La Spiritualité de Ruysbrœck

Préliminaires

1-L'homme Ruysbrœck

2-Jésus notre modèle

3-La vie vertueuse-Les vertus-Leur importance

4-La vie en Dieu

5-Ceux qui répondent aux appels de Dieu

6-Vie active et vie contemplative

7-Le plus haut degré de la vie intime

8-Que conclure?

Prière: Seigneur, Tu es ma nourriture

Postface

BIBLIOGRAPHIE

 

Préliminaires

La découverte des écrits de Jean de Ruysbrœck nous a montré combien ce grand mystique fut aussi un grand pédagogue. Affronté aux grandes difficultés que l'Église rencontre à toutes les époques, il essaya, de toutes ses forces, de mettre en évidence les erreurs des sectes qui sévissaient autour de lui. L'immoralité constatée chez de trop nombreux ecclésiastiques de son temps, le conduisirent, avec un courage remarquable, à s'élever contre de tels mauvais exemples. Jamais il ne voulut transiger, ni avec les vérités de la foi chrétienne, ni avec les commandements de Dieu. Et cette ferme volonté transparaît, dans ses œuvres, en termes parfois très violents. Pourtant, Ruysbrœck sut demeurer, durant toute sa vie, le serviteur aimable et doux, animé de l'immense amour de Dieu et du prochain, que seuls connaissent les vrais mystiques.

Nous savons déjà que Ruysbrœck, ordonné prêtre en 1317, exerça son ministère durant vingt-cinq ans à Bruxelles, comme chapelain de Sainte Gudule. Comme ses amis, Maître Hinckaert et Franco van Coudenberg, chapelains de la même église, il était animé d'un grand désir de vie vertueuse et apostolique. La première partie de son activité littéraire la plus féconde date de cette période, entre 1330 et 1336. Ces ouvrages constituent l'essence même de sa doctrine fondée essentiellement sur son expérience mystique. 

Pour Ruysbrœck, l’âme doit toujours mener une vie morale et active, en s’efforçant, par les œuvres et les vertus, d’orner la demeure de son âme pour l’Époux qui vient. Cette recherche oriente inévitablement l'âme vers la perfection et la vie contemplative. Ainsi, l’expérience spirituelle par le toucher intérieur et intériorisant de l’âme par Dieu, c'est l’Époux qui vient. Alors la vie intérieure, menée au fond du cœur, conduit au recueillement. Dieu oriente ce cheminement intérieur jusqu'à sa rencontre. Puis c'est la vie proprement contemplative. Les "amis intimes" et les "fils cachés" peuvent alors répondre aux avances mystiques.

Enfin, il faut ajouter que, pour Ruysbrœck, le grand modèle, c'est Jésus-Christ dont il s'efforcera toujours de montrer la grandeur et les vertus.

1
L'homme Ruysbrœck

1-1-La foi chrétienne

Ruysbrœck rédigea un petit condensé de la foi chrétienne, entre 1336 et 1343. Il y rappelait les thèmes principaux: le Dieu créateur, Trinité sainte: Père, Fils et Esprit. Il rappelait aussi que l'homme pécheur a été sauvé par la mort et la Résurrection de Jésus-Christ, afin d'obtenir la vie éternelle, en Dieu. Ruysbrœck donnera quelques aperçus de ce que sont les plus hautes sphères spirituelles de notre vie en Dieu. Entièrement fidèle aux enseignements de l'Église, il n'hésitera pas, comme d'ailleurs tous les vrais spirituels, à parler du jugement final que connaîtront tous les hommes, ainsi que du ciel et de l'enfer.

      1-1-1-La création et l'histoire des hommes

Ruysbrœck revient souvent sur le thème de la création, sur l'histoire du peuple juif et sur la place des hommes dans le projet de Dieu.

Ainsi, dans Le Royaume des Amants de Dieu, il rappelle que Dieu a créé le royaume des cieux et les anges. À ces esprits de haute intelligence, "Dieu donne la grâce de se tourner vers lui avec humilité et respect souverain, afin de posséder le royaume infini d'éternelle immutabilité... Ceux qui se sont tournés vers Dieu possèdent donc la béatitude... Ceux au contraire qui se sont détournés de Dieu... sont les ennemis de Dieu, des anges, des saints et des hommes."

Puis Dieu créa le royaume de la terre, avec les hommes et la grande variété des créatures. "Il embellit la nature humaine de ses grâces, afin que, par humilité, soumission, fidélité, louange, amour et vénération, elle pût posséder et mériter la place que les anges avaient perdue par les vices contraires... Aux anges et aux hommes, dans l'ordonnancement de toutes choses, Dieu montre sa sagesse. Il fait preuve de bonté et de libéralité en répandant ses dons innombrables." (Les Amants)

Comme les anges qui se sont séparés de Dieu, la nature humaine a péché; les hommes sont devenus les enfants de la désobéissance. Mais Dieu a voulu ramener à Lui l'homme égaré, et son Fils, Jésus-Christ, a pris la nature humaine. Jésus s'est fait obéissant envers le Père et pour le service du Père, afin, dans sa miséricorde, d'enseigner les hommes par son exemple. Puis il est mort par amour. Ainsi, sont redevenus libres tous les hommes qui sont régénérés dans le Christ.

Notre vie créée est une seule vie avec celle que nous possédons en Dieu. Et la vie éternelle que nous possédons en Dieu est sans intermédiaire, une avec Dieu; mais nous ne sommes pas Dieu et nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes. Dieu nous a connus et voulus éternellement en lui-même. Il est en nous lumière et vérité.

Et c'est par les sacrements qu'on reconnaît le juste ramené au Christ, et par le Christ, ramené à Dieu.

      1-1-2-L'unicité de Dieu et la sainte Trinité

Dans le chapitre 14 du livre sur Les sept Degrés de l'Échelle d'amour, Ruysbrœck écrit une véritable profession de foi: "Dieu est Unité dans sa nature, Trinité en fécondité, trois personnes réellement distinctes. Et ces trois personnes sont Unité dans la nature, Trinité dans leur fonds propre. Dans la nature féconde de Dieu, il y a trois propriétés, trois personnes distinctes de nom et de fait, dans l'unité de nature. Dans l'opération chaque personne possède en elle la nature tout entière et est ainsi le Dieu tout-puissant... Les trois personnes ont ainsi une nature indivisée et, à cause de cela, elles sont un seul Dieu en nature et non pas trois Dieux selon la distinction des personnes. Et ainsi Dieu est trois selon les noms et les personnes, et un en nature: il est Trinité dans sa nature féconde, et la Trinité est le fonds propre des personnes et Unité dans la nature."

Dans le Livre des douze Béguines, Ruysbrœck précise encore: "Le Père, le Fils et le Saint-Esprit. ce sont trois personnes distinctes et cependant une seule divinité, qu'on ne peut ni séparer ni diviser en aucune façon. Ainsi confessons-nous un seul Dieu en trois personnes.

Les trois personnes... sont une seule essence, une seule nature, un seul Dieu, sans séparation ni division d'aucune sorte. Cependant chacune des personnes est Dieu, parce que chacune comprend la nature tout entière, mais nous ne pouvons pas dire trois Dieux comme nous confessons trois personnes, car elles sont une seule unité de nature, indivisée et indivisible." (Les sept degrés)

Ruysbrœck est un homme de grande foi, même quand certains éléments de cette foi sont difficiles à exprimer. Ainsi, dans les Noces Éternelles, il écrit: "La haute unité superessentielle en laquelle le Père et le Fils possèdent la nature divine, en union avec le Saint-Esprit, dépasse toute compréhension, intelligence et faculté de notre esprit, en son essence la plus pure.... Cette haute unité de la nature divine est vivante et féconde, car c'est du sein de cette même unité que le Verbe éternel naît sans cesse du Père. Par cette génération le Père connaît le Fils et toutes choses dans le Fils, et le Fils connaît le Père et toutes choses dans le Père, car ils sont d'une nature unique. De ce commun regard du Père et du Fils, dans une clarté éternelle, procède une complaisance éternelle, un amour immense, et c'est le Saint-Esprit...

Ruysbroeck essaie aussi de décrire la Trinité, cette "sublime nature divine où tout est un et sans division... Le Père engendre sans cesse son Fils, et lui-même n'est pas engendré. Et le Fils est engendré et il n'engendre pas; et ainsi le Père a toujours un Fils dans l'éternité, et le Fils un Père. Et ce sont là les relations du Père au Fils et du Fils au Père. Et le Père et le Fils aspirent un même Esprit, qui est volonté ou amour de l'un et de l'autre. Cet Esprit n'engendre pas, et il n'est pas engendré; mais il doit en s'écoulant éternellement procéder des deux. Et ces trois personnes sont un seul Dieu et un seul esprit. Et toutes les propriétés qui se manifestent en œuvres extérieures sont communes aux trois personnes qui opèrent en vertu d'une nature une et toute simple..."

Et encore: "Le Père, principe éternel, est dans la divinité la première personne; il engendre son éternelle Sagesse, c'est-à-dire, son Fils égal à lui-même et une seule substance avec lui... Du regard mutuel entre le Père et le Fils jaillit une complaisance éternelle, le Saint-Esprit, la troisième personne qui procède des deux ensemble." Et pour résumer l'action du Christ, notre modèle: "Le Christ nous a choisis et aimés en son Esprit avec tous les saints et tous les hommes. Et il nous a fait monter avec lui-même... jusque devant son Père céleste..."  (Les douze Béguines)

Sa foi, Ruysbrœck l'affirmera sans cesse tout au long de ses œuvres, par des retours fréquents à l’unité en Dieu, et entre les hommes et Dieu.

      1-1-3-L'émerveillement...

L'émerveillement de Ruysbrœck face à la Création et au mystère de Dieu se manifeste souvent lorsqu'il contemple les beautés de la nature et de la sainteté: "L'homme voit, en effet, comment l'essence divine incompréhensible est la jouissance commune de Dieu et de tous les saints. Il contemple les divines personnes se donnant largement à tous, répandant les grâces chez les saints et chez tous les hommes... Il voit encore comment le ciel et la terre, le soleil et la lune, les quatre éléments, avec toutes les créatures et le cours des astres ont été créés communs à tous. Dieu est pour tous avec tous ses dons... Dieu est tout entier et en particulier à chacun, et cependant il est commun à toutes les créatures; car toutes choses sont par lui, et c'est en lui et à lui que sont attachés le ciel et la terre et toute la nature."

De là naissent, chez l'homme, "une singulière joie intérieure et un immense abandon à Dieu, et cette allégresse intime embrasse et pénètre toutes les puissances de l'âme et le plus profond de l'esprit..." Cette extrême rigueur dans la foi et dans la vérité, car seule la vérité nous affranchit, Ruysbrœck la manifestera souvent et c'est avec un bonheur indicible qu'il parlera de la "très chère volonté de Dieu" à laquelle il se soumettra avec joie.

      1-1-4-La sainte Écriture

Ruysbrœck a fouillé les saintes Écritures avec passion. Ses écrits laissent tous transparaître la grande connaissance qu'il avait, non seulement du Nouveau Testament, mais également de l'Ancien testament, comme cela se manifeste particulièrement dans Le Tabernacle Spirituel. Non seulement Ruysbrœck connaît l'Écriture, mais il l'a longuement méditée: il l'a tellement "absorbée" qu'elle est devenue comme la sève, le sang de sa vie de prêtre et de religieux. Ruysbrœck va même jusqu'à considérer les moindres détails de sa lecture de l'Écriture afin de les appliquer dans la vie des hommes pieux selon les commandements de Dieu et en vue de leur ascension dans leur vie d'union à Dieu, la course vers l'amour. C'est d'ailleurs le véritable but du Tabernacle Spirituel qui s'applique, à travers les figures de l'Ancien Testament, à mettre en valeur la réalité du message évangélique.

Ainsi, Ruysbrœck explique "qu'en Moïse c'était le Christ qui était figuré... et l'ancienne loi, avec tous ses rites et ses sacrifices, n'était qu'une figure et le fondement de la nouvelle Loi... Car le Christ est le terme de l'ancienne loi, en même temps que le principe et le fondement de la nouvelle..." Et de montrer, tout au long du volumineux ouvrage qu'est Le Tabernacle Spirituel, même à travers les plus petits détails matériels de la construction et des équipements de la Tente, toute la signification symbolique de cette magnifique réalisation, malgré sa grande fragilité.

Ruysbrœck, à partir de l'Ancien Testament, ira même beaucoup plus loin que sa signification symbolique. Il n'hésitera pas à en montrer la signification spirituelle, jusqu'à l'union à Dieu. En effet, les prémices que chaque homme devait, à la demande de Moïse, offrir à Dieu, "ces offrandes de ce qu'il avait de plus précieux, pour en faire l'arche et le tabernacle, avec tous les ornements qui s'y rapportaient, c'est son libre arbitre..." et son intelligence. C'est ce que Dieu veut avoir de nous, par amour. Après cela, toutes les bonnes œuvres que l'homme offre seront agréées de Dieu. "Et, de ce libre choix et de ces bonnes oeuvres, il construira à Dieu une arche spirituelle et un tabernacle, où il habitera avec lui à jamais."

Ruysbrœck s'explique: "Lorsqu'un homme veut obéir à Dieu et à la sainte Église, d'un cœur sans partage, il est libéré et déchargé de tout péché, par le sang de Notre-Seigneur. Il se lie et s'unit à Dieu et Dieu avec lui. Et il devient lui-même l'arche et le tabernacle, où Dieu veut habiter, non en figure, mais en réalité. Car la figure est passée et la vérité est révélée à tous ceux qui veulent se tourner vers elle, en même temps que fuir et éviter tout ce qui lui est contraire." Ruysbrœck peut alors montrer que "le parvis du tabernacle, c'est une vie conforme à la loi morale... Les bases d'airain représentent la résolution intime de la volonté à pratiquer toutes les vertus: c'est le commencement d'une vie juste... et un ferme désir d'observer tous les commandements de Dieu, tous les usages et bonnes coutumes pratiqués dans la sainte Église..."

Il faut désirer tout ce qui précède, et "ce désir doit s'étendre à tout, sous l'action du bon vouloir et de la chaleur de l'amour, comme le métal sous l'action du feu..." Les vertus, dont la principale est l'humilité, pourront alors se développer librement. Et notre cœur, représenté par l'autel, "vide de toutes choses capables de préoccuper notre esprit... nous permet facilement de rentrer en nous-mêmes par affection, ou de sortir par des œuvres vertueuses."

Dès lors, nous pouvons monter vers Dieu et nous unir à Lui. "Et, à l'instant même où nous nous donnons à Dieu avec toutes nos œuvres en toute liberté, Dieu se donne lui-même à nous et produit en nous son opération; et ce don mutuel établit entre Dieu et nous la concorde, le don de l'un appelle celui de l'autre..."

Celui qui aime est embrasé de l'embrasement né de la haute unité de Dieu. Dieu l'attire sans cesse "d'une touche intime venant de l'unité superessentielle de Dieu, où tous ceux qui aiment sont fondus sous l'unique étreinte d'un même amour. De là naît en nous une chaleur mystérieuse qui consume en nous toute espèce d'intermédiaires ou d'images. Cet embrasement est la plus haute perfection de toutes les vertus car c'est là que notre esprit, consumé dans l'étreinte incompréhensible de l'unité de Dieu, vient défaillir en amour, pour se tenir passif..." C'est la plus haute béatitude.

Tout ceci est difficile à comprendre, et Ruysbrœck en est très conscient. Il écrit: "C'est là une révélation qui naît de la vie cachée que nous possédons avec le Christ en Dieu, et elle crée en nous hauteur et profondeur, longueur et largeur, car elle nous unit à la vie infinie qui embrasse tontes choses; et c'est pourquoi il est impossible de définir comment cette révélation est en elle-même; car on ne peut la démontrer ni l'enseigner par paroles, ni par exemples, ni par aucune comparaison; mais elle découle de Dieu et se révèle elle-même au sommet de l'intelligence..."

En quelques paragraphes, en s'appuyant uniquement sur les textes du Pentateuque (surtout l'Exode et le Lévitique), Ruysbrœck a résumé l'essentiel de sa doctrine spirituelle et mystique, destinée à tous les chrétiens, grâce aux dons du Saint-Esprit et au sacrifice du Christ.

Allant encore plus loin dans la signification, pour notre foi, des figures présentées dans l'ancien Testament, Ruysbrœck n'hésitera pas, dans son Livre: "Le Tabernacle Spirituel, à comparer les grandes figures que sont les douze fils de Jacob, aux douze apôtres de Jésus. Il aura même l'audace d'établir des liens entre Jésus et  Moïse: Moïse étant, dans ses actes, la figure de Jésus Lui-même et de ses actions. Mais Ruysbrœck insiste souvent sur les différences existant entre les figures, présentées dans l'Ancien Testament, et la réalité de Jésus ses actions et ses sacrements.

1-2- L'homme  fidèle à l'Église

      1-2-1-La lutte contre les sectes

Les faux mystiques pullulaient au temps de Ruysbroeck. Aussi voulut-il mettre en garde ses contemporains contre tous ceux qui se prétendaient parfaits et risquaient ainsi de nuire beaucoup, non seulement à leur avancement spirituel, mais également à leur propre salut. 

Les principales erreurs professées dans les sectes

Dans Le Livre des douze Béguines, Bruysbrœck résume les principales erreurs répandues par les sectes de son temps:

– Ces faux prophètes "prétendent être l'essence divine... Ils pensent être au-dessus du Saint-Esprit et n'avoir besoin ni de lui, ni de ses grâces.

– Ils croient être Dieu par nature et osent dire: "C'est par libre volonté que je suis sorti et devenu ce que je suis... Avec Dieu je me suis créé moi-même et j'ai créé toutes choses... Dans mon être je suis Dieu par nature..."

– D'autres se prennent pour Jésus-christ, et osent dire: "Comme lui, je suis vie et sagesse éternelles... je suis un avec lui, Dieu et homme...  Jésus-Christ a été envoyé dans une vie active pour me servir, afin de vivre et de mourir pour moi, tandis que moi je suis envoyé dans une vie contemplative, qui est bien plus élevée...

– La quatrième hérésie s'attaque à Dieu, aux saintes Écritures et à toute la sainte chrétienté, méprisant aussi les personnes divines et toutes les œuvres de Dieu.

Pour confirmer ses pensées et sa foi, Ruysbrœck s'écrie: "Dieu est la superessence de tous les êtres; sa divinité est un gouffre sans fond... Dieu est un en nature; trine en personnes. La trinité demeure éternellement dans l'unité de la nature, et l'unité de la nature dans la trinité des personnes: c'est ainsi que la nature est vivante et féconde pour l'éternité.

Maintenant nous pouvons rapporter plus en détail, les principales idées de Ruysbroeck sur le sujet des faux mystiques.

Le repos acquis dans une vaine oisiveté - Les faux mystiques

Ruysbroeck met souvent ses lecteurs en garde contre les faux mystiques et ceux[1] qui ne vivent pas conformément à ce qu'ils prêchent. Il écrit, dans Les Noces Spirituelles: "Il y a des hommes qui paraissent bons, et qui cependant mènent une vie toute contraire à toutes les vertus. Que chacun donc s'examine et s'éprouve lui-même. Car quiconque n'est pas attiré ni éclairé de Dieu ne peut ressentir, ni la touche d'amour, ni la simple inclination amoureuse vers le repos de jouissance. Aussi ne peut-il s'unir à Dieu... Croyez que le repos pris de cette manière n'est point permis, car il cause en l'homme un aveuglement complet et une ignorance de tout savoir, en même temps qu'un affaissement sur soi-même qui exclut toute action. Ce n'est autre chose qu'une oisiveté stérile... Cela est très contraire au repos surnaturel que l'on possède en Dieu, et qui consiste à se fondre d'amour et à fixer d'une façon simple l'incompréhensible clarté."

Et toujours dans Les Noces Spirituelles: "Tous les hommes sont capables de découvrir et de posséder ce repos en eux-mêmes, par simple nature et en dehors de la grâce de Dieu... Mais ce n'est pas là que l'homme aimant peut se reposer; car la charité et la motion intime de la grâce de Dieu ne demeurent pas oisives; et c'est pourquoi l'homme intérieur ne peut durer longtemps en lui-même dans le repos naturel.. Le repos en Dieu doit toujours être cherché d'une manière active...

Les adeptes des sectes, hommes égarés dans le vide de leur propre essence veulent n'être bienheureux que dans les limites de leur pure nature. "La simplicité absolue qu'ils croient posséder, ils la regardent comme étant Dieu même, parce qu'ils y trouvent un repos naturel. C'est pourquoi ils pensent être Dieu, dans le fond de leur propre simplicité... et prétendent être dispensés de toute vertu... Ils demeurent oisifs et sans nul souci des œuvres de Dieu et de toutes les Écritures... Ils ont perdu Dieu... Volontiers aussi ils empruntent à l'Écriture des passages peu connus, qu'ils pourront interpréter à faux et d'après leur sens, afin de plaire aux hommes simples et de les attirer ainsi dans leur trompeuse oisiveté... Ils veulent enseigner et n'être instruits par personne, critiquer et ne recevoir aucun blâme, commander et n'avoir point à obéir... Ils veulent garder leur volonté propre et n'être soumis à personne. Voilà ce qu'ils appellent la liberté spirituelle..." (Le Livre de la plus haute vérité)

Ruysbrœck pense à certaines personnes dont la méthode, notamment celle du Libre esprit, "consiste en un repos silencieux du corps, sans travail, en un sentiment oisif et dépourvu d'images, tandis qu'ils sont tournés entièrement vers eux-mêmes... Ils se reposent en leur propre être qui devient leur idole, et il leur semble qu'ils possèdent et qu'ils sont un même être avec Dieu, et cela est impossible... Ces hommes misérables s'endorment et s'enfoncent eux-mêmes dans un repos tout naturel de leur être," sans amour et sans exercice de vertus. Ruysbrœck va donner quelques pistes pour discerner ces grandes erreurs et tentations.

Les quatre tentations

Ruysbroeck fustige d'abord violemment l'oisiveté.

– L'oisif, en effet, fait toutes ses actions par intérêt personnel. "Il se maintient sans cesse dans son esprit propre, sans oubli de soi.

– Il en est qui mènent une vie rude et pratiquent de nombreuses pénitences, pour avoir la réputation et le renom de grande sainteté, et mériter aussi bonne récompense...

– D'autres ont de grands désirs, demandant et souhaitant beaucoup de choses extraordinaires de la part de Dieu. Et c'est souvent pour eux une cause d'erreur, car il arrive parfois qu'ils obtiennent par l'intermédiaire du démon les choses qu'ils désirent... Un appétit désordonné les attire tout entier vers une délectation intérieure et une satisfaction spirituelle purement naturelles. C'est là ce qu'on appelle luxure spirituelle...

– Remplis aussi d'orgueil spirituel et de volonté propre, ces hommes peuvent même tomber en la possession du démon."

Une fausse perfection

Aujourd'hui, dit encore Ruysbrœck, on rencontre des hommes[2] "qui s'imaginent être parfaits, qui croient avoir découvert une manière d'être sans mode et s'y sont fixés sans l'amour de Dieu. Ils se considèrent eux-mêmes Dieu... Les sacrements et les pratiques de la sainte Église... les saintes Écritures et tout ce que les saints ont pratiqué depuis le commencement du monde, tout cela ils l'estiment comme peu de chose et de nulle valeur... Ils se figurent que dans l'éternité disparaîtra toute hiérarchie de vie et de récompense... qu'il n'y demeurera rien autre qu'un seul être essentiel éternel, sans distinction personnelle entre Dieu et les créatures. C'est bien là l'impiété la plus insensée et la plus perverse qui fut jamais parmi les païens, les juifs ou les chrétiens." (Les 7 clôtures)

La vraie voie mystique selon Ruysbrœck

Ruysbrœck fut, nous le savons, un très grand mystique, mais seules ses œuvres littéraires nous révèlent, et encore avec une extrême discrétion, ce que furent ses expériences, ses rencontres avec Dieu. Même à ceux qui vivaient avec lui, notamment dans son monastère, il ne révélait rien; mais parfois ses amis ou ses visiteurs assistaient à des scènes étonnantes, notamment quand, en prière dans les bois, il était enveloppé de lumière. 

Pour Ruysbrœck, Dieu est le modèle souverain de la vie contemplative et de la vie active. Ruysbrœck voulait dénoncer ainsi une des principales erreurs de la secte visée: l'union à Dieu, ce n'est pas l'oisiveté matérielle à laquelle conduisent ses exercices, mais l'oisiveté "en Dieu" toujours suivie des bonnes œuvres de service et de charité envers le prochain. Ainsi Ruysbroeck maintient une ligne d'équilibre fragile entre les énonciations négatives les plus radicales et la dénonciation vigoureuse des vertiges métaphysiques.

La vie d'union à Dieu est une voix cachée; nous invoquons l'amour, et, dans sa profondeur, l'amour nous consume et nous fait défaillir. "Là se révèle à l'amour le silence obscur qui demeure inactif au-dessus de tous les modes. Là nous sommes trépassés et nous vivons au-dessus de nous-mêmes. Car là se trouvent notre jouissance et notre béatitude la plus haute. Là est un silence éternel en notre superessence. Là nulle parole ne fut jamais prononcée dans l'unité des personnes. Là aussi nul ne peut parvenir sans amour et exercice de vertus en justice. Et c'est pourquoi ils se sont trompés, ceux qui ont pratiqué une fausse oisiveté."

Ruysbrœck peut conclure sa pensée: "Et ainsi pourrions-nous vaincre toutes les tentations et toute ruse de l'ennemi."

      1-2-2-L'attitude de Ruysbrœck vis à vis des ecclésiastiques et des prélats de son époque

Ruysbrœck a écrit de nombreux textes concernant le clergé qui lui était contemporain. Ces textes nous paraissent très durs, mais leur but, c'était incontestablement la conversion des personnes visées. Après avoir longtemps peiné pour la conversion des adeptes des sectes de son temps, et particulièrement du Libre esprit, et mis en garde ses contemporains contre la fausse mystique à laquelle il fut si souvent affronté, Ruysbrœck fut douloureusement blessé par la vie plus ou moins dissolue d'un grand nombre de prêtres, religieux ou prélats de son temps.

Ruysbrœck était convaincu que tous les hommes, et à plus forte raison ceux qui sont chargés de missions importantes dans l'Église, doivent "entendre ce que l'Esprit dit aux Églises, c'est-à-dire à toute la chrétienté". Il fut peu écouté, et souvent mal reçu. On comprend, dans ces conditions, qu'en 1343, âgé de 50 ans, et ulcéré par ce qu'il voyait et entendait, il ait décidé de fuir ce monde et d'aller vivre dans la solitude et la pénitence. On comprend aussi qu'il ait été tellement persécuté...

Blâmes contre certains ecclésiastiques

À l'époque de Ruysbroeck, au 14ème siècle, certains ecclésiastiques ne vivaient pas toujours conformément à ce qu'ils enseignaient.  Aussi Ruysbrœck s'insurge-t-il contre eux. Il écrit, entre autres: "Les ministres du Christ devraient se donner universellement à tous... Ils devraient mettre en commun au moins leurs prières" et leurs biens, comme cela se faisait "dans les premiers temps du christianisme, quand les papes, les évêques et les prêtres étaient le bien de tous et convertissaient les peuples et fondaient solidement l'édifice de la sainte Église et de notre foi, le scellant de leur sang et de leur mort...

Mais c'est maintenant tout le contraire... Entièrement tournés vers le monde, ils ne s'intéressent plus à fond aux choses qu'ils ont en mains... Ils pensent souvent à manger et à boire, ou à se donner sans modération toute commodité, et Dieu veuille qu'ils soient purs de corps... Ils sont rapaces et avares, ne sachant se priver de rien!..." (Les noces spirituelles) Et dans les douze Béguines il ajoute: "Les prélats et les prêtres, qui conduisent maintenant la sainte Église, sont riches en possessions et pauvres en vertus..."

Dans "Le Tabernacle spirituel" Ruysbrœck reviendra longuement sur le comportement de ces ecclésiastiques qui sont intempérants, orgueilleux, avares, et "que l'impureté rend comme ivres et hébétés, au point de ne plus goûter aucune vertu..." Et malgré cela, ils "ont devant Dieu, la présomption et l'audace de consacrer le corps très pur du Seigneur, de toucher de leurs mains souillées le saint Sacrement et d'offrir ce sang précieux qui fut répandu pour les péchés du monde. Puis ils l'absorbent en leur gosier impur et souillé, comme si cela leur appartenait et qu'ils en fussent dignes. Hélas! quelle honte devant Dieu et devant le monde entier…"

Le thème sur la sainteté que les prêtres devraient tous conserver est souvent abordé par Ruysbrœck en raison de la Passion du Christ que les prêtres doivent renouveler. En effet, "c'est par le Saint-Esprit et par sa propre volonté libre qu'il versa son sang et qu'il souffrit. La Passion extérieure acheva pour la gloire éternelle de Dieu l'œuvre intérieure du Christ...

Le prêtre chrétien offre Jésus-Christ, l'agneau innocent, humble, obéissant et patient, qui a souffert, qui a versé son sang et qui est mort par amour, pour effacer les péchés du monde... Tous les jours les apôtres rompaient pour eux le pain vivant du Sacrement, et pourvoyaient à leurs besoins corporels, car tout étant mis en commun, personne n'avait rien en propre…

Et tous étaient un de cœur et d'âme, et leurs volontés s'unissaient dans la charité. C'est là le feu que le Christ a envoyé sur la terre et qui doit brûler éternellement. Mais nous devons l'entretenir et l'alimenter de vertus, comme les juifs alimentaient de bois sec le feu que Dieu leur avait envoyé…" (Le Tabernacle Spirituel)

1-3-Le péché et la conversion

Ruysbrœck avait un sens aigu du péché, de ses péchés à lui et de sa misère. Contrit, il ne cessait, en toute humilité, d'en demander pardon à son Seigneur. Ruysbrœck était également très douloureux à la vue de tant de pécheurs, qui, même s'ils se convertissent, auraient bien du mal à atteindre les sommets de la contemplation; même revenus à Dieu, ils dépasseront rarement le niveau des serviteurs fidèles.

Dans presque tous ses ouvrages, après avoir montré les diverses catégories de péchés, Ruysbrœck insistera sur la nécessité absolue de la conversion et de la pénitence. (en particulier dans Le Tabernacle) On remarquera que Ruysbrœck demande souvent que, à tous les niveaux, dans la société, l'on soit toujours très ferme pour tout ce qui concerne la morale et les bonnes mœurs.

      1-3-1-Les péchés des hommes

Parmi les nombreuses catégories de péchés que les hommes peuvent commettre, Ruysbrœck cite plus particulièrement:

– La paresse,

– La gourmandise

– L'orgueil,

– La cupidité et l'avarice,

– La division des cœurs,

      1-3-2-La conversion et l'Église

Les hommes sont pécheurs. Pourtant, Dieu qui est tout amour, ne veut pas leur perte; aussi a-t-Il envoyé son Fils vivre au milieu d'eux. Et pour assister les hommes de tous les temps dans la marche difficile de leur conversion, le Christ a fondé son Église.

On pourra également noter comment, dans tous ses écrits, Ruysbrœck insiste, en plus de la nécessité de la morale et des bonnes mœurs, sur la l'obligation absolue, pour les chrétiens, de demeurer fidèles à tous les enseignements de l'Église du Christ.

1-4- Le pédagogue

Ruysbrœck fut un pédagogue remarquable; cela, tous les lecteurs de ses œuvres s'en aperçoivent rapidement. Il connaît l'âme humaine, ses désirs d'aimer Dieu et son prochain, mais aussi son orgueil, ses  faiblesses, ses chutes et ses lâchetés. Par ailleurs la vie chrétienne, qu'elle soit vécue par des laïcs ou des religieux, présente des difficultés certaines contre lesquelles Ruysbrœck met en garde ses lecteurs. Il propose aussi des moyens pour atteindre la vraie vie d'union à Dieu qui conduira toujours, et obligatoirement, vers le service du prochain; c'est ce qu'il appelle "Les bonnes œuvres". Il n'hésite pas à écrire dans Le Miroir du Salut Éternel: "Donnez au Christ... tout ce que vous êtes, tout ce qui est en votre pouvoir. Faites-le d'un cœur libre et généreux... En retour, Il vous ouvrira son Cœur aimant et glorieux... Vous y trouverez bonheur et croissance et vous grandirez en amour affectif."

Mais il faut d'abord se convertir et revenir à Dieu et à ses commandements. Ruysbrœck écrit: "Lorsque le pécheur se convertit, déplore et confesse ses fautes devant le prêtre, avec la volonté de faire pénitence, Dieu l'accueille."

Dès lors, Ruysbrœck n'hésitera pas, quand il le jugera nécessaire, à présenter de véritables modes d'emploi sur la marche à suivre, avec l'aide du Saint-Esprit, pour entrer dans la vie mystique. D'abord la vie vertueuse, puis le devoir de faire la volonté de Dieu, La très chère volonté de Dieu, en vue d'arriver à vivre les béatitudes préconisées par Jésus-Christ, notre modèle. Ensuite, les âmes, découvrant la vraie vie spirituelle, entrent dans le Royaume de Dieu, et s'unissent à Dieu et à son Amour. Elles peuvent alors contempler Jésus dans son humanité, et le Seigneur, notre modèle, les invite à sortir pour aller vers le prochain en pratiquant  les bonnes œuvres.

Tout cela peut sembler difficile à vivre tous les jours et à chaque instant de sa vie. Aussi le Seigneur nous aide-t-il, spécialement par son Eucharistie: sa présence réelle et vivante partout dans le monde. Ruysbrœck écrit, dans le Miroir du Salut Éternel: "Bien que les hosties soient dispersées à toutes les extrémités de la terre, le Sacrement est un, et le corps vivant de Notre-Seigneur demeure dans son unité indivisible, en tout le Sacrement."

L'homme converti, qui vit dans la vertu et observe attentivement les commandements de Dieu peut commencer à monter les degrés de l'échelle d'amour spirituel en vue de l'union à Dieu. Sur ce chemin Ruysbrœck se montrera aussi un exceptionnel guide et un pédagogue confirmé. Ainsi, dans son livre: Les sept degrés de l'Échelle d'Amour, s'adressant à une religieuse désirant la perfection en Dieu, Ruysbrœck insistera particulièrement sur l'exercice des vertus fondamentales et sur l'attachement à la Volonté de Dieu. Il reviendra aussi sur l'application aux bonnes œuvres.

En tout Jésus doit être notre modèle. Il faut adorer Dieu, le posséder, "le rechercher et 1'aimer, mais 1'aimer seulement pour lui-même." Il faut aussi prier Dieu de nous accorder ses lumières et les dons de son Esprit saint. Enfin, nous le prierons, nous le bénirons et nous lui rendrons grâce comme font tous les anges et les saints. Alors seulement nous connaîtrons la Béatitude immense  où "nous contemplerons le Père, le Fils et le Saint Esprit, trine en personnes, un seul Dieu en nature, qui a créé le ciel et la terre et tout ce qui existe... Nous vivrons de Dieu et nous demeurerons toujours un avec Dieu. Il faudra sortir dans l'œuvre de la vie sensible, puis rentrer[3] par l'amour et nous attacher à Dieu, pour lui demeurer toujours uni..."

Ruysbrœck peut alors donner et expliquer les moyens qui nous permettent d'atteindre la plus haute contemplation, sachant que cette contemplation, don de Dieu, ne peut s'obtenir que si l'âme a atteint une très grande humilité.

Afin de mettre en évidence les difficultés rencontrées par les âmes qui veulent vraiment vivre selon la volonté de Dieu, Ruysbrœck, par l'intermédiaire et la voix "Des douze Béguines" posera les questions essentielles auxquelles, peu à peu, il s'efforcera de répondre. Ces difficultés sont résumées par les Béguines:

– qui voudraient bien aimer Dieu,  mais ne savent pas comment s'y prendre..."

– qui se plaignent car l'Aimé a fui loin d'elles,

– dont la faim de leur âme est si grande qu'elles ressentent une grande  impatience en un tel besoin.

– qui ne peuvent se passer du Seigneur Jésus, très doux canal d'où coule abondance de joie

– qui poursuivent leur Seigneur à travers des voies inconnues et mènent ainsi une vie errante... et ressentent grande tristesse,

– qui comprennent aussi que l'amour ne peut rester oisif.

Ruysbrœck répondra longuement à chacune de ces difficultés. Il en profitera pour écrire un véritable résumé sur l'institution et la doctrine de l'Eucharistie, le principal remède à toutes nos difficultés. Ruysbrœck montrera aussi que l'âme humaine est une âme raisonnable "qui doit, vivre selon les modes de la raison, afin que, au-dessus de la raison, nous ayons une vie contemplative." Mais cela ne pourra se faire qu'avec la grâce de Dieu. (Les douze Béguines)

1-5- Le mystique

      1-5-1-L'amant de Dieu

Dans "Le Livre de la plus haute vérité", Ruysbrœck estime que "l'amant de Dieu, contemplatif, est uni à Dieu par intermédiaire, sans intermédiaire et enfin sans différence ou distinction." On trouve ceci "dans la nature, dans la grâce et dans la gloire..."

Ruysbrœck a vécu des expériences mystiques exceptionnelles, mais il ne craint pas d'affirmer que les personnes qui atteignent ce niveau sont rares.. Ce qui surprend le plus, c'est que, bien qu'il dise souvent qu'on ne peut pas comprendre ces états, il réussisse à les dépeindre. Ainsi, d'emblée, il mentionne la "santé délicieuse" et le "mal terrible", effets auxquels doivent répondre "les œuvres qui conviennent". Seul un très grand mystique, ayant vécu des expériences spirituelles rares peut décrire, avec une telle précision, des états spirituels aussi élevés. Nous avons ainsi la preuve de la véracité des faveurs et des contemplations qui furent accordées à Ruysbrœck, un des plus grands mystiques de la chrétienté.

      1-5-2-L'amoureux de Jésus

Ruysbrœck fut d'abord un grand amoureux de Jésus-Christ, son unique modèle. Il écrit: "Le Christ, dans son humanité et en son âme créée, est et a toujours été le contemplatif le plus sublime qui ait jamais existé. Un avec la Sagesse, il est cette Sagesse même par laquelle on contemple Dieu."

Ainsi Jésus, notre Chef, toujours dévoué envers tous les hommes, et en œuvres de charité, contemplait sans cesse la face de son Père. Comme nous sommes ses membres nous devons lui ressembler autant que nous le pouvons... et surtout en humilité, "car personne ne peut rendre gloire à Dieu s'il n'est humble, de même que personne n'est capable de trouver son bonheur et ses délices et glorifier Dieu sinon dans la vraie humilité... Et le Christ est le plus humble de tous les hommes... Nous devons aspirer à une telle perfection selon notre pouvoir...

Personne ne peut comprendre combien Dieu s'est abaissé pour se donner, et jusqu'à quelle hauteur il a élevé l'humanité de Notre-Seigneur... (La plus haute vérité)

      1-5-3-Le disciple du Saint-Esprit

Ruysbrœck résume sa pensée: "La première et suprême vertu est la justice. Le premier mode, dans lequel débutent toutes les vertus, c'est l'innocence, et le dernier mode où elles s'achèvent toutes, c'est aussi l'innocence mais revêtue de charité... Ainsi se tisse le rideau qui couvre le tabernacle." (Le Tabernacle - Chapitre 25)

Dans les sept clôtures il affirmera: "Mais sachez que nul autre que le Saint-Esprit ne peut donner accès aux sept clôtures et nul n'y entre s'il n'aime Dieu." et aucune langue n'est capable  d'exprimer ces choses.

Dans son dernier ouvrage, Les douze Béguines, Ruysbrœck donne quelques conseils aux âmes désireuses de s'unir à Dieu. Il faut d'abord se préparer, se purifier, servir son prochain, s'exercer dans les vertus. Alors seulement, si l'on est fidèle, on pourra contempler Dieu. Contemplant son modèle, le Seigneur Jésus, l'âme découvrira, dans le Saint-Esprit, ce que c'est que l'Amour de Dieu, et comment aimer Dieu. Dans Les douze Béguines Ruysbrœck écrit: "L'Esprit du Seigneur nous attire au-dedans et il nous montre la face de l'amour; il nous dégage de nous-mêmes et de toutes les créatures, nous donne la plénitude de sa grâce, et nous apprend la pratique du parfait amour... l'amour et la complaisance réciproques, la fusion et l'écoulement dans l'amour..."

Et ce sera la révélation de la sainte Trinité... et l'extase d'amour.

2
Jésus notre modèle

2-1-Jésus-Christ notre modèle

      2-1-1-Portrait de Jésus

Pour marcher droit dans la vie spirituelle il faut constamment se référer au Christ notre modèle. Dans le Christ étaient résumées et rassemblées toutes les vertus: "Le Christ en effet possédait dans son être personnel une double nature: par sa naissance éternelle du sein de son Père, il est Fils de Dieu et vrai Dieu lui-même; et par sa naissance dans le temps, du sein de sa mère la sainte Vierge Marie, il est Fils de l'homme et véritablement homme... Chacune de ses deux natures restait ce qu'elle était en elle-même, la divinité ne pouvant devenir humanité, ni l'humanité divinité; mais elles s'unissaient dans la Personne divine du Fils de manière à être chacune sa propre nature à Lui car Il est véritablement Dieu et homme...

L'humanité de Notre-Seigneur fut tellement saisie de l'amour éternel, que sans retour elle dut rester éternellement dans cet amour... Et, grâce à sa montée simple, cet esprit créé de Notre-Seigneur avait le regard éternellement fixé en la divinité... Et nous voyons la fusion et l'anéantissement les plus intimes qui jamais furent pratiqués dans l'amour...  Sur le Christ repose l'Esprit du Seigneur: l'esprit de sagesse et d'intelligence, l'esprit de conseil et de force, l'esprit de science et de piété; et l'esprit de la crainte du Seigneur..."

      2-1-2-Savoir imiter Jésus dans son humilité et son obéissance

"Jésus s'humilia et livra la vie de son corps entre les mains de ses ennemis. Et dans une telle détresse, il fut méconnu et abandonné de ses amis, tandis que toute consolation extérieure et intérieure étaient retranchées à sa nature, chargée par contre de misère et de peine, d'opprobres et de fardeaux, du poids de tous les péchés et de la rançon à payer en rigueur de justice."

      2-1-3-L'amour universel du Christ

Le Christ est vraiment notre "modèle par excellence, car il se donna universellement et se donne encore à tous pour l'éternité... Le Christ se donna donc sans compter, avec une fidélité parfaite. Il répandit sans cesse sa prière intime et sublime devant son Père, pensant à tous ceux qui veulent être sauvés. Son amour, son enseignement, ses reproches, ses douces consolations, ses larges dons, ses miséricordieux pardons furent offerts à tous. Avec un entier dévouement il donna son âme et son corps, sa vie et sa mort... pour nous... Il gardait pour lui seul peines, souffrances et misère, mais le profit et l'utilité en devaient revenir à tous. La gloire enfin due à ses mérites sera pour tous éternellement."

      2-1-4-Autres exemples de la vie vertueuse de Jésus

La charité de Jésus

"Sous l'action de sa charité, le Christ s'élevait sans cesse vers son Père en toute révérence et louange, avec amour et ardente intercession pour les besoins de tous les hommes..."

La patience de Jésus

"Une autre vertu remarquable dans le Christ est sa patience dans les souffrances... Trahi, bafoué, injurié, flagellé et frappé, condamné sur de faux témoignages, il porta sa croix avec grande souffrance... Rien ne lui fut épargné. Il fut attaché au bois de la croix avec des clous grossiers, et on étira tous ses membres jusqu'à les lui déchirer... Il souffrait encore spirituellement en son âme, de l'endurcissement des juifs et de ceux qui le mettaient à mort... Le Christ portait aussi la douleur et l'affliction de sa mère et de ses disciples... Il souffrait de ce que sa mort demeurerait inutile pour beaucoup, et il s'affligeait de l'ingratitude d'un grand nombre et des blasphèmes impies que tant d'hommes devaient proférer...

Mais, plein d'amour pour nous, il faisait taire toutes ces douleurs et criait à son Père: 'Pardonnez-leur, ô Père, car ils ne savent ce qu'ils font'. " (Les noces spirituelles)

2-2-Le sacrifice du Christ

Ruysbrœck rappelle souvent à ses lecteurs les récits de la Passion du Christ. Le sacrifice de Jésus, pleinement accepté selon la très chère volonté du Père, est la manifestation la plus éclatante de l'amour de Dieu pour tous les hommes. Tous les livres de Ruysbrœck célèbrent la Passion du Christ; toutefois il consacre presque toute la quatrième partie du Livre des Douze Béguines au déroulement concret des actions de l'entourage de Jésus et des souffrances que ce dernier dut subir de la part de ceux qu'Il était venu sauver. Afin que les prêtres et les âmes consacrées, qui prient le Bréviaire, participent d'aussi près que possible aux diverses étapes de la Passion, Ruysbrœck consacre chacune des heures du Bréviaire aux étapes douloureuses que Jésus vécut au cours de son saint Sacrifice.

Ainsi, à l'heure des Matines (quatrième heure), Ruysbrœck nous montre Jésus à Gethsémani, "attristé et épouvanté... car selon l'esprit il voulait mourir et selon la chair il voulait vivre... Mais par l'amour il vainquit la chair d'où coulait une sueur de sang jusque sur la terre et s'abandonna à la volonté de son Père." Puis, à Prime, premier office du jour, Ruysbrœck nous fait revivre quelques épisodes de la vie de Jésus ayant eu lieu, selon lui, à cette heure-là.

À l'heure de Tierce, Ruysbrœck revient sur quelques paroles terribles prononcées par certains membres du Sanhédrin s'adressant à Pilate: "Si vous délivrez cet homme, vous n'êtes pas l'ami de l'empereur, car quiconque se fait roi s'oppose à César!" Ou encore: "Nous n'avons pas d'autre roi que César... "  Alors Pilate livra Jésus pour qu'il fût crucifié.

Pendant l'Heure de Sexte, Ruysbrœck contemple Jésus crucifié et médite sur le Testament d'amour que Jésus nous laissa. Pendant la neuvième heure du jour (None) Ruysbrœck voit Jésus demandant à Jean, son disciple bien-aimé,  de prendre soin de Marie "la noble Vierge, comme si elle avait été sa propre mère..."

Et ce fut la mort de Jésus et le cri de foi du centurion romain: 'Vraiment, cet homme est le Fils de Dieu..."

Les dixième et onzième heures, ce sont les Vêpres. Ruysbrœck ne fait que mentionner le Cœur de Jésus transpercé et le dépôt du corps de Jésus au tombeau par Joseph et Nicodème. Puis, "en hâte, à cause de la fête et pour garder le repos, Joseph et Nicodème déposèrent le corps de Jésus... dans un tombeau nouveau creusé dans le roc... Et ils roulèrent une grande pierre devant l'entrée du tombeau... Amen." C'était la douzième heure, l'heure des Complies.

2-3-L'Eucharistie

Ruysbrœck avait une grande vénération pour l'Eucharistie qui domine toute l'histoire des hommes et de leur salut. Pour montrer ce grand mystère, il a voulu montrer que le don merveilleux de Jésus, l'Eucharistie, était déjà annoncé et comme contenu dans les symboles ou figures, que représentaient les divers matériaux et objets, demandés par Moïse, lorsque les Hébreux durent procéder à la construction de la tente de l'Alliance. Dieu avait ensuite demandé à Moïse que des pains d'une blancheur éclatante, faits de farine de froment très pur et sans mélange de levain "fussent toujours placés sur la table dans le tabernacle, devant le lieu de la présence divine. Dans la sainte Église, le Christ a fait de même. Il a placé sur la table de notre charité, des pains vivants du ciel, à savoir son corps très saint, sa Passion et sa mort, ainsi que sa vie glorieuse avec tous ses mérites. C'est là notre aliment spirituel aussi bien pour le temps présent que pour l'éternité..."  (Le tabernacle spirituel) 

Ruysbrœck sait que le Christ s'est donné lui-même en nourriture et en boisson sur la table de notre charité commune. Il écrit "Il est le pain sacerdotal, le pain de proposition, qui repose sans interruption sur la table de notre charité, devant la présence divine. Le Christ lui-même est devenu notre nourriture et notre boisson." Il insiste: "En recevant le Sacrement, c'est la chair et le sang du Christ, votre nature même, que vous recevez... Et vous recevez aussi l'âme vivante de Notre Seigneur Jésus-Christ, avec tous ses mérites et toute sa gloire... Ainsi aimerez-vous Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme et de tout votre esprit. Et c'est là le premier et le plus haut commandement de Dieu, le commencement et la fin de toute sainteté."  (Les sept Clôtures)

3
La vie vertueuse-Les vertus-Leur importance

Pour que les hommes puissent aller vers Dieu, ils ont besoin d'un guide. Pour Ruysbrœck, ce guide, "cet intermédiaire c'est la grâce de Dieu, avec les sacrements de la sainte Église, les vertus théologales de foi, d'espérance et de charité, et la vie vertueuse selon les commandements de Dieu. Pour cela il faut mourir au péché, au monde et à tout appétit désordonné de la nature." Ainsi nous sommes en communion avec l'Église et, obéissant à Dieu, "nous sommes une même volonté avec lui, ainsi qu'une bonne communauté unie à son Prélat." Vertueux, et totalement donnés à Dieu, "les hommes sont unis à Dieu par l'intermédiaire de la grâce divine et de leur sainte vie... ils ont toujours paix et joie intérieures, goût et consolation..." comme les gens du monde ne peuvent en avoir.  "L'amour de Dieu les attire intérieurement et les invite à l'unité...

C'est ainsi "que nous sommes unis à Dieu par intermédiaire, ici-bas dans la grâce." Mais "unis à Dieu par la grâce, nous ne sommes ni le Christ, ni Dieu, comme le font croire certains hommes hérétiques et pervers[4] qui disent n'avoir pas de Dieu, mais être tellement morts à eux-mêmes et unis à Dieu, qu'ils sont devenus Dieu." (La Plus haute Vérité)

3-1-Nécessité de la vie vertueuse

Dans le Tabernacle Spirituel, Ruysbrœck présente ce qu'il appelle la course de l'amour: "Le prophète Moïse nous décrit sept particularités qui se rapportent toutes à une sage course d'amour... Au premier stade, l'homme est déchargé et délivré de tous péchés... Au second et au troisième, la partie sensible est ornée à l'extérieur et à l'intérieur par les bonnes mœurs... Au quatrième et au cinquième, l'entendement et la volonté sont ornés d'intelligence et d'amour, pour la louange et l'honneur de Dieu. Au sixième degré, toutes les vertus sont amenées à la perfection, selon la très chère volonté de Dieu. Au septième, on entre dans le repos. Alors on possédera et on saisira; tout en saisissant, on courra, et tout en courant, on saisira et c'est vie éternelle."

3-2-Les plus grandes vertus

Ruysbrœck a de très grandes exigences pour tout ce qui touche à la moralité. Toutes les vertus sont pour lui nécessaires, mais il revient sans cesse sur celles qui lui paraissent les plus importantes: l'humilité, la charité et l'obéissance, vertus qui doivent déboucher obligatoirement sur les bonnes œuvres.

      3-2-1-L'humilité

L'humilité est "le fondement de toute notre vie, car l'humilité jointe à la crainte nous rend obéissants et patients, prêts à confesser sans cesse nos défaillances et nous fait observer les commandements de Dieu et de la sainte Église... C'est l'huile que nous pourrons offrir à Dieu pour la septième lampe[5]; et nous y mettrons la mèche de l'intention droite, qui consistera. à souhaiter nous anéantir nous-mêmes en humilité, pour l'honneur de Dieu. Là, nous ne pouvons que défaillir, mais en cela même, il y a repos et béatitude; notre mèche s'enflamme d'une nouvelle crainte amoureuse... Le don de crainte du Seigneur attise encore le même feu d'amour et il réclame que nous nous abaissions devant la hauteur de Dieu, en union avec toutes les créatures, en toute révérence et en signe d'humble service. C'est ainsi que vivait le Christ, Fils de Dieu, en son humanité qui est un exemplaire pour nous tous..." (Le Tabernacle)

      3-2-2-La charité

Ruysbrœck enseigne: "Nos œuvres seront pures si nous y cherchons en même temps la gloire de Dieu et l'utilité et le salut des hommes. Si donc nous croyons, dans nos œuvres, viser la gloire de Dieu, tout en négligeant notre prochain, l'œuvre est impure..." (Le tabernacle spirituel)

      3-2-3-L'obéissance

"Dieu aime mieux l'obéissance que les sacrifices, et le fruit du renoncement est toujours meilleur et plus précieux que celui de la volonté propre." (Les sept clôtures) L'obéissance engendre l'abandon de la volonté propre et de l'opinion personnelle... La volonté de Dieu devient dès lors maîtresse en toutes choses, et celle de l'homme lui est si unie, qu'il ne peut plus vouloir ni désirer autre chose... (Les Noces spirituelles)

3-3-Les bonnes œuvres

Ruysbrœck insiste fortement: celui qui veut résister aux quatre tentations étudiées dans son livre: Les quatre Tentations "doit être obéissant envers Dieu et n'avoir avec lui qu'une volonté en toutes choses. Et il doit être joyeux et patient en toutes les souffrances, doux et clément envers tous les hommes... Quant aux œuvres de charité et de miséricorde, il les exercera en tout besoin, par des bienfaits, des paroles et des œuvres, et par tout ce qui est en son pouvoir selon la discrétion..."

Ruysbrœck parlera toujours de la nécessité d'accomplir de bonnes œuvres. Pour lui, les œuvres de charité sont la manifestation de la perfection et de l'union à Dieu. Et il n'y a pas de vie spirituelle et intérieure sans les bonnes œuvres.

3-4-Les défauts à éviter

      3-4-1-L'orgueil

Dans le Chapitre 12 de son livre: Le Royaume des amants de Dieu,  Ruysbrœck décrit des gens qui paraissent très spirituels. "Ils sont souvent bien réglés dans leur vie extérieure et jouissent du repos, élevés qu'ils sont à une contemplation toute naturelle. Mais, ils sont hautains et superbes... Il faut que tous les hommes leur rendent honneur et vénération à cause de leur haute spiritualité... Ils veulent enseigner tout le monde et pensent avoir grande sagesse...

Par ailleurs, les hommes dont nous parlons, jouissant du repos de la contemplation naturelle, sans être conduits par la grâce de Dieu, omettent souvent de rendre à leur prochain les services que n'oublie jamais la charité... Leurs nécessités sont grandes extérieurement et intérieurement... Ils sont d'ailleurs bien doués au point de vue de l'intelligence naturelle et se complaisent dans leur savoir et leur expérience spirituelle..."

Origine de cet orgueil

La source de cette tentation, est, selon Ruysbrœck, une nature indomptée qui recherche ses aises et désire des compliments... Ces gens, continue Ruysbrœck "sont extérieurs et ils vivent selon la chair et non selon l'esprit. Ils sont aveuglés et désobéissants à la vérité et aux touches du Saint-Esprit... Ils détruisent ce que le Christ et les saints ont sanctifié et construit pour la gloire de Dieu par leur sang, leur vie et leur mort." (Les quatre tentations)

L'orgueil spirituel

"Une autre tentation vient ensuite, plus subtile à comprendre. Ces gens, errant sous les ruses de l'ennemi, veulent mener une conduite spirituelle... en leur entendement naturel, voulant agir naturellement sans la charité et sans l'humilité de esprit, selon qu'il plaît à la nature... Ils mettent leur gloire dans la lumière naturelle. Et ils possèdent cette lumière naturelle avec tant de plaisir et d'esprit propre, qu'ils croient pouvoir comprendre et entendre toute vérité et toute possibilité de vie, et cela sans le secours surnaturel de Dieu...

Ils tombent dans les ruses de l'ennemi et dans un orgueil spirituel si enflé, que rarement ils peuvent être convertis..." Cette attitude "naît d'un esprit hypocrite qui fait montre de grande sainteté là où il n'y en a pas."

      3-4-2-La gourmandise

Parmi les principaux défauts à éviter dans l'accomplissement des bonnes œuvres, Ruysbrœck mentionne aussi la gourmandise, "car la gourmandise est la racine et la source de tous les péchés. C'est d'elle que naissent la paresse et le penchant impur, d'elle aussi parfois que viennent les actions coupables et, à leur suite, un grand nombre d'autres vices..."

Nous n'insisterons pas davantage sur les défauts signalés par Ruysbrœck, notre but étant ici, de dégager les grandes lignes de la spiritualité de Ruysbrœck, telle qu'elle apparaît dans ses écrits. Or, si Ruysbrœck insiste beaucoup sur les vertus et les œuvres, donc sur les défauts à éviter, son but est orientée principalement vers la très chère volonté de Dieu, donc sur une vie mystique profonde qui le conduit à l'union avec Dieu.

4
La vie en Dieu

4-1-L'union avec Dieu

D'une manière générale, lorsqu'il parle de la vie intérieure, de la rencontre avec Dieu et de tout ce qui conduit à la vie en Dieu et à l'union avec Dieu, Ruysbrœck atteint des sommets qui déconcertent d'abord le lecteur moyen, non habitué à ces relations mystiques. Ruysbrœck peu à peu, en raison des critiques qui lui ont souvent été adressées, essaie de se faire mieux comprendre. Ainsi, dans le Livre des Douze Béguines, il devient soudain plus accessible. Il écrit: "Dieu se montre à l'âme élevée tel qu'il est dans sa nature, c'est-à-dire sans figure ni image, sans forme ni mode, sans mesure et sans fin: c'est ainsi qu'il est l'objet des désirs élevés et de l'âme dépouillée. Dieu est au-dessus de tout nom et sa nature ne connaît point de nom; cependant le cœur aimant le nomme de maintes façons dans ses œuvres, car Dieu est tout ce qu'il désire, beaucoup plus même qu'il ne peut souhaiter. Dieu est pour chacun surabondance et rassasiement d'amour: il est plénitude de tous les biens pour ceux qui ne désirent que lui.

Le cœur intimement uni à Dieu est tout à la fois avide et généreux, toujours prêt à donner et à recevoir. En donnant il touche Dieu et en recevant, il est touché par Dieu... Ces deux touches constituent une vie intime et vertueuse, c'est le jubilus, qui vit dans le cœur enrichi des dons de Dieu... Donner mutuellement et recevoir, entre nous et Dieu, c'est un commun mouvement qui grandit jusqu'à la vie éternelle." (Les douze Béguines)

On peut dès lors mieux appréhender certaines des conclusions de Ruysbrœck: "Lorsqu'ainsi l'amour envahit l'esprit[6] en unité, il touche la vie même de l'esprit et lui fait goûter son insondable richesse. Et alors l'intérieur tout entier de l'homme est ému de jouissance... et aspire à l'infinité de l'amour.."

Cependant la grâce de Dieu est toujours nécessaire, car la sainteté, c'est la ressemblance avec Dieu et le repos en l'unité essentielle. "La grâce de Dieu est le chemin par lequel nous devons toujours passer, si nous voulons parvenir jusqu'à cette région, où Dieu se donne sans intermédiaire avec toute sa richesse. Aussi les pécheurs et les esprits déchus sont-ils dans les ténèbres... Néanmoins l'existence essentielle de l'esprit est si noble que les damnés ne peuvent pas vouloir être anéantis..."

Ainsi l'homme juste contemplatif est un "esprit libre, élevé par le désir vers l'unité divine et y adhérant avec amour... Son intelligence est éclairée par la grâce, et contemple avec admiration la richesse de la Trinité... Il jouit parfois d'un repos bienheureux, où toutes les puissances s'apaisent... inondées de plus de richesses et de joies qu'elles n'en peuvent souhaiter.." (Les amants du Royaume de Dieu)

L'homme juste est alors comme immergé dans cet abîme de joies et de richesses où il demeure éternellement perdu: c'est le plus haut degré de béatitude, c'est le lieu où l'on jouit de Dieu.

4-2-Jouir de Dieu

      4-2-1-Comment peut-on jouir de Dieu?

Il existe donc, sur la terre, un "lieu" où l'on peut jouir de Dieu? Mais où? Et surtout, comment, si l'on tient compte des nombreux avertissements de Ruysbrœck, comment un homme ordinaire peut-il connaître ce bonheur de contempler Dieu?

Attention! Seuls les hommes aimants, unis à Dieu en amour et ravis avec Lui dans la béatitude superessentielle, peuvent connaître la véritable contemplation. Selon Ruysbrœck, pour que l'homme puisse jouir de Dieu il lui faut vivre dans une paix véritable, un grand silence intérieur et une adhésion amoureuse. Et prendre conscience de Dieu...

      4-2-2-Comment prendre conscience de Dieu

Ruysbrœck s'efforce de nous faire comprendre l'incompréhensible. Il estime qu'il faut d'abord se reposer en Dieu et être "possédé par lui d'amour pur et essentiel... de sorte que chacun puisse jouir en repos de la pleine possession de l'autre."

Mais alors l'esprit de l'homme se perd: c'est le sommeil en Dieu. Enfin, "l'esprit contemple une ténèbre, où il ne peut pénétrer par la raison. Là il se sent trépassé et perdu, et un avec Dieu..."

4-3-L'unité avec Dieu

Ruysbrœck dit encore que "l'unité divine... n'est autre que l'amour sans fond qui convie amoureusement à la jouissance éternelle le Père et le Fils et tout ce qui vit en eux. (L'Anneau ou La Pierre brillante)

      4-3-1-L'action de Dieu

Nous présentons ici la pensée de Ruysbrœck.

Tout d'abord il faut bien comprendre que c'est Dieu qui fait tout. L’union de l’homme avec Dieu se réalise au niveau de l’essence comme de l’activité divine. "Au niveau de l’essence, l’âme est image de Dieu, ou, plutôt, elle a son image en Dieu, laquelle est alors sa cause exemplaire et finale, et cette union est sans intermédiaire. Si elle se réalise au niveau de l’activité entre Dieu agissant en l’âme et l’activité de l’âme, elle connaît des intermédiaires (la grâce, les vertus, les œuvres), et l’âme est alors ressemblance de Dieu. C’est proprement dans l’union essentielle, selon l’image et sans intermédiaire, que se réalise selon ce processus l’expérience mystique consommée: les puissances inférieures s’unifient dans l’unité du cœur, les puissances spirituelles dans l’unité de l’esprit; enfin, l’unité du cœur et l’unité de l’esprit s’unifient dans leur fond commun qui est l’essence de l’âme.

L’essence est alors le point de contact entre Dieu et sa créature, et le lieu où celle-là reçoit de lui son être et peut en faire l’expérience. On parle, en ce cas, d’union essentielle pour qualifier simplement l’union d’amour et de connaissance entre l’âme et Dieu, et affirmer l’exclusion, dans cette union, de tout intermédiaire: l’âme est directement unie à Dieu. Directement, entendons: 'au-delà des modes', c’est-à-dire de la façon dont un être se comporte et agit normalement en conformité avec son être de créature.

Dans l’expérience mystique, ce comportement est dépassé et le mystique projeté au-delà de ses critères et références habituels. La contemplation, quand elle est radicalement dépouillée de tout intermédiaire, y compris ceux de l’entendement (niet weten  = non-savoir) et de l’amour agissant, est dite suressentielle. La suressence de l’homme est ce qui de lui préexiste dans l’essence divine, qui est son image, et à quoi il assimile son être de créature. L’essence n’est alors pas autre chose que la suressence en tant qu’elle est réalisée dans la créature. On voit que les termes d’union suressentielle ou d’union essentielle n’expriment nullement une fusion des essences divine et humaine (Ruysbroeck reprochera aux expressions de Maître Eckart d’y laisser croire), mais une rencontre de Dieu dans l’essence de l’âme. Elle n’est pas davantage une vision de l’essence divine."

L’emploi d’un tel vocabulaire, pourtant dûment réfléchi par Ruysbrœck, prêtait à certains malentendus, malgré les précisions données par leur auteur. On peut alors comprendre que lors de son premier contact avec cette littérature, Jean Gerson se soit inquiété et ait émis des réserves qui, largement répercutées jusqu’à Bossuet, pèseront sur la réputation du mystique néerlandais [1].

Dans son ouvrage, La Haute Vérité, Ruysbrœck poursuit son raisonnement: "Tous les esprits élevés se fondent et s'anéantissent par la jouissance dans l'essence de Dieu qui est la superessence de toute essence. Là ils échappent à eux-mêmes et se perdent en un non-savoir sans fond. Cette béatitude n'est essentielle qu'à Dieu seul: elle est superessentielle à tous les esprits...

Là, tous les esprits élevés sont dépassés en une jouissance sans mode... Là, dans leur superessence, les esprits élevés sont sans différence une seule jouissance et une seule béatitude avec Dieu. Et la béatitude y est si simple qu'il ne peut plus y entrer de distinction..."

      4-3-2-La touche divine et la raison humaine

La touche divine? Comment se fait-elle? "Le Christ dit, d'une façon intime dans l'esprit: 'Sortez par des exercices proportionnés à cette touche'... L'esprit, grâce à la puissance aimante, s'élève ici au-dessus des œuvres jusqu'à l'unité où jaillit cette veine vive qui est la touche de Dieu. Et cette touche veut que l'intelligence connaisse Dieu dans sa clarté, tandis qu'elle attire et appelle la puissance aimante à jouir de Dieu sans intermédiaire... Par la raison éclairée, l'esprit s'élève à une intime considération, et il porte son regard et son attention au plus profond de lui-même, là où la touche divine se manifeste. Mais ici la raison et toute lumière créée cessent d'aller plus avant. Car la clarté divine qui plane au-dessus et cause cette touche, aveugle toute vue créée, en raison de son éclat infini... Néanmoins l'esprit éprouve toujours, de par Dieu et de par soi, nouvelle invitation et nouvel attrait à scruter cette motion profonde, afin de connaître ce qu'est Dieu et ce qu'est cette touche."

La raison se tait et ne sait plus car Dieu est au-dessus de tous les esprits; et même quand une âme est parvenue à la source même de la vie éternelle, et est devenue capable de recevoir la touche divine, l'intelligence ne peut plus avancer quoique la puissance aimante veuille toujours aller de l'avant. (D'après le chapitre 52 des Noces)

Mais insistera Ruysbrœck, "la vie contemplative, où l'âme s'unit d'une façon spéciale au Verbe de Dieu, ne peut être comprise que par celui qui en a l'expérience." Seuls ceux qui sont expressément appelés par Dieu peuvent atteindre ce niveau de contemplation et d'amour. Encore faut-il que ces appelés répondent aux appels de Dieu.

5
Ceux qui répondent aux appels de Dieu

Dans l'ouvrage qu'il intitule: L'Anneau ou la Pierre brillante, Ruysbrœck passe en revue ceux qui répondent aux appels de Dieu, et il découvre qu'il existe plusieurs degrés parmi les vrais amis de Dieu.

5-1-Les fidèles serviteurs

Les fidèles serviteurs sont parfois des pécheurs convertis. Cependant Ruysbrœck doit préciser: "Tous les amis secrets de Dieu sont toujours de fidèles serviteurs; mais les fidèles serviteurs ne sont pas tous des amis secrets, parce que le mode de vie de ces derniers leur est inconnu. C'est la distinction entre amis secrets et fidèles serviteurs de Notre-Seigneur."

5-2-Les amis secrets de Dieu

Les  amis secrets de Dieu sont déjà de fidèles serviteurs. Mais "ils ajoutent encore à l'observance de ses préceptes, la docilité à ses conseils plus intimes. Ils adhèrent à lui profondément par amour... et ils renoncent volontiers à tout ce qu'ils pourraient posséder en dehors de Dieu..." Pour eux, "une seule chose est vraiment nécessaire, c'est l'amour divin, et la meilleure part, c'est la vie intérieure qui fait adhérer amoureusement à Dieu..."

5-3-Les fils cachés de Dieu et la vie contemplative

      5-3-1-Comment devenir des fils cachés?

Parfois, nous le savons, Ruysbrœck a du mal à exprimer les "choses" de la vie mystique que pourtant il connaît bien. Il doit souvent s'expliquer, se reprendre, se redire. Ainsi il écrit encore: " Nous devons d'abord mourir au péché, pour naître de Dieu à une vie vertueuse, puis nous renoncer nous-mêmes et mourir en Dieu pour une vie éternelle. Si nous sommes nés de l'Esprit de Dieu, nous sommes fils de la grâce et toute notre vie s'orne de vertus... Tous les hommes vraiment bons sont fils de Dieu. L'Esprit divin les enflamme et les meut..., selon leurs dispositions et leurs aptitudes. Ainsi sont-ils tous agréables à Dieu..." Ce sont les serviteurs de Dieu, puis les amis secrets.

Mais, lorsque l'amour nu nous étreint, nous nous élevons au-dessus de nous-mêmes, et avec la grâce de Dieu, nous nous transformons complètement, et nous mourons à nous-mêmes. Ruysbrœck écrit: "Cette mort nous fait devenir des fils cachés de Dieu et trouver en nous une vie nouvelle, une vie éternelle... En allant vers Dieu, nous devons nous présenter nous-mêmes, avec toutes nos œuvres; mais une fois en sa présence, il nous faut nous abandonner... et mourir dans l'amour pour dépasser tout le créé, et atteindre les richesses superessentielles de Dieu: alors nous pouvons le posséder dans cette mort à nous-mêmes..." Ainsi, remarque Ruysbrœck, les fils cachés de Dieu, profondément différents des amis de Dieu.

Résumons: Dieu "nous envoie à l'extérieur, comme des serviteurs fidèles, pour observer ses commandements. Puis il nous rappelle à l'intérieur, comme ses amis secrets; enfin, il nous fait entrer en Lui, avec notre foi... comme des fils cachés." Cela dépasse notre raison; notre vie s'anéantit dans l'amour, dans un exercice amoureux qui ne peut demeurer oisif. Une faim insatiable nous saisit: toujours tendre vers l'insaisissable. (L'Anneau)

Mais redit Ruysbrœck, "ceux-là seuls le savent qui en ont l'expérience."

      5-3-2-S'immerger dans l'amour

Nous sommes vraiment au centre de la spiritualité de Ruysbrœck. Comprenant l'élévation vers laquelle la grâce de Dieu, son Esprit et ses dons peuvent conduire certaines âmes, Ruysbrœck revient souvent sur ces notions délicates qui lui tiennent tant à cœur, car son plus grand désir c'est de voir beaucoup d'âmes atteindre le bonheur en Dieu et en son amour. Ainsi, dans Le Royaume des amants de Dieu, il présente trois voies droites  pour aller au ciel.

Une première voie extérieure et sensible: le royaume naturel, composé de toutes les créatures que Dieu possède comme son bien propre, est révélé à l'âme fidèle. Mais seuls ceux qui aiment Dieu peuvent contempler, ici-bas, les œuvres de Dieu et le louer.

Une deuxième voie de lumière naturelle: voie de ceux qui pratiquent les vertus, avec une intention purement humaine, et en dehors de l'action du Saint-Esprit. Seules les vertus morales naturelles ornent leurs puissances inférieures. Cette deuxième voie, mène au royaume de Dieu

Une troisième voie, surnaturelle et divine ouvre sur le Royaume de Dieu. "L'âme y est mue par le Saint-Esprit, c'est-à-dire par l'amour divin et ses dons."

      5-3-3-Quels sont ces dons de Dieu?

Incontestablement, les dons de Dieu sont les dons du Saint-Esprit sur lesquels Ruysbrœck aime s'attarder pour les contempler longuement. Ainsi, pour Ruysbrœck, la crainte de Dieu fait naître l'humilité et fait ressembler au Christ. Le don de piété c'est la miséricorde. Le don de la science divinement infuse, orne l'âme et embellit les dons de crainte et de piété. C'est "une lumière surnaturelle répandue en la puissance raisonnable de l’âme, pour permettre à l’homme de mener une vie morale... De cette science naît la sage discrétion..." Le don de force et la justice nous conduisent à louer Dieu.

Avec le don de conseil vient l'impatience d'amour que seuls les contemplatifs élevés dans la vie affective peuvent connaître. Pourtant, malgré ses grands désirs, la créature, trop limitée, ne peut atteindre Dieu.

Toutefois, Ruysbrœck nous dit que les hommes qui possèdent le don de conseil sont semblables au Christ, dans son humanité. Cependant les hommes, même les plus élevés dans la contemplation, ne seront jamais Dieu qui est infini. Ruysbrœck ne cesse d'insister sur ce sujet car "jamais la grâce ni la gloire (de l'homme) ne peuvent être si grandes qu'elles deviennent infinies."

Le sixième don divin est l'intelligence. L'homme peut toujours croître en vertus et en plus grande ressemblance avec Dieu. Mais c'est seulement grâce à la touche intérieure, à l'illumination de la raison et au feu de l'amour, que l'homme, qui a pris conscience de son néant, peut cependant ressembler toujours plus à Dieu et se perdre dans l'essence simple de Dieu. "C'est le trépas en Dieu, la béatitude que chacun reçoit selon les divers degrés de dignité, soit en grâce soit en gloire, et qui consiste à saisir Dieu et à être saisi de lui, dans l'unité fruitive des divines personnes, puis à être englouti, par le moyen de l'unité, dans la superessence de Dieu." Mais l'homme ne sera jamais Dieu; il est créé, donc soumis à Dieu.

À propos des dons de science et d'intelligence, réfléchissant sur la figure qu'est le montage des barres du tabernacle, Ruysbrœck écrit dans Le Tabernacle spirituel: "Du libre influx de Dieu, qui est la source de toute notre vie spirituelle, s'écoulent en nous l'intelligence et la science... L'intelligence qui s'écoule de Dieu, c'est-à-dire la révélation intérieure de Dieu, tient l'intime de notre âme ouvert, et élève notre entendement au-dessus de toutes les images et au-dessus de toute préoccupation, dans une tranquillité toute pure. Et, dans cette tranquillité pure, notre entendement perçoit l'inspiration divine, murmure caché qui s'adresse à nos oreilles intérieures et nous rend aptes à entendre et à percevoir, par l'intelligence, toute vérité que l'Esprit de Dieu nous enseigne intérieurement... Grâce à cette intelligence élevée, notre raison reçoit de l'influx divin une science divine, qui illumine complètement la partie raisonnable... nous apprend à distinguer toute vérité et nous enseigne de quelle manière nous devons correspondre à la vérité par toute notre vie... pour arriver à la possession tranquille de Dieu, et de nous-mêmes..." (Le Tabernacle spirituel - Chapitre 17)

Enfin, grâce au don de sagesse, la raison comprend aisément que la grandeur de son bien-aimé, si haut, si simple, si beau, si riche, l'empêche, elle et toute créature, de jamais le saisir pleinement. "La raison éclairée aperçoit tout cela dans la divinité infinie, et ce sont comme des images intellectuelles, conçues de l'essence simple de Dieu, selon le mode créé."

Remarque importante:

Ruysbrœck conduit souvent ses lecteurs vers des régions intellectuelles et spirituelles dans lesquelles ils se sentent parfois un peu perdus. Ruysbrœck sait parfaitement que ces lieux sont destinés seulement à ceux qui, tout au long de leur vie terrestre, se sont attachés à servir Dieu et leurs frères. Cependant il n'oublie pas tous ceux, qui, à son époque comme dans tous les siècles, ne peuvent pas bénéficier des dons du Saint-Esprit, parce qu'ils se sont éloignés de Dieu. Mais Dieu est miséricorde, et il accueillera "ceux qui veulent se convertir et renoncer à leur propre volonté et leur intelligence à la doctrine et à l'enseignement de la sainte Église..." (Le Royaume des Amants de Dieu)

5-4-Notre réponse

      5-4-1-La très chère volonté de Dieu

La première réponse que nous donnons à Dieu pour le remercier de ses dons, c'est de l'aimer: "Dieu doit être aimé par-dessus tout. L'âme raisonnable qui fait choix d'aimer le Christ par-dessus toutes choses, possède en elle la vie du Christ avec tous ses dons, et il lui enseigne la vérité et toutes les vertus. La charité envers Dieu est de si grand poids, qu'elle l'emporte sur toutes choses... Aimer Dieu par-dessus toutes choses, c'est le trésor des anges, des saints et des hommes parfaits... La sagesse de Dieu enseigne l'amour éternel et procure la gloire et la béatitude pour l'éternité." L'homme raisonnable qui cherche et qui aime Dieu vit selon la très chère volonté de Dieu..." (Les douze Béguines)

"Quand nous nous tournons ensuite vers Dieu, en exerçant la foi, l'espérance et la charité, nous recevons de l'influx divin l'intelligence et la science, qui nous donnent l'ouïe et la vue intérieures de ce que nous devons croire et espérer, et de ce que nous avons reçu de l'amour, avec ce que nous devons lui rendre... Nous apprenons à nous fixer et à nous élever selon les commandements de Dieu... Nous nous élevons vers Lui... et nous comprenons qu'il nous faut toujours suivre la sagesse qui coule en nous et... qui nous introduit dans la profondeur de l'union et nous fixe en une paix éternelle..." (Le Tabernacle)

      5-4-2-Ruysbrœck et la souffrance

En dehors de la Passion du Christ, les œuvres de Ruysbrœck parlent relativement peu de la souffrance. Pourtant, nous savons que Ruysbrœck fut très souvent affronté aux hérésies de son temps et qu'il lutta contre elles de toutes ses forces. Nous savons aussi qu'il reprocha violemment et fréquemment le manque de ferveur et l'immoralité de beaucoup d'ecclésiastiques qu'il connaissait. Comment dès lors, ne pas supposer que, saint et exposé comme il l'était, comment ne pas supposer qu'il dût beaucoup souffrir de la part de ceux qu'il voulait sauver en les avertissant de leurs fautes et de leurs erreurs?

Ruysbrœck connaît bien l'homme; depuis le commencement il est pécheur et seule la grâce de Dieu et le sacrifice du Christ peuvent le sauver. Par ailleurs, mystique amoureux de Jésus, Ruysbrœck désire imiter Jésus jusque dans les douleurs de sa Passion. Et cela, l'imitation du Christ, c'est le chemin que doivent parcourir tous ceux qui veulent s'unir à Dieu. La souffrance est donc inévitable: elle fait d'ailleurs partie de la vie normale de l'homme blessé par le péché.

Comment Ruysbrœck voit-il la souffrance? Il estime que notre nature n'est ni libre, ni vertueuse dans ses tendances; en conséquence, elle n'a d'elle-même aucune œuvre vertueuse; mais, "comme elle est unie à l'esprit, dans toutes ses déterminations et ses œuvres libres, elle devient libre grâce aux vertus."

Notre nature "se trouve jointe librement à droite et à gauche, dans les actions libres, dans les souffrances endurées patiemment, dans les commandements et les conseils de Dieu. Ainsi, elle s'oppose à tout ce qui est agréable mais contraire à l'honneur de Dieu, et se renonce elle-même en toute tribulation qu'on doit supporter pour Dieu..."

D'où la position de Ruysbrœck: "Il faut nous renoncer et nous abandonner nous-mêmes en toute souffrance sans la moindre préférence, et nous livrer au bon plaisir de Dieu; de cette façon nous nous libérons de tout souci et devenons un bien dont Dieu peut disposer à son gré..."

6
Vie active et vie contemplative

6-1-La vie active ou extérieure des mystiques

Ruysbrœck tente une synthèse existentielle des deux catégories primordiales de la vie: vie contemplative et vie active.

      6-1-1-Voir et sortir

Cette vie active et extérieure a un point de départ; puis elle se développe et elle a un terme.

Dans Les Noces Spirituelles, Ruysbrœck estime que le point de départ de la vie active c'est la conversion. Vient ensuite le développement qui comprend deux parties: d'abord ce que nous devons voir: l'Époux qui vient, et ce que l'Époux fait pour l'Épouse; puis ce que nous devons faire: sortir, c'est-à-dire ce que l'Épouse doit offrir à son Époux. C'est la pratique des vertus à l'exemple du Christ lui-même.

L'on atteint alors le but de la vie active, qui est une première rencontre avec le Seigneur: "Le Christ, Sagesse du Père, a fait entendre une parole... Voyez... et pour l'accomplir, il faut la charité et une conscience pure... Il nous indique maintenant ce que nous avons à faire ensuite, et il dit: Sortez. Et cette sortie doit se faire de trois manières: il nous faut sortir vers Dieu, vers nous-mêmes et vers notre prochain; et cela se fait par la charité et la justice... Ces deux vertus, charité et justice, donnent un fondement au royaume de l'âme, où Dieu doit faire sa demeure, et ce fondement c'est l'humilité; ces trois vertus portent tout le poids et l'édifice de toutes les autres et de toute noblesse..."

Cette première rencontre se fait en cherchant Dieu et Lui seul le Maître de tout, en Le connaissant mieux pour L'aimer plus que tout, en se reposant en Lui, en s'abandonnant à sa miséricorde. "Ce mode et ce procédé, que je viens d'exposer, s'appellent une vie active." (Les noces)

      6-1-2-Les rencontres

Qu'y a-t-il à voir? La grâce de la Lumière qu'est le Christ "nous est conférée en l'unité de nos puissances supérieures et de notre esprit... Cette "grâce est conférée pour l'action, et, au-dessus de toute grâce, Dieu se donne lui-même pour notre jouissance et notre repos... Lors de sa première venue, Dieu exerce son influence et son action sur la partie inférieure de l'homme. "Il excite et stimule l'homme à l'intérieur d'une manière sensible, et il l'attire en haut, vers le ciel, avec toutes ses puissances, réclamant de lui l'unité avec Dieu... L'homme ressent alors, dans son cœur, "un amour qui le pénètre et atteint la puissance affective de son âme... d'où un désir ardent et un goût très vif de Dieu...

Lors de sa deuxième venue, le Christ "imprime davantage sa ressemblance... C'est un influx, en les puissances supérieures de l'âme, de la richesse des dons divins... Cet influx divin en nous réclame de notre part une sortie de nous-mêmes et un retour, avec toute la richesse qui nous a été départie..."

      6-1-3-La blessure d'amour

"La troisième venue intime du Seigneur en nous consiste en une motion ou touche intérieure... Cette venue élève l'âme au degré le plus intime et le plus haut de la vie intérieure, et l'unité de l'esprit en est ornée de mille façons. Mais à chacune de ces venues, le Christ réclame une sortie particulière de nous-mêmes, ainsi qu'une vie conforme au mode de sa venue... Nous devons en retour sortir de nous-mêmes et nous appliquer à des exercices intérieurs, afin de devenir parfaits..." (Les Noces spirituelles)

Et c'est la blessure d'amour, une "blessure spirituelle qui donne joie et douleur à la fois. Et dans ce cœur à la blessure béante, le Christ, soleil de vérité, verse à nouveau et répand sa lumière, et il réclame toujours que l'on s'unisse à lui. C'est pourquoi la blessure et les plaies se renouvellent... Cette ardeur d'amour est une impatience intérieure qui entend difficilement raison, tant qu'elle n'a pas atteint l'objet aimé... "

Ruysbrœck se résume, dans Les douze Béguines: "Les hommes éclairés de Dieu aiment les vertus et les bonnes œuvres... Tous leurs péchés véniels leur sont facilement pardonnés, car ils sont unis à Dieu par amour. Rentrer en Dieu par amour et sortir pour les bonnes œuvres, ce leur est également facile, car ils sont unis à Dieu au-dessus de joie et de douleur. Toute défaillance, en cette vallée de larmes, se change et se consume en amour et en retour vers Dieu car leurs vertus et bonnes œuvres sont sans nombre. Ces hommes ont obtenu la victoire..."

      6-1-4-Quelques précisions

Ruysbroeck entre même dans des détails pratiques peu connus ou souvent refusés. Il écrit: "Sous l'action de l'ardeur et de l'impatience d'amour, il arrive parfois que certains soient emportés en esprit au-dessus des sens. Ils entendent alors des paroles, ou bien ils voient en images et en représentations certaines vérités utiles à eux-mêmes ou aux autres, ou encore des choses futures. Cela s'appelle révélations ou visions...

S'il s'agit de vérités intellectuelles ou de représentations spirituelles, sous lesquelles Dieu se révèle de quelque façon; elles sont perçues par l'intelligence et on peut les exprimer en paroles, autant que les mots y peuvent suffire." Parfois, lorsque le cœur est blessé d'amour, il arrive que "l'homme tombe dans une agitation et une souffrance comparables à celles d'une femme en travail; cette souffrance ne peut guérir..."

Le lecteur est émerveillé. Il ne peut que constater: si Ruysbrœck a pu donner de telles précisions sur les états mystiques, c'est qu'il les a lui-même vécus, ces états qui faisaient partie de sa vie spirituelle.

6-2- La vie affective ou intérieure

      6-2-1-Voyez... Sortez à la rencontre de l'Époux

La vie affective ou intérieure "est caractérisée par une application aux choses de l'intérieur et elle a pour terme une rencontre nouvelle et plus intime avec le Christ, pour une union de jouissance avec la divinité." (Les noces)

"Voyez, l'Époux vient: sortez à sa rencontre. C'est de cette vue d'une venue intérieure de l'Époux, et de la sortie spirituelle de l'homme à la rencontre du Christ, que nous voulons parler ici... Le Christ demande que l'on sorte selon le mode de la lumière reçue...

L'homme sort, et, au moyen de la lumière simple répandue sur lui, il se trouve ordonné et apaisé, fixé en l'unité de son esprit ou de sa pensée. Il est élevé et établi en un état nouveau, où, retourné en lui-même, il fixe sa mémoire en un complet dépouillement, au-dessus de toute incursion d'images sensibles et de multiplicité... Il est toujours porté vers l'unité, qui se porte elle-même sans cesse amoureusement vers cette unité sublime, où le Père et le Fils sont unis dans le lien du Saint-Esprit avec tous les saints..."

L'amour de Dieu "est une clarté spirituelle qui se répand et illumine l'intelligence..." Mais Dieu fait taire ou parler cette clarté. Il la montre ou la cache, la donne ou la retire en temps et lieu, car la lumière est sienne. "Dieu fait voir ce qu'il désire et qui est nécessaire à l'homme. Maintenant le Christ veut que l'on sorte et que l'on marche à la lumière, afin de conduire nos vies à la ressemblance de Dieu."

      6-2-2-Abandon à la volonté de Dieu

La quatrième venue du Christ élève l'homme et le perfectionne dans la pratique de la vie intérieure. Alors, parfois, Dieu semble oublier celui qui L'aime; l'épreuve est douloureuse mais nécessaire, et "lorsque l'homme souffre le délaissement, il a besoin d'une grande force..." et d'un grand abandon à la volonté de Dieu... "L'homme élevé à cet état sera au service de tout le monde... Son esprit s'inclinera sans cesse vers toute vertu... Sans cesse il adhérera à Dieu essentiellement en son esprit, afin d'être transformé et transfiguré en la clarté infinie..."

Ces pensées nous dépassent beaucoup trop et Ruysbrœck en est de bien conscient; c'est pourquoi il poursuit son raisonnement, mais cette fois pour nous remettre dans la réalité: aller servir son prochain.

6-3-La vie contemplative

      6-3-1-Une mise en garde

Le Christ est venu, l'homme doit sortir. Pratiquement comment répondre aux dons de Dieu ?

Peu d'hommes parviennent à la contemplation divine "en raison du mystère de la lumière où elle se fait..." Et peu d'hommes peuvent la comprendre. En effet, dans Les Noces spirituelles, Ruysbrœck émet une sage mise en garde: "L'homme qui est affermi par les liens de l'amour doit continuer à habiter dans l'unité de son esprit; mais il doit aussi sortir, de quatre manières, avec sa raison illuminée et une charité débordante: en se portant vers Dieu et tous les saints; puis vers les pécheurs et les hommes pervers; ensuite vers le purgatoire; et enfin vers soi-même et tous les bons."

Cette mise en garde ne concerne pas la vie contemplative, car, selon Ruysbroeck, "il y a peu d'hommes à pouvoir y parvenir." La vie contemplative, c'est la rencontre divine dans le secret le plus profond de l'esprit, rencontre qui "se consomme en un embrassement amoureux, dans les liens imbrisables de l'Esprit-Saint."

Cependant, "le Père céleste, veut que nous soyons des voyants, car il est un Père de lumières: et c'est pourquoi il prononce éternellement dans le secret de notre esprit, sans intermédiaire et sans cesser jamais, une parole unique profonde comme l'abîme, et rien de plus. Et en cette parole il se dit lui-même et il dit toutes choses. Et cette parole ne dit rien d'autre que: 'Voyez!' Et c'est ainsi qu'est exprimé et que naît le Fils d'éternelle lumière, en qui l'on connaît et l'on voit toute béatitude..."  (Livre 3 des Noces - La vie contemplative - Chapitre 1)

      6-3-2-La rencontre du Christ selon l'ordre naturel

Ruysbroeck essaie d'expliquer ces expériences si délicates et si complexes malgré leur simplicité. Il écrit: "L'unité de notre esprit peut être considérée sous un double aspect, selon son essence ou selon son activité. Or, c'est selon son existence essentielle que l'esprit reçoit la venue du Christ, dans l'ordre simplement naturel, sans intermédiaire et sans interruption... Car là où il vient, là déjà il demeure; et là où il demeure, il revient sans cesse... Et tout ce qu'il habite, habite en lui; car lorsqu'il vient, il ne sort pas de lui-même. Aussi l'esprit possède-t-il Dieu essentiellement, selon la simple nature, et Dieu possède l'esprit, car l'esprit vit en Dieu, et Dieu en lui..."  (Les noces )

      6-3-3-La rencontre avec Dieu selon l'ordre surnaturel

Ruysbroeck est conscient que ce qu'il va exprimer n'est connu que de très peu de personnes, et que ce qu'il écrit risque d'être mal interprêté, ce qui ne manqua pas, d'ailleurs, de se produire. Aussi est-il très prudent et commence-t-il par dire: "Il vous faut maintenant remarquer avec soin le sens de mes paroles... Dans l'unité dont nous avons parlé, notre esprit peut être considéré sous un second aspect, celui de son activité... Cependant l'unité n'opère pas en tant qu'elle est unité; mais toutes les puissances de l'âme, de quelque manière qu'elles agissent, tirent toute leur vertu et tout leur pouvoir de leur fonds propre, qui est l'unité de l'esprit, en son être subsistant et personnel....  Or l'homme est fait à la ressemblance de Dieu, cela veut dire qu'il est fait pour sa grâce... qui nous rend semblables à Dieu...

Au moment même où nous nous tournons vers lui, le Christ vient à nous et en nous, par intermédiaire et sans intermédiaire, c'est-à-dire par le don des vertus. Il imprime en nous son image et sa ressemblance, s'épanchant lui-même avec ses dons; il nous délivre de nos péchés, nous affranchit et nous rend semblables à lui. Sous cette action divine qui nous donne ressemblance et liberté dans la charité, l'esprit s'immerge en amour de fruition[7]. Alors se fait, sans intermédiaire, une rencontre et une union, où réside notre plus haute béatitude... D'étrangers et sans ressemblance que nous étions auparavant, nous obtenons, par suite du don, ressemblance et unité avec Dieu."

La rencontre avec Dieu se fait toujours dans le secret de notre esprit. "Quand le contemplatif intime a atteint son image éternelle et, en cette pureté, a été mis par le Fils en possession du sein du Père, il est éclairé de la lumière divine; il reçoit à toute heure de nouveau l'éternelle génération et il sort, selon le mode de la lumière, en une contemplation divine... La Sagesse du Fils avec tout ce qui vit en elle, fait activement retour vers le Père... Et de cette rencontre du Père et du Fils procède la troisième personne, qui est le Saint-Esprit, leur mutuel amour, ne faisant qu'un avec eux dans l'identité de nature..."

6-4-La vraie vie spirituelle

"Maintenant l'homme revient à lui-même et à tous ceux qui sont de bonne volonté, savourant et contemplant l'union et l'harmonie qu'ils ont entre eux par l'amour. Cet homme éclairé sera prêt à donner avis et enseignements... devenant ainsi médiateur entre Dieu et tous les hommes... Il possédera en paix l'unité de son esprit en même temps que la haute unité de Dieu... Cela s'appelle une vraie vie spirituelle..."

Dès le prologue des Noces, Ruysbrœck nous avait avertis que, pour presque tous les hommes, posséder une vraie vie intérieure dans toute sa perfection, est possible grâce à la pratique des vertus et au zèle intérieur.  Mais il n'en est pas de même pour la vie contemplative superessentielle, selon le mode divin, à laquelle peu d'hommes peuvent parvenir en raison du mystère de la lumière où elle se fait.

De plus, une longue préparation est indispensable pour que l'on puisse d'abord voir dans la lumière divine, "contempler Dieu par Dieu même." Ensuite il y a la venue de l'Époux, et l'âme est mise "en possession du sein du Père". Alors, dit Ruysbrœck "l'âme est transformée en la clarté divine et toute pénétrée par elle... Enfin a lieu la rencontre divine dans le secret le plus profond de l'esprit et elle se consomme en un embrassement amoureux, dans les liens imbrisables de l'Esprit-Saint..."

Ruysbrœck revient sans cesse sur ce sujet, car sa vie "ne fut qu'une expérience continue des grâces les plus hautes par lesquelles Dieu daigne dès ici-bas s'unir les âmes privilégiées." Incontestablement, Ruysbrœck fut l'une de ces âmes privilégiées: il devait, bien plus tard, influencer de très grands saints mystiques comme saint Jean de la Croix, sainte Thérèse d'Avila et tant d'autres plus proches de nous, comme la Bienheureuse Élisabeth de la Trinité.

7
Le plus haut degré de la vie intime

7-1-L'illumination

L'illumination divine est la cause de tous les dons et de toutes les vertus. "À cette lumière l'esprit s'immerge dans le repos de jouissance, et ce repos ne saurait être ni mesuré, ni sondé..."

L'esprit est alors saisi de faim et de soif de Dieu. "De là naît une avidité de désirs insatiable, jointe à une perpétuelle impuissance... Mais lorsque se fait la rencontre avec Dieu, la clarté et l'ardeur sont si grandes et si démesurées que tous les esprits doivent cesser d'agir... Il leur faut dès lors subir l'action intime de Dieu, comme de pures créatures... car l'esprit ayant épuisé toute action est devenu lui-même amour."

7-2-L'exercice des vertus morales

Lorsque, sous l'influence de la touche divine "l'âme est portée par la puissance du Père à toute vertu, et qu'éclairée de la lumière du Fils elle connaît Dieu, en sa raison illuminée, de cette touche et de cette lumière de la raison le Saint-Esprit fait surgir en l'âme une impatience d'amour qui l'enflamme d'un désir ardent de goûter son Dieu dans une joie incompréhensible: elle soupire vers l'union de fruition... vers la superessence de Dieu comme vers son fond propre, car, toute essence a, sans intermédiaire, son attache à l'essence divine...

L'amour ne peut demeurer oisif, mais l'esprit du Seigneur meut le cœur et les sens et toutes les facultés de l'âme, et nous pousse au dehors vers tous les exercices de vertu; il fait de nous un tabernacle spirituel, qu'il nous enseigne à régler selon toutes les manières indiquées ci-dessus, puis, il nous ramène en nous-mêmes, et nous fait poursuivre la gloire de Dieu en toutes choses. Ainsi nous devenons avec toutes nos œuvres, une offrande agréable à Dieu..." (Le Tabernacle)

7-3-La béatitude dans l'unité avec Dieu

Chaque fois que Ruysbrœck entraîne son lecteur sur des sommets spirituels vertigineux, conscient des difficultés qu'il y a, pour les non initiés, à comprendre son raisonnement, il commence par s'expliquer:

"Il y a là comme un abîme béant, une lumière simple; c'est l'essence elle-même qui apparaît dans l'unité des personnes et dans l'unité de chaque esprit créé rentré en lui-même et soupirant vers la jouissance, au sommet de sa mémoire. Cette lumière incompréhensible illumine l'entendement de l'esprit rentré en lui-même, car elle est la Sagesse éternelle engendrée dans l'âme... Personne ne peut voir cette essence incompréhensible sinon dans cette lumière qui est le Christ, le Christ qui est, dans sa nature divine et dans sa nature humaine, la porte par laquelle tous doivent passer... Tous les esprits s'écoulent ici, au-dessus d'eux-mêmes, selon un mode divin, dans l'unité fruitive, en une lumière indéfinissable... Ici Dieu et tous ceux qui lui sont unis sont sous l'information de la lumière simple, et l'âme s'aperçoit bien de la venue de celui qu'elle aime... car elle reçoit dans l'unité de fruition plus qu'elle ne peut souhaiter..."

"Ce sentiment est notre béatitude superessentielle qui est la jouissance même de Dieu et de tous ses bien-aimés. Cette béatitude c'est le silence dans les ténèbres et le repos: il est essentiel à Dieu, et superessentiel à toutes les créatures. C'est là qu'il faut dire que les personnes divines retournent et s'abîment dans l'amour essentiel, c'est-à-dire dans l'unité fruitive; et là elles demeurent toujours, selon leurs propriétés personnelles, dans les opérations de la Trinité."

Cependant, chaque âme a sa béatitude propre, en fonction de sa faim, de son impatience d'amour et de son degré de vertu, mais toujours elle reçoit plus qu'elle ne peut désirer, et elle est alors débordante de joie.

7-4-Quelques regrets

De temps en temps Ruysbrœck regrette certaines attitudes dommageables: "Il y a des choses qui trompent et dérobent la béatitude:

– Celui qui se livre au souci étranger peut bien en avoir déplaisir, car il perd l'unité.

– Celui dont la raison s'aveugle est bientôt déshonoré; il ne vit plus selon la justice. La torpeur l'emporte bientôt, et l'empressement disparaît, car le désir fait défaut.

– L'amour et la miséricorde manquent toujours à celui qui ignore la libéralité: il est loin de la béatitude."

Pourtant, soupire Ruysbrœck, si les victimes dont il vient d'être question s'éloignaient du créé, et le rejetaient, elles pourraient s'élancer vers Dieu, Le toucher, et posséder l'éternité. 

Mais l'homme ne sera jamais Dieu; il est créé, donc soumis à Dieu. En effet, "nul autre que les personnes de la Sainte-Trinité ne possède la nature divine d'une façon active, selon le mode divin...

8
Que conclure ?

L'étude de ce qui fut probablement la première œuvre de Ruysbrœck, Les Amants du Royaume de Dieu, laisse le lecteur à la fois plein d'admiration et perplexe. Plein d'admiration car après avoir rappelé le but et le sens de toute vie humaine, Ruysbrœck cherche à conduire ses lecteurs sur le chemin de la perfection, vers la béatitude éternelle, le Royaume de Dieu. Mais son vocabulaire mystique dépasse souvent l'entendement des hommes ordinaires, même convertis, voire consacrés, désireux de faire la très chère volonté de Dieu. D'où la perplexité du lecteur, accrue par le fait que le chemin décrit est rude. Mais Dieu ne nous laisse pas seuls: non seulement Il comble les hommes de ses grâces, mais Il leur dispense abondamment les dons de son Esprit-Saint.

Ainsi, totalement converti, l'homme généreux et plein d'amour pourra acquérir les vertus théologales et morales indispensables pour avancer et vivre, peu à peu, une véritable union avec Dieu, union sans intermédiaire réalisée sous l'action d'un amour puissant qui confère l'inhabitation divine.

"Venez, voyez, sortez", dit le Seigneur. Venez vers Dieu, entrez en Lui et voyez, puis sortez de votre contemplation et allez vers vos frères. Vous rencontrerez Dieu et connaîtrez la béatitude. Et plus vous rencontrerez Dieu et vous unirez à Lui, plus vous Le désirerez, plus vous aurez faim et soif de Lui, une faim et une soif que vous ne pourrez jamais épuiser.

Prière

Seigneur, Tu es ma nourriture

Seigneur, tu es ma nourriture et mon breuvage, plus je mange et plus j'ai faim, plus je bois et plus j'ai soif, plus je possède et plus je désire. Tu es plus doux à mon palais que le rayon de miel, au-dessus de toute douceur mesurable. Toujours demeurent en moi la faim et le désir, car je ne puis t'épuiser.

Est-ce toi qui me dévores ou moi qui te dévore? Je ne sais, car au fond de mon âme, je ressens l'un et l'autre. Tu exiges de moi que je sois un avec toi, et cela me donne grande peine car je ne veux pas abandonner mes pratiques pour m'endormir dans tes bras.

Je ne puis que te remercier, te louer et te rendre honneur, car c'est pour moi la vie éternelle. Dieu très bon, par ton immense miséricorde, je te supplie de m'accorder la grâce de t'aimer de tout mon cœur, au-dessus de tous les hommes, de toutes les choses. Accorde-moi d'estimer toutes les sortes de vie, de respecter tous les hommes, de ne juger et de ne mépriser personne. Aide-moi à savoir me tenir à l'écoute, à ne plus chercher à plaire à qui que ce soit en dehors de toi, Seigneur, et à n'avoir peur de déplaire à personne, sinon à toi. Qu'en tout je veuille seulement poursuivre ta gloire et ta volonté. Jean de Ruysbroeck (1293-1381)

Postface

Le langage des mystiques

Le langage de Ruysbrœck peut parfois troubler un lecteur peu averti, surtout lorsqu'il veut décrire ce qui se passe dans une âme ayant atteint les plus hauts degrés de la contemplation mystique. Pourtant ses expressions rejoignent curieusement celles employées par d'autres mystiques ayant vécu des expériences comparables. Et l'on remarque aussi que beaucoup de mystiques ne savent pas comment s'expliquer: ils avouent qu'ils n'ont pas les mots pour s'exprimer, pour rédiger ce que leurs supérieurs leur ont parfois demandé d'écrire. Essayons de mieux comprendre.

Tout d'abord, considérons l'origine du langage humain. Voici un objet courant que tout le monde connaît, peut voir et toucher. D'abord on le montre, on le désigne du doigt, puis, un jour, un mot surgit. Il n'y a plus besoin de faire des gestes, il suffit de dire ce mot et tout le monde comprend et sait de quoi l'on parle. On ne crée des mots qu'à partir de ce que beaucoup de personnes connaissent parfaitement.

En ce qui concerne les expériences mystiques c'est très différent. Ces expériences sont exceptionnelles, et peu de gens savent de quoi il s'agit en vérité. Il n'y a aucun constat concret pour la société courante; donc il n'y a pas de mot pour exprimer un tel fait, car même si un mystique inventait un mot, personne ne comprendrait de quoi il s'agit. On comprend alors que tel ou tel mystique ait renoncé à s'expliquer, car il n'a pas de mot pour le dire. Ruysbrœck, par contre, a essayé de faire comprendre en quoi consistait une expérience mystique authentique; mais pour réussir à se faire comprendre, il a utilisé des mots courants qu'il tentait d'adapter aux expériences inexprimables de l'union à Dieu, ou du bonheur en Dieu; et il a abouti à l'utilisation de mots courants qui restent cependant relativement vagues ou imprécis, et qui peuvent parfois troubler le lecteur.

Ruysbrœck ne peut pas préciser ce qu'est l'union à Dieu, le bonheur en Dieu, alors il dit que celui qui arrive, par exemple, au sixième degré de l'échelle mystique, et au-delà, s'écoule dans la substance de Dieu, se perd et se fond dans son essence pour s'y dissoudre... Mais cela reste forcément flou, voire inquiétant: si l'âme se dissout en Dieu, dans l'essence de Dieu, que reste-t-il de son individualité, de sa personnalité. On pense un peu aux bouddhistes qui se perdent dans le Grand Tout[8], quand ils ont atteint le Nirvana. Or cela est contraire à notre foi chrétienne...

Certains mystiques, assez nombreux, ont pris l'exemple d'une goutte d'eau qui se perd dans l'océan. Mais la goutte d'eau disparaît, et il est impossible de la retrouver. Tout cela est également très inquiétant, et on se prend à avoir peur de la mort qui n'est que le passage vers la dissolution de son être personnel. Nous nous perdons; nous butons sur toutes ces questions. À la limite, Ruysbroeck nous épouvanterait. Les hommes ont besoin de concret, et ses abstractions, inévitables, nous gênent. Que faire? Orientons notre esprit vers la science moderne; peut-être nous aidera-t-elle.

Considérons un océan et une goutte d'eau. La goutte d'eau, ce n'est rien pour l'océan, et pourtant, dans l'océan, il n'y a que des gouttes d'eau qui bientôt donneront la vie. Il y a des milliards de milliards de gouttes d'eau dans un océan; elles semblent toutes fondues entre elles. Mais qu'est-ce qu'une goutte d'eau? Une goutte d'eau c'est un petit ensemble de molécules, toutes identiques, constituées d'hydrogène et d'oxygène. Malgré les apparences, chaque molécule d'eau (H2O) est une entité en elle-même, une entité indépendante que l'on peut séparer des autres, notamment lors des changements d'état physique: l'évaporation, par exemple.

Certes, l'homme peut, dans certains cas, "casser" l'eau; mais il doit pour cela utiliser des forces spécifiques: l'électricité par exemple, pour briser une molécule. Mais placée dans des conditions normales, l'eau reste toujours de l'eau constituée de molécules toutes semblables, mais indépendantes les unes des autres. Immédiatement nous pensons: qu'est-ce que cela a à voir avec les états mystiques?

Nous avons vu plus haut que l'homme ne peut s'exprimer qu'en utilisant des mots, des concepts, qu'il connaît. À l'époque du grand mystique flamand, Jean de Ruysbroeck, qui vécut au 14ème siècle, on ne connaissait que peu de choses concernant la chimie[9]. Ruysbrœck ne pouvait donc pas utiliser avec précision les mots de molécule ou d'atome. Il ne pouvait mettre en œuvre que des concepts abstraits, que seuls quelques rares mystiques privilégiés pouvaient comprendre, parce qu'ils les avaient expérimentés. Les autres restaient sur leur faim... et nous aussi. Mais nous allons maintenant essayer, grâce à l'eau, de comprendre, au moins une petite partie de ce que Ruysbrœck veut nous enseigner. Pour cela nous devons faire un effort important et essayer de nous mettre à l'échelle des infinis: l'infini grand et l'infiniment petit.

Partons du cosmos. Si nous nous plaçons à l'échelle du cosmos, nous nous apercevons vite que, dans la création, un homme, ce n'est rien, absolument rien, et pourtant la science nous révèle qu'un homme c'est aussi un étrange et complexe microcosme. Maintenant, en imagination, mettons-nous à l'échelle de Dieu. L'homme n'est plus qu'un infiniment petit perdu dans "l'essence" de Dieu. Comme des gouttes d'eau dans l'océan, il "s'écoule" en Dieu; il se "fond" en Dieu comme une molécule d'eau dans l'océan. Apparemment il est "invisible", imperceptible, véritablement perdu, mais il existe et il est indépendant; c'est une entité unique, et qui plus est, pensante et aimée de Dieu son créateur. De même les âmes pures se "fondent" en Dieu, s'"écoulent" dans l'essence de Dieu car leur essence est l'essence même de Dieu. Elles sont créatures, mais créatures aimées de Dieu, personnes uniques, vivantes, destinées à la construction du Grand-Œuvre de Dieu, le Corps mystique du Christ.

Certes, il y a encore beaucoup d'efforts à faire pour comprendre Ruysbrœck, mais en pensant aux molécules d'eau, on devrait avancer. Vive la chimie moderne!

Bibliographie

Sites utilisés

http://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Ruysbroek/Ruysbroeck/table.html

http://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Ruysbroek/Ruysbroeck/tome6/frere.html

http://alexandrina.balasar.free.fr/jean_de_ruysbroeck_extrait.htm

http://voiemystyque.free.fr/


[1] Des prélats et des prêtres.
[2] Ruysbrœck pense certainement à la secte du Libre Esprit.
[3] Ces termes: "sortir" et "entrer" sont très utilisés dans Les Noces spirituelles.
[4] Les adeptes de la secte du Libre Esprit, ou des "libres esprits".
[5] La septième lampe du chandelier placé dans le Tabernacle.
[6] L'esprit de l'homme.
[7] Un amour qui peut enfin jouir pleinement de Dieu.
[8] Dont ils ne savent d'ailleurs à peu près rien.
[9] On parlait surtout d'alchimie.

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