il pu les voir affligés, sans s’affliger avec eux? La huitième est de n’entendre de tous côtés que les blasphèmes des Prêtres, des Pharisiens et des Scribes contre lui. Car à l’égard des personnes qui ont de l’honneur et un mérite extraordinaire, ces sortes d’affronts sont quelque chose de plus sensible que les maux du corps. La neuvième enfin est une mort honteuse et sanglante. Car quoiqu’il n’y ait rien au monde de plus terrible que la mort, il ne veut pas toutefois s’en exempter; il veut en mourant désarmer, et s'il est permis de parler ainsi, faire mourir la mort même. Il est donc vrai que sa Passion a une grande étendue, puisqu’elle renferme tant de peines et de tourments différents; mais si l’on y trouve de la longueur et de la largeur, on y trouve aussi une espèce de hauteur et de profondeur. Et pour commercer par la hauteur, ce n’est point exagérer que de dire que les souffrances de Jésus-Christ ont surpassé de beaucoup toutes celles des autres hommes. Dès le moment de son Incarnation, il les prévit toutes; il y pensa continuellement depuis, et il en porta dans le cœur, jusqu’à la mort, toute l’amertume. Car lorsqu’on dit que les coups, qui sont prévus, font de plus légères blessures, cela ne se doit entendre que de ceux qu’on peut détourner tout à fait, ou parer en quelque sorte, et nullement de ceux qu’on ne saurait éviter, tels que sont ceux qui viennent du Ciel. Un homme sur qui la foudre tombe tout à coup, souffre beaucoup moins qu’un autre à qui l’on dit et qui croit qu’un certain jour il en doit être frappé. Car celui-ci est dans des frayeurs et des inquiétudes continuelles, en attendant ce jour fatal, où il croit mourir d’une si terrible mort. Le Fils de Dieu eut toujours sa Croix devant les yeux; il n’ignorait rien de ce qu’il avait à souffrir. Il savait quelle serait la multitude et la grandeur de ses peines, et cette image si triste qu’il avait toujours présente, le tourmentait jusques à l’excès. On peut ajouter qu’il était d’autant plus sensible à la douleur, qu'il avait un corps, formé par le Saint-Esprit, d’un tempérament délicat, propre à exercer parfaitement bien toutes les fonctions de ses sens. Enfin l’amour qu'il portait aux hommes, et qui lui faisait désirer que leur Rédemption fut abondante, ne lui permit pas de laisser tellement affaiblir ses forces par de si longues et de si rudes souffrances, qu’il n’en eut plus à la fin pour sentir ses maux. Il les conserva jusques au dernier soupir, comme il parut par ce grand cri qu’il poussa un moment avant que de rendre l’âme. Les gens malades à l’extrémité, n’ont pas coutume et ne sont pas en état d’élever beaucoup la voix, parce qu’ils la perdent d’ordinaire avec la parole; mais Jésus voulant montrer qu’il était en son pouvoir ou de mourir ou de vivre, de mourir quand il voudrait, et pas plus tôt qu’il ne voudrait, s’écria à haute voix : Mon Père je remets mon Âme entre vos mains, et en disant ces paroles, il expira. Le Centurion qui l’avait entendu crier de la sorte, en fut tellement surpris, qu’il dit aussitôt : Certainement cet homme était le Fils de Dieu. Ô mon Jésus, il faut avouer qu’il ne manque rien à votre Ouvrage, qui est celui de notre Rédemption; vous avez offert à votre Père un Sacrifice accompli, en conservant jusques à la mort toutes vos forces, et l’usage entièrement libre de vos sens, pour mieux goûter l’amertume de votre calice. Plaise à votre infinie Bonté que nous qui sommes vos serviteurs, étant animés par votre exemple, nous ayons assez de courage pour achever glorieusement tout ce que nous entreprendrons pour votre gloire et pour le salut des Âmes. Faites au moins que s'il nous arrive jamais d’abandonner par lâcheté de si saintes entreprises, nous témoignions par nos larmes le regret que nous en avons; qu’ainsi nous puissions suppléer ce qui manquera à notre ouvrage, et par notre humilité regagner ce que nous aurons perdu par notre faiblesse et notre inconstance. Il ne reste plus à considérer dans la Passion de Jésus-Christ, que ce que nous appelons profondeur. C'est une mer pleine d’amertume, où il ne se mêle pas la moindre douceur. On n’a guère de plaisir en cette vie sans quelque chagrin, ni de chagrin sans quelque plaisir : mais les souffrances de Notre-Seigneur sont toutes pures et sans nul adoucissement. Ce qui nous console le plus dans nos afflictions c’est la présence de nos amis : Jésus d’abord fut abandonné de tous les siens, qui le laissèrent et prirent la fuite; l’un d’eux le trahit; un autre jura qu’il ne le connaissait point, et pendant qu’on l’accusait sur beaucoup de chefs, il ne se trouvait personne parmi ses Disciples qui osât prendre sa défense ni se déclarer pour lui. Ce fut alors que se vérifia ce qu’il dit par Isaïe : J’ai regardé de toutes parts, et nul ne venait à mon secours; j’ai cherché, et il ne se trouvait personne qui me voulut soulager. Il est vrai que dans le Jardin, il lui apparut un Ange, qui le fortifia, mais ce fut avant sa passion, afin de l’y préparer; nul depuis ne se présenta pour le consoler et pour l’assister. Il n’y eut pas jusqu’à son Père qui ne semblât s’éloigner de lui : Mon Dieu, mon Dieu, disait-il, pourquoi m’avez-vous délaissé? Qui est-ce donc qui ne l'abandonne, et qui ne se retire de lui, lorsqu’il est abandonné de son propre Père. Gardons-nous bien toutefois de prendre cette sorte d’abandon pour un éloignement véritable, ou pour un défaut de tendresse dans le Père pour son Fils; il l’aime autant que jamais, et si l’on dit qu’il l'abandonne, c’est seulement pour marquer que par le désir qu’il a de sauver les hommes, il le laisse entre les mains de ses ennemis, et veut qu’il souffre des douleurs extrêmes, sans lui donner de consolation. Le Fils souffre donc, et il ne se plaint qu’afin qu’on sache qu'il sent vivement ses peines. Car ceux qui étaient présents à son supplice, le voyaient dans une tranquillité et une paix si profonde, qu'il ne lui échappait pas le moindre soupir. Pour leur montrer donc qu'il n’était point insensible aux grands maux qu’il endurait, il crut devoir adresser à son Père ces paroles, qui marquaient en même temps et sa douleur, et une espèce d’étonnement de se voir ainsi délaissé. Nous vous rendons mille actions de grâces, ô mon aimable Sauveur, de la bonté que vous avez eue de nous racheter, par tant de travaux, de fatigues et de douleurs, un repos et un contentement éternel : ajoutez à toutes les grâces qu’il vous a plu de nous faire jusqu’à ce jour, celle de nous éclairer l’esprit, afin que reconnaissant les obligations infinies que nous vous avons, nous ne cessions de vous en bénir, et qu’il n’y ait rien que nous n’employions pour y profiter. Imprimez si bien dans notre mémoire et dans notre cœur l’image de votre mort, qu’elle nous serve, tant que nous vivrons, et d’un frein pour nous détourner du mal, et d’un aiguillon pour nous exciter au bien. Mais considérons encore d’une autre manière les dimensions de la Croix de Jésus-Christ. La longueur marque sa patience, la largeur sa charité, la hauteur son obéissance, la profondeur son humilité; quatre vertus qui éclatèrent merveilleusement dans tout le cours de sa Passion. La patience est désignée par la longueur, comme ayant une liaison essentielle, et, pour mieux dire, n’étant qu’une même chose avec la constance et la longanimité. Le Sauveur la pratiqua excellemment, parmi tant d’outrages et de mauvais traitements qu’il reçut tant des Pontifes et des Prêtres, que de Pilate, et d’Hérode, et des soldats, et du peuple, presque toute une nuit et tout un jour, sans se fâcher, sans menacer, sans dire un seul mot qui put offenser personne, sans ouvrir la bouche, non plus qu’un agneau qu’on mène à la boucherie. C’est ce que saint Pierre veut que nous admirions, et que nous imitions tout ensemble, quand il dit : Jésus-Christ a souffert pour nous. Il vous a laissé un exemple que vous devez suivre. Lorsqu’on lui disait des injures, il n’en disait point; lorsqu’on l’outrageait, il ne faisait point de menaces; mais il se livrait lui-même à un Juge qui le condamnait injustement. La largeur est la charité; parce que le précepte de la charité est d’une étendue infinie, et il faut bien que son étendue soit grande, puisqu’un Chrétien doit aimer jusques à ses ennemis. C’est ce que fit le Sauveur pour notre instruction, lorsqu’il pria pour les siens, en disant : Mon Père, pardonnez-leur; car ils ne savent ce qu’ils font. Sa charité pouvait-elle aller plus loin, qu’à pardonner, mais encore à les excuser, à les recommander à leur Juge, et à s’employer auprès de lui, pour leur obtenir leur grâce? Qui a jamais entendu parler d’un tel excès de bonté? Un homme mourant sur une croix, un homme Dieu, de qui les plaies sont encore fraîches, et les douleurs très aiguës, s’oublie lui-même, et ne pense qu’à sauver ceux qui lui ôtent la vie, qu’à détourner de dessus leur tête la foudre qui les menace, pendant qu’à ses yeux, et au pied même de sa Croix, ils partagent entre eux ses habits. Cet exemple de charité est si merveilleux, qu’on ne saurait trop s’étonner qu’il y ait encore des Chrétiens qui respirent la vengeance, et qui ne puissent se résoudre à pardonner à leurs ennemis. La hauteur a rapport à l’obéissance : car cette vertu regarde la souveraine Majesté de Dieu, qui est infiniment au-dessus de toutes les choses créées, et de qui procède toute la puissance des grands de la terre. Elle parut avec autant d’éclat qu’aucune autre, dans la Passion du Sauveur, qui se soumit à la volonté de son Père, dans la chose du monde la plus difficile, et la plus contraire à la nature; s’étant humilié, comme dit l'apôtre, et rendu obéissant jusques à la mort, et à la mort de la Croix. Il est vrai que sa sainte Humanité ressentit dans le Jardin une telle horreur des peines, qu’il pria son Père de vouloir bien détourner de lui le Calice qu’il lui présentait; mais il ajouta aussitôt : Que ma volonté cependant ne se fasse point, mais la vôtre. Ô que nous avons ici une admirable leçon d’obéissance! C’est là renoncer entièrement à soi-même; c’est mortifier tout de bon sa volonté propre; c’est offrir un sacrifice excellent et d’un mérite infini à la Majesté divine. Enfin par la profondeur nous entendons l’humilité, qui d’elle-même tend toujours en bas, qui choisit partout la dernière place, qui cède à tous, et ne se préfère jamais à personne elle a toujours été la vertu favorite de Notre-Seigneur; c’est de lui qu’il veut qu’on apprenne à la pratiquer. Apprenez de moi, dit-il, que je suis doux et humble de cœur. Dans sa Passion, non seulement il souffrit qu’on lui préféra un voleur, un meurtrier, un Barrabas; mais par un excès d’humilité, ils le soumirent à la mort, et à la mort de la Croix. Que dites-vous à cela, ô âme Chrétienne? Ayant cet exemple d’humilité devant les yeux, aurez-vous désormais envie de vous élever au-dessus des autres, et de contester sur la préséance? Mais passons à l'autre point, qui contient un second motif de pleurer et de gémir, au sujet des souffrances du Sauveur. Le premier moyen de s’y laisser attendrir, c’est de se les figurer, non comme passées, mais comme présentes : l’autre est de les regarder, non en elles-mêmes, mais comme des effets du péché. Nous avons assez parlé du premier, parlons du second, et présupposons d’abord qu’il n’y avait sur la terre aucune puissance capable d’ôter la vie au Sauveur, s’il ne se fut volontairement livré à la mort. Cela est facile à prouver. Car qui pourrait faire mourir le Fils unique du Tout-puissant, s'il le voulait empêcher? Serait-ce une troupe de soldats et de satellites des Juifs? En leur disant seulement : C’est moi; il les renversa par terre. Serait-ce Pilate, Gouverneur de la Judée, ou l’Empereur même? Que sont-ils, que cendre et poussière, devant celui qui est la vertu de Dieu? Serait-ce le Prince des ténèbres? Combien de fois d’un seul mot a-t-il chassé et fait rentrer dans l’Enfer les Esprits immondes? Serait-ce enfin la Justice divine? Que pourrait-elle condamner et punir dans celui qui est très saint, et très innocent, qui n’a rien de commun avec les pécheurs, qui est plus élevé que les Cieux, et plus pur que les Séraphins. Qu’est-ce donc qui l’a pu faire mourir? C’est la malice des hommes; c’est la bonté du Père éternel; c’est la charité de ce Fils obéissant. Je l’ai frappé, dit le Père, pour le péché de mon peuple. Il s’est humilié, dit l’apôtre, en se rendant obéissant jusques à la mort, et à la mort de la Croix. Il ne faut rejeter la cause de ses souffrances que sur nos péchés, sur ceux d’Adam, et sur ceux de ses enfants. Non, les épines, quoique piquantes, n’eussent pu percer cette Tête, digne de la vénération des Puissances, des Principautés, des Vertus du Ciel, si mon orgueil ne les y eut fait entrer. Jamais les coups de fouet, quoique redoublés, n’eussent déchiré cette chair sacrée, si mes passions brutales n’en eussent augmenté la force. Jamais les clous, quoique très pointus, n’eussent fait de plaies à ces pieds et à ces mains, si mon avarice ne les y eut enfoncés. Jamais la mort n’eut attaqué l’Auteur de la vie, si mon ambition ne lui eu, pour ainsi dire, prêté la main, et n’eut conspiré avec elle. Quoi donc, les péchés des hommes ont-ils pu faire succomber la vertu de Dieu Non; c’est plutôt la haine que Dieu a pour le péché; c’est plutôt l’amour que le Père porte aux hommes; c’est plutôt l’obéissance que le Fils rend à son Père. Mais, quoi qu’on dise, il faut confesser que tout le mal vient du péché, puisque sans lui le Sauveur n’eut point eu besoin de mourir. Il aurait donc grand sujet de nous imputer sa mort, et de nous en rendre responsables; mais il aime mieux s’en prendre à sa charité, et à son zèle pour notre salut. Il nous décharge de ce crime, lorsque parlant du Sacrifice qu’il devait faire de sa vie : Nul, dit-il, ne m’ôte la vie; mais je la donne de moi-même. L’apôtre admirant ces excès de miséricorde et de bonté, disait en son nom de tous les enfants d’Adam; Jésus-Christ nous a aimés jusqu’à se livrer lui-même, et à s’offrir à Dieu, comme une victime d’agréable odeur. Quoi donc, ne présenterai-je rien au Seigneur qui m’a comblé de bienfaits, qui, pour me laver de mes péchés, m’a fait un bain de son sang? Je lui offrirai un cœur contrit et humilié; je lui offrirai des larmes, qui seront des preuves du regret sincère que j’ai de l’avoir grièvement offensé; je lui offrirai une volonté prête à faire tout ce qu’il demandera de moi. Demandez, Seigneur, tout ce qu’il vous plaira; car je suis à vous, et je ne puis vous refuser rien. Mais, ô mon âme, quelle autre chose crois-tu qu’il veuille de toi que ton salut? C’est ce qu’il désirait avec ardeur, lorsqu’il s’écriait sur la Croix : J’ai soif. Hé quoi, Seigneur, est-ce donc qu’après avoir travaillé pour nous jusqu’à la mort de la Croix, vous ne demandez autre chose de nous, pour marque de notre reconnaissance, sinon que nous coopérions avec vous à notre salut? C’est là sans doute l’exemple le plus admirable que vous nous puissiez donner d’une charité infinie. Donnez-nous donc ce que vous nous demandez, et demandez-nous ce que vous voudrez; car par-là votre volonté étant accomplie, notre obéissance sera parfaite, pour votre plus grande gloire, et pour notre plus grand bien.
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