Robert d’Arbrissel
Religieux, Fondateur, Bienheureux
+ 1117

Le bienheureux Robert était français de nation, natif du bourg d'Arbrissel en Bretagne, au diocèse de Rennes, issu de parents de condition fort médiocre. Son père s'appelait Damalioque, et sa mère Orguende, lesquels, quoique pauvres, ne laissèrent pas d'avoir le soin de le bien nourrir et l'élever dans l'étude des bonnes lettres. Pour cela ils l'envoyèrent à Paris, où il fit un si grand progrès dans les sciences, principalement en théologie, qu'il parvint au doctorat et devint un célèbre docteur, grand et habile prédicateur. De sorte que quelque temps après, savoir en l'année 1075, messire Sylvestre de la Guerche, chancelier du duc de Bretagne, et qui avait été marié, ayant succédé au siége épiscopal de Rennes, après le décès de Méen, vingt-unième évêque, il l'appela auprès de sa personne, pour s'en servir et en être assisté en la conduite de sa charge. Il le servit en qualité d'archiprêtre et d'official, et même de grand-vicaire l'espace de quatre ans, lesquels il employa à pacifier les troubles du diocèse, à retirer les biens ecclésiastiques d'entre les mains des laïques, qui s'en étaient emparés, à rompre les mariages incestueux et à purger le clergé des impuretés, mauvaises coutumes que la corruption du temps y avait introduites.

Mais il arriva que Dieu, ayant appelé à soi l'évêque Sylvestre, l'envie s'attachant aux plus belles actions de Robert, qui se voyait alors sans support, résolut de le perdre, si bien qu'il prit résolution d'abandonner ses charges et dignités pour aller mener une vie solitaire dans quelque désert. Passant par la ville d'Angers, il s'y arrêta l'espace de deux ans à lire et enseigner la théologie, en sorte toutefois qu'il ne perdit jamais la pratique de la prière, évitant sagement l'oisiveté par l'agréable vicissitude de cos deux exercices, de l'étude et de l'oraison. Dès lors, formant le dessein d'une vie plus austère, il endossa, comme saint Guillaume, une cuirasse de fer par-dessous son habit, et se retira en la solitude de la forêt de Craon en Anjou, avec un seul prêtre, qu'il avait jugé capable de son dessein.

Alors redoublant ses ferveurs à dompter et mortifier sa chair, il ajouta à sa cuirasse un cilice de soie de porc, se nourrissant des herbes seules qui croissent naturellement dans ce désert, avec de l'eau, la plate terre lui servant de lit, et quelque pierre de chevet. Mais ni la solitude, ni l'âpreté de sa manière de vie, n'empêchèrent pas les peuples de se transporter dans ce désert pour le voir; tous les bourgs même, et tous les villages circonvoisins y allaient par troupes, pour ouïr les saintes exhortations de ce nouveau prédicateur, dont l'efficace était si grande, que les uns s'en retournaient tout changés en leurs maisons, avec un regret d'avoir offensé Dieu, et une résolution de mieux vivre à l'avenir; les autres ravis de la force de ses prédications, et de la douceur de sa conversation toute céleste, ne pouvant se résoudre à le quitter, le supplièrent instamment de ne les point rejeter ni éloigner de sa compagnie, mais d'avoir agréable de les admettre sous sa discipline. Ce qui obligea ce saint homme d'embrasser pour Jésus-Christ tous ces nouveaux enfants, et de jeter le plan de sa congrégation sur le modèle de l'Église naissante. .

A cet effet, il donna la règle des apôtres à tous ces nouveaux disciples, d'avoir tout en commun, de n'être tous qu'un cœur et qu'une âme, et il les appela simplement chanoines réguliers. Il bâtit, au milieu de cette forêt, une maison avec un oratoire, pour les loger plus commodément, où ils s'occupaient jour et nuit i chanter les louanges de Dieu. Il appela cette demeure Notre-Dame de la Roue, d'où il fut nommé abbé. Il arriva que le pape Urbain second, qui s'était réfugié en France, étant allé à Angers, pour y dédier une église de Saint-Nicolas, que Geoffroi Martel, comte d'Anjou, avait bâtie et dotée avant que d'entrer en religion, il fit appeler le P. Robert pour prêcher en cette cérémonie. Sa Sainteté en demeura tellement satisfaite, qu'elle dit tout haut que le Saint-Esprit lui avait ouvert la bouche; en suite de quoi elle le fit prédicateur apostolique, avec pouvoir d'aller prêcher partout en son nom.

Cette nouvelle commission l'obligeant à mettre la main à l'œuvre, il commença par les diocèses voisins; il entra dans les villes, il prêcha au milieu des carrefours et des places publiques, avec tant de ferveur et avec si grand fruit, qu'une grande multitude de personnes de l'un et de l'autre sexe, renonçant aux pompes et aux vanités de ce monde pour gagner plus facilement le ciel, le suivaient partout, quelque part et en quelque endroit qu'il allât.

Cela lui donna occasion de chercher quelque désert ou solitude, où il pût séparer les femmes d'avec les hommes, afin d'éviter le scandale qui pourrait suivre de quelque dérèglement que le diable eût pu introduire dans cette multitude innocente, et leur procurer dans une agréable captivité la liberté de ne penser qu'à louer, honorer et servir Dieu.

n y a, sur les confins de l'Anjou et du Poitou, dans le diocèse de Poitiers, et néanmoins dans l'Anjou, de grandes campagnes, qui étaient pour lors couvertes de balliers et buissons, avec une ha-île forêt, séparées par un vallon, qui est arrosé d'un petit courant d'une fontaine, et l'on appelle ce lieu là Fontevrault, Ce fut là le désert que le révérend P. Robert choisit, pour y loger ce peuple de Dieu, sur les dernières années du xi" siècle ; et c'est de ce même lieu que l'Ordre religieux de Fontevrault a emprunté son nom.

Il commença l'établissement de ce nouvel Ordre par quelques cabanes ou cellules, pour se mettre à couvert, et se tenir à l'abri des injures du temps, et par une chapelle que la ferveur bâtit plutôt que la magnificence ; en sorte, néanmoins, que les femmes et les filles étaient séparées d'avec les hommes, vivant enfermées dans une clôture, n'ayant point d'autre emploi que l'oraison, tandis que les prêtres chantaient le divin office et célébraient la messe, et que les laïques s'adonnaient au travail manuel. Déjà trois ou quatre cloîtres avoient été bâtis pour les dames, et presque autant séparément pour les hommes en divers lieux éloignés. Enfin, les bâtiments et les églises de Fontevrault étant en état, il mit trois cents religieuses dans le grand monastère, et cent vingt femmes ou filles repenties dans le cloître de la Magdeleine. Ce grand serviteur de Dieu eut même le soin de loger les lépreux en un quartier séparé, au monastère de Saint-Lazare. Il logea enfin ses religieux auprès des religieuses, afin de leur administrer les sacrements en leurs nécessités.

Or, comme il ne voulut pas, suivant l'exemple des apôtres, quitter l'exercice de la prédication, pour prendre le soin du temporel, il établit, tant pour la conduite des bâtiments, que pour la direction de tout ce grand peuple, qui vivait à Fontevrault, Hersende de Champagne, comtesse de Mont-Soreau, sa première fille spirituelle depuis sa légation apostolique, et lui donna Pétronille de Chemillé pour son aide et coadjutrice. L'une et l'autre étaient dames d'une éminente piété et d'une rare prudence, dont elles avaient donné des preuves, chacune en son ménage, tandis qu'elles furent avec leurs maris. Ce prédicateur apostolique se voyant ainsi soulagé aux affaires domestiques, par la sage conduite de ces deux braves supérieures, alla faire un tour par la France, prêchant avec sa ferveur ordinaire, et voyageant pieds nus, jusqu'à ce que, chargé d'années, cassé de travaux et abattu de mortifications, ses assistants l'excitèrent à se servir d'une monture.

Je ne déduirai point ici les fruits ni les progrès admirables d» ce vertueux et saint personnage, ni les miracles que Dieu opéra par son moyen, pour la confirmation des vérités qu'il prêchait. II me semble que c'est assez de dire que l'évêque de Dol, son premier historien, ne craint point de l'appeler le Thaumaturge de son siècle, à cause des démons qu'il a chassés, des malades qu'il a guéris, des lépreux qu'il a nettoyés, et des morts qu'il a ressuscités. Mais n'est-ce pas une merveille étonnante, que s'étant fait très-pauvre pour Jésus-Christ, éloigné de son pays et de ses connaissances, appuyé seulement de la divine Providence, il ait entrepris au milieu du désert de Fontevrault, de bâtir plusieurs églises, avec un grand nombre de monastères pour les pauvres de Jésus-Christ? Et quoiqu'il n'y eût pas trouvé deux pierres l'une sur l'autre, il y ait toutefois assemblé jusqu'à deux ou trois mille tant serviteurs que servantes de Dieu, et leur ait assigné des quartiers et des cellules commodes, les ayant encore pourvus de revenus suffisants pour n'avoir point d'autre soin que de louer et bénir le saint nom de Dieu?

Quelque temps après l'établissement du monastère de Fontevrault, comme chef d'un nouvel Ordre religieux dans l'Église, le bienheureux Père Robert tomba malade, ce qui l'obligea de supplier les prélats voisins de le vouloir honorer d'une visite, afin de prendre leurs avis pour l'élection d'une nouvelle abbesse, qui fut Pétronille de Chemillé.

Après cela, plusieurs maisons de ce nouvel Ordre furent établies en différents endroits, tant de Poitou qu'ailleurs, entre lesquelles se trouve celle de Haute Bruyère, environ à huit lieues de Paris, qui fut fondée et bâtie par le roi Louis VI dit le Gros. Ce vénérable fondateur y envoya quelques religieuses de son grand monastère, sous la conduite de l'abbesse Pétronille, lesquelles il fut quelque temps après visiter avec le vertueux Bernard, abbé de Tyron, et chemin faisant, il réconcilia Bernard, ou Berniet, abbé de Bonneval, avec l'évêque de Chartres. Il retourna ensuite à Chartres, pour y pacifier quelques troubles qui s'y étaient élevés, a cause de l'élection d'un-nouvel évêque, nommé Geoffroi, que le comte de Chartres ne voulait pas reconnaître; ce qui se passa à l'avantage de l'évêque qui fut reçu dans la ville d'où il avait été chassé, et rétabli, lui et tout le clergé dans leurs biens. 11 fit bien davantage, car il fit faire vœu, tant à l'évêque qu'à tous les chanoines, sans en excepter un seul, que désormais ils empêcheraient et aboliraient la simonie ; ce que ni les papes, ni plusieurs conciles n'avoient pu abolir jusqu'alors.

Je ne puis omettre ici un exemple signalé de son même zèle et de sa merveilleuse constance, arrivé quelque temps auparavant, savoir en l'année HOO, en laquelle un concile de cent quarante prélats fut tenu en la ville de Poitiers, auquel présidaient de la part du pape Pascal H, les cardinaux Jean et Benoît, ses légats, où il s'agissait de fulminer l'anathème contre les mariages incestueux; ce que redoutant, Guillaume, duc d'Aquitaine, qui était pour lors en la même ville, s'emporta contre tous ces prélats avec tant de violence, qu'il donna à ses gens le pillage de tout ce qu'ils avoient, avec commandement exprès de se saisir de leurs personnes, et de les battre et maltraiter même jusqu'à la mort ; ce qui les fit tous fuir, à la réserve des seuls abbés Bernard de Tyron et Robert d'Arbrissel, lesquels demeurèrent si fermes et constants, que sans partir de la salle, ils fulminèrent l'excommunication, estimant qu'il leur serait glorieux s'il leur fallait mourir avec Jésus-Christ, ou souffrir quelque affront signalé pour sa gloire et pour la défense de la sainte Église, sa très chère épouse.

Pour reprendre le fil de notre histoire, ces deux sages et vertueux abbés se séparèrent enfin, celui-là en son abbaye de Tyron, celui-ci en celle d'Orsan en Berry, où l'on avait bâti un cloître de simple charpente, pour y mettre à couvert des religieuses de Fontevrault, que lui-même y avait établies, en attendant que l'on y eût fait un plus solide bâtiment. En chemin faisant, des voleurs se rencontrèrent, qui dévalisèrent cette innocente compagnie, et lui enlevèrent tout le bagage, jusqu'à la monture du bienheureux Père Robert. Mais un religieux de la même compagnie leur ayant crié que c'était l'homme de Dieu, Robert d'Arbrissel, ces voleurs furent saisis d'une si grande épouvante, qu'ils se jetèrent à ses pieds, lui demandèrent pardon, et protestèrent de quitter leur brigandage et de mener une meilleure vie à l'avenir; ce que le bon Père voyant, il ne leur pardonna pas seulement, mais par un excès de bonté, il les fit participants de tout le bien que Dieu avait fait, et devait faire à l'avenir, par lui et par tous ses enfants, leur accordant pour cet effet des lettres de filiation , que les fondateurs et généraux des Ordres octroient d'ordinaire à leurs plus insignes bienfaiteurs.

Enfin, étant arrivé à Orsan, après un séjour d'environ quinze jours, les religieux de Bourg Dieu l'ayant supplié de leur donner une visite, il y alla. Mais il n'y séjourna pas longtemps, parce qu'il fut atteint d'une maladie qui l'obligea de se faire rapporter à Orsan, où il arriva le 18 de février de l'année 1117, et où reconnaissant que Dieu le voulait retirer de ce monde à l'autre, il se munit aussitôt de tous les sacrements de l'Église, pour être mieux disposé à obéir à sa sainte volonté.

Cependant, comme il ne voulait plus avoir d'autres pensées ni d'autres entretiens que pour le ciel, avec Dieu, sa divine majesté permit qu'une troupe de démons lui apparurent en cette extrémité. Alors ce grand serviteur de Dieu s'étant fait présenter la croix devant lui, et s'armant du bouclier de la foi : Arrière d'ici, leur dit-il, troupe maudite/ vous n'avez rien à y prétendre; arrière d'ici donc, le Seigneur le veut et l'ordonne. Puis faisant le signe de la croix, toute cette escouade d'enfer s'évanouit. Ensuite s'adressant à Jésus-Christ : Seigneur, lui dit-il, tirez au plus tôt mon âme de cette prison : je n'ai rien à souhaiter en terre, ayant mis tous mes désirs dans le sein de votre bonté. Ainsi il rendit son âme à Dieu le 24 du même mois de février, et en la même année 1117, selon la tradition de son Ordre, étant âgé de soixante-dix ans.

Son corps, ainsi qu'il l'avait désiré, fut conduit par l'archevêque de Bourges, nommé Léger, qui l'avait assisté en mourant i Fontevrault, où se trouvèrent Rodolphe, archevêque de Tours ; Renauld, évêque d'Angers, avec Foulques le Jeune, comte d'Anjou, plusieurs abbés, des prêtres sans nombre, toute la noblesse du pays, et un nombre innombrable de peuple. Tout Fontevrault lui alla au devant jusqu'à Candes, pieds et têtes nus. Il fut porté dans le chœur du grand monastère, où le même archevêque de

Bourges fit son oraison funèbre; puis il fut déposé auprès du grand autel, où l'on voit aujourd'hui son tombeau élevé de terre, et sa statue en marbre blanc, avec les habits sacerdotaux, et le bâton pastoral en main, sur une tombe de marbre noir; quoique de sou vivant il eût prié et recommandé de ne lui donner aucune sépulture que dans le cimetière.

Pour son cœur, il fut laissé à Orsan, où il fut mis en une petite pyramide de pierre, de la hauteur de trois pieds, laquelle on voit encore aujourd'hui auprès du grand Autel contre la muraille, du côté de l'Évangile. Il est vrai qu'elle n'est pas en son entier, parce que durant les désordres de la guerre pour la religion en l'année 1562, un soldat du duc de Deux-Ponts avait entrepris de la rompre; mais par une merveille de la toute-puissance de Dieu, cet impie, après avoir donné plusieurs coups sur la pierre, devint subitement aveugle ; à quoi la tradition ajoute, qu'il devint aussi immobile. Alors, par un trait de la divine bonté, ce soldat reconnaissant sa faute, en demanda pardon à Dieu, abjura ses erreurs et accomplit une neuvaine sur le même lieu, au bout de laquelle il recouvra la vue, tant du corps que de l'âme, au rapport des habitants d'Orsan, lesquels l'ont appris de leurs pères, qui en ont été spectateurs et témoins oculaires.

La même tradition nous apprend que plusieurs autres miracles ont été opérés à son tombeau, et ailleurs, par son intercession, pour lesquels, outre les très-grandes vertus qui ont paru en sa vie, quelques auteurs ne craignent point de lui donner le titre de bienheureux et de saint; et en effet, il passe pour tel en son Ordre, où dans leurs anciennes litanies il y a : Sancte Roberle, ora pro nobis. La fontaine même qui est à Fontevrault, est nommée la Fontaine de Saint-Robert, dont les eaux sont comme une source de miracles. Et quand on parle à Orsan du cœur de ce grand homme, on ne l'appelle point autrement que le saint cœur; où des personnes digues de foi ont déposé avoir senti une odeur très agréable.

Sur quoi l'on peut voir ce que le Père Niquet a écrit de l'Ordre de Fontevrault ; il remarque que ce pieux archevêque de Bourges, duquel nous avons parlé, ne voulut point d'autre sépulture que celle de ce même cœur. De même Pierre, évêque de Poitiers, personnage d'une grande sainteté, qui, durant la persécution du duc Guillaume, mourut en exil pour la gloire de Jésus-Christ, choisit sa sépulture auprès de celle de son bon ami Robert d'Arbrissel. Et aujourd'hui, depuis qu'en 1623 on ouvrit le tombeau de ce bienheureux Père, les cendres de l'un et de l'autre ne sont plus séparées, ayant été mises ensemble dans un même coffre de plomb, en attendant qu'on les élève en un lieu plus conforme à leurs mérites, et qu'il plaise à Sa Sainteté de permettre que l'on puisse plus librement leur donner les titres glorieux de bienheureux et de saints.

Pedro de Ribadeneyra : Les vies des saints et fêtes de toute l'année, Volume 2 ; traduction : Timoléon Vassel de Fautereau.

 

 

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