Le Livre de la plus haute Vérité

INTRODUCTION

1 Questions de vocabulaire

2 La vie des justes en Dieu

3 La grâce divine

4 Conclusion

 

 Introduction

 Comme la plupart des personnes qui veulent lire ou étudier les œuvres et la spiritualité de Ruysbrœck, nous avons d'abord cherché  à suivre l'ordre chronologique de leur parution probable: Le Royaume des amants de Dieu, qui fut probablement le premier essai de Ruysbroeck (publié vers l'an 1330), Les Noces spirituelles (publié vers 1336), La Pierre brillante (1336), et encore Les sept degrés de l'Échelle d'Amour Spirituel ou Le miroir du Salut éternel. Mais bientôt nous nous sommes aperçu que ces ouvrages que nous avions cru relativement simples, quoique orientés vers une très haute spiritualité, nous conduisaient comme à une impasse: la pensée de Ruysbrœck est trop élevées pour nous. De plus certaines de ses considérations sur la Sainte Trinité et l'essence de Dieu nous posent plus de questions qu'elles n'en résolvent. Alors, que faire? Devons-nous poursuivre?

Mais voici que, bientôt, nous nous apercevons que cette réaction ne devait pas être réservée aux personnes vivant au XXIème siècle très matérialiste et peu orienté vers la spiritualité. Déjà, du vivant de Ruysbrœck, des théologiens de très grande valeur et d'une notoriété universellement reconnue, furent eux aussi tellement troublés, que certains se demandèrent si les écrits de celui que l'on appelait pourtant "Le Vénérable", tant sa sainteté était grande, ne frisaient pas l'hérésie. Certains[1] lui demandèrent de venir les trouver pour discuter avec eux.

Après la mort de Ruysbrœck, Jean Gerson, Chancelier de l'université de Paris, après une première lecture rapide, alla même jusqu'à condamner une partie de ses textes. Plus tard, cependant, il se rétracta, reconnaissant s'être trompé et avoir lu trop vite les œuvres de Ruysbrock... C'est dire qu'il est difficile de parfaitement comprendre la pensée de Ruysbrœck. Ruysbrœck avait eu conscience de ces difficultés; aussi se résolut-il à consacrer un ouvrage entier à l'explication de certaines des expressions qu'il utilisait et qui posaient problème. Ainsi naquit Le Livre de la plus haute Vérité[2].        

Ruysbrœck explique les mots et les expressions qu'il avait utilisés, en insistant sur son intention profonde de rester soumis en tout à l'Église et à ses docteurs. Par ailleurs, il fit plusieurs fois allusion à la secte hérétique du Libre esprit, et à une femme redoutable: Bloemardinne, hérésiarque de très grande réputation. Un des buts de Ruysbrœck était, notamment, de réfuter cette hérésie cachée, d'où, pour lui, la nécessité de décrire certains états aberrants de la soit-disant spiritualité de la secte et de la doctrine de Bloemardinne. La tâche était ardue, car cette femme était très estimée auprès d'un grand nombre de personnes qui allaient jusqu'à croire, "que lorsqu'elle s'avançait pour recevoir l'adorable Sacrement du corps du Seigneur, elle marchait entre deux Séraphins..."

Un des premiers hagiographes[3] de Ruysbrœck nous informe "qu'elle écrivait beaucoup de choses sur l'esprit de liberté et l'exécrable amour vénérien, et comme elle était remplie de l'esprit impur et satanique, elle n'avait rien de commun avec les Séraphins: malgré cela, les sectateurs de son opinion la recherchaient beaucoup, parce qu'elle avait inventé une nouvelle doctrine. L'homme de Dieu, ayant pitié de son erreur, s'opposa aussitôt à ce dogme néfaste; et, bien qu'il eût à soutenir un grand nombre d'adversaires, cependant il put démontrer pleinement la fausseté des écrits de cette femme perverse... Cette erreur qui pouvait à peine être remarquée par les plus doctes, fut, non seulement reprise, mais encore réfutée par lui, nullement effrayé des embûches de la partie adverse, ni abattu par la fausseté et le déguisement de ce dogme.

Et cependant, il y en eut qui prétendirent que cet homme très saint était tombé dans cette erreur; mais ses écrits témoignent abondamment combien il était pleinement éloigné de cette opinion."

Ruysbrœck sentit la nécessité de s'expliquer et il le dit lui-même. Après avoir rappelé les pleurs de Samuel sur Saül et celles de la cananéenne, il écrivit: "À mon tour, je puis bien dire que nous devons pleurer sur tant d'hommes qui se trompent en pensant être rois en Israel, qui se croient élevés au-dessus de tous, même des bons, dans une haute vie contemplative; ce ne sont cependant que des orgueilleux. Ils désobéissent volontairement et sciemment à Dieu, à la loi, à la sainte Église et renient toutes les vertus... et s'efforcent de déchirer l'unité de la foi chrétienne..."

On sent très bien ici que Ruysbrœck vise d'abord la secte des Libres Esprits. Mais il ajoute: "Quelques-uns de mes amis m'ont prié de leur expliquer de mon mieux, de la façon la plus précise et la plus claire, telle que je la comprends, la vérité au sujet de la très haute doctrine que j'ai exposée. Il faut, en effet, que personne ne soit scandalisé par mes écrits... Je le ferai donc volontiers... avec l'aide de Dieu, pour éclairer les humbles qui aiment la vertu et la vérité... et pour confondre les faux superbes et  accroître leurs ténèbres..." (Chapitre 1)

 

Le Livre de la plus haute Vérité

 

1
Questions de vocabulaire

 

1-1-L'auteur résume sa doctrine

Ruysbrœck rappelle que "l'amant de Dieu contemplatif lui est uni par intermédiaire, sans intermédiaire et enfin sans différence ou distinction." On trouve ceci "dans la nature, dans la grâce et dans la gloire..."

Par ailleurs Ruysbrœck insistera souvent sur le fait que nulle créature ne peut devenir Dieu, si sainte soit-elle. "Et ceci est vrai même de l'âme de Notre Seigneur Jésus-Christ qui restera éternellement créature et distincte de Dieu[4]. Cependant tous, nous devons être élevés en Dieu, au-dessus de nous-mêmes..." Ruysbrœck précise qu'en ceci réside notre béatitude éternelle, "qu'il s'agit du mode de notre béatitude et de notre marche vers elle." (Chapitre 2)

1-2-L'union par intermédiaire

     1-2-1-Ce qu'elle est

"Cet intermédiaire c'est la grâce de Dieu, avec les sacrements de la sainte Église, les vertus théologales de foi, d'espérance et de charité, et la vie vertueuse selon les commandements de Dieu. Pour cela il faut mourir au péché, au monde et à tout appétit désordonné de la nature." Ainsi nous sommes en communion avec l'Église et, obéissant à Dieu, "nous  sommes une même volonté avec lui, ainsi qu'une bonne communauté unie à son Prélat." Nous imitons le Christ qui a prié son Père: "Père, je veux que, là où je suis, là aussi soit mon serviteur, afin qu'il puisse voir la clarté que vous m'avez donnée... Ainsi tous les saints seront éternellement avec le Christ, chacun à son rang et au degré de gloire qu'il aura mérité par ses œuvres, avec le secours de Dieu."  C'est ainsi "que nous sommes unis à Dieu par intermédiaire, ici-bas dans la grâce." Mais "unis à Dieu par intermédiaire, ici-bas dans la grâce, nous ne sommes ni le Christ, ni Dieu, comme le font certains hommes hérétiques et pervers[5] qui disent n'avoir pas de Dieu, mais être tellement morts à eux-mêmes et unis à Dieu, qu'ils sont devenus Dieu." (Chapitre 3)

     1-2-2-Rappels de Ruysbrœck sur la secte du Libre-Esprit (Chapitre 4)

Le sujet paraît tellement important à Ruysbrœck qu'il croit devoir insister longuement: ces hommes  croient "que la vie éternelle n'est autre chose qu'une seule essence bienheureuse, sans distinction de rang, de sainteté ou de récompense. Bien plus, il s'en trouve d'assez insensés pour dire... qu'il ne restera plus éternellement que la substance essentielle de la divinité..." De Dieu et des esprits bienheureux, "il ne subsistera plus rien en dehors, ni vouloir, ni agir, ni connaissance distincte d'aucune créature."

Ces hommes égarés dans le vide de leur propre essence veulent n'être bienheureux que dans les limites de leur pure nature. "La simplicité absolue qu'ils croient posséder, ils la regardent comme étant Dieu même, parce qu'ils y trouvent un repos naturel. C'est pourquoi ils pensent être Dieu, dans le fond de leur propre simplicité... et prétendent être dispensés de toute vertu... Ils demeurent oisifs et sans nul souci des œuvres de Dieu et de toutes les Écritures... Ils ont perdu Dieu... Volontiers aussi ils empruntent à l'Écriture des passages peu connus, qu'ils pourront interpréter à faux et d'après leur sens, afin de plaire aux hommes simples et de les attirer ainsi dans leur trompeuse oisiveté... Ils veulent enseigner et n'être instruits par personne, critiquer et ne recevoir aucun blâme, commander et n'avoir point à obéir... Ils veulent garder leur volonté propre et n'être soumis à personne. Voilà ce qu'ils appellent la liberté spirituelle..."

     1-2-3-Un sévère mise en garde contre le Libre Esprit

La doctrine du Libre Esprit que Ruysbrœck vient de rappeler est tellement nocive qu'il veut mettre en garde contre elle, tous ses lecteurs; et d'abord il leur dit: "Ils se croient-ils supérieurs à la loi, aux commandements de Dieu et de la sainte Église... Car au-dessus de ce repos essentiel qu'ils possèdent, ils ne sentent ni Dieu, ni diversité... ils sont déchus de la vérité et de toute vertu, dans une dissemblance perverse... Pour eux, la sainteté consiste à suivre en tout et sans contrainte son instinct naturel... avec un esprit enclin au mal, et s'abandonner au dehors à tout mouvement pour satisfaire aux désirs du corps, pour contenter la chair... Voyez, c'est là le fruit d'enfer produit par leur incrédulité et qui nourrit cette incrédulité jusque dans la mort éternelle..."

Ruysbrœck montre ensuite que lorsque des épreuves surviennent, ces gens "tombent dans un tel désespoir que personne ne les peut consoler..."

Rysbrœck peut conclure: "Vous pouvez vous signer contre le diable, mais de ces hommes pervers vous devez vous garder avec grand soin et il vous faut examiner de près leurs paroles et leurs œuvres."

En conséquence, "vous éviterez ces gens et vous les fuirez comme les ennemis mortels de votre âme... Ils sont les messagers du diable et les plus nuisibles de tous..."

1-3-L'union sans intermédiaire

     1-3-1-Ce qu'elle est

Ruysbrœck vient d'expliquer ce qu'il entend par "union par intermédiaire". L'un des buts de ses écrits étant de mettre en garde ses concitoyens contre les dangers de la secte du Libre Esprit, il s'y est longuement attardé. Il va maintenant s'intéresser aux quelques rares personnes, en cette vie, qui peuvent s'unir à Dieu sans intermédiaire. Oui, ces personnes sont rares; c'est pourquoi "celui qui veut découvrir et sentir en lui-même les trois unions auxquelles il fait souvent allusion, doit vivre pour Dieu de toute la plénitude de son être afin de satisfaire aux grâces et aux impulsions divines. Il doit être docile en toutes vertus et toutes pratiques de la vie intérieure. Par l'amour il doit s'élever et mourir en Dieu... et subir la transformation de l'incompréhensible vérité qui est Dieu lui-même. C'est ainsi que vivant il doit sortir pour exercer les vertus et mourant il doit entrer en Dieu... Et parce qu'il s'applique à ces deux exercices, il a l'intelligence claire, il est riche et débordant de sentiment, car il a joint Dieu avec ses puissances élevées, avec le désir de son cœur... Il se tient et s'exerce ainsi en la présence de Dieu, l'amour devient maître de lui, le conduit et le fait croître sans cesse en vertus." (Chap. 5)

     1-3-2-Comment elle se manifeste

Ruysbrœck a vécu des expériences mystiques exceptionnelles. Ce qui surprend le plus, c'est que, bien qu'il dise souvent qu'on ne peut pas comprendre ces états, il réussisse à les dépeindre. Ainsi, d'emblée, il mentionne la "santé délicieuse" et le "mal terrible", effets auxquels doivent répondre "les œuvres qui conviennent".

 

La santé délicieuse élève l'homme et lui donne libre pouvoir de louer et d'aimer Dieu comme son cœur et son âme peuvent le souhaiter. Alors, l'homme "sent Dieu en lui, avec richesse et plénitude de grâces; il possède la sagesse, son intelligence est éclairée, il est riche d'enseignements célestes jusqu'à déborder; sa charité est généreuse, il surabonde de joie jusqu'à l'ivresse, il est fort de sentiment, courageux et disposé à tout ce qu'il sait être le bon plaisir de Dieu. Ces biens sont sans nombre et seul celui qui en a l'expérience peut les connaître.

Mais quand la balance de l'amour vient à baisser et que Dieu se cache avec toutes ses grâces, l'homme tombe en désolation, en langueur et en sombre misère comme s'il ne devait plus jamais recouvrer la santé. C'est le mal terrible qui jette l'homme dans la désolation et la privation de tous les goûts et de toutes les consolations qu'il ressentait jusqu'alors. Durant cet état misérable la santé reparaît parfois et donne une espérance que nul ne saurait enlever. Puis l'on retombe de nouveau dans un désespoir tel que personne n'y peut apporter consolation. Alors l'homme ne s'estime plus autre chose qu'un pauvre pécheur...   Du côté de Dieu il ne sent plus ni goût ni joie aucune. Et la raison lui dit tout bas: 'Où est maintenant ton Dieu?' S'il veut guérir de ce mal, il lui faut considérer qu'il ne s'appartient pas, mais qu'il est à Dieu. Il doit donc anéantir sa volonté propre dans la libre volonté de Dieu et laisser faire Dieu...

Ruysbrœck va cependant apporter une note de consolation, une espérance: "Si l'homme peut agir ainsi sans tristesse de cœur et avec liberté d'esprit, il est bientôt guéri. En effet, que la balance de l'amour monte ou s'abaisse, il demeure dans son égalité. Quelque chose que l'amour veuille, celui qui renonce à soi-même et qui aime Dieu trouve la paix. Dans la souffrance il sait maintenir la rectitude de sa volonté et garder un esprit libre et tranquille; il est devenu apte à éprouver l'union avec Dieu sans intermédiaire...

C'est pourquoi étant d'une même pensée et d'une même volonté avec Dieu, l'homme sent Dieu en lui avec la plénitude de ses grâces, comme une santé vivante de tout son être et de toutes ses œuvres." (Chapitre 6)

Mais, demande Ruysbrœck, pourquoi tous les hommes bons n'arrivent-ils pas à cette union avec Dieu? C'est qu'ils ne s'oublient pas suffisamment, "ne se mettent pas en présence de Dieu, et sont peu soucieux de se connaître eux-mêmes. Ils restent toujours plus extérieurs et multiples qu'intérieurs et simples, agissant plutôt par bonne coutume que par affection intime. Ils regardent plus aux formes extraordinaires, à l'importance des bonnes œuvres qu'à l'amour de Dieu. Ils ne savent pas reconnaître que Dieu vit en eux..." (Chapitre 7)

     1-3-3-Les conditions pour arriver à l'union sans intermédiaire

Selon Ruysbrœck, l'homme intérieur qui garde la santé délicieuse, -même quand le mal terrible sévit-, et s'élève vers Dieu de tout son amour et de toutes  ses forces, l'homme intérieur sent que cet amour, "est jouissant et sans limite. S'il veut ensuite avec son amour agissant pénétrer plus avant dans cet amour jouissant, alors toutes les puissances de son âme doivent céder et il lui faut souffrir et supporter cette vérité et cette bonté pénétrante qui est Dieu lui-même... Et son union avec Dieu se fait sans intermédiaire... C'est ainsi que Dieu est toujours dans l'essence de l'âme.

Lorsque les puissances supérieures de l'âme rentrent en elles-mêmes, avec un amour actif, elles sont unies à Dieu sans intermédiaire, en une connaissance simple de toute vérité, un sentiment et un goût essentiels de tout bien. C'est dans l'amour essentiel que l'on possède cette connaissance et cette expérience simples de Dieu, et c'est au moyen de l'amour actif qu'on les exerce et entretient... Cette connaissance et cette expérience sont essentielles à l'essence et demeurent toujours en elle. Voilà pourquoi nous devons toujours faire retour dans l'amour et ainsi nous renouveler en lui, si nous voulons trouver l'amour par l'amour... Toutefois, quoique cette union entre l'esprit aimant et Dieu soit sans intermédiaire, il demeure cependant entre eux une grande différence: la créature ne devient pas Dieu, ni Dieu ne devient créature..."

D'autres explications sont nécessaires; aussi Ruysbrœck poursuit-il: "... Dieu peut s'unir sans intermédiaire à ses bien-aimés, comme il le veut, si ceux-ci avec l'aide de sa grâce s'y appliquent et s'y préparent... C'est pourquoi l'homme intérieur que Dieu a élevé à la vie contemplative, n'a pas d'autre intermédiaire entre lui et Dieu que sa raison illuminée et son amour agissant. Et moyennant ces deux choses, il est un avec Dieu. Mais au-dessus de la raison, au-dessus de l'amour agissant, cet homme est élevé à une pure vue et en dehors d'activité, jusqu'à l'amour essentiel. Là, il est un esprit et un même amour avec Dieu. Dans cet amour essentiel, il dépasse infiniment son intelligence par cette unité qu'il a essentiellement avec Dieu, et c'est là une vie ordinaire aux contemplatifs...

Mais devant l'infinité de Dieu, il ne peut que se rendre... Cela, aucune créature ne peut le comprendre, ni l'atteindre, pas même l'âme de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui a reçu l'union la plus haute, bien au-dessus de toutes les créatures..." (Chapite 8)

 

2
La vie des justes en Dieu

 

2-1-La contemplation des justes (Chapitre 11)

"Les justes s'appliquent, dans leur contemplation, à l'amour de Dieu comme à un bien commun qui se répand au ciel et sur la terre, et ils sentent la sainte Trinité inclinée vers eux et en eux avec la plénitude des grâces..."

Vertueux, et totalement donnés à Dieu, "ils sont unis à Dieu par l'intermédiaire de la grâce divine et de leur sainte vie... ils ont toujours paix et joie intérieures, goût et consolation..."  comme les gens du monde ne peuvent en avoir.  "L'amour de Dieu les attire intérieurement et les invite à l'unité... C'est pourquoi ces hommes éclairés sont élevés avec une âme libre, au-dessus de la raison jusqu'à une vue dépouillée d'images. Là se fait entendre l'éternelle invitation de l'unité de Dieu, et avec une intelligence nue et sans images ils dépassent toutes les œuvres, toutes les pratiques, toutes choses enfin, et atteignent au sommet même de leur esprit..."

Revenant rapidement à la Sainte Trinité, Ruysbrœck déclare, au sujet de ces âmes entrées dans l'unité de Dieu trine: "On est élevé, alors, au-dessus de la raison, triplement en unité et uniquement en trinité." Cependant, insiste-t-il encore une fois, "la créature ne devient pas Dieu... Elle sent une différence et une distinction entre elle et Dieu, dans sa contemplation intime; et quoique cette union soit sans intermédiaire, les œuvres innombrables que Dieu opère au ciel et sur terre n'en sont pas moins cachées à l'esprit... Car une distinction essentielle existe entre l'essence de l'âme et l'essence de Dieu, distinction telle que l'on n'en peut concevoir de plus haute."

2-2-Comment vivre cette union à Dieu sans intermédiaire? La complaisance entre Dieu et les justes  (Chapitre 10)

Selon Ruysbrœck, "la nature divine est éternellement active, selon le mode des personnes, et éternellement en repos et sans mode, selon la simplicité de son essence. C'est pourquoi tout ce que Dieu a élu et saisi en son amour éternel et personnel, il le possède essentiellement et avec jouissance dans l'unité de l'amour essentiel. Les divines personnes s'embrassent mutuellement en une complaisance éternelle, avec un amour infini et actif, dans l'unité... Dans les relations mutuelles des personnes divines, il y a toujours nouvelle complaisance, nouvelle émanation d'amour en un embrassement nouveau dans l'unité. Et ceci est en dehors du temps, Ceci se renouvelle sans cesse dans cette source vivante de la Trinité...

Et dans cette nature vivante et féconde le Fils est dans le Père, et le Père dans le Fils, et le Saint-Esprit dans l'un et l'autre. Car c'est une unité vivante et féconde qui est la source et le commencement de toute vie et de tout devenir."

En Dieu, de toute éternité, sont toutes les créatures, avec leurs distinctions et leur essence propre. En Lui, en son sein, Dieu refait toutes les créatures pécheresses par ses grâces. "Tous les élus, anges et hommes... sont embrassés dans la complaisance divine. C'est d'elle que dépendent le ciel et la terre, la vie, l'être, l'activité et la conservation de toutes les créatures... Tous les dons au ciel et sur la terre, découlent de la complaisance de Dieu...

La grâce de Dieu est préparée pour tous les hommes, et elle attend le retour de chaque pécheur en particulier. Et lorsque, par le secours de la grâce, un pécheur consent à prendre pitié de lui-même et à implorer Dieu avec confiance, il trouve toujours son pardon...

"Tous ceux qui ont l'expérience du lien d'amour entre le Père et le Fils doivent demeurer éternellement heureux..." En effet, l'amour de Dieu superessentiel et sans mode répand sur eux tous ses biens, et les attire dans l'unité divine et le repos éternel. "Tous sont riches en vertus, éclairés dans la contemplation et simples en leur repos de fruition... C'est pourquoi ces âmes privilégiées sont unies à Dieu par intermédiaire, sans intermédiaire et aussi sans différence."

2-3-L'unité sans différence ni distinction (Chapitre 12)

L'amour de Dieu, "au-dessus de toute distinction, est une jouissance essentielle, selon l'essence nue de la divinité. Les hommes éclairés trouvent en eux une contemplation profonde et essentielle, au-dessus de la raison et sans raison, et une inclination de jouissance qui dépasse tout mode et toute essence, et les plonge dans l'abîme sans mode de la béatitude sans fond, où la Trinité des divines personnes possède sa nature en unité essentielle. Voyez, ici la béatitude est tellement simple et sans mode que toute contemplation essentielle s'évanouit, ainsi que toute inclination et distinction des créatures. Car tous les esprits élevés se fondent et s'anéantissent par la jouissance dans l'essence de Dieu qui est la superessence de toute essence. Là ils échappent à eux-mêmes et se perdent en un non-savoir sans fond. Cette béatitude n'est essentielle qu'à Dieu seul: elle est superessentielle à tous les esprits...

Là, tous les esprits élevés sont dépassés en une jouissance sans mode... Là, dans leur superessence, les esprits élevés sont sans différence une seule jouissance et une seule béatitude avec Dieu. Et la béatitude y est si simple qu'il ne peut plus y entrer de distinction..."

2-4-La prière du Christ (Chapitre 13)

Ce qui vient d'être rapporté ci-dessus, c'est ce que le Christ désirait quand Il priait le Père que 'tous soient un comme le Père et Lui étaient Un.' En effet, le Christ demande d'abord que les justes soient avec Lui, "par  l'intermédiaire de la grâce de Dieu et de leur vie vertueuse." Le Christ demande ensuite "qu'ils soient en Nous (Le Père et Lui) et Nous en lui... Là nous reconnaissons l'union sans intermédiaire... Enfin, la troisième prière du Christ et la plus élevée de toutes, c'est que tous ses bien-aimés soient consommés en un, comme il est un avec le Père... un en cette sorte et en la même unité qu'il est, sans distinction, une jouissance et une béatitude avec le Père, dans l'amour essentiel... Avec Dieu, ces justes reflueront et s'écouleront, demeurant toujours en repos dans la possession et la jouissance. Ils travailleront et pâtiront, puis se reposeront sans crainte dans la superessence. Ils sortiront et rentreront, et trouveront de part et d'autre leur nourriture. Ils sont enivrés d'amour et endormis en Dieu dans une obscurité lumineuse."

Ruysbrœck pourrait en dire beaucoup plus sur cette béatitude, mais "ceux qui possèdent cela n'en ont pas besoin: et à ceux qui en ont reçu révélation et qui par amour adhèrent à l'amour, l'amour apprendra bien la vérité. Mais lorsque l'on vit à l'extérieur et que l'on cherche consolation en dehors de Dieu, on ne peut comprendre ces choses..."  (Chapitre 13)

 

3
La grâce divine

 

Ruysbrœck veut expliquer à ses lecteurs comment seule la grâce divine, agissant en nous, permet l'union sans intermédiaire. Tout d'abord il faut bien comprendre que c'est Dieu qui fait tout: "L'amour éternel qui vit dans l'esprit auquel il est uni sans intermédiaire donne sa lumière et sa grâce à toutes les puissances de l'âme; et c'est là le principe de toutes les vertus. La grâce de Dieu touche les puissances supérieures et... en fait jaillir la charité, la connaissance de la vérité, l'amour de toute justice, l'exercice des conseils de Dieu avec discrétion...

Aussi longtemps que l'homme demeure dans cet exercice, il est capable de contempler et de ressentir l'union sans intermédiaire. Il sent en lui cette touche de Dieu, qui est un renouvellement de la grâce et de toutes les vertus divines...

Cette grâce de Dieu pénètre jusque dans les puissances inférieures, elle touche le cœur de l'homme et y produit l'amour tendre et l'attrait sensible pour Dieu. Cet amour et cet attrait pénètrent le cœur et les sens, la chair et le sang... donnant à tout l'homme une impulsion et une impatience telles que souvent il ne sait que faire de lui-même. Il est dans l'état d'un homme ivre qui ne se possède plus. Les hommes, dans cet état, lèvent souvent la tête vers le ciel avec les yeux grand ouverts, dans l'impatience de leurs désirs; tantôt c'est la joie, tantôt les larmes; tantôt ils chantent, tantôt ils crient; aujourd'hui ils sont bien, demain ils seront mal et souvent l'un et l'autre ensemble. Ils marchent en sautant, battent des mains, s'agenouillent, s'inclinent et font encore beaucoup d'autres gestes aussi étranges. Dans cet état aussi, vivant avec le cœur ouvert, se tenant élevés jusqu'à la richesse de Dieu qui vit en leur esprit, ils sentent une nouvelle touche divine et une nouvelle impatience d'amour...

Toutes ces choses se répètent. Et c'est pourquoi l'homme doit se servir de ce sentiment corporel pour passer quelquefois à un sentiment spirituel qui est raisonnable, et de ce sentiment spirituel s'élever à un sentiment divin qui est au-dessus de la raison...

Ce sentiment est notre béatitude superessentielle qui est la jouissance même de Dieu et de tous ses bien-aimés. Cette béatitude c'est le silence dans les ténèbres et le repos: il est essentiel à Dieu, et superessentiel à toutes les créatures. C'est là qu'il faut dire que les personnes divines retournent et s'abîment dans l'amour essentiel, c'est-à-dire dans l'unité fruitive; et cependant elles demeurent toujours, selon leurs propriétés personnelles, dans les opérations de la Trinité." (Chapitre 9)

 

4
Conclusion

(Chapitre 14)

 

Ruysbrœck sait parfaitement que ses paroles seront vivement contestées, non seulement par les hérétiques qu'il cherche à ramener à la raison, mais également par des théologiens de haut niveau. Aussi, par avance, il affirme qu'il se soumet aux jugements autorisés de la Sainte Église. Il écrit, dans le dernier chapitre de son livre: "Je me soumets au jugement des saints et de la sainte Église. Car je veux vivre et mourir serviteur du Christ, dans la foi chrétienne..."

Mais avant de conclure définitivement et de demander des prières pour que Dieu ait pitié de lui, il revient sur ses avertissements concernant la secte du Libre Esprit: "Comme je vous l'ai dit plus haut, vous vous garderez de ces hommes trompeurs, qui dans le dépouillement d'images et l'oisiveté, avec leur regard nu et simple ont trouvé en eux d'une façon naturelle l'essence de Dieu, et veulent être un avec Dieu sans la grâce de Dieu, sans la pratique des vertus, en désobéissant à Dieu et à la sainte Église... Comment le plus mauvais des pécheurs, le chrétien infidèle, parviendra-t-il de la terre au ciel, lui qui veut être Dieu, sans ressemblance aucune de grâces ni de vertus? Personne ne monte au ciel par sa propre force, sinon le Fils de l'homme Jésus-Christ. Unissons-nous à lui, par le moyen de la grâce, des vertus et de la foi chrétienne..."


[1] Notamment le prieur des Chartreux, Maître Gérard.
[2] Dont la traduction peut-être retrouvée sur le site suivant:
http://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Ruysbroek/Ruysbroeck/Tome2/haute_verite.html
3] dont le nom est inconnu.
[4] Attention! il s'agit ici de l'âme humaine de Jésus, et non pas de sa divinité.
[5] Les adeptes de la secte du Libre Esprit, ou des "libres esprits".

VOIR : D - Le Miroir du Salut Éternel

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