Le Livre des douze Béguines

Introduction

Première partie - De la vie contemplative

1 L'amour de Jésus qui conduit au Père

2 Quelle réponse donner à l'amour de Jésus

3 L'Eucharistie

4 L'âme raisonnable

5 La vraie contemplation

6 Les quatre modes de l'amour

7 L'amour en Dieu

8 Les quatre modes de notre amour pour Dieu

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 Introduction

  

La dernière œuvre connue de Ruysbrœck est "Le livre des Douze Béguines". Ce livre aurait été publié aux environs de 1360. Le saint prieur de Groenendael, qui devait vivre encore une vingtaine d'années, demeura ensuite dans le silence et la solitude, au moins pour ce qui concerne ses ouvrages écrits.  

Le Livre des douze Béguines doit son nom au poème, assez long, qui commence cet ouvrage. Afin de montrer une nouvelle fois, et d'expliquer ce qu'est la vraie vie spirituelle, Ruysbrœck met en scène douze béguines, c'est-à-dire des personnes pieuses, s'appliquant à une vie chrétienne en vue de la perfection. Chaque béguine exprime sa pensée sur l'amour de Jésus. Et ce que l'auteur leur fait dire résume toute sa doctrine sur les moyens de servir Dieu et de l'aimer de façon à parvenir au sommet de la vie contemplative.  

Dans le traité suivant, intitulé: "Les divers exercices de l'amour, faux et vrais", Ruysbvrœck revient aux quatre modes d'expression de l'amour: la vie active qui appartient aux amis et qui est de précepte; la vie contemplative appartient aux esprits élevés qui vivent selon les conseils de Dieu; le troisième mode est l'amour élevé et éclairé dans la lumière divine, en fait, la vie ordonnée à l'action et à la contemplation; le quatrième mode consiste à être un avec Dieu en amour. 

L'auteur profite de son travail pour dénoncer les quatre erreurs qui s'élèvent contre Dieu lui-même, Père, Fils et Saint-Esprit, et particulièrement contre l'humanité sainte du Seigneur.  

Le troisième traité "L'univers en relation avec la vie spirituelle de l'homme" est plus développé; mais, étroitement lié aux connaissances scientifiques du XIVème siècle, il concerne moins notre monde contemporain. Ce traité établit une relation entre l'univers créé et la vie spirituelle de l'homme, notamment la vie contemplative: vie intérieure et cachée, puis vie intérieure et céleste. C'est la description des Sept degrés d'amour spirituel. On retrouve ici la pensée familière de Ruysbrœck: rentrer en soi-même puis en Dieu, sortir par les bonnes œuvres. La présentation des hommes rencontrés, bons et mauvais, permet à Ruysbroeck de fustiger encore une fois les faux mystiques et les prélats prévaricateurs. 

La quatrième partie fait revivre la vie, la passion et la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ dont les différentes phases sont mises en relation avec les sept heures canoniales. 

Pour rendre plus facile l'accès à la pensée de Ruysbrœck exprimée dans les "Douze Béguines", nous ne suivrons pas systématiquement l'ordre de son texte. Sa pensée étant développée dans chacune des quatre parties de ce livre, lorsque cela nous semblera nécessaire, nous intégrerons ce qui concerne un thème donné dans un même chapitre de notre propre étude. Les redites seront souvent inévitables. Les bons pédagogues ne s'en plaindront pas.

 

Les douze Béguines

 

Première partie, chapitres 1 à 16

Deuxième partie, chapitres  17 à 28

Troisième partie, chapitres 29 à 69

Quatrième partie, chapitres 70 à 84

 

Première partie
 

De la vie contemplative

 

"Douze béguines réunies parlaient ensemble du très noble Seigneur Jésus, chacune selon sa pensée: 'Venez, louons l'amour qui est suave dès l'abord et d'une douceur souveraine'." En réalité, nous découvrons rapidement que chaque béguine exprime une phase de toute vie spirituelle.

 

1
L'amour de Jésus qui conduit au Père

 

La première béguine dit: " Je veux porter l'amour de Jésus... Que Dieu m'en donne la force. Il est juste que nous l'aimions..."

La deuxième dit: "Je voudrais bien l'aimer, si je savais comment m'y prendre..." En fait, le cœur de cette béguine est encombré de trop soucis. 

La troisième dit: "Il vint à moi comme un vrai ami, et me proposa mille choses belles. Mais voici qu'il a fui loin de moi, inconstant... Je le poursuis comme je puis..." 

La quatrième dit: "L'amour de Jésus m'a déçue; il m'a arraché cœur et sensibilité, et je ne sais à qui m'en plaindre... Il exige de moi plus que je ne puis donner: ce n'est pas commerce équitable." 

La cinquième dit: "J'aurais tort si je voulais me plaindre... Il arrive d'ordinaire que celui qui a peu travaillé ne reçoive que peu en retour." 

La sixième dit: "Jésus peut-il donc effrayer?... Nos béguines sont une honte pour Jésus..." 

La septième dit: "La faim de mon âme est si grande, que si j'avais tout ce que Dieu donna jamais, cela ne pourrait me rassasier... Mon impatience en tel besoin, nul ne peut la deviner." 

La huitième dit: "Le Seigneur Jésus est un très doux canal, d'où coule abondance de joie... Il est mien et je suis sienne: je ne puis me passer de lui... Eussé-je sur toutes choses pouvoir, je choisirais Jésus pour mon Dieu, tant il m'est doux de vaquer à lui." 

La neuvième dit tristement: "L'amour du Seigneur Jésus m'a délaissée. Je le poursuis à travers des voies inconnues: et ainsi je vis errante... Maintenant je n'ai rien, et j'en ressens grande tristesse: il m'a volé mon cœur." 

Mais la dixième a mieux compris: "L'amour de Jésus est si beau, il a rempli mon âme: il me verse son vin généreux, toujours des coupes pleines... Elles ont tort celles qui n'en parlent pas bien." 

La onzième rencontre les ténèbres: "Ai-je un désir? Je ne sais; car dans une ignorance sans fond je me suis perdue moi-même... comme en un abîme immense; je n'en puis plus revenir." 

La douzième béguine conclut la pensée de Ruysbrœck: "Toujours bien faire, c'est là ma volonté, car l'amour ne peut rester oisif. Pratiquer la vertu dans une fidélité sincère... c'est ce que j'estime hautement. Contempler la Divinité sublime, se fondre en face de l'amour... c'est une très noble manière. Demeurons ensemble, et parlons toujours des choses du ciel... 

Et la béguine poursuit par une profession de foi: "Notre Père céleste nous a aimés; il nous a envoyé son Fils... qui nous a rachetés par sa mort... Pour lui nous devons vivre et prier notre Dieu du ciel, pour que nous accomplissions son commandement, toujours en vue de sa gloire..." 

Ruysbrœck va maintenant commenter les réflexions des douze béguines.

 

2
Quelle réponse donner à l'amour de Jésus

 

2-1-Le constat 

"Voyez, dit Ruysbrœck, tel est l'état des bonnes béguines, qui peinent beaucoup pour la vertu..." Hélas! s'afflige notre auteur, "nous en voyons vivre ainsi encore aujourd'hui. Cependant cet état est bien déchu et c'est l'infidélité qui en est cause. 

Voulez-vous être vraiment fidèle, que votre cœur adhère à Dieu, par amour, en toute vérité... Soyez douces et modestes parmi celles qui sont emportées et se blessent facilement... qui s'irritent pour un rien, se réconcilient difficilement... qui sont suffisantes, obstinées et n'écoutent personne... colères, irritables, sans miséricorde... Elles n'en ont ni la vie ni l'apparence. Supportez et souffrez de si mauvaises compagnes, et Dieu bénira votre vie...

Toute sainteté vient de Dieu pour ceux qui vivent ses préceptes." (Chap. 1) 

2-2-Les remèdes 

Ceux qui veulent monter les degrés célestes doivent "mépriser le monde du fond de leur cœur; ils seront remplis de la grâce de Dieu, pourvu qu'ils suivent ses conseils.  

Ceux qui ont quitté les choses terrestres sont remplis de charité et la pratiquent... sont les plus riches de ce monde: ils sont intrépides et fort courageux... Ils n'ont pas à se soucier... Ils ne cherchent pas ce qui paraît au dehors, car ils ne désirent pas qu'on les loue. 

Ils ne choisissent pas de manières singulières, mais veulent être semblables aux autres gens de bien: ils se conforment aux pratiques de la sainte Église... Ils ont en grande estime tous les sacrements, sûrs d'y trouver la grâce de Dieu."  (Chapitre 2)

Pour monter les degrés célestes, il faut pratiquer les sacrements. Pour Ruysbrœck, le plus grand sacrement, après le baptême, c'est l'Eucharistie. Ruysbrœck enseigne comment il faut se préparer à ce grand sacrement, et quels en sont les fruits. (Chapitre 3)

 

3
L'Eucharistie

 

3-1-La préparation 

Il faut d'abord se tenir en présence du Christ, s'examiner soi-même et dire: "Ayez pitié de moi, Seigneur miséricordieux. Je ne suis pas digne que vous veniez en moi..." Alors Dieu répond: "Ô homme, j'ai entendu ta prière, je veux répondre à ta tristesse, agir selon ta confiance. Reprends joie, courage et sécurité... Je veux être ta nourriture, me donner à toi, être tien... Tu te souviendras de ma passion et de ma mort, et aussi de mon amour éternel. Si tu fais cela, tu auras la paix... Si tu veux, tu peux recevoir le sacrement." (Chapitre 3 et 4) 

3-2-Contempler la grâce de l'Eucharistie 

      3-2-1-L'action de grâce eucharistique 

L'homme qui vient de communier parle à Dieu: "Je reçois volontiers le Saint Sacrement: il m'est un don précieux. Je reçois en lui votre corps sacré, qui m'est doux et bien délicieux, puisqu'il est mon pain céleste... Il est aussi le pain des anges. Le monde ne peut pas le goûter: il se réjouit et s'attriste d'autres choses. 

Seigneur, je soupire, j'aspire, je désire: plus je mange, plus aussi j'ai faim, plus je bois, plus aussi j'ai soif..." (Chapitre 5)

Voici que Jésus parle: "Observe mon bien-aimé, ce que j'ai fait pour toi. Je t'ai donné et laissé ma chair et mon sang vivant, en nourriture et en breuvage, pour répandre un goût céleste, pénétrant chacun selon tout ce qu'il peut désirer, goûter et sentir. J'ai nourri et rassasié tes désirs et ta vie affective de mon corps torturé et glorifié. Ton amour et ton être raisonnable, je les nourris et remplis de mon esprit et de tous mes dons, ainsi que de tous les mérites par lesquels je plais à mon Père. J'ai donné ma propre personne comme aliment à ta contemplation et à ton esprit élevé, afin que tu puisses vivre en moi, et moi, Dieu et homme, en toi, dans la ressemblance des vertus et dans l'unité de la fruition... Mon Père et moi, nous avons rempli le monde de notre Esprit, de nos dons et de nos sacrements, selon les désirs et les besoins de chacun. Homme, vois comment j'ai vécu pour toi et comment je t'ai servi, ce que j'ai souffert pour toi et ce que je t'ai promis: sois reconnaissant et donne-moi réponse de tout ton pouvoir." (Chapitre 10) 

Car le pain et le vin ne s'épuisent jamais, et l'homme peut s'écrier: "Toujours il en reste plus que ne pourraient consumer tous les vivants. Seigneur, vous êtes un hôte libéral... Seigneur, votre sang est plus généreux que le vin de grenades... j'en veux remplir tous mes vaisseaux: je n'ai plus rien à faire au dehors. Je suis tout rempli, et pourtant je désire... Je poursuis ce qui me fuit. Mon désir doit toujours suivre, je le sais; mais comment le mode atteindrait-il ce qui est sans mode?" 

      3-2-2-Réflexions sur l'Eucharistie 

Ruysbrœck, se référant à des sectes qui se croyaient faussement mystiques, s'indigne.  Il s'écrie: "Tu prétends encore, indigne menteur, que le corps du Christ est on propre corps; tu penses être sa chair et son sang, et un avec lui: et lorsqu'on consacre son corps sacré, lorsqu'on l'élève ou le porte dans le Sacrement, tu crois l'être avec lui. Aussi ne ressens-tu nul désir ni aucune révérence pour le corps du Seigneur, ni plus de joie à contempler le saint Sacrement, que n'en aurait un chien accompagnant sa maîtresse à la messe: tu as autant d'intérêt pour le mur de l'église que pour le saint Sacrement entre les mains du prêtre. Écoute donc, âne sans raison, que je te dise l'exacte vérité..." (Chapitre 10) 

3-3-Rappel de la doctrine Eucharistique  

Très souvent Ruysbrœck revient sur le thème de l'Eucharistie et sur le respect que l'on doit avoir envers ce merveilleux sacrement.  

      3-3-1-Historique 

Ruysbrœck raconte, tout en contemplant l'Évangile: "À la Cène, lorsque le Christ consacra son très saint corps et son sang précieux, il prit le pain en ses mains saintes et vénérables et, levant les yeux au ciel vers son tout-puissant Père céleste, il lui rendit grâces et le loua. Il bénit le pain et le rompit, et il dit à ses disciples: 'Prenez et mangez-en tous: ceci est mon corps.' Or, Jésus-Christ est la vérité éternelle; il ne peut ni mentir ni nous tromper. Ensuite, de la même manière, il prit le calice de vin en ses mains saintes et vénérables, il rendit grâces et loua de nouveau son Père céleste, et bénissant ce calice, il dit à ses disciples: 'Prenez et buvez-en tous: ceci est le calice de mon sang qui pour vous et pour beaucoup d'hommes sera versé en rémission des péchés. Et toutes les fois que vous offrirez ce sacrifice, vous le ferez en mémoire de moi, c'est-à-dire, de mon amour, de ma passion et de ma mort.' Voyez, poursuit Ruysbrœck, ce sacrifice a été institué au commencement par Jésus-Christ lui-même, en son corps sacré et son précieux sang.  

C'est ce que nous attestent les quatre Évangélistes et la pratique de la sainte chrétienté, depuis le temps où le Christ a envoyé son Saint-Esprit aux apôtres et à tous les fidèles disposés à le recevoir..." 

      3-3-2-Retour sur l'hérésie de la secte du Libre esprit 

Ruysbrœck ne peut plus achever son récit. Les prétentions des membres de la secte du Libre esprit le bouleversent trop, et il n'hésite pas à s'insurger: "Néanmoins jamais saint personnage n'eut l'audace, ni la prétention d'oser dire: 'Le corps du Christ c'est mon corps, et son sang est mon sang.' Marie elle-même, la Mère de Dieu, ne peut pas dire: 'Le corps de mon Fils est mon corps', car ce corps est de celui-là seul, qui est Dieu et homme tout ensemble, et de nul autre.  

C'est pourquoi nous vénérons et adorons son corps dans le Sacrement, et nous l'offrons à Dieu, selon qu'il a été torturé par amour, en expiation de nos péchés et pour l'utilité de la sainte chrétienté." 

Impitoyable, Ruysbrœck poursuit, toujours à l'adresse de la secte du Libre esprit: "Comprends donc, dans ton abjection et ton aveuglement, que l'âme du Christ... avait une contemplation plus claire et plus haute que tous les hommes qui furent ou seront jamais. Pour toi, tu ne possèdes ni vie contemplative, ni vie active, ni même aucune vertu qui puisse plaire à Dieu et te sauver.  

Ainsi est content le chien qui dort et qui rêve d'avoir dans la gueule un morceau de viande; lorsqu'il se réveille il n'a plus rien; et voilà bien ce qui t'arrive. Car un faux dépouillement d'images t'a mis dans l'erreur, de sorte que tu penses posséder la contemplation divine, alors que tu ne connais rien ou fort peu de Dieu... Tu penses être le Christ ou n'être qu'un avec lui; et tu crois que tout honneur qu'on rend au Christ est rendu à toi-même, autant qu'à lui: c'est une erreur impie.  

Nous, c'est le Christ que nous adorons: c'est en lui que nous croyons et que nous espérons, car il est notre Dieu: et si nous agissions comme toi de telle façon, nous serions des incrédules et des maudits." (Chapitre 21) 

Et, poursuivant sa diatribe, notre auteur ajoute: "Pour toi, tu refuses au Christ tout privilège qui l'honore ou le loue. Qu'il soit né d'une vierge, tu n'y vois rien que d'accidentel, et tu ne penses pas lui être inférieur pour cela: une femme vulgaire eût tout aussi bien pu être sa mère. C'est là un blasphème contre Dieu et contre la Vierge toute pure, que de comparer à une femme quelconque celle qui, dès l'éternité, a été choisie au-dessus de toutes les créatures pour être la Mère de Dieu. N'eusses-tu commis que cette impiété, elle te mériterait l'enfer et la mort ici-bas par le feu: car tu es un incrédule, un excommunié, maudit et rejeté de Dieu et de tous les saints, ainsi que de la sainte Église." (Chapitre 21) 

      3-3-3-La miséricorde de Dieu 

Heureusement Ruysbrœck connaît la miséricorde de Dieu; il a affirmé à de nombreuses reprises que les pécheurs qui reviennent à Dieu de tout leur cœur seront pardonnés.  

C'est pourquoi, se reprenant, Ruysbrœck ajoute: "Mais la miséricorde de Dieu est grande et dépasse toute mesure; il a rempli et comblé le Christ son Fils de ses dons et de toute la richesse des grâces et des vertus. Aussi le Christ a-t-il pouvoir sur toutes les créatures au ciel et sur la terre; et il est mort par amour.  

Prends pitié de toi-même, et rougis de honte; humilie ton cœur qui sent l'orgueil, mais ne désespère pas; cherche, au contraire, grâce et miséricorde: tombe aux pieds de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et incline-toi devant la grandeur de sa Mère glorieuse : alors tu trouveras sans aucun doute le pardon de tous tes péchés." (Chapitre 21)

 

4-L'âme raisonnable

 

Ruysbrœck aborde de nouveau sa réflexion philosophique: "Mode et sans-mode sont deux choses, qui jamais ne feront un, car ils doivent demeurer distincts... Tout ce qui est foi, ordre, sage mesure, doit être justement estimé, car la pratique de la sainte Église consiste en ordre, mesure, bonnes œuvres. Sans mode nul ne peut vivre ni au ciel ni sur la terre. C'est en ordre, mode, poids et mesure, que Dieu a créé toutes choses. Ainsi devons-nous vivre selon les modes de la raison, afin que, au-dessus de la raison, nous ayons une vie contemplative." (Chapitre 5) 

Tous les hommes, doués d'une âme raisonnable, sont appelés à la vie contemplative. Mais au juste, qu'est-ce qu'une âme raisonnable?  

4-1-Qu'est-ce qu'une âme raisonnable? 

Ruysbrœck rappelle la nature de l'âme raisonnable. Pour lui, "l'âme raisonnable, dans l'état de pure nature, possède au-dessous d'elle-même la nature mortelle avec ses cinq sens, mais elle-même est spirituelle, raisonnable et immortelle. En elle-même elle a trois puissances: la mémoire, l'entendement et la volonté, et par nature elle peut choisir ce qu'elle veut, le bien ou le mal; et au-dessus d'elle-même elle possède Dieu et sa grâce. Si elle choisit le mal et le péché, elle est faussée et désordonnée... L'esprit qui n'a pas aimé Dieu, est rejeté et méprisé de lui et jeté dans les ténèbres extérieures qui n'auront jamais de fin." (Chapitre 52) 

4-2-L'âme raisonnable et la grâce de Dieu 

"L'âme raisonnable que Dieu a remplie de la fontaine de ses grâces, voit jaillir en elle quatre fleuves de grâces qui sont les quatre modes de vertus. Le premier fleuve de la grâce divine nous enseigne les trois modes selon lesquels se pratique le service de Dieu: le premier est sensible, le second spirituel et le troisième divin." 

Remarque:  

Les lecteurs des œuvres de Ruysbrœck peuvent se heurter à une véritable difficulté. Généralement Ruysbrœck annonce, au début d'un chapitre ou d'un paragraphe, un certain nombre de thèmes ayant chacun des sous-thèmes. Mais à mesure que se développe sa pensée, Ruysbrœck s'éloigne souvent de son sujet. Le lecteur trop cartésien aura parfois du mal à le suivre; il cherchera souvent le dernier thème, ou même l'avant dernier... Il ne le trouvera pas toujours, ou alors, bien loin dans le texte... Nous avons fait de notre mieux pour rassembler les sujets avec leurs titres et sous-titres. Que le lecteur nous excuse si nous avons fait quelques erreurs...  

      4-2-1-Le premier fleuve de grâces 

"Le premier mode du premier fleuve de grâces, qui est sensible, est commun aux méchants et aux bons; il nous apprend à nous appliquer au service de Dieu d'une façon sensible, selon la raison et l'ordre, en conformité avec les règlements de la sainte Église, en nos paroles et nos actions... Cependant il faut bien savoir que les pratiques sensibles et corporelles, quelque importantes et respectables qu'elles soient, ne peuvent nous rendre ni saints ni bienheureux, puisque les méchants et les bons les accomplissent également...  

Tous les hommes, aussi bien ignorants que lettrés, doivent, surtout à la messe, s'élever vers Dieu par le cœur, avec intention droite et amour, en offrant à notre Père céleste la passion et la mort ignominieuse avec la sainte effusion de sang de son Fils pour le rachat de nos péchés... 

La même fontaine de la grâce nous enseigne encore un mode supérieur de vertu, auquel nous sommes tous tenus envers notre Père céleste... Ce mode est éternel et bienheureux, et il nous apprend à élever au ciel notre âme raisonnable vers le Père céleste, au-dessus de toutes les pratiques sensibles et de toutes les bonnes œuvres extérieures. C'est ce que nous enseigne la raison, aidée de la nature, des Écritures... Toutes les créatures nous apprennent... que nous devons chercher et rencontrer notre Créateur au-dessus de nous dans le ciel. Là, notre âme raisonnable se livrera à la foi et à la confiance... à l'action de grâces et à la louange; elle honorera, confessera, bénira, invoquera et adorera le saint nom de Dieu. C'est là que coulent les fleuves de la grâce... Le Père parle à l'âme, et celle-ci lui répond, sans bien savoir comment. Entre la parole et la réponse elle défaille. Elle doit se taire, s'incliner vers le Père... L'heure passe et l'âme redescend, pour se livrer aux vertus comme auparavant. 

Le troisième mode, qui découle du premier fleuve de la grâce, nous conduit à Dieu et nous unit à lui. Ce mode peut mieux être appelé sans mode que mode. Il débute lorsque l'âme raisonnable a épuisé toutes ses forces et tout son pouvoir dans l'amour. Là commence l'amour sans mode... Au-dessus de l'amour ordonné, l'entendement pur et dépouillé. Au-dessus des vertus se trouve la verture foncière... Au-dessus des pratiques de vertu, l'inaction. Au-dessus de tout mode, l'être sans mode; au-dessus des pratiques intérieures raisonnables, la vie contemplative...  

Là commence l'esprit aimant, vraie vie de l'âme, qui sans cesse adhère à Dieu par amour... Le Père céleste dit alors à l'esprit aimant: 'Ouvre ton œil simple et contemple qui je suis: l'être, la vie, la sagesse, la vérité, la béatitude éternelle, l'amour sans fin... Perds-toi en moi, ainsi pourras-tu te trouver en moi, et moi en toi... Sois libre en toi-même et liberté en moi; sois bienheureux en toi et béatitude en moi. Je te donne une claire et simple connaissance de moi-même en toi; et une ignorance sans fond et impénétrable de moi-même, c'est là ce que je te donne. Perds-toi et trépasse de toi-même en toi; sois sans distinction une simple béatitude avec moi."  (Troisième partie - Chapitre 53) 

Curieusement Ruysbrœck décrit ici le stade le plus haut de la contemplation. Plus loin, au chapitre 66, il résumera sa pensée: "Ce premier fleuve de grâces et de vertus... meut notre puissance aimante, conviant notre esprit à suivre le Christ en Dieu et à posséder avec lui l'unité d'amour..." 

      4-2-2-le deuxième fleuve de la grâce divine 

Le deuxième fleuve de la grâce de Dieu vient du Saint-Esprit, à travers l'âme raisonnable, jusqu'à notre vie sensible. Il éclaire notre raison et meut notre désir, nous invite à dominer et à obéir à Dieu et à la sainte Église... selon la très chère volonté de Dieu. Et ainsi "notre nature demeure toujours en paix, sans sollicitude, sans souci, simple et sans complication, dans la vraie tranquillité." (Chapitres 54 et 66) 

Dans le chapitre 54, Ruysbrœck revient très longuement sur la création du ciel et de la terre, puis sur la création de "deux natures intelligentes qui sont les anges et les hommes: les anges dans le ciel, les hommes sur la terre, afin qu'ils lui rendent grâces, le servent et chantent ses louanges." Ruysbrœck évoque la lutte entre les bons et les mauvais anges: "Mais la haine, la colère et l'envie des damnés s'élèvent toujours contre Dieu et contre tous ceux qui aiment Dieu et le servent. Et ainsi les anges sont-ils séparés et divisés selon qu'ils sont avec Dieu ou contre Dieu... et cela doit demeurer ainsi éternellement." 

Puis, notre auteur évoque la création d'Adam et d'Ève, leur désobéissance et leur expulsion du paradis. Mais contrairement à ce qui se passa pour les mauvais anges, "ils gardèrent la liberté de la nature que Dieu leur avait donnée, car leurs péchés n'étaient pas à jamais irrémissibles: en faisant pénitence et en implorant miséricorde, ils pouvaient obtenir béatitude et salut... Ils conservaient la noblesse et la liberté de leur volonté, et ils avaient connaissance de la mort et de la vie, du bien et du mal. Ils aimaient le bien et haïssaient le mal, et ainsi se pouvaient se tourner vers Dieu et obtenir le pardon..." Il en est de même pour tous leurs descendants. (Chapitre 54)  

      4-2-3-Le troisième fleuve de la grâce divine 

Ruysbrœck quitte brusquement le fleuve de la grâce divine. Il y reviendra dans son chapitre 66 dans lequel il écrit: "Le troisième fleuve des grâces divines meut notre cœur et notre âme, et nous invite et presse à être patients, doux et humbles de cœur... Ainsi sommes-nous les fils de Dieu et possédons-nous notre âme et notre vie intérieure en repos et en patience, et dans une paix tranquille et sans contradiction de la volonté." 

      4-2-4-Le quatrième fleuve de la grâce divine 

"Le quatrième fleuve de la grâce divine s'écoule du Saint-Esprit; il est chaud et clair, et coule au midi de notre vie spirituelle, c'est-à-dire dans notre intime, dans notre âme et dans toutes nos puissances. Il nous meut et nous remplit de grâces et il exige de nous une charité sincère envers Dieu et envers tous les hommes... en conformité avec ce qui est ordonné par Dieu." 

Ruysbrœck décrit alors l'état de ceux qui ont été baptisés et sont donc nés de Dieu: "Ils vivent de Dieu et pour Dieu; ils vivent en Dieu et Dieu en eux.  

Ils poursuivent, aiment et possèdent Dieu au-dessus d'eux-mêmes et au-dessus de tout ce qu'il a créé. Ils vivent avec Dieu au ciel et le fruit de leurs labeurs est pour l'éternité.  

Ils haïssent et méprisent la volonté propre qui est née de la chair...  

Ils détestent et fuient tout ce qui pourrait donner à leur cœur des impressions de joie ou de tristesse, et empêcher et gêner leur pur retour intérieur vers la vérité qui est Dieu. 

Ils recourent à Dieu pour les pécheurs... afin qu'il les épargne et pardonne leurs crimes..."  

4-3-Les exigences de Dieu et l'envoi de Jésus-Christ chez les hommes 

Ruysbrœck peut maintenant contempler tous les bienfaits que les âmes ont reçues de la fontaine de grâces divines. Mais pour en profiter pleinement, il faut obéir aux exigences de Dieu qui, connaissant notre faiblesse, nous a envoyé son Fils, pour nous aider.  

Ruysbrœck écrit: "Dieu veut être entièrement nôtre avec tout ce qu'il est, et il invite l'intime de notre âme à lui répondre et à être à lui avec tout nous-mêmes... de sorte que nous le servions lui seul... Nous avons une dette qui consiste à vivre pour Dieu et à être de fidèles et loyaux serviteurs... Et c'est pourquoi nous devons nous servir mutuellement en bonnes œuvres et en toutes les vertus: c'est la justice selon Dieu. Les anges glorieux servent Dieu et nous servent: c'est leur béatitude éternelle.

Le Christ, le Fils de Dieu, nous a été envoyé pour nous servir en vraie humilité. Il s'est voué à notre service et à celui de son Père céleste jusqu'à la mort en vraie obéissance. Et son nom a été exalté au-dessus de tout nom pour la gloire éternelle. Et il nous a rachetés par sa mort afin que nous vivions pour lui en liberté éternelle. Nous vivons pour lui et il vit pour nous.  

Nous vivons en lui et il vit en nous. Il nous aime et nous l'aimons de retour: et il est un en nous par amour, et nous sommes un avec lui et avec tous ses bien-aimés dans la grâce et la gloire. Et ainsi sommes-nous réunis en une seule sainte Église, en grâce et en amour, et en une seule sainte chrétienté, au ciel et sur la terre... 

Le Christ... nous a fait monter avec lui-même jusque devant son Père céleste: là nous nous tenons, unis à lui et à tous les siens, dans un même esprit d'amour en action de grâces... C'est là l'exercice du Christ et de ses bien-aimés en la présence divine. Là nous nous sentons un avec Dieu par amour dans le Saint-Esprit. Et cette unité est la source et le principe de tous les dons, de toutes les vertus, de toute sainteté, et de toutes les bonnes œuvres... Et l'unité en amour demeure toujours intérieurement immobile, comme un abîme sans fond de jouissance et de joie." 

Et Ruysbrœck conclut: "Tel est le chemin le plus proche que je connaisse pour vivre selon la vertu et la vérité."  (Chapitre 66)

 

5
La vraie contemplation

 

5-1-Vers la vraie contemplation 

      5-1-1-Quelques conseils 

Ruysbrœck donne quelques conseils à ceux qui veulent contempler Dieu. Pour se préparer à la contemplation, il faut suivre les voies qui y mènent, c'est-à-dire: "avoir dans la conscience une pureté sans tache, dans la vie une innocence bien ordonnée, dans les mœurs la tranquillité de l'honnêteté, dans tous les sens la sobriété." Voici pour la conscience. Il faut maintenant "aller vers tous ceux qui le réclament, d'une manière conforme à la piété."  

Ruysbrœck, en effet, complète toujours ce qu'il dit à propos des vertus, par des considérations sur la charité: "Alors le retour en soi sera simple et dépouillé d'images, le regard intérieur élevé, et ouvert à la vérité éternelle..." Dès lors, l'âme aimante et dégagée tout égoïsme, animée d'un amour pour Dieu, désire être avec Dieu dans l'éternité. Et Ruysbrœck peut conclure: "Si vous voulez pratiquer ces vertus en amour, vous pouvez espérer une vie contemplative; car si vous vivez fidèle à Dieu et à vous-même, dès qu'il se montre, vous pouvez le contempler."  (Chapitre 7) 

      5-1-2-Ce qui empêche la vraie contemplation 

Cependant, affirme Ruysbrœck, beaucoup de gens ne peuvent découvrir ni la contemplation, ni l'affranchissement des modes. C'est qu'ils ont trop d'empêchements: "Ils ont le cœur encombré, observent de près les autres, sont remplis de soucis étrangers et de ce qui leur est nécessaire... Certes, une prévoyance discrète est bonne, mais qui est trop soucieux n'est pas sage. Se tourner au dehors dans une vie sensible enlève le vrai recueillement... Quoique ces choses puissent être exemptes de péché mortel, elles empêchent l'homme de trouver son propre fond..." (Chapitre 6) 

      5-1-3-Pour faire l'expérience de la vraie contemplation ? 

Ruysbrœck poursuit ses conseils: "Si vous souhaitez avoir en vous l'expérience de la vie contemplative, vous devez, orné de toutes les vertus, vous recueillir au-dessus de la vie des sens... et vous appliquer à Dieu en action de grâces, en louange, en respect éternel; vous devez maintenir votre pensée dépouillée de toute image sensible... et orientée, comme un miroir vivant vers la vérité éternelle... Là se montre une lumière intellectuelle que ni sens, ni raison, ni nature, ni considération pénétrante ne peuvent comprendre. Cette lumière... est plus élevée et plus noble que tout ce que Dieu a créé dans la nature; car elle est perfection de la nature, au-dessus de la nature et un intermédiaire entre nous et Dieu. La pensée vide d'images est le miroir vivant dans lequel brille cette lumière."  

Difficilement, semble-t-il, Ruysbrœck continue à expliquer ces choses inexplicables. "Cette lumière appelle notre ressemblance et unité avec Dieu dans le miroir vivant de notre pensée toute dépouillée: ainsi Dieu vit en nous par sa grâce, et nous vivons en lui au moyen des vertus et des bonnes œuvres. Dans ce miroir vivant... cette lumière s'écoule en ressemblance et attire en unité; nous l'apercevons au-dessus de la raison, dans notre entendement dépouillé et recueilli. C'est là que la Vérité de Dieu dit à notre esprit: 'Regarde-moi, comme moi je te regarde, et connais-moi, comme moi je te connais. Aime-moi, comme moi je t'aime. Jouis de moi, comme moi je jouis de toi; et ainsi que moi je suis tien, tout entier, sans division ni partage, de même je veux que tu sois mien sans division et tout entier. Je t'ai vu de toute éternité, avant toute création, en moi et un avec moi, et comme moi-même. Là je t'ai connu, aimé, appelé et élu. Je t'ai créé à mon image et à ma ressemblance'..." 

Jésus peut ajouter, considérant son incarnation: "J'ai saisi ta nature et j'y ai imprimé mon image, pour que tu sois sans intermédiaire un avec moi, à la gloire de mon Père. J'ai créé mon âme avec toutes ses puissances et je l'ai remplie de tous dons, afin de pouvoir servir votre Père et mon Père, votre Dieu et mon Dieu, et lui obéir dans notre humanité commune, selon tout ce que je pouvais et jusqu'à la mort. Et de ma plénitude de grâces et de dons j'ai rempli ton âme et tes puissances, pour que tu me ressembles et qu'en ma puissance et par mes dons tu puisses servir, remercier et louer notre Dieu éternellement, sans fin." 

Dans la Sagesse de Dieu, qui a pris notre nature à nous tous, nous sommes tous un avec Dieu dans notre image éternelle. Et "nous devons aussi lui devenir semblables en grâces et en vertus, si nous voulons nous trouver un avec Dieu dans notre image éternelle qui est Dieu même. De cette manière aussi l'humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ était et demeure élevée en la Sagesse divine, avec laquelle elle est une: son âme et toutes ses puissances étaient et sont remplies de la plénitude de tous les dons. Et il est lui-même pour nous comme une source vivante, d'où nous recevons tout ce qui nous est nécessaire..." 

Et Jésus nous dit, à chacun de nous: "Vois, mon bien-aimé que j'ai élu: je suis tout entier à toi. C'est pour toi que j'ai vécu, pour toi que j'ai enseigné et prêché, et que j'ai subi la mort. Je t'ai offert à mon Père par ma mort, et j'ai payé ta dette de mon sang précieux. Je suis ressuscité glorieusement en âme et en corps, pour que tu puisses ressusciter glorieusement au dernier jour, avec ton âme et ton corps, et que tu puisses contempler éternellement et sans fin ma gloire et la gloire de mon Père. Je suis monté à la droite de mon Père, au-dessus de tous les chœurs et de toutes les hiérarchies des anges et des hommes. J'ai préparé aussi à chacun sa place selon qu'il en est digne et selon les mérites de ses vertus et de sa vie..." (Chapitre 9) 

5-2-D'où la vraie contemplation 

Ruysbrœck, conscient de la difficulté du sujet, s'astreint à un certain nombre d'explications: "La contemplation est un savoir sans mode, qui reste toujours au-dessus de la raison; elle ne peut descendre dans la raison, et la raison ne peut l'atteindre au-dessus d'elle. La claire ignorance de mode est un fin miroir, où Dieu fait luire sa splendeur éternelle... Tous les actes de la raison y défaillent. L'ignorance de mode est la lumière dans laquelle on voit Dieu... L'ignorance de mode dépasse la raison, sans la supprimer; elle voit toute chose sans étonnement, car la vie contemplative ignore l'étonnement... Dans l'ignorance de mode l'on voit, mais sans savoir ce que c'est..." (Chapitre 8) 

Cependant, Ruysbrœck conçoit bien que, pour atteindre les plus hauts niveaux de la vie spirituelle, il faut avoir été préparé et être passé par différentes étapes. D'où les points qu'il va maintenant aborder. 

      5-2-1-Premier mode de la vraie contemplation 

Ruysbrœck présente l'homme qui prie: "Ô Seigneur, soyez-moi propice: je ne suis rien et je n'ai rien, et je ne puis rien sans votre aide et votre grâce... Je vois et je crois dans la foi chrétienne tout ce qui appartient à la foi, et je désire accomplir, moyennant votre secours et votre grâce, votre loi et vos préceptes... Seigneur, cela est commun... à tous les chrétiens qui seront sauvés. Seigneur, vous conviez mon esprit au-dedans, afin que je vous regarde, comme vous me regardez, et que je vous aime comme vous m'aimez..." 

Ruysbrœck insiste: "Maintenant il s'agit de bien me comprendre. Lorsqu'un homme bon et intérieur se recueille en soi-même... alors le ciel caché se découvre, et de la face de l'amour divin resplendit, rapide comme un éclair, une lumière qui pénètre le cœur de cet homme. En cette lumière l'Esprit du Seigneur parle au cœur qui aime: 'Je suis tien et tu es mien. Je demeure en toi et toi tu vis en moi.' Sous l'action de cette lumière et de cette touche, la joie et les délices pour l'âme et pour le corps sont si grandes, en ce cœur élevé, que l'homme ne comprend pas ce qui lui est arrivé, et ne sait comment le supporter. C'est ce qu'on appelle jubilus, ce que personne ne peut exprimer en paroles, ni connaître, à moins de l'avoir éprouvé. C'est un amour de cœur, une flamme ardente de dévotion, avec action de grâces et louange, en éternelle révérence pour Dieu...  

Tel est le premier mode et le plus humble, selon lequel Dieu se montre dans la vie contemplative... Voilà donc le mode le moins élevé de la vie contemplative, telle qu'on la pratique par la pureté du cœur et l'élévation du regard vers les choses divines, et où l'amour affectif se traduit avec dévotion et désir en action de grâces et en louange, devant la face de Dieu."  (Chapitre 10) 

      5-2-2-Deuxième mode de la vraie contemplation 

Ruysbrœck avance dans ses explications: "Les hommes qui, par l'amour qu'ils portent à Dieu sont élevés dans la pureté simple de leur esprit, se tiennent la face découverte et sans voile en présence de Dieu. Alors, de la face du Père brille une lumière simple dans le regard de leur pensée dépouillée d'images... au-dessus de la raison et en dehors de la raison. Cette lumière n'est pas Dieu, mais elle est intermédiaire entre la pensée qui voit et Dieu...  

On appelle cette lumière regard divin ou esprit du Père. Dans cette lumière Dieu se montre d'une façon simple, non pas selon la distinction ou le mode des personnes, mais dans l'absolu de sa nature et de sa substance. 

Dans cette lumière l'esprit du Père parle à la pensée: 'Regarde-moi, comme moi je te regarde.' Aussitôt... les yeux rendus simples et clairs s'ouvrent, et ils contemplent la face du Père, c'est-à-dire la substance ou la nature divine, dans un simple regard au-dessus de la raison et sans considération... Et si vous suivez les rayons resplendissants qui, de la face de Dieu, brillent dans votre simple regard, ils vous conduiront jusqu'au principe de votre être créé, où vous ne trouverez rien d'autre que Dieu seul." (Chapitre 11) 

      5-2-3-Troisième mode de la vraie contemplation 

Ruysbrœck arrive maintenant à la vie proprement contemplative. "Ce mode est appelé speculatio, ce qui signifie regarder dans un miroir, car l'entendement de l'homme contemplatif est comme un miroir vivant, dans lequel le Père avec le Fils infusent leur Esprit de vérité... Ce mode selon lequel on voit la face de Dieu est au-dessus de la raison et en dehors de la raison... Nulle considération ni raison ne peuvent l'atteindre...  

L'œil simple de l'âme, transformé en l'unité au-dessus de la raison et en dehors d'elle, élevé à une vue simple et pure, contemple toujours la face du Père, comme le font les Anges... C'est ce qui s'appelle contemplatio, c'est-à-dire regarder Dieu d'une façon simple... L'œil de la raison est éclairé, de façon à pouvoir connaître, en formes, en images et en ressemblances, Dieu et toutes les créatures, autant que Dieu le veut montrer.  

Dès lors, l'homme doué d'intelligence... ordonnera sa vie intérieure de toutes les vertus selon la très chère volonté de Dieu. Ainsi pourra-t-il entendre la douce voix du Père qui parle en son esprit: 'Regarde-moi et connais-moi comme moi je te connais. Remarque attentivement ce que je suis et qui je suis.' L'âme se réjouit... Dieu alors se montre à l'âme dans le miroir vivant de l'entendement, non tel qu'il est dans sa nature, mais en images et ressemblances...  

La raison sage et illuminée par Dieu, voit clairement, en des images intellectuelles, tout ce qu'elle entendait de Dieu, de la foi et de toute vérité selon son désir. Mais l'image de Dieu même, bien qu'elle lui soit présentée, l'âme ne peut pas la comprendre..."  

Certes, "l'âme voit Dieu dans des images intellectuelles, et comprend qu'il est puissance, sagesse, vérité, justice, bonté et clémence, miséricorde, richesse et libéralité, fidélité vivante, consolation et douceur... Elle voit aussi les personnes de la Sainte Trinité... égales en la vertu de la nature, unité en trinité et trinité en unité... Chacune des personnes est Dieu et Divinité selon leur commune substance...  

Mais devant la face du Seigneur la raison défaille, ainsi que toute considération distincte; et la puissance intellectuelle se trouve élevée à un dépouillement de tout mode, c'est-à-dire sans manière, ni ceci ni cela, ni ici ni là. Car l'être sans mode l'a toute envahie et sa vie est surpassée et débordée... Ce qu'elle comprend, elle ne peut pas assez l'estimer, ni le saisir tout entier...   

La pratique de cette contemplation sans mode est intermédiaire entre la contemplation en images intellectuelles et la contemplation pure, au-dessus de toute image dans la lumière divine."  (Chapitre 12) 

      5-2-4-Quatrième mode de la vraie contemplation 

Voici enfin la parfaite vie contemplative. "Ce mode s'appelle un exercice élevé et éclairé dans l'amour, selon la très chère volonté de Dieu..." et une nouvelle naissance selon le Saint-Esprit... "Le Saint-Esprit est une source vive où les esprits aimants sont baptisés, où ils vivent et où ils demeurent. Il donne en notre esprit l'eau vive de sa grâce, où nous sommes purifiés de tous nos péchés, et il habite en nous avec sa grâce, et nous habitons en lui par les vertus et la vie sainte... 

L'Esprit du Seigneur... vit et habite en nous. Et le Seigneur nous touche de son doigt, c'est-à-dire de son Esprit, et nous dit: 'Aime-moi comme moi je t'aime et comme je t'ai aimé de toute éternité.' Cette voix et cette invitation intérieures sont si terribles à entendre, que tout est agité en une tempête d'amour... Le cœur s'ouvre plein de désirs et toutes les puissances sensibles le suivent dans un amour affectif pour Dieu. 

L'âme vivante monte au-dessus d'elle-même, en intention droite, dans le recueillement profond, dans l'oubli et le mépris de tout ce qui peut gêner ou diminuer l'amour du Seigneur...  L'entendement éclairé et la volonté libre progressent en action de grâces, en louange... Il est aussi esprit et semblable à Dieu par la grâce et une adhésion amoureuse à Dieu. Il est saint, fort, libre, et vainqueur de toutes choses en exerçant l'amour.... Dieu touche et meut notre esprit, et il exige que nous l'aimions comme Lui nous aime, et son amour est sans mesure, car il l'est lui-même: et notre amour à nous a une mesure, de sorte que nous ne pouvons pas accomplir ce que son amour exige de nous; mais nous tombons en défaillance, et notre amour devient sans mode et sans forme en face de son amour. 

L'amour de Dieu pour nous c'est une motion ou touche spirituelle, où il communique sa grâce et ses dons d'une façon particulière et autant qu'il est utile à chacun pour mener une vie vertueuse." (Chapitre 13) 

L'âme contemplative a véritablement rencontré Dieu et son amour. Comment à son tour peut-elle aimer Dieu? Ruysbrœck décrit aussi les quatre modes de l'amour.

 

6
Les quatre modes de l'amour

 

L'âme contemplative a rencontré Dieu. Mais comment peut-elle aimer Dieu, elle, si pauvre? Ruysbrœck propose quatre modes d'amour "en lesquels consiste toute sainteté. Le premier mode, qui est de précepte, appartient aux amis. Le second est de conseil et il appartient aux esprits élevés qui vivent selon les conseils de Dieu; le troisième mode n'est ni de précepte ni de conseil, et il est propre aux fils de Dieu, qui supportent l'action divine dans le pur amour; le quatrième mode consiste à être un avec Dieu en amour..." 

Ruysbrœck tente d'expliquer ce qu'est l'amour en lui-même, l'amour que personne ne peut comprendre et dont seules les œuvres apparaissent. Il écrit: "L'amour donne plus qu'on ne peut recevoir, et il exige plus qu'on ne peut payer. L'exigence de l'amour est parfois dans le cœur comme un feu brûlant... et dans le corps il est ardent et plein d'impatience... L'avidité de l'amour consume les œuvres de l'esprit et l'établit dans le repos simple. Et c'est là que commencent une contemplation intellectuelle et une inclination amoureuse, dans une atmosphère bienheureuse et suave: c'est là que l'amour sans mode trouve sa perfection...  

C'est le Saint-Esprit qui émet lui-même le son que rendent la contemplation intellectuelle et l'inclination amoureuse, et qui tiennent le milieu entre l'amour sans mode et l'amour pur et oisif..."  

Dans son chapitre 23 Ruysbrœck présente autrement les quatre modes de l'amour, rappelant le commandement de Dieu: "Écoute, Israël, ton Dieu est un. Tu l'aimeras de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes puissances et de toutes tes pensées..." Nous reverrons tout ceci dans notre chapitre 8, quand nous parlerons de l'amour en Dieu. 

6-1-Le premier mode d'amour 

"Le premier mode d'amour, celui qui est de précepte, nous dit Ruysbrœck, consiste dans la crainte et l'amour de Dieu au-dessus de toutes choses, et dans l'obéissance à lui et à la sainte Église selon la foi chrétienne, par les vertus et la pratique des bonnes œuvres. Ceux qui agissent de la sorte sont les amis de Dieu et ils lui plaisent, dans le degré le plus humble où on puisse vivre pour Dieu. (Chapitre 14) 

6-2-Le deuxième mode d'amour 

"Le deuxième mode d'amour est celui où l'on vit attaché à Dieu en esprit et en vérité... L'homme vertueux, mû et convié par l'Esprit du Seigneur à aimer toujours davantage s'applique plus à l'intention et à l'amour de Dieu qu'à la pratique des bonnes œuvres extérieures pour Dieu... car plus il aime, plus il est mû. Et de cette façon il parvient à une expérience bienheureuse sans mode, qui est l'amour dépouillé de modes... et, fixé en Dieu par un amour sans mode, il tend à sortir de lui-même jusqu'au plein dépouillement. Et à nouveau il sent la touche divine et il est encore emporté hors de lui... C'est là aimer Dieu et être aimé de lui..." (Chapitre 14) 

6-3-Le troisième mode d'amour 

Ceux qui vivent le troisième mode d'amour éclairé dans la lumière divine sont appelés fils de Dieu; ils sont morts à eux-mêmes et ont remis toute volonté propre en la très chère volonté de Dieu. "Leur vie est cachée avec le Christ en Dieu, et sans cesse ils renaissent du Saint-Esprit. Transformés dans le Christ, ils sont au-dessus de toutes leurs œuvres."  

Ruysbrœck ose une comparaison: "Ils sont changés par l'Esprit du Seigneur, comme le fer incandescent est changé en feu et devient un avec lui. Cependant l'esprit humain ne devient pas Dieu... Selon ce mode les homme n'agissent plus, mais ils sont façonnés et agis par l'Esprit du Seigneur." C'est ce que Ruysbrœck appelle "des esprits oisifs et purs, élevés au-dessus de toute opération, en un pur entendement et un pur amour."  

6-4-Le quatrième mode d'amour 

"Le quatrième mode est un état de repos, où l'esprit est uni à Dieu en pur amour et dans la lumière divine. Anéanti en lui-même, l'esprit de l'homme s'oublie soi-même et ne connaît plus que l'amour seul, qu'il goûte et expérimente, et qu'il possède dans un simple repos." Tout ce qui touche à l'amour en Dieu, oisif et cependant actif étant particulièrement difficile à comprendre, Ruysbrœck va s'y attarder longuement et décrire ce qu'il appelle déjà la béatitude superessentielle avec Dieu, au-dessus de notre être créé.

 

7
L'amour en Dieu

 

"L'homme qui a atteint le quatrième mode d'amour se sait élevé, avec Dieu, à une hauteur qui domine... toutes les créatures. Il se voit aussi élevé jusqu'à sa superessence, qui est l'essence même de Dieu: là il se trouve être, avec Dieu et avec tous les saints, une béatitude sans fond, essentielle à Dieu, mais superessentielle à nous-mêmes... Cette béatitude n'est jamais connue autrement que par elle-même; pour Dieu elle est une connaissance essentielle et tranquille, pour nous un non-savoir incompréhensible. Là nous savons et connaissons; là nous sommes bienheureux et unis à Dieu en amour... Là nous sommes tous ravis, sans l'aide de notre esprit et hors de lui, jusqu'en notre béatitude superessentielle avec Dieu, au-dessus de notre être créé, dans un abîme sans fond qui est l'essence divine, jamais ébranlée ni par Dieu, ni par les créatures..." (Chapitre 14) 

Cette contemplation de Dieu en Dieu permet à Ruysbrœck, et à ceux qui ont atteint ce degré d'amour, de découvrir Dieu dans son essence même, c'est-à-dire dans son unité et son unicité. Ruysbrœck écrit: "La nature féconde des personnes divines, selon laquelle trinité est en unité et unité en trinité, est éternellement agissante en vivante distinction. Mais la simple essence de Dieu, en tant qu'essence simple, est un éternel repos de Dieu... pour Dieu seul, essentielle et pour nous superessentielle... au-dessus de notre nature créée... Et là nous sommes tous, selon notre superessence, au-dessus de notre nature créée, une essentielle unité avec Dieu, éternellement en repos et inactive... " 

7-1-La Sainte Trinité se manifeste 

"Nous comprenons que nous sommes une vie éternelle avec notre Père céleste, en cette source d'où nous avons été créés. Nous trouvons aussi en son Fils... la vérité éternelle en qui nous vivons tous au-dessus de nous-mêmes... Nous avons aussi l'assurance dans l'Esprit-Saint, qu'il nous a aimés de toute éternité, et qu'il nous a prédestinés à posséder toutes les vertus et à être un avec lui en amour. Il nous envoie, ornés de grâces et de dons, pour accomplir sa volonté par toutes les vertus et toutes les bonnes œuvres, pour vivre selon sa très chère volonté et pour suivre le Christ...  

De même que le Père a envoyé son Fils Jésus-Christ... pour vivre et mourir pour nous, ainsi Jésus-Christ son Fils nous envoie à son tour, et nous donne son Esprit, afin que nous vivions en charité mutuelle, en vertus et en toutes bonnes œuvres. Ainsi sommes-nous ses disciples... et nous pouvons croître et progresser dans la grâce et dans la vertu, et reproduire la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ..."  (Chapitre 14) 

Plus loin Ruysbrœck reviendra sur la Sainte Trinité et affirmera: "On donne à Dieu plusieurs noms, cependant sa nature est une en trois personnes distinctes, Père, Fils et Saint-Esprit: une seule nature féconde en trinité de personnes. C'est à cela que nous devons conformer notre pensée, notre foi et notre vie... Pour être reçu et élu dans la joie éternelle de Dieu, il faut être revêtu de la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et lui être uni intérieurement moyennant sa grâce et nos bonnes œuvres car ainsi il vit en nous et nous en lui... Entre la ressemblance avec Dieu en nous et notre unité avec Lui, se trouve, comme intermédiaire... la lumière et le feu du Saint-Esprit. Cette lumière nous montre que nous sommes un avec Dieu en amour et en fruition, et que nous lui ressemblons par le moyen de sa grâce et de nos vertus... Le feu du Saint-Esprit nous maintient dans une connaissance et un amour constants; il nous donne en même temps la consolation et l'avant-goût de la gloire de Dieu, et il est le gage de notre béatitude éternelle." (Chapitre 16) 

Désormais nous sommes armés pour pratiquer toutes les vertus et réaliser de bonnes œuvres, mais comment le Seigneur agit-il en nous, dans notre vie intérieure? Ruysbrœck va nous éclairer. 

7-2-Comment Dieu agit dans notre vie intérieure 

Le Seigneur qui nous a envoyés vers nos frères, pour les servir, nous invite également à lui rendre grâces, à le louer, et à l'aimer. Or, "plus nous connaissons et aimons, plus nous désirons connaître et aimer, et ainsi nous dépassons nos sens. L'Esprit du Seigneur nous attire au-dedans et il nous montre la face de l'amour; il nous dégage de nous-mêmes et de toutes les créatures, nous donne la plénitude de sa grâce, et nous apprend la pratique du parfait amour... l'amour et la complaisance réciproques, la fusion et l'écoulement dans l'amour..."  

Toutefois Ruysbrœck nous met en garde: "Dieu se donne lui-même à nous, mais nous ne pouvons pas le saisir... Nous goûtons et ressentons la consolation et la douceur de son amour... Cela dépasse la compréhension des sens...  Plus nous mangeons, plus nous avons faim... Les dons de Dieu consument et nourrissent, car ils sont eux-mêmes nourriture et boisson. Ils débordent et remplissent toutes nos puissances: cependant il nous reste une faim et une soif secrètes, car nous languissons et soupirons après ce bien qui est l'amour même... C'est là le mode selon lequel l'Esprit de Dieu se donne lui-même, si nous pouvons y atteindre... Il nous demande d'être un seul amour avec lui. C'est ce que Jésus-Christ souhaitait quand il intercédait auprès de son Père céleste afin que nous fussions un avec lui et avec son Père, de même que lui... et le Père sont un."  (Chapitre 15) 

À partir de là, nous pouvons croître en connaissance. Ruysbrœck voit six points différents selon lesquels la plus haute connaissance de Dieu peut se manifester en nous.  

7-3-La connaissance de Dieu en six points 

Ruysbrœck écrit "Le premier point indique comment nous pouvons être un avec Dieu dans l'amour et dans le Saint-Esprit. Le second point indique comment nous sommes autres que Dieu; le troisième, comment nous sommes unis à Dieu au-dessus de nous-mêmes; le quatrième établit comment nous demeurons en nous-mêmes et ne pouvons aller au-dessus de nous-mêmes. Le cinquième point montre comment nous devons demeurer en nous-mêmes avec la faim et la soif, et ne pouvons comprendre Dieu; le sixième, comment au-dessus de nous-mêmes se trouvent rassasiement et surabondance, et béatitude dans l'amour éternel."  

Ruysbrœck va maintenant s'expliquer. Tout d'abord il rappelle "que nous formons une seule humanité... et une seule nature humaine...  dans laquelle Dieu a imprimé l'image de sa Trinité. Par amour il a assumée notre humanité, de sorte que Jésus-Christ est avec nous, Dieu et homme... C'est la noblesse et la dignité de notre nature. Pourtant nous ne sommes ni saints ni bienheureux, mais lorsque la grâce et la vertu nous élèvent jusqu'à la noblesse dépouillée et simple de notre esprit où Dieu règne, nous nous trouvons être un avec Dieu et avec tous les saints... Cependant nous sommes autres que Dieu et nous ne pourrons jamais devenir un seul être avec lui."  

En effet, ce sont seulement la grâce de Dieu et ses dons qui nous donnent une vie vertueuse. "C'est par là, que Dieu vit en nous et nous en lui. Ainsi ressemblons-nous à Dieu au-dessus de notre nature; et nous lui demeurons semblables en grâce et en gloire." 

Ruysbrœck vient de traiter les deux premiers points. Voici maintenant la suite: "Vient ensuite le troisième point, à savoir comment nous sommes un avec Dieu au-dessus de nous-mêmes, tout en lui demeurant éternellement semblables en nous-mêmes. C'est ce que nous enseigne le toucher divin qui illumine notre raison et nous envoie au dehors, et souhaite de nous une vie vertueuse, et nous attire au dedans, et il nous veut unis à Dieu... Par ce toucher, l'Esprit de Dieu convie notre esprit à nous jeter tout entiers de nous-mêmes en Dieu, et à accueillir et à saisir Dieu tout entier en nous. Or ces deux choses nous sont également impossibles...  

Il nous faut éternellement demeurer autres que Dieu... car aucune créature ne peut devenir Dieu, ni Dieu créature. Nous ne pouvons pas davantage comprendre Dieu... car il est grandeur sans limite... Mais ce qui nous est impossible est en son pouvoir; car là où notre esprit et toutes nos puissances défaillent en leurs opérations, l'Esprit du Seigneur agit au-dessus de nos puissances et de nos opérations: alors nous sommes agis par l'Esprit du Seigneur... et là nous pouvons comprendre Dieu d'une manière incompréhensible, c'est-à-dire, en portant son action sans la comprendre. 

Puis c'est le cinquième point, où se trouve en perfection l'exercice d'amour éternel qui consiste... à être agis par l'Esprit du Seigneur: nous sommes alors dépouillés de nous-mêmes et de toutes choses, et unis à Dieu en amour. Entre nous et Dieu l'union se renouvelle toujours et sans trêve... et il nous inspire de vivre selon la très chère volonté de Dieu. Il veut que nous aimions Dieu selon qu'il en est digne. Cette touche, qui est intermédiaire entre nous et Dieu, nous ne pouvons pas la pénétrer. Quant à savoir ce qu'est cette touche en son fond et ce qu'est l'amour en lui-même, ce nous est impossible...  Mais les dons de Dieu ne nous laissent pas en repos... faim et soif nous demeurent, en même temps qu'un désir constant de poursuivre et d'atteindre celui qui est immense: et ceci dépasse notre pouvoir. C'est pourquoi il nous faut toujours faire effort en toutes nos œuvres, remplis d'une faim et d'une soif insatiables... 

L'Esprit de Dieu nous attire au dedans, pour l'aimer selon qu'il en est digne... Mais, comme il est lui-même sans mesure et qu'il nous aime de tout lui-même, son amour est terrible, attirant, consumant tout ce qu'il touche.  Et là où nous le sentons, c'est au-dessus de la raison, là où notre amour est sans mesure et sans mode. Et nous ne pouvons ni ne savons comment répondre à son amour... À cet amour notre amour doit céder: car nous ne pouvons nous défendre contre lui... L'amour de Dieu est un feu dévorant, qui nous consume hors de nous-mêmes et nous engloutit avec Dieu dans l'unité... Nous demeurons toujours affamés en nous mêmes, demeurant autres que Dieu, et attachés aux préceptes des vertus... Là nous vivons dans la droiture. 

Au-dessus c'est le sixième point, qui est la fruition en elle-même. La fruition dont jouit Dieu et la fruition surnaturelle de nous tous, qui sommes un avec lui en amour, est une unité de repos, unité glorieuse et essentielle, en dehors de la distinction des personnes... Là c'est le repos, la fruition et la joie sans fin... la béatitude sans bornes, la couronne et la récompense pour l'éternité du parfait amour. 

Là où nous sommes un avec Dieu sans intermédiaire et sans différence, là Dieu est l'objet de notre fruition à nous et de la sienne propre, dans une béatitude éternelle sans fond." (Chapitre 16) 

Remarque: 

Dans la deuxième partie de son Livre "Les Douze Béguines" Ruysbrœck reviendra sur l'amour de Dieu. Afin de conserver l'unité de notre étude nous présentons ici ses idées sur la façon dont notre amour en Dieu se manifeste à travers quatre modes.  

 

8
Les quatre modes de notre amour pour Dieu

 

Ruysbrœck commence par affirmer que "les œuvres bénies qui nous rendent saints et bienheureux ont leur origine en Dieu et s'achèvent avec son secours; elles se renouvellent et recommencent toujours; et elles demeurent éternellement et sans fin... L'amour nous rend semblables à Dieu et un avec lui en amour sans que nous puissions devenir Dieu ou semblables à lui... Même l'âme de Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme tout ce qui est créé, demeure en deçà de Dieu et moindre que lui." 

Et voici l'essentiel: "Dieu nous a ordonné et enseigné de pratiquer l'amour en quatre manières, lors qu'il a dit: 'Écoute, Israël, ton Dieu est un. Tu l'aimeras de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes puissances et de toutes tes pensées.' Ce sont là quatre modes d'amour éternel, où nous pouvons apercevoir ce que Dieu nous donne, et ce que nous devons lui rendre en toute justice, si nous voulons être sauvés." (Chapitre 23) 

Ruysbrœck, reprenant son thème favori, aimer Dieu qui nous a aimés le premier, va tenter de nous donner quelques conseils pratiques. Cela se fera selon les quatre modes ci-dessus évoqués. 

8-1-Le premier mode d'amour pour Dieu: de tout ton cœur 

"Le premier mode d'amour est ainsi défini: 'Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur.' Observez donc et apprenez avec soin comment il faut pratiquer l'amour véritable pour répondre à l'amour de Dieu..."  

Ruysbrœck rappelle alors l'amour de Dieu pour l'homme créé libre afin d'être capable de L'aimer et d'accomplir des œuvres libres. "Cela le premier homme l'a méprisé et c'est pourquoi il a été chassé du paradis et condamné à la misère de cet exil... Ensuite le Père céleste, considérant notre grande détresse, a par amour, envoyé en notre nature son Fils unique... qui nous a donné et laissé sa chair et son sang, tout ce qu'il est... Dieu veut que nous l'aimions de retour avec tout notre cœur. Aussi devons-nous abandonner le péché... D'une âme libre, dans une charité sincère et avec affection de cœur nous devons le servir et observer ses paroles et ses commandements. Ainsi nous connaîtrons que le Christ vit en nous par la grâce, et que nous vivons en lui au moyen des vertus et de l'amour sincère du cœur que nous lui portons... Car Celui qui aime est aimé; il habite en Dieu et Dieu en lui." 

Cet amour, tel que le décrit Ruysbrœck, nous conduit au ciel où le Christ est assis à la droite de son Père dans la gloire de Dieu, et où nous devons habiter, avec tous les saints en présence de Dieu. "Là, animés par une volonté et une affection sans partage pour Notre-Seigneur Jésus-Christ... nous verrons, des yeux de l'intelligence et par la raison éclairée, le Père dans le Fils et le Fils dans le Père, et le Fils dans son humanité, assis à la droite de son Père, revêtu de puissance et de majesté, au-dessus de tout ce qui est au ciel et sur la terre..."  

Comment atteindre un tel niveau d'amour dès cette terre? Par l'Eucharistie. Ruysbrœck nous dit: "Nous devons encore chercher le Christ au-dedans de nous-mêmes et dans le saint Sacrement. Là, sa chair est une nourriture éternelle pour ses bien-aimés, et son sang un breuvage glorieux. Il nous faut chercher ces saints aliments avec un grand désir, les reconnaître avec une foi véritable, les manger et les goûter avec une joie toujours avide; c'est ainsi que nous nous affranchissons du péché, que nous croissons et profitons en toutes vertus..." 

Et franchissant un nouveau pas vers sa haute contemplation, Ruysbrœck affirme: "Nous dévorons Dieu, et Dieu nous dévore en lui-même; nous souhaitons être consumés par lui afin de devenir avec lui un même Christ devant la face du Père: là notre désir et celui du Christ ne seront qu'un, car avec l'amour de notre cœur nous nous écoulerons en lui, et avec lui nous nous perdrons dans la félicité éternelle de Dieu. Et là s'achève et se parfait l'amour, que Dieu nous ordonne de lui rendre de tout notre cœur." (Ch. 24) 

Plus loin, dans la troisième partie de son livre, Ruysbrœck comparera les modes de l'amour à "une noble balance de l'amour de Dieu". Revenant sur ce premier mode d'amour, il écrira: "La première balance d'amour nous révèle que Dieu nous a tirés du néant, et qu'il s'est donné lui-même à nous avec tout ce qu'il a fait... Cet amour qui est Dieu... est un, au-dessus et en dehors de tout nombre; il est éternel, au-dessus et en dehors de tout temps... et il est un pur esprit, en dehors de tout bien... C'est pourquoi nous devons abandonner et quitter toute chose, si nous voulons répondre à la balance du plus haut amour." 

Ruysbrœck alors peut chanter: "Car amour est un flot jaillissant et il s'élève au-dessus de toute vertu: son action est un brasier ardent qui brûle tout dans l'âme aimante."   (Chapitre 44) 

8-2-Le deuxième mode d'amour pour Dieu: de toute son âme 

"Le deuxième mode consiste à aimer Dieu de toute notre âme. Le Père et le Fils nous ont donné le Saint-Esprit, c'est-à-dire leur mutuel amour et le Saint-Esprit se communique lui-même à nous avec tous ses dons. Le Saint-Esprit, c'est-à-dire l'amour de Dieu, exige notre amour et rien d'autre, mais... nous ordonne de pratiquer à l'intérieur les vertus et à l'extérieur les bonnes œuvres selon la très chère volonté de Dieu. Nous devons donc obéir à son amour éternel par un retour éternel d'amour... de sorte que nous puissions accomplir librement tout ce qu'il nous ordonne, et subir sans résistance tout ce qu'il nous envoie de fardeaux... ne voulant ni ne pouvant vouloir rien d'autre que ce que Dieu veut. Alors nous devenons semblables à notre très cher Seigneur Jésus-Christ, qui a accompli la volonté de son Père et s'y est soumis jusqu'à la mort très amère... 

Nous aussi... nous devons nous dépouiller de nous-mêmes et de tout ce qui n'est pas selon l'obéissance. De cette manière nous avons notre âme entre nos mains et il nous est loisible de nous recueillir, d'adhérer en amour à l'amour, et de nous laisser écouler de toute notre âme par l'amour dans cet amour éternel, dont nous sommes nés. Là nous habiterons par l'amour dans l'amour... et nous devrons recommencer toujours: c'est là la vie éternelle... L'amour l'établit notre âme en Dieu au-dessus d'elle-même et au-dessus de toute opération.  

Voyez, c'est ainsi qu'il faut aimer Dieu de toute son âme." (Chapitre 25) 

Lorsqu'il parlera de la deuxième balance d'amour, Ruysbrœck dira que "la seconde balance d'amour pèse exactement toute chose et donne à chacun ce qui lui revient... L'amour de Dieu se donne lui-même à nous avec sa grâce, et il réclame de nous à son tour que nous nous donnions nous-mêmes en vertu et en vérité, en toute droiture d'intention et d'amour..." Il en résulte que "autant nos vertus et notre amour croissent dans le plateau que nous offrons à Dieu, autant la grâce de Dieu et son amour croissent dans celui qu'il nous présente en retour...   

Lorsque le pécheur rentre en lui-même, se repent et s'humilie... le soleil de la grâce se lève dans son cœur... Puis s'il s'élève avec le soleil de la grâce et le suit dans sa course par la vertu et les saintes pratiques... il adhère alors à Dieu en amour, sans crainte, dégagé et affranchi de lui-même comme de toutes les créatures: c'est là la plus haute vertu dans la montée de la grâce divine... Ensuite il descend avec le soleil de la grâce par un humble abandon de lui-même en toute soumission... Là règnent la paix et le repos du cœur et de la conscience, et le Saint-Esprit se repose et demeure en cet homme dans le fond de son humble abandon... et ainsi la balance d'amour est en équilibre et égale entre nous et Dieu." (chapitre 45) 

8-3-Le troisième mode d'amour pour Dieu: de toutes ses puissances 

      8-3-1-Vers la Sainte Trinité 

Le troisième mode d'amour pour Dieu, c'est que nous aimions Dieu de toutes nos puissances. Ce troisième mode nous rapproche de la Sainte Trinité. "Dieu est un dans sa nature, et cette nature est féconde selon la Trinité des personnes... Il connaît et il aime; il crée et façonne le ciel, la terre et toutes les créatures. Mais éternellement et sans trêve il se retire en lui-même, dans le repos absolu de son essence, par l'amour éternel, dans l'unité du Saint-Esprit: c'est là qu'au-dessus de nous-mêmes nous sommes un seul amour et une seule jouissance avec lui...  

Là, le Saint-Esprit, c'est-à-dire l'amour éternel de Dieu, nous ordonne d'aimer de toutes nos forces, afin que nous puissions devenir un avec Dieu en amour. Pour cela il faut que le cœur et les sens, l'âme et le corps, et toutes nos puissances, tant spirituelles que corporelles, et tout ce que nous sommes, se recueillent en nous... Tous les esprits aimants constituent une unité spirituelle dans laquelle Dieu vit par sa grâce... et nul ne peut découvrir ni goûter cette unité sinon ceux qui emploient toutes leurs puissances en vue de cet amour tranquille... qui constitue la plénitude de toutes grâces, où commencent et s'achèvent tous les exercices de vertus." 

      8-3-2-L'amour tranquille 

"L'amour tranquille est au-dessus de tout. Il vaque seulement à l'amour et à rien d'autre. Il est un ornement achevé de toute vertu... Il est le plus haut degré d'amour. En lui ne se trouvent ni venir ni aller, ni échauffement d'amour ou de vertu... L'amour tranquille vit en Dieu et Dieu en lui: rien d'autre n'y peut entrer. Il nourrit et entretient toutes les vertus... On peut bien le comparer au soleil qui envoie sa chaleur et rend ainsi fertile la terre entière, sans néanmoins se donner lui-même... Et de là émanent pour nous tous les dons et toute sainteté, où nous vivons, tandis que l'union demeure en elle-même immobile au-dessus de tout...  

Au-dessus de cette union il n'y a rien d'autre que l'unité du Saint-Esprit, en laquelle l'union de nous tous et notre amour tranquille ont leurs racines comme en leur fond vivant. C'est donc en aimant jusqu'à la dépense totale de nous-mêmes et de toutes nos puissances dans l'unité de notre esprit, que notre amour devient tranquille. Là nous apercevons Dieu et nous avec Dieu..."   (Chapitre 26) 

      8-3-3-Dieu à notre service 

"Dieu s'est comme mis à notre service, nous a aimés et comblés d'honneurs dans le temps de trois manières... Il est venu personnellement en notre nature, nous a servis et a vécu pour nous, nous enseignant et nous aimant jusqu'à la mort de la croix. Pour nous il a voulu mourir par amour, et en sa propre mort il a immolé la nôtre causée par le péché. Puis il est ressuscité dans sa gloire... et il nous ressuscitera glorieusement selon l'âme et le corps, et il nous conduira avec lui vers son Père, où nous nous réjouirons avec eux deux dans l'unité du Saint-Esprit, éternellement et sans fin. C'est là la balance d'amour que nous avons reçue de Dieu et que nous devons lui rendre selon notre pouvoir...  Il exige que notre balance soit égale et en équilibre, afin que notre vie, vertueuse, lui soit agréable."  (Chapitre 46) 

8-4-Le quatrième mode d'amour pour Dieu: de toutes ses pensées 

"Vient enfin le quatrième mode, qui consiste à aimer Dieu avec toute notre pensée simple... Lorsque nous dépassons, par l'amour, nos puissances dans l'unité de notre esprit, nous rencontrons en nous-mêmes l'amour tranquille et l'union amoureuse avec Dieu dans l'amour... Au-dessus de notre pensée simple il n'y a rien d'autre que l'amour éternel qui est Dieu lui-même... mais nous demeurons néanmoins éternellement, dans notre esprit et notre pensée simple un autre que Dieu. Nous devons éternellement demeurer en nous-mêmes des êtres créés." 

      8-4-1-L'extase d'amour 

"Entre unité avec Dieu et la distinction d'avec lui, qui nous est propre, vit une extase d'amour, en laquelle se trouve notre béatitude; car l'Esprit de Dieu invite notre esprit à se perdre en lui par une extase d'amour. Nous aurons cette extase d'amour dans le Saint-Esprit, qui nous a aimés éternellement...  

Nous ferons remonter notre vie jusqu'à la Sagesse éternelle de Dieu, en qui sans commencement nous avons image éternelle. Ainsi il y a pour nous une sortie de nous-mêmes, un écoulement en Dieu, et de nouveau un retour en nous-mêmes: et ces actes se renouvellent toujours et sans interruption. Ainsi demeurons-nous toujours autres que Dieu dans notre être créé... Mais dans la pratique des œuvres, où nous nous dépassons nous-mêmes en amour pour Dieu, nous comprenons et sentons qu'il y a différence et distinction entre notre amour et l'amour de Dieu, car s'il n'en était pas ainsi, ce serait preuve que toute œuvre et pratique d'amour entre nous et Dieu auraient disparu; et ainsi ne serions-nous ni saints ni bienheureux.

Souhaitons donc de ressembler à Dieu par les vertus et par une charité sincère, pour que Dieu vive en nous et nous en lui, et que notre âme raisonnable avec toutes ses puissances soit remplie de la grâce et de tous les dons spirituels... Car ainsi nous demeurons toujours riches en vertus et nous demeurons en Dieu, unis par un amour qui ne connaît pas de retour." (Chapitre 27) 

      8-4-2-Les préceptes divins 

Selon Ruysbrœck, "la quatrième balance de l'amour, c'est celle des préceptes divins... Dieu nous confère sa grâce, au-dessus du temps et de la nature, selon quatre manières qui règlent notre vie et notre service. Et ce service est rendu d'une façon permanente selon quatre modes de vertus, mais seulement  par ceux qui sont humbles et obéissants."  Ruysbrœck cite:

– la crainte naturelle devant la justice divine,

– la détestation du péché et le désir de la vertu,

– la recherche du pardon, d'un cœur humilié,

– la confiance sans crainte, envers la générosité infiniment riche de Dieu.

Arrive alors le temps de la grâce. "Dès lors on aime Dieu par-dessus toutes choses; on s'aime soi-même pour Dieu et pour son service, on aime son prochain comme soi-même pour l'amour de Dieu." Ceci, fait remarquer Ruysbrœck, n'est que "le premier commandement de Dieu; c'est aussi la première balance de l'amour qui doit nous sauver." Et de chanter: "Que la grâce de Dieu est noble et délicate! Dieu veut que nous lui obéissions... Le Christ est mort pour nos péchés, afin que nous soyons purifiés. Il nous a acquis par son sang précieux, et il veut nous garder pour lui. Aussi devons-nous nous purifier de tous nos péchés, pour son honneur, puis vivre dans la pénitence, jeûner, veiller, donner l'aumône, confesser et accuser nos péchés... obéir toujours à la sainte Église... Alors nous pouvons recevoir le Saint Sacrement et progresser dans une vie sainte..." 

Dieu nous enseigne à obéir à la raison et à notre conscience. Et c'est pourquoi, lorsque nous sommes élevés, au moyen de la grâce et de notre vie vertueuse, au plus haut degré de nos puissances en action de grâces, en louange, en amour, en révérence, alors toutes nos puissances défaillent en montant et en progressant."  

Notre mémoire est élevée jusqu'au dépouillement d'images qui nous rend semblables aux Trônes; par la clarté divine de notre puissance raisonnable, nous ressemblons aux Chérubins; notre puissance amoureuse atteint l'amour pur et essentiel qui s'incline vers Dieu; par cet amour essentiel et affectif nous sommes rendus semblables aux Séraphins qui sont unis à Dieu par le pur amour...  "Nous montons jusqu'à la souveraineté infinie de Dieu, de sorte qu'à toute heure nous devions défaillir dans le désir et le souhait d'être un avec Dieu en amour. Et cette même grâce et notre raison nous commandent à nous abaisser et à nous abandonner au bon vouloir de Dieu... De cette façon nous trouvons la paix en Dieu et en nous-mêmes, au moyen de cette libre montée et descente en vraie charité..."  (Chapitre 49) 

Petites remarques:  

Dans tous ses textes, même lorsqu'il conduit ses lecteurs vers les plus hauts sommets de la vie contemplative, Ruysbrœck les renvoie toujours vers la vie active et les œuvres. L'oisiveté en Dieu, dans la contemplation, n'est, en aucun cas, comparable à l'oisiveté des paresseux. 

Il faut remarquer aussi l'insistance de Ruysbrœck à nous rappeler que nous ne sommes que des créatures, et que nous ne serons jamais Dieu. Une telle insistance se comprend quand on sait combien Ruysbrœck eut à lutter contre ceux qui se croyaient égaux à Dieu, voire même supérieurs.  

8-5-Trois autres modes de l'amour 

Nous avons souvent remarqué que Ruysbrœck, excellent pédagogue, revenait fréquemment sur les mêmes sujets, mais en utilisant des formules différentes. Ainsi, lorsque Ruysbrœck, dans la quatrième partie de son ouvrage voulut montrer que les heures du bréviaire des prêtres et des consacrés suivaient le déroulement de la Passion de Jésus, il n'hésita pas à s'arrêter sur les dons de Dieu pour nous, et à revenir aux trois modes de l'amour parfait, mais trois modes nouveaux qui complètent, en quelque sorte, les modes précédents dont nous avons parlé longuement dans les chapitres 6, 7 et ci-dessus dans le présent chapitre 8. 

      8-5-1-Les trois dons mérités par la Passion du Christ 

"Le premier don que le Christ accorde à ses élus, est une foi sincère... fondement de toute sainteté et de toutes les vertus. Celui qui aime Dieu et croit en lui ressent dans son esprit une béatitude constante, que personne ne saurait lui enlever...  

Le deuxième don spirituel, que Dieu donne à ses fidèles, est une sagesse céleste... grâce à laquelle on méprise le monde et tout ce qui pourrait l'empêcher de se recueillir, d'aimer, de connaître et de posséder Dieu...  

Le troisième don est une force intérieure, au moyen de laquelle on domine toute affection désordonnée; il confère un triple mode d'amour qui élève l'homme jusqu'à Dieu, qui le dirige et le perfectionne... selon la très chère volonté de Dieu.

      8-5-2-Les trois modes d'amour parfait 

Avec le premier don rappelé ci-dessus, commence le premier mode d'amour parfait: "C'est l'amour ressenti pour Dieu qui méprise le plaisir et la satisfaction, et tout ce qui est désordonné dans la pratique de l'amour de Dieu... Il le fait crier avec un désir ardent: 'Seigneur, aidez-moi, afin que je vous aime.' Plus il crie et désire, plus il aime... Dieu convie tous les hommes et leur ordonne d'aimer ceux qui entendent sa voix et lui obéissent. Ils répondent: 'Seigneur, donnez-moi votre grâce et aidez-moi afin que je puisse vous aimer.' Plus il reçoit de dons de Dieu, plus il devient pauvre...  

L'afflux des dons est si grand qu'il inonde la vie sensible... Le cœur aimant désire mourir pour la gloire de Dieu et le profit de la sainte chrétienté. La vie sensible est dans l'ivresse et ne connaît plus de mesure; mais plus elle est enivrée, plus la faculté intelligente est perspicace et sage: elle méprise toute volonté propre en disant: 'Seigneur, faites de moi tout ce que vous voulez!'  

L'âme raisonnable s'oublie elle-même avec toutes les vertus distinctes, et s'évanouit devant la majesté divine. Elle ne connaît plus qu'amour ressenti et révérence pour Dieu... 

Ici commence le deuxième mode des exercices d'amour. L'Esprit de Dieu y dit à l'âme aimante: 'Donne-moi, moi je te donne.' Alors l'âme tombe dans un tout humble abaissement d'elle-même au-dessous de tout ce qui est créé... Cet humble abaissement c'est l'habitation de Dieu avec tous ses dons. Et il montre à l'âme aimante sa grandeur éternelle au-dessus de tous les dons et de tout ce qui est créé. Celui qui veut vivre selon les conseils divins, doit se renoncer et s'abandonner lui-même humblement au-dessous de toutes les créatures, là où le Christ vit et nous avec lui. Celui qui vit pour lui, vit de l'esprit de force... Il ne méprise personne et se laisse volontiers mépriser... Le Christ demeure en lui et il lui montre la hauteur infinie où il habite avec le Christ en Dieu au-dessus de tous dons, au-dessus de toute vertu et de tout être créé... Son esprit défaille dans l'amour et trépasse en Dieu et est réduit à rien, mais il recommence sans cesse et sans trêve ces mêmes pratiques.  

C'est là le plus haut mode d'amour et de pratiques envers Dieu dans l'humble abaissement... Tel est le deuxième mode d'amour parfait selon la très chère volonté de Dieu, qui demeurera toujours et ne périra jamais ni dans le temps ni dans l'éternité. 

Ensuite vient le troisième mode d'amour, qui est caché pour tous ceux qui ne sont pas anéantis dans l'exercice de l'amour. Ici l'Esprit de la Sagesse de Dieu enseigne, montre et fait ressentir ce qu'est l'unité en amour avec le Christ en Dieu... La différence est bienheureuse dans sa tenue devant Dieu et sa contemplation en révérence éternelle; l'unité avec Dieu en amour est béatitude pour l'éternité. Ceci est le plus haut mode qu'on puisse ressentir ici-bas dans le temps, au moyen de la grâce et de la miséricorde de Dieu. Et il est achevé et éternel avec Dieu dans la gloire divine. (Quatrième partie, Chapitre 77) 

8-6-Transformation en amour essentiel 

      8-6-1-Le manteau de dérision 

Méditant sur la signification du manteau de dérision dont le Christ fut recouvert durant sa Passion, Ruysbrœck écrit: "Le beau manteau de son corps fut de pourpre, couleur de sang, et rouge feu tout ensanglanté. De ce manteau il est revêtu et nous avec lui dans sa gloire, si nous portons notre croix et sommes ses disciples dans la foi chrétienne... L'unité avec Dieu en amour ne réclame de notre esprit rien d'autre qu'un amour affranchi, dépouillé et constant...  

Mais nous devons être libres de nous-mêmes et de toutes choses, informés par Dieu et transformés en amour essentiel. C'est là ce qu'il y a de plus noble et de plus haut que nous puissions posséder, goûter ou ressentir en cette vie. Ainsi notre esprit est-il uni à Dieu en amour essentiel." (Troisième partie, Chapitre 63) 

8-6-2-L'unité d'amour avec Dieu 

Puis notre auteur veut exprimer comment on obtient l'unité d'amour avec Dieu, en esprit. Si l'on veut découvrir et posséder l'unité avec Dieu en amour, "notre âme raisonnable et toutes nos puissances intérieures doivent être unies à sa volonté, pour vivre selon sa loi et ses commandements, car le Christ nous a dit: 'Si vous observez mes commandements, vous resterez et vous demeurerez en mon amour, comme moi j'ai observé les commandements de mon Père, et demeure en son amour.'..."   

L'apôtre saint Paul rappelle aussi que "le Christ Fils de Dieu, s'est humilié lui-même, prenant la forme d'un esclave, et il a obéi jusqu'à la mort sur la croix. C'est pourquoi... le Père céleste dit par le prophète: 'Vous êtes mon Fils; je vous ai engendré aujourd'hui.' Et encore: 'Voici mon Fils bien-aimé, en qui je mets toutes mes complaisances: écoutez-le.'  

Ainsi, Dieu a exalté notre humanité dans le Christ, il l'a ornée et anoblie au-dessus tout ce qu'il a fait au ciel et sur la terre... Et le Christ a immolé sa propre volonté pour la volonté de son Père. Ainsi est-il une seule volonté avec Dieu... il est un seul esprit avec l'Esprit de Dieu."  (Chapitre 64) 

      8-6-3-La tunique sans couture 

Le Christ était encore vêtu d'une tunique sans couture, tissée par sa Mère. Si nous sommes unis à Lui dans la foi chrétienne et dans la charité, mystiquement, Ruysbrœck affirme que nous sommes vêtus comme lui. "Car on ne peut ni déchirer ni diviser cette noble tunique. Nous sommes tous ses membres vivants et lui est notre tête. Et sa tunique est devenue notre lot avec la sainte chrétienté... Et nous pouvons voir et connaître, aimer, goûter et sentir d'un esprit joyeux l'éternelle charité... qui est entre Dieu et l'âme très noble de Notre-Seigneur Jésus-Christ: c'est là l'ornement de la tunique dont nous sommes revêtus pour la gloire éternelle de Dieu..." Désormais rien ne peut nous séparer de la charité de Dieu, qui vit dans le Christ Jésus... "  (Chapitre 65) 

VOIR : K - Les douze Béguines 2

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