Les Actes des martyrs de la Gaule sont
rares, ceux du moins qui appartiennent à l'histoire. L'époque
relativement tardive de l'établissement du christianisme dans notre
pays explique pourquoi les récits sont si peu nombreux, malgré la
prétention des petites vanités locales qui a provoqué toute une
littérature à l'aide
de laquelle on voulait suppléer, par des
traditions sans attache, à des origines absentes. A l'époque de la
persécution de Dèce, les Églises gauloises com-mençaient de sortir de
l'obscurité ; nous ne trouvons alors qu'un seul épisode de martyre
dans la Gaule. Celui qui en fut victime fut immolé dans une émeute,
et non par une application régulière d'un édit dont l'exécution
n'était même pas mise en question dans les provinces d'Aquitaine et
de la Narbonnaise, où les chrétiens étaient à peu près inconnus. Le
fondateur de l'Église de Toulouse fut l'unique victime connue de la
persécution dans ce pays; l'état d'organisation encore insuffisante
de son Église le frustra sans doute quelque temps de l'honneur d'une
passion ; ce ne fut qu'environ cinquante ans après sa mort qu'on la
rédigea, à l'aide d'un procès-verbal contemporain de l'événement
conservé dans « les actes publics ».
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Après l'Incarnation de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, le Soleil de Justice commença à éclairer l'Occident.
Peu à peu et progressivement la parole de l'Évangile se répandit par
toute la terre, et par une conduite semblable la parole apostolique
brilla dans nos régions. On n'y rencontrait encore que de rares
églises élevées dans quelques cités gauloises par la piété des
fidèles, et partout les temples s'encrassaient de la puante odeur
des sacrifices. Il y a cinquante ans de cela — les actes publics en
font foi —, sous le consulat de Dèce et Gratus, ainsi qu'on s'en
souvient, Toulouse eut pour premier évêque Saturnin, par la foi et
la vaillance duquel les oracles des démons cessèrent dans la ville
épiscopale. Il dévoila leurs mystères, leur puissance sur les
païens, et à mesure que la foi des chrétiens allait grandissant,
l'imposture des démons perdait pied. L'évêque était obligé, pour
aller à un petit oratoire qu'il avait élevé, de passer devant le
Capitole, qui se trouvait sur sa route. Les démons ne purent
supporter sa présence, et en leur qualité de simulacres muets, ils
accueillirent par le silence les prières sacrilèges et les
consultations qu'on leur adressait.
Les prêtres, troublés par cette
nouveauté, se concertèrent entre eux pour trouver la raison de ce
silence si peu ordinaire. Qui pouvait leur avoir fermé la bouche, au
point que ni les prières, ni le sang de taureau et d'autres
sacrifices n'obtenaient rien ? Était-ce mauvaise humeur ou absence ?
Nos ennemis leur allèrent dire qu'on
voit depuis quelque temps je ne sais quelle nouvelle secte, ennemie
de la croyance païenne dont elle s'efforce de détruire les dieux.
Ceux de cette secte se nomment chrétiens. Ils ont Saturnin pour
évêque, lequel passe fréquemment devant le Capitole. Les dieux,
consternés sans doute par sa vue, demeurent en silence, et il n'y a
qu'un moyen de les apaiser, c'est de le faire mourir. Erreur
déplorable, folie aveugle. Voilà qu'ils se laissent dire, bien plus,
ils croient qu'un homme fait peur aux dieux, et, pour éviter sa
présence, les démons s'exilent de leurs temples et de leurs statues.
Mais adorez-le donc cet homme devant qui tremblent les dieux;
misérables, vous préférez le tuer; vous ne voyez donc pas que nul
plus que lui n'est digne de vos hommages ?
Quoi de plus sot que de craindre ceux
qui craignent et de ne craindre pas celui qui se fait craindre de
ceux que l'on craint ?
Pendant que tout cela se passait, une
grande foule se réunit et prépare le sacrifice d'un taureau, assurée
qu'elle apprendra enfin la raison de tout ce qui se passe, et que
les dieux, apaisés par un pareil holocauste, reviendront ou
répondront. En ce moment, Saturnin passait par là, se rendant à
l'assemblée des fidèles (c'était un jour de fête); quelqu'un le
reconnut et cria : « Voilà l'ennemi de nos dieux, le porte-enseigne
de la nouvelle secte, celui qui dit qu'il faut détruire nos temples,
qui appelle nos dieux des démons et dont la présence est cause que
nous n'en pouvons plus tirer de réponse. Il vient à propos, vengeons
nos dieux et nous-mêmes, mettons-nous-y, qu'il sacrifie ou qu'il
meure. »
A ces mots, la foule fait cercle
autour de l'évêque resté seul, car le prêtre et les deux diacres qui
l'escortaient s'enfuient; le flot roule vers le Capitole. Là, on lui
propose de sacrifier; il dit d'une voix claire : « J'adore Dieu, le
vrai, le seul ; je lui immole des victimes de louange. Vos dieux à
vous sont des démons, ils prennent bien plus de plaisir au sacrifice
de vos âmes qu'à celui de vos bestiaux. Et moi, pourquoi les
craindrai-je, puisque c'est eux qui me craignent ? Vous me l'avez
dit. »
Ces paroles mettent le comble, le
tumulte est indescriptible; le taureau du sacrifice était là, on lui
passe un licol dont on laisse pendre un bout et on y attache le
vieil évêque par les pieds, puis on pique la bête, qui dégringole du
haut du Capitole, traînant l'évêque avec elle.
Dès les premières marches le crâne est
brisé, la cervelle répandue, le corps mis en pièces, et le Christ
reçoit une âme digne de Dieu, à laquelle il donne des lauriers
immortels. Toujours galopant, le taureau traîna le corps sans vie
jusqu'à ce que le lien cassa.
Le cadavre demeura sur le sable, on
l'y enterra comme on put, étant données les circonstances. Peu de
chrétiens de Toulouse osaient, dans la crainte des païens, rendre ce
suprême devoir à l'évêque ; deux femmes, triomphant, par la
vaillance de leur foi, de la timidité de leur sexe, et plus braves
que les hommes, dédaignant, à l'exemple de Saturnin, les tourments
qu'elles bravaient, deux femmes donc mirent le corps dans une bière
et le descendirent dans une fosse très profonde, songeant moins à
lui élever un tombeau qu'à sauvegarder ses restes, dans la crainte
que quelques sacrilèges, voyant une tombe honorée, ne la violassent.
SOURCE :
Alban Butler : Vie des Pères, Martyrs et autres principaux
Saints… – Traduction : Jean-François Godescard. |