Le Livre des Sept Clôtures

Présentation et introduction

1 Imiter le Christ qui s'est fait serviteur

2 Les sept Clôtures

3 La vie spirituelle

4 Quelques considérations sur l'Eucharistie

 

Présentation et introduction

 

D'après les informations données par les moines bénédictins de Wisques qui ont traduit en français les œuvres de Jean de Ruysbrœck, il semble que le Livre des Sept Clôtures ait été composé probablement avant 1360, à l'attention d'une sainte nonne, Dame Marguerite van Meerbeke, chantre du monastère de Sainte-Claire à Bruxelles. Ruysbrœck était déjà moine. Ce livre, avec les deux livres précédemment étudiés, fait partie d'une trlilogie destinée à faire grandir la vie spirituelle des religieux.

Afin d'aider le mieux possible la jeune religieuse clarisse, Ruysbrœck suit l'ordre des occupations diverses qui remplissaient la journée d'une religieuse clarisse, à son époque. Mais constamment il quitte son plan initial, et il l'entraîne vers les plus hauts sommets de la vie spirituelle. Il propose d'abord Le Modèle: Notre-Seigneur Jésus-Christ, Puis il rédige un enseignement détaillé sur la manière dont on doit prendre part au sacrifice de la Messe et les dispositions qu'il convient d'apporter pour recevoir avec fruit le Corps du Seigneur. Il peut alors enseigner la meilleure façon d'aimer, celle qui vient de Dieu seul, ce mode d'aimer étant le chemin, la substance et la racine de toute sainteté.

Ainsi, peu à peu, après avoir présenté les sept clôtures qui sont, en réalité, des moyens destinés à isoler la partie spirituelle de l'âme de tout ce qui est extérieur, pour l'enfermer dans la seule attention à Dieu, après avoir décrit les quatre manières qui permettent d'atteindre une région supérieure et divine où s'exerce la vie spirituelle; et après avoir conduit l'âme jusquà une union stable et embrasée avec Dieu et s'être arrêté sur quelques détails très pratiques, Ruysbrœck achève la présentation d'une journée conventuelle, par un examen de conscience détaillé, figuré par "trois livres" que la moniale doit "lire" avant de se coucher.

Remarque: Incontestablement ce Livre des Sept Clôtures s'adresse essentiellement, au moins pour les détails pratiques, à des religieuses cloîtrées. Cependant, quand on fait abstraction de tout ce qui concerne la vie dans les monastères du XIVème siècle, on lit avec beaucoup d'intérêt ce véritable traité de théologie spirituelle, et l'on découvre des moyens pratiques et bien humains, pour entrer dans les espaces inexprimables que Dieu réserve à ceux qui Le cherchent vraiment.

 

1
Imiter le Christ qui s'est fait serviteur

 

1-1-L'humilité de Jésus (Chapitre 1)

Ruysbrœck demande à sa dirigée de se souvenir du Christ: "Le Christ, le Fils de Dieu, s'est humilié et anéanti lui-même et il a pris la forme d'esclave afin de nous servir. Il a été doux, miséricordieux et obéissant envers son Père céleste jusqu'à la mort, tout cela pour nous. Au milieu de ses disciples, il a voulu paraître comme un serviteur, disant lui-même 'qu'il était venu non pour être servi, mais pour servir'."

Comme le Christ, une clarisse doit donc "volontiers servir et être obéissante envers Dieu et ses supérieurs... La plus grande gloire, en effet, et la plus haute noblesse qu'il y ait au monde... c'est de servir Dieu. Car servir Dieu sagement c'est posséder un royaume éternel et régner..." Saint François, n'en fit-il pas ainsi, quand "il fit choix de la pauvreté, du mépris et de l'obéissance, voulant être un serviteur pour tout le monde, autant qu'il le pourrait. Il était, parmi ses frères, humble et obéissant, se faisant le dernier de tous; et c'est la règle et l'exemple qu'il vous a laissés pour marcher à sa suite..."

N'oublions pas que nous sommes au XIVème siècle, à une époque où pour des raisons d'insécurité notoire, les papes avaient dû quitter Rome et s'installer en Avignon. Par ailleurs, les relâchements dans les milieux épiscopaux, sacerdotaux et même conventuels étaient notoires. Aussi Ruysbrœck profite-t-il de son exposé pour fustiger ceux qui ont méprisé ou transformé la règle donnée par les saints fondateurs. "La pauvreté s'est changée en magnificence, opulence et bien-être... La pénitence et le travail sont tout alanguis... La sainte vie s'est grandement obscurcie et a disparu de tous les ordres et de tous les états de religion..."

C'est pourquoi il faut, si l'on veut devenir saint, suivre en tout l'exemple du Christ. C'est par là qu'une religieuse doit commencer. Ruysbrœck décrit alors les fondement de toute sainteté.

1-2-En marche vers la sainteté (Chapitre 2)

     1-2-1-La pureté de conscience

Ruysbrœck n'hésite pas à le déclarer: "Le fondement de toute sainteté est la pureté de conscience..." D'où la nécessité de revoir sa vie, de se confesser, et, éventuellement, de réparer. Mais il faut toujours se tenir en face de la miséricorde de Dieu, "et lui dire ardemment du fond du cœur: 'Seigneur, ayez pitié de moi, pauvre pécheresse!' Élevez ensuite vers lui votre âme par une louange continuelle... Humiliez aussi et abaissez votre cœur en grande révérence devant la haute majesté de Dieu et aux pieds de Notre-Seigneur Jésus-Christ... Puis, chaque matin, lorsque vous vous levez, jetez-vous à genoux et priez humblement le Seigneur afin qu'en ce jour vous puissiez le servir d'une façon qui lui rende honneur..."

     1-2-2-La vérité au-dessus de toute image (Chapitre 4)

Mais il faut aller encore plus loin, et Ruysbrœck nous invite pour "réaliser au plus haut degré l'amour et la sainteté, à dépouiller notre puissance intellectuelle de toute image, et par la foi l'élever au-dessus de la raison. C'est là que brille le rayon du soleil éternel, qui nous éclairera et nous enseignera toute vérité. C'est alors que la vérité nous affranchira et établira notre regard purifié au-dessus de toute image. Heureux les yeux qui voient cela... Là, coulent, inépuisables, les torrents des grâces divines et ils emportent l'âme jusqu'à la source vivante, qui est le Saint-Esprit. De là jaillissent les flots des délices éternelles, qui enivrent l'âme et l'élèvent au-dessus de la raison pour se perdre dans le désert de la béatitude sans fin. Telle est la substance et la racine de la vraie sainteté, qui donne toujours naissance à l'exercice intime des vertus, car l'amour ne peut demeurer oisif."

     1-2-3-Les quatre modes de l'exercice intime

Cet exercice intime se fait selon quatre modes que Ruysbrœck nous indique.

        – Le premier mode de vie intime, c'est la montée de notre vie en Dieu, par la charité et les actions de grâce; mais, face à l'amour de Dieu, notre esprit et nos efforts demeurent impuissants.     

– Le second mode nous conduit à l'humilité. "Parce que nous sommes pécheurs et infirmes en toutes vertus nous devons nous faire petits et nous abaisser devant Dieu", chacun se considérant comme le plus indigne parmi les hommes.

– Le troisième mode nous fait sortir intérieurement de nous-mêmes par la pratique d'une très grande charité "qui consiste à honorer tous les saints et à nous réjouir de leurs mérites... Nous serons encore unis à tous les hommes de bien par le moyen des vertus et de l'amour mutuel... Nous prierons aussi pour nous-mêmes et pour tous les pécheurs, souhaitant que Dieu nous fasse miséricorde." Nous sortons de nous-mêmes pour aller vers notre prochain, mais avec l'amour très large que Dieu nous envoie et dont il a rempli le ciel et la terre.

            "Le quatrième mode de vie intime établit notre raison entre le temps et l'éternité." Notre monde, en bas, dans le temps, devient un lieu d'exil; en haut, par contre, notre raison nous fait voir le royaume des cieux, auquel nous sommes appelés. Notre raison, suspendue entre les deux, est dans la tristesse, tandis que, "par le don de Dieu, dans le cœur aimant, la plus haute vertu que je connaisse, cette longanimité patiente nous fait dire: 'Seigneur, votre volonté, non la mienne doit se faire; votre honneur et votre louange, non ma commodité ni mon agrément. Seigneur, je me donne et me livre à vous pour le temps et pour l'éternité'." Ceux qui mettent en pratique ces quatre modes peuvent alors contempler Dieu, au-dessus de la raison... dans un état de vide et de dépouillement total.  "Cette pratique ressemble à un denier d'or fin, avec lequel on achète la vie éternelle... Et si nous aimons Dieu pour lui-même et non pour autre chose, nous avons un denier d'or fin..."

Ruysbrœck explique alors comment notre denier doit être du bon poids, et bien orné. Une face de notre denier porte la croix, ornée de nos vertus;  cet ornement, nous devons sans cesse l'embellir par nos vertus, en imitant la vie du Christ. La "face nue de notre denier, c'est l'essence de notre âme, où Dieu a imprimé son image. Et lorsque, par la foi, l'espérance et la charité, nous rentrons en nous-mêmes, pour y aimer et posséder Dieu, nous recevons ainsi son image d'une manière surnaturelle sur la face nue de notre denier... Cette face de notre denier... c'est la vie de Dieu en nous et de nous en lui."

D'où la mise garde: "celui qui, au jugement de Dieu, présente un denier faux et sans le poids voulu, est condamné au feu éternel. Si donc votre denier est maintenant de mauvais aloi... priez et suppliez le Saint-Esprit qu'il vous donne de l'or pur, afin qu'avec son secours vous puissiez fondre et frapper un denier qui ait assez de finesse pour plaire à Dieu."

Ruysbrœck peut maintenant donner sa note personnelle, pleine de bonté, en concluant: "De cela je ne veux plus parler. Mais je dois instruire ma sœur de la façon dont elle doit accomplir son service avec humilité et pureté, afin d'être fille de Dieu et de recevoir la couronne de la virginité avec la récompense au centuple." (Chapitre 4)

     1-2-4-Les vertus à mettre en œuvre

Ruysbrœck va passer en revue les vertus essentielles que les religieux doivent mettre en œuvre pour posséder "la beauté que le Roi (le Christ) convoitera." Et tout d'abord, l'obéissance, "Dieu aime mieux l'obéissance que les sacrifices, et le fruit du renoncement est toujours meilleur et plus précieux que celui de la volonté propre." Puis vient l'humilité, mais cela ne nous étonne pas. C'est pourquoi il est bon de choisir, quand cela est demandé, "le service le plus humble et le plus méprisé, soit à la cuisine, soit à l'infirmerie..." Ruysbrœck traite ensuite longuement cet aspect particulier de l'humilité, très lié à la charité: le soin des malades. Il écrit: "Si l'on vous charge de ceux qui sont malades ou infirmes, servez-les joyeusement, avec douceur et humilité, et sans murmure... Et ne regardez pas seulement la personne que vous servez, mais bien plutôt Dieu, pour qui vous la servez... Si vous les voyez tristes ou impatients, vous devez les consoler en leur rappelant les souffrances de Notre-Seigneur et des saints, et la joie avec laquelle ils les ont supportées... Vous demeurerez auprès d'eux et les veillerez, s'il est nécessaire. Soyez à leur égard pleins de joie et de bonne humeur..." (Chapitre 5)

Après avoir donné ses conseils pour le soin des malades, curieusement Ruysbrœck s'attarde sur le comportement des malades qui doivent, eux aussi, savoir être patients, charitables envers leurs soignants, et abandonnés à la volonté du Seigneur. "Lorsque vous serez malade à votre tour, regardez-vous comme un pauvre pèlerin qui est hébergé dans une maison étrangère... Soyez patiente, joyeuse et endurante en toutes choses, reconnaissante envers Dieu de ses dons... Sachez vous contenter de tout, vous abandonner à Dieu et ne vous plaindre ni de la maladie, ni de la fatigue, ni de l'oubli des hommes... Prenez de la main de Dieu tout ce qu'il veut vous imposer... demeurez patiente et toute paisible; car alors le Christ est près de vous avec les anges et les saints. Soyez toujours joyeuse, sans plainte ni murmure. " (Chapitre 6)

La maladie ne dure pas toujours, et il faut vite reprendre la vie normale dans un esprit de grande charité: "Puis quand vous vous lèverez et serez guérie, retournez humblement à votre service, sans faire de choix..."

Suit une série de conseils assez surprenants pour quelqu'un qui s'adresse à une religieuse. Mais Ruysbrœck avait suffisamment d'expérience concernant les évêques, prêtres, et autres consacrés qui ne vivaient pas conformément à leurs engagements. Aussi n'hésite-t-il pas à écrire à sa dirigée: "Soyez simple, prudente et fidèle dans votre service. Ne commettez ni mensonges, ni imprécations, ni calomnies... N'ayez d'injures ni de mépris pour personne; veillez à ne juger ni calomnier qui que ce soit. Aimez tout le monde pour Dieu; n'enviez ni ne trompez personne... N'ayez ni rancune ni désirs de vengeance..."

Incontestablement tout ceci nous surprend; heureusement Ruysbrœck revient à des conseils plus positifs: "...Soyez toujours vraie dans vos paroles et dans vos actions... Si quelqu'un agit ou parle mal contre vous, pardonnez aussitôt dans votre cœur... Soyez toujours gracieuse, joyeuse et complaisante pour ceux avec qui vous vivez... Ce sont toutes ces choses que vous venez d'entendre que Dieu désire de vous." (chapitre 7)

     1-2-5-Conseils propres à la vie des moniales cloîtrées

Quoique Ruysbrœck dans ce livre, ait pour but de conduire à la sainteté tous les religieux, n'oublions pas qu'il écrit d'abord à l'attention d'une jeune religieuse clarisse. Il doit donc aborder quelques sujets spécifiques à la vie des clarisses de son époque. Nous ne nous y attarderons que peu; disons seulement, pour ceux qui seraient intéressés, que Ruysbrœck explique comment une sainte religieuse doit se comporter dans la vie de tous les jours. D'abord, Ruysbrœck parle de la gourmandise au réfectoire, et il donne quelques conseils qui peuvent s'appliquer à de nombreuses personnes du XXIème siècle: gardez-vous de manger à l'excès, alors même que vous ressentiriez une grande faim... car la gourmandise est la racine et la source de tous les péchés. C'est d'elle que naissent la paresse et le penchant impur, d'elle aussi parfois que viennent les actions coupables et, à leur suite, un grand nombre d'autres vices..."

Profitant de ses considérations sur la gourmandise, Ruysbrœck revient vite au spirituel: "L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu... La nourriture corporelle est pour le corps et la nourriture spirituelle pour l'âme... La faim spirituelle, c'est la charité, l'amour de Dieu; son aliment, c'est la vie, et cette vie consiste dans l'union à Dieu qui donne félicité et gloire... Celui qui a seulement faim dans son corps est mort devant Dieu, car sa vie n'est pas différente de celle de la bête... Aussi, chaque fois que vous prenez ce qui est nécessaire à votre corps, élevez votre cœur vers Dieu et asseyez-vous à table avec le Christ, les anges et les saints... Mourez au monde et vivez à Dieu, cherchez et goûtez les choses d'en-haut: c'est l'aliment éternel que le Christ nous a préparé... Pour le corps, contentez-vous d'aliments grossiers..."

Ruysbrœck donne en exemple d'abord les Pères du désert, puis les fondateurs d'ordres, comme saint Augustin, saint François, saint Benoît. Il écrit: "Ils étaient durs et austères pour eux-mêmes, sobres et mesurés, ne prenant que le plus strict nécessaire. Mais ils étaient pour leurs frères et pour ceux qui les approchaient bons et compatissants, largement attentifs à tous leurs besoins." (Chapitre 8)

Ruysbrœck indique à sa dirigée, comment on doit se présenter au parloir: quelle tenue, quelle attitude corporelle, les sujets de conversation, la discrétion dans les rapports avec les gens du monde: ne rien demander ni rien donner... Ruysbrœck ne peut s'empêcher, profitant de l'occasion qui lui en est donnée, de glisser un avertissement spirituel important destiné aux clarisses qui prennent trop de plaisir au parloir: "Si vous préférez vous répandre à l'extérieur que de vivre à l'intérieur, si vous aimez à dire et à entendre des choses vaines et les nouvelles qui viennent du monde, il vous est alors impossible d'être éclairée intérieurement, mais les ténèbres et la pesanteur vous envahiront chaque jour davantage..."

Ruysbrœck aborde aussi le problème de l'habit religieux, et de ses accessoires: nous n'en parlerons pas. (Chapitres 9 et 20)

     1-2-6-les trois petits livres (Chapitre 21)

Après avoir passé en revue tout ce qui constitue le quotidien de la vie des religieuses, Ruysbrœck proposera à sa dirigée, un curieux examen de conscience: la lecture, chaque soir, de trois petits livres: un livre noir, un livre blanc et un livre bleu et vert.

Le livre noir est un vieux livre, "qu'il faut relire; il représente votre vie d'autrefois, remplie de péchés et de défauts, chez vous comme chez tous les hommes. Entrez pour cela en vous-même et ouvrez le livre de votre conscience... Scrutez votre conscience et voyez quelle a été votre vie, en quoi vous avez pu faillir soit en paroles, soit en œuvres, en désirs, en pensées... toutes choses qui ne sont pas selon l'ordre mais en opposition avec la charité, avec les commandements, les conseils et le bon vouloir de Dieu. Il y en a tant et de formes si variées que nul ne peut les connaître que Dieu seul. Elles ternissent, défigurent et souillent la face de l'âme... Aussi en aurez-vous grand repentir en vous-même..."

Ruysbrœck invite aussi à "se souvenir de Dieu et de sa miséricorde... et à souhaiter vivre pour lui et lui demeurer fidèle jusqu'à la mort. Après cela, déposez ce vieux livre. Puis mettez-vous à genoux afin de rendre grâces à Dieu et de le louer, et vous ferez sortir de votre mémoire le livre blanc qui est écrit en lettres rouges et qui contient la vie très innocente de Notre-Seigneur Jésus-Christ..."

Le livre blanc raconte la vie de Jésus-Christ. Il est écrit en lettres rouges qui attestent l'amour de Jésus; ses cinq grandes plaies forment les lettres capitales. "C'est avec une dévotion intime qu'il faut faire mémoire de l'amour qui est dans son âme. Évitez et fuyez le monde trompeur; car le Christ a ouvert ses bras et il désire vous y retenir et embrasser... Regardez votre champion et votre héros, et voyez comme il s'est battu pour vous jusqu'à la mort. Il a payé votre dette, et il vous a acheté et acquis par son sang l'héritage de son Père... vous devez graver dans votre cœur l'amour et la passion de votre cher Seigneur, de sorte qu'il vive en vous et vous en lui. Dès lors le monde entier ne vous sera qu'une croix et une tristesse, et vous souhaiterez de mourir afin de suivre votre bien-aimé dans son royaume..."

Il est temps de passer au Livre bleu et vert.

Le livre bleu et vert aux lettres d'or nous fait contempler "la triple clarté de la vie céleste de l'éternité.

La première clarté céleste est sensible; d'elle, Dieu inonde le ciel de lumière... C'est dans ce ciel que nous vivrons et régnerons avec le Christ, les anges et les saints... Dans cette clarté du ciel et dans celle des corps glorieux apparaît la couleur verte semblable à celle de la pierre qu'on appelle jaspe. Cette couleur verte, nous la verrons des yeux de notre corps, et elle est formée de toutes les bonnes œuvres extérieures qui ont été ou seront accomplies jusqu'à la fin du monde... cette belle couleur verte ornera les corps glorieux...

La deuxième clarté de la vie éternelle est spirituelle; elle remplit et illumine, au ciel, de science et de sagesse tous les yeux intelligents, afin de leur faire connaître toutes les vertus intérieures. Dans cette clarté se montre une couleur verte, comme celle de la pierre qu'on appelle smaragde; c'est comme une verte émeraude, qui dépasse en beauté et en clarté tout ce que l'on peut imaginer, pleine de grâce pour les yeux de l'intelligence...

Dans cette clarté, chaque saint apparaît comme revêtu de la clarté et couleur verte de l'émeraude, rempli de beauté, de grâce et de gloire, chacun selon sa dignité et ses mérites."

La troisième clarté, dans laquelle apparaît comme une couleur verte, est divine; c'est "la sagesse et la clarté éternelle de Dieu lui-même... Aussi toutes les intelligences doivent-elles céder devant la clarté et la vérité incompréhensible qui est Dieu."

Le troisième livre est une vie céleste: "il est tout entier écrit d'or fin... car désirer Dieu intimement, adhérer amoureusement à Lui et s'unir divinement, ce sont les lignes éternelles écrites en or dans notre livre céleste... Et quiconque aime se tient en présence de Dieu avec son livre tout clair et de couleur verte, tout brillant de grâce et de gloire."

D'où les conseils de Ruysbrœck: "Élevez donc votre esprit au-dessus de tous les cieux pour lire ces livres. Les saints y apparaissent tout pleins de gloire, quant aux sens extérieurs... mais, par-dessus tout, ils sont élevés en Dieu dans une fruition d'amour... cherchez et goûtez les choses d'en-haut et qui sont éternelles.

Revoyez vos sept clôtures, examinez avec soin vos trois livres,... même si vous ne pouvez ni lire ni comprendre pleinement le troisième, car la gloire est sans mesure et tellement profonde qu'on ne la peut pénétrer... Buvez, goûtez, enivrez-vous, puis vous inclinant sur votre livre reposez-vous et endormez-vous en paix éternelle... Et lorsque vous vous éveillerez... qu'il y ait de l'huile dans votre lampe... Votre Époux vient dans peu de temps,  il faut être trouvée parmi les vierges sages..." (Chapite 21)

1-3-De sévères avertissements

Nous avons vu plus haut que Ruysbrœck avait laissé entendre qu'il y avait de graves manquements dans la vie de certains consacrés: prêtres ou moines, et même évêques. Il avait alors donné à sa dirigée un certain nombre d'avertissements pratiques, avant de passer à la présentation des trois petits livres dont la lecture doit anticiper le sommeil. Le sujet doit lui tenir particulièrement à cœur, puisque Ruysbrœck revient sur ce thème à plusieurs reprises. Non seulement il avertit, mais il profite souvent de ces avertissements pour introduire de sévères critiques à l'encontre de ces responsables ecclésiastiques qui ne vivent pas conformément aux exigences de leur état religieux.

Ruysbrœck avait été pendant 25 ans environ chapelain de la Cathédrale sainte Gudule de Bruxelles. Depuis 1343 il vivait retiré dans le monastère de Groenendael, dans la forêt de Soignies, près de Bruxelles. À Groenendael comme à Bruxelles, Ruysbrœck rencontra de très nombreuses personnes, y compris des abbés, des abbesses, et de nombreux supérieurs religieux. Force lui fut de constater que bon nombre de prélats, de moines et de nonnes, de sœurs et de frères, tous ceux qui dans la religion possèdent des biens dans l'Église "vivaient pour la plupart, semble-t-il, dans le faste et la recherche du bien-être corporel, avec grand train de maison et des dépenses énormes comme s'ils appartenaient au monde... Ils ressemblent vraiment au riche dont parle Notre-Seigneur dans l'Évangile de saint Luc..."

Ruysbrœck évoque aussi des pauvres religieux dans les monastères à qui on ne donnera rien "en plus de la pitance ordinaire. Cependant ces pauvres gens doivent jeûner au temps voulu et supporter le fardeau du chant et des lectures de nuit et de jour. Mais s'ils sont obéissants et patients, et s'ils persévèrent dans leur ordre et sous leur règle jusqu'à la mort, ils seront portés par les anges avec Lazare dans le sein d'Abraham...

Ruysbrœck avertit sa dirigée: "Vous devez donc vous-même être sobre, mesurée, aimer la tempérance, demeurer silencieuse et satisfaite de ce que vous avez à manger ou à boire. Puis élevez vers Dieu votre cœur, tandis que vous prenez votre repas. Après quoi, vous direz vos grâces avec vos sœurs, selon l'usage, et vous remercierez et louerez Dieu pour tous ses biens." (Chapitre 8)

Aujourd'hui, dit encore Ruysbrœck, on rencontre des hommes[1] "qui s'imaginent être parfaits, qui croient avoir découvert une manière d'être sans mode et s'y sont fixés sans l'amour de Dieu. Ils se considèrent eux-mêmes Dieu... Les sacrements et les pratiques de la sainte Église... les saintes Écritures et tout ce que les saints ont pratiqué depuis le commencement du monde, tout cela ils l'estiment comme peu de chose et de nulle valeur... Ils se figurent que dans l'éternité disparaîtra toute hiérarchie de vie et de récompense... qu'il n'y demeurera rien autre qu'un seul être essentiel éternel, sans distinction personnelle entre Dieu et les créatures. C'est bien là l'impiété la plus insensée et la plus perverse qui fut jamais parmi les païens, les juifs ou les chrétiens."

Plus loin Ruysbrœck fera également une remarque acerbe contre les moines qui montent à cheval, portent des épées... Il attaquera aussi les nonnes qui vivent dans l'opulence, comme si elles étaient dans le monde... et il soupire: "Ce sont là tous les mauvais exemples que rencontrent les enfants qui entrent dans les cloîtres, et de là vient que disparaissent chaque jour davantage la discipline religieuse et toute sainte vie." (Chapitre 20)

 

2
Les sept Clôtures

 

Ruysbrœck contemple sainte Claire, la fondatrice des Clarisses. Il remarque "qu'elle était cloîtrée en sept clôtures... auxquelles nul autre que le Saint-Esprit ne peut donner accès... et nul n'y entre s'il n'aime Dieu."

La première clôture est matérielle et sépare effectivement du monde. Derrière cette clôture, "l'on se cloître corporellement, sous l'action de la grâce de Dieu, en toute liberté de volonté, afin d'être voué d'une façon immuable au service de Notre-Seigneur." Cette clôture du corps, on la choisit librement sous l'action de la grâce. (Chapitre 10)

La seconde clôture, spirituelle, consiste "à faire rentrer ce qui, en nous, est extérieur et sensible, en la clôture de l'homme intérieur et raisonnable, de sorte que la partie sensible soit toujours soumise à la raison, tout comme une servante à sa maîtresse..." La raison est à la fois le cloître et la cellule qui a cinq portes: les cinq sens. "Dieu a confié la garde et la défense de ces cinq sens à la raison contre toutes sortes d'ennemis. Et bien que les cinq sens appartiennent à l'homme extérieur par droit de nature, il est cependant incapable de les gouverner; car il est lui-même fou et insensé, et d'entente avec ses sens. C'est pourquoi il doit, avec tout ce qui lui appartient, servir l'homme intérieur... car dès qu'il sort par une des cinq portes, l'homme pèche toujours. La raison doit donc le faire rentrer, le reprendre et le châtier, le fustiger et le discipliner... sinon Dieu est expulsé du royaume de l'âme avec toutes les vertus." (Chap. 11)

La troisième clôture, c'est la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ. "On n'y peut entrer et demeurer que par un entier retour d'amour: et c'est pourquoi nous devons rompre tout lien et briser toute entrave, nous élever au-dessus de toutes choses et rejeter tout souci, toute inquiétude et préoccupation de cœur, ainsi que tout amour non réglé..." Ainsi Jésus nous revêt de son vêtement de joie et d'amour, "nous vivons en lui et lui en nous.... Or, lorsque le bien-aimé est uni à son Bien-Aimé dans une clôture d'amour, c'est là un amour achevé." (Chapitre 12)

Cet amour effecif donne accès à la quatrième clôture. Nous remettons à Dieu notre volonté pour ne vouloir que ce que Dieu veut. Ainsi, "notre volonté est librement prise et cloîtrée par amour dans la volonté de Dieu, sans retour. Et ainsi faisons-nous profession à Dieu dans l'ordre de la vraie sainteté, quelque habit que nous portions ou dans quelque état que nous soyons...

Lors donc que l'amour en nous devient assez fort et assez ardent pour consumer tout plaisir ou déplaisir... toute recherche enfin et poursuite de nous-mêmes... alors aussi notre amour est pur, chaste et parfait, et il ressemble à un anneau d'or... Voilà le vrai cellier où l'amour introduit ses élus, là où la charité est ordonnée, ainsi que toute vertu..." (Chapitre 13)

Dans la cinquième clôture, notre amour, devenu chaste et parfait, ressemble à un anneau d'or; c'est "le cellier plus intime où l'amour demeure avec son bien-aimé, par-dessus la raison, les modes et la pratique des vertus... il ne s'y occupe qu'à aimer... Là, notre intelligence nue est élevée et établie, tandis qu'elle regarde fixement et contemple avec une vue simple dans la lumière divine. Tous ceux que l'amour conduit là sont les élus de Dieu car ils y trouvent une vie contemplative élevée à un amour éternel. La vie raisonnable qu'ils portent en eux est remplie de grâce, de charité et de saintes pratiques. Enfin, dans la partie inférieure d'eux-mêmes ils ont une vie sensible pleinement soumise aux commandements de Dieu, avec des mœurs honnêtes et la pratique des bonnes œuvres extérieures, aux yeux de tous..."

Lorsque l'homme possède et pratique ces trois vies: vie contemplative, vie raisonnable, vie sensible, il devient parfait, car "au-dessus de lui-même, il est uni à Dieu d'amour pur dans la lumière divine; en lui-même, il possède la ressemblance avec Dieu, par la grâce, et dans la partie inférieure, il reçoit la ressemblance avec l'humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ... " (Chapitre 14)

Ces notions étant assez complexes, Ruysbrœck y revient dans son chapitre 17. Il explique que la vie inférieure "est corporelle et sensible. Elle souffre la faim et la soif et l'on doit l'entretenir et la nourrir... Et l'homme est voué à la mort... " La vie moyenne, conforme à la raison "aspire à la science et à la sagesse, à la dévotion et à la ferveur, à la charité et à la droiture, enfin à toutes les vertus... Plus nous possédons de sagesse, plus nous désirons toujours en avoir. Aussi cette vie est-elle imparfaite en elle-même, parce qu'il lui manque toujours quelque chose, et ses désirs ne peuvent être comblés par rien moins que Dieu lui-même."

Aussi Dieu nous donne-t-il une vie au-dessus de nous-mêmes, une vie divine, qui est la contemplation de Dieu Lui-même. Nous sommes alors élevés, au-dessus de la raison et de toutes nos œuvres, à une vue simple: "nous passons sous l'action de l'Esprit du Seigneur; une influence intime de Dieu s'empare de nous, une lumière divine nous éclaire, et nous sommes pénétrés, transformés, de clarté en clarté, en l'image même de la sainte Trinité... Ainsi par le moyen de l'amour nous sommes portés intimement et façonnés à nouveau en notre image éternelle qui est Dieu... Le Père et le Fils nous tiennent embrassés dans l'union du Saint-Esprit, en une bienheureuse jouissance qui ira sans cesse se renouvelant pendant toute l'éternité, selon la connaissance et l'amour, le Fils naissant éternellement du Père, et le Saint-Esprit émanant toujours de l'un et de l'autre..."

Ruysbrœck pourtant insiste: les créatures restent distinctes les unes des autres. "Chacune conserve sa vie et son état propre en grâce et en vertus. Chacune s'attache et adhère à Dieu plus ou moins, suivant la faim, la soif et l'ardeur qu'elle a pour lui, et c'est selon cette mesure qu'elle peut sentir Dieu, le goûter et en jouir; car Dieu est l'aliment et le bien de tous..."

Cependant, entre tous ceux qui aiment Dieu, il y a des différences, selon l'intelligence, l'amour et l'influence puissante qui se répand autour de chacun d'eux. De là vont naître une grande tempête et une grande impatience. "La tempête et l'ardeur d'amour qui s'élèvent en eux, brûlantes et bouillonnantes ne peuvent être apaisées, et le contact mutuel, sans cesse renouvelé, soulève nouvelle tempête d'amour. Ce sont comme des coups de tonnerre, et le feu de l'amour jaillit semblable à des étincelles de métal en fusion et aux éclairs enflammés du ciel. L'éclair descend jusque dans les puissances sensibles, et tout ce qui vit dans l'homme tend à s'élever jusqu'à l'union, là où surgit le contact d'amour..." (Chapitre 17)

Ruysbrœck peut maintenant aborder la sixième clôture.

Quand notre esprit s'est anéanti et défaille dans l'amour, pour devenir lui-même amour dans l'Amour, un esprit et une vie avec Dieu, nous sommes dans la sixième clôture. Et, nous dit Ruysbrœck, "de même que l'homme a été créé le sixième jour dans sa nature, à l'image et à la ressemblance de Dieu, de même il est aussi créé à nouveau dans cette sixième clôture, où il reçoit l'image et la ressemblance de Dieu, par-dessus sa nature, en union d'amour, de façon à être avec Dieu un seul esprit et une seule vie..." Dans le Père nous avons vie, dans le Fils nous sommes engendrés, et dans le Saint-Esprit, nous sommes éternellement aimés.

Il convient de noter ici une nouvelle référence à la Sainte trinité. Ruysbrœck, en effet, poursuit: "Notre génération dans le Fils dure toujours, et sans cesse nous sommes engendrés avec lui; comme aussi éternellement nous demeurons non engendrés dans le Père. De même le lien et l'union d'amour demeurent toujours entre le Père et le Fils; et cependant la génération du Fils et l'émanation du Saint-Esprit se renouvellent sans cesse dans la sublime nature de Dieu, car la nature est féconde, elle est une pure activité dans la Trinité des personnes. De même Dieu règne et vit en nous et nous en lui, au-dessus de notre être de créatures, dans l'union d'esprit. Là nous demeurons toujours unis à Dieu par le lien d'amour..."

Mais attention! "Nous ne sommes pas seulement faits à l'image de Dieu, mais aussi à sa ressemblance. C'est pourquoi là où se fait notre union avec Dieu existe une touche cachée ou motion: la source des grâces divines qui illuminent notre intelligence afin de lui faire connaître clairement et distinctement la vérité, et qui enflamment notre volonté d'amour afin de lui faire désirer toute justice...

Là nous sommes unis à Dieu par une contemplation et un regard continus de notre esprit élevé vers lui. Là s'achève la sixième clôture, où notre esprit se trouve élevé à une vie contemplative et devient une seule vie, un seul esprit et un seul amour avec Dieu." (Chapitre 15)

La septième clôture surpasse toutes les autres; elle "consiste en un repos apaisé et inactif par-dessus toutes nos œuvres. C'est une simple béatitude... qui rassasie toute faim et soif, tout amour et toute ardeur vers Dieu..."

Pour Ruysbrœck, le sixième âge de la création, c'est le temps où nous sommes. "Quand viendra notre mort, si nous avons bien travaillé, alors commencera le temps de l'éternel repos." (Chapitre 16)

Ruysbrœck donne à la novice clarisse, le plus excellent des modèles après Jésus-Christ: sainte Claire, la fondatrice des clarisses. Il note: "J'ai  remarqué chez sainte Claire, la première de votre ordre, qu'elle était cloîtrée en sept clôtures. Elle devint ainsi toute claire et brillante et ornée de toutes les vertus; elle mena une vie sainte et bienheureuse, jusqu'à ce qu'elle parvint à la gloire de Dieu. Considérez maintenant avec soin ces clôtures... Mais sachez que nul autre que le Saint-Esprit ne peut donner accès aux sept clôtures et nul n'y entre s'il n'aime Dieu."

 

3
La vie spirituelle

 

3-1-Les quatre animaux

Ruysbrœck rappelle que dans l'une de ses apocalypses, le prophète Ézéchiel présente quatre animaux mystérieux "qui allaient et revenaient comme un éclair brillant." Pour Ruysbrœck, ces quatre animaux sont un symbole qui "représente quatre manières de vie spirituelle, où se pratiquent tout amour et toutes vertus." Notre auteur présente rapidement ces quatre manières, en rapport avec les quatre animaux:

"La première manière est la force spirituelle qui immole et terrasse tout ce qui est ennemi de Dieu et des vertus. C'est pourquoi elle est figurée par le lion, le roi des bêtes sauvages."

La deuxième manière, figurée par le bœuf, "consiste à avoir le cœur largement ouvert, afin de rendre sans cesse honneur à Dieu... Notre être, vaincu et immolé par la force spirituelle est ici offert à Dieu et entièrement consumé."

La troisième manière, une sage discrétion liée au discernement, "a pour symbole la figure d'un homme, qui est un animal raisonnable."

La quatrième manière, "faite d'intention droite et d'amour envers Dieu, est figurée par l'aigle." Celui qui aime Dieu a des pratiques célestes qui l'élèvent jusqu'à Dieu. "L'intention droite et l'amour planent au-dessus de toutes les vertus et vont jusqu'à celui qui est recherché et aimé. Enfin, l'aigle possède une vue perçante et subtile qui lui permet de fixer la clarté même du soleil sans se détourner. De même celui qui poursuit Dieu et qui l'aime fixe les rayons du soleil éternel sans reculer jamais... Il aime Dieu et aussi toutes les vertus qui ornent l'âme et peuvent conduire jusqu'à Dieu. Aussi est-il bien orienté; il va et revient comme l'éclair du ciel: car aller et revenir, c'est sa vie et sa nourriture..." (Chapitre 18)

3-2-Les portes célestes

Ruysbrœck pose mentalement une question: "Où conduisent ces quatre manières de vivre la vie spirituelle?" Il découvre trois portes célestes:

– La touche du Saint-Esprit qui, au fond de notre capacité d'aimance, "ressemble à une source vive d'où montent et se répandent les eaux d'éternelle douceur..."

Ruysbrœck va s'expliquer plus longuement. Il précise que l'âme veut donner à Dieu tout ce qu'elle est et recevoir de Lui tout ce qu'Il est. Plus elle donne et reçoit, plus elle désire donner et recevoir. Or, l'âme ne peut ni se donner entièrement à Dieu, ni le recevoir pleinement, car elle est bien peu de chose... "Elle ressent alors l'impétuosité, l'impatience et la grande ardeur d'amour, ne pouvant ni se passer de Dieu ni l'obtenir, ni descendre dans ses profondeurs ni monter jusqu'à son sommet, ni l'enserrer ni l'abandonner. Ce sont là cette tempête et cet ouragan spirituels déjà évoqués..."

Toutefois, reconnaît Ruysbrœck, aucune langue n'est capable  d'exprimer ces choses. L'amour donne la joie au cœur, puis la tristesse. "Il le fait craindre, espérer, désespérer, pleurer, se plaindre, chanter, louer et pratiquer mille autres choses. Tel est le sort de ceux qui vivent dans le transport d'amour. Et pourtant cette vie est la plus intime et la plus profitable que l'homme puisse mener en se servant de ses moyens."

Quand les procédés humains font défaut, commence le procédé divin. "Avec intention droite, avec amour et avec des désirs insatiables l'homme s'attache à Dieu, sans pouvoir cependant parvenir à l'union... L'Esprit du Seigneur intervient comme un feu violent qui brûle, qui consume et dévore tout en lui, de sorte que l'homme s'oublie lui-même avec toutes ses pratiques et ne se sent plus autrement que s'il était un seul esprit et un seul amour avec Dieu. Ici les sens et toutes les puissances se taisent, ils sont apaisés et rassasiés; car la source de la bonté et de la richesse de Dieu a tout inondé: le don dépasse tout ce qu'on pouvait désirer. Tel est le premier mode divin auquel est élevé l'esprit de l'homme." (Ch. 19)

– Le clair rayonnement du soleil éternel, Notre-Seigneur Jésus-Christ, tout éclatant de la vérité divine dans notre intellect. "L'intelligence dépouillée est éclairée et pénétrée de la lumière divine, de sorte qu'elle peut regarder et contempler avec une vue simple, dans la lumière de Dieu, la clarté divine, la vérité éternelle par elle-même."

– Le dépouillement de notre mémoire, par le Père "qui nous invite et attire jusqu'à sa très haute unité." Le Père élève notre mémoire dépouillée de formes et d'images, jusqu'à "son origine, qui est Dieu lui-même. L'homme est alors uni d'une façon stable à son principe, qui est Dieu... Il apprend à soutenir l'action intime de Dieu et cette transformation opérée par les procédés divins, qui dépassent la raison..."

3-3-Pénétrer jusqu'à l'essence sans mode de Dieu

Ruysbrœck va  aller encore plus loin dans nos relations avec Dieu. Il dit: "Par delà tous les modes divins, il y a une connaissance de vue intérieure sans modes qui fait pénétrer jusqu'à l'essence sans modes de Dieu... qui ne peut être connue, ni de paroles, ni d'actes, ni de modes, ni de signes... mais qui se révèle elle-même à la vue simple de la pensée sans images."

Ces notions sont pour nous incompréhensibles, aussi Ruysbrœck va-t-il quand même nous donner quelques explications, et même des images. Ainsi, il donne l'exemple "d'un brasier de feu immense dont la flamme tranquille, ardente, immobile", dévorerait tout. L'amour essentiel est comme "une jouissance qui appartient à Dieu et à tous les saints... C'est un torrent tranquille et sans fond de richesse et d'allégresse, où tous les saints avec Dieu sont engloutis dans une jouissance sans modes. Et cette jouissance est sauvage et déserte comme un lieu perdu... On n'y voit rien qui puisse se rendre ou exprimer en paroles quelconques. Voilà la simple béatitude de nous tous, l'essence divine et notre superessence, au-dessus de la raison et au delà de toute raison. Pour l'expérimenter, il nous faut trépasser en cela même, au-dessus de notre être créé, en ce point éternel où toutes nos lignes commencent et viennent aboutir, en ce point où elles perdent leur nom et toute distinction... Là, nous demeurerons toujours ce que nous sommes dans notre essence créée, et cependant, sortant de nous-mêmes, nous irons toujours trépasser dans notre superessence... C'est le lieu où tous les justes, unis aux saints, jouissent et se reposent au-dessus d'eux-mêmes, sans mode; il n'y a plus de regard en arrière ni de retour possible. Et c'est notre septième clôture, où se trouvent consommées toute sainteté et toute béatitude."

C'est aussi notre but. Mais, en attendant, nous devons posséder les autres clôtures par la pratique des vertus. Les formes abondent; ainsi, écrit Ruysbrœck, "chacun est possédé de faim et de soif, de goût et d'ardent désir pour Dieu et toutes les vertus, plus ou moins, selon son degré de sainteté et de béatitude, et selon son mérite et sa valeur. Mais quant à la béatitude superessentielle, qui est Dieu même, en qui, au-dessus de nous-mêmes et dans l'effusion de notre être, nous sommes un, elle nous est commune à tous, débordante au delà de toute mesure et incompréhensible à toutes nos puissances..."

 

4
Quelques considérations sur l'Eucharistie

 

4-1-Comment on doit entendre la messe

Nous savons que le Livre des Sept Clôtures s'adresse à une jeune religieuse, novice chez les clarisses. Ruysbrœck passe donc en revue les principaux évènements quotidiens qui jalonnent la vie de ces religieuses, puis, très rapidement, il aborde la question de la messe, à laquelle, normalement, les clarisses assistent tous les jours. Ruysbrœck donne des conseils sur la manière d'assister à la messe, conseils destinés à tout le monde: religieux et laïcs. Il écrit:

"Au commencement de la messe, vous confesserez et déplorerez devant Dieu vos péchés, vos imperfections et négligences, et vous le prierez de vous être compatissant et miséricordieux. Ensuite vous lui demanderez de vous montrer et de vous enseigner le chemin de la vérité, de la vertu et de la justice... À la messe, vous vous rappellerez les souffrances et la passion de Notre-Seigneur. Vous les méditerez avec une amoureuse pitié.  Ce sera votre offrande au Père céleste. Puis vous vous offrirez vous-même et vous exposerez tous vos besoins ainsi que tous les intérêts de la sainte chrétienté. Tel est l'auguste sacrifice offert par le Christ lui-même et que tous les prêtres offrent encore à la messe. Car, par la puissance de Dieu, ils consacrent la chair et le sang du Christ et ils offrent le sacrifice en mémoire de sa passion et de sa mort...

Présentez encore à Dieu l'éminente dignité de Marie et de tous les Apôtres, toutes les souffrances des martyrs, la profession ferme et glorieuse des confesseurs, la chaste pureté des vierges... Puis, vous vous présenterez devant Dieu et vous demeurerez là avec des sentiments d'action de grâces et de louange et avec un amour affectif[2]... Puis, en compagnie de vos sœurs, recevez le saint Sacrement avec une dévotion intérieure et un fervent désir... excitez en vous une faim et une soif spirituelles pour l'éternel aliment... Car Dieu fait naître cette faim dans nos puissances par sa grâce et par la pratique que nous en faisons ; et en venant habiter en nous, il rassasie l'essence même de notre âme.

4-2-Avoir faim du Saint-Sacrement

Ayez donc grande faim et soif de Dieu et il vous sera donné de connaître et de posséder le rassasiement dans votre essence...  Le Christ lui-même, à son tour vous prendra et consommera en lui... Cela c'est la vie éternelle... Vous devez aimer avec tant d'ardeur que la charité éternelle de Dieu vous étreigne de ses embrassements: ainsi deviendrez-vous un seul esprit et un seul amour avec Dieu... En recevant le Sacrement, c'est la chair et le sang du Christ, votre nature même, que vous recevez... Et vous recevez aussi l'âme vivante de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec tous ses mérites et toute sa gloire... Ainsi aimerez-vous Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme et de tout votre esprit. Et c'est là le premier et le plus haut commandement de Dieu, le commencement et la fin de toute sainteté."  (Chapitre 3)


[1] Ruysbrœck pense certainement à la secte du Libre Esprit.
[2] C'est-à-dire un amour affectif, ressenti dans le cœur, qui naît de ce bienfait sans pareil, que l'on reçoit le corps et le sang du Christ. Puis, vient un amour raisonnable, ayant son siège dans l'âme, Enfin, il y a l'amour de l'esprit, ou amour purement spirituel, le plus élevé de tous. Ce sont ces trois amours qui font que l'on aime Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de tout son esprit.

 VOIR : G - L'Ornement des Noces éternelles 1

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