BIENHEUREUX
Urbain II
(1040-1099)
Chanoine de Reims, Pape

Eudes ou Odon — plus tard Urbain II —, né à Châlons-sur-Marne vers 1040, fit ses premières études à Reims, sous la direction de saint Bruno, et devint chanoine, puis archidiacre. Poussé par le désir d’une vie plus parfaite, peut-être aussi par les conseils de son illustre maître qui allait bientôt fonder l’ordre des Chartreux, il abandonna de bonne heure les dignités ecclésiastiques et se retira au monastère de Cluny, dont il était grand-prieur, vers l’an 1078. C’est là que le pape Grégoire VII le prit pour conseiller ; il l’emmena avec lui à Rome et le créa évêque d’Ostie et cardinal de l’Église romaine. Après la mort de ce saint Pape et le court pontificat de son successeur Victor III, Odon fut élu Souverain Pontife en 1087, à Terracine, et prit le nom d’Urbain II.

Durant les onze années de son pontificat, Urbain connut, lui aussi, les temps troublés, plus troublés même que les nôtres, et il reçut en héritage, avec la dignité pontificale, un fardeau que les épaules d’un Grégoire VII avaient eu peine à porter. La civilisation chrétienne, menacée au dehors par l’islamisme qui s’avance triomphant ; au dedans, la paix de l’Europe sans cesse troublée par les guerres intestines ; la liberté des petits et des faibles étouffée sous les oppressions féodales ; l’Italie en proie aux invasions et aux ravages de l’Allemagne ; la liberté de l’Église atteinte dans l’exercice de ses droits les plus sacrés et les plus essentiels, par le despotisme de la puissance impériale allemande ; le sanctuaire envahi par la simonie et la corruption des mœurs, fruit fatal des investitures séculières et de l’asservissement de l’Église ; l’indissolubilité du mariage mise en question et violée par les princes les plus puissants ; partout le droit méconnu, partout la force triomphante : tel est, en raccourci, le spectacle désolant qui s’offre à ses regards au moment où il est placé à la tête de la chrétienté.

Saint Grégoire VII est mort à la peine, et, quelque part que l’on tourne les yeux, nul espoir n’apparaît encore du côté des hommes. Cependant, Urbain ne désespère pas. Le cœur confiant en Dieu, il saisit le gouvernail d’une main vigoureuse. Il se pose en champion résolu de toutes les libertés nécessaires aux sociétés, ç l’Église, aux âmes, et en athlète déterminé à combattre tous les despotismes du dehors et du dedans. Formée à l’école monastique, éprouvée au creuset de l’adversité, accoutumée à toutes les souffrances et à toutes les abnégations personnelles, son âme accepte le lutte avec une invincible énergie tempérée par une inépuisable douceur. Malgré le triomphe momentané de la force, Urbain croit au triomphe définitif du droit. C’est de Dieu, du temps et de la patience qu’il attend la victoire, et il n’est point trompé dans son espérance.

Quand il descend dans la tombe, bien que l’horizon soit encore chargé de nuages, il peut cependant entrevoir un ciel plus serein et des jours plus calmes. Il a fait, en effet, refluer vers le Nord les soldats de l’Allemagne, et l’Italie, plus unie par ses soins, se sent plus forte pour reconquérir sa liberté définitive ; il a rassuré les petits et les faibles en les prenant sous la protection de l’Église, et en étendant la Trêve de Dieu à presque toutes les nations d’Europe ; il a reporté la guerre et la terreur jusqu’au cœur de l’islamisme, et en reculant de quatre siècles les envahissements du croissant, il a sauvé à jamais la liberté de l’Europe chrétienne ; il a fondu dans une pensée fraternelle, en les associant pour une entreprise commune, la première croisade, vingt peuples de l’Occident jusque là divisés ; il a brisé les fers de l’Église en poursuivant sans trêve ni merci l’investiture impériale des dignitaires ecclésiastiques, le fléau de la clérogamie et le trafic des choses saintes ; il a propagé partout la vie monastique, qu’il considère à bon droit comme l’élément le plus sain d’une société à peine sortie de la barbarie ; il a sauvé, aux yeux des peuples, le principe sacré de l’indissolubilité du mariage en lançant les foudres redoutables de l’excommunication contre les violeurs de ce devoir fondamental, sans se laisser arrêter par la crainte de leur scptre ni par l’éclat de leur couronne.

Et qui dira ce qu’il lui en coûta de luttes, de voyages, d’humiliations, de privations et de sacrifices, durant les onze années qu’il gouverna l’Église, poursuivi par les puissances, entravé dans son action par le schisme, délaissé et trahi pas ses auxiliaires naturels, exilé au sein de Rome, réduit à fuir de sa propre ville, vivant du pain de l’aumône, et expirant comme un pauvre abandonné, dans une île du Tibre (29 juillet 1099) ?

Mais en fermant les yeux à la triste lumière d’ici-bas, il les ouvrait aux clartés célestes. Bientôt Dieu manifestait par des miracles la sainteté de son serviteur et rendait son tombeau glorieux ; et vingt-cinq ans ne s’étaient point écoulés que Calixte II honorait sa mémoire, et que les diverses parties de l’Église commençaient à lui rendre un culte qui ne devait plus finir.

La statue d’Urbain II

Ceux qui ont su apprécier les services incomparables que rendit notre héroïque pontife à la cause de la foi chrétienne et à la cause de la liberté des peuples européens, devaient songer à le glorifier par un monument digne de lui.

Dès 1862, au congrès catholique de Malines, un vœu est émis et aussitôt acclamé avec enthousiasme, pour qu’une statue colossale soit érigée à Urbain II au pays de sa naissance, c’est-à-dire à Reims, ou plus exactement à Châtillon-sur-Marne.

Ce premier appel à l’opinion rencontra partout un favorable accueil, et l’éminent cardinal Gousset, qui occupait alors le siège de Reims, put espérer un moment voir réalisé ce projet.

Au pied de la colline où se dressait jadis le manoir des Châtillon, dont une ruine gigantesque atteste encore la grandeur, au milieu des champs cultivés, à quelques jets de pierre des bords de la Marne, on est surpris d’apercevoir une église déserte, entourée de quelques pauvres bâtiments. Cet édifice solitaire, du style roman le plus pur, est un contemporain d’Urbain II. C’est un reste vénérable de l’antique prieuré de Binson qui appartint au père du bienheureux Pape, où il mena lui-même la vie religieuse, dont il fut quelque temps le prieur, et dont il disposa plus tard comme d’un héritage paternel. Cette église, si intéressante au double point de vue archéologique et historique, a traversé les siècles ; elle est demeurée debout au milieu des révolutions, sans autre protection contre le marteau des démolisseurs que le respect des peuples pour la sainte mémoire d’Urbain II, dont elle perpétue le souvenir au milieu de son pays natal.

Quelque temps avant le congrès de Malines, le propriétaire de cette église — le comte de Verdonnet — en avait fait un généreux abandon au cardinal Gousset

, à la condition que les archevêques de Reims la conserveraient à la postérité. Le Cardinal y fit faire immédiatement les réparations les plus urgentes, pour sauver le monument compromis par les ravages des siècles. Mais l’attention publique s’étant trouvée absorbée par d’autres objets, le projet de statue, sans être abandonné, retomba pour quelques années dans une sorte d’oubli.

Cet oubli apparent fut un bonheur, car de cette période d’incubation allait sortir une glorification beaucoup plus complète de notre grand Pape.

A peine arrivé au milieu de nous, Monseigneur Langénieux, instruit des projets de son illustre prédécesseur, désireux de continuer son œuvre et aussi de connaître dans tous ses détails la vie de celui dont il était appelé à honorer la mémoire, Mgr Langénieux ne tarda pas à entrevoir, autour de la tête d’Urbain II, une autre auréole que celle de la grandeur humaine ; et en entrant pour la première fois dans la ville de Châtillon-sur-Marne, Son Excellence constata, aux frémissements de la population, que sa mémoire y vivait, entourée des respects et des appellations que l’on n’accorde qu’aux bienheureux et aux saints.

Dès ce moment l’horizon se développait, la question grandissait, et la statue projetée par le congrès de Malines ne pouvait plus avoir de raison d’être, ni surtout de sérieux résultats, si elle ne glorifiait l’homme tout entier, le Français, le Pape et le Saint.

(…)

Ce monument a été inauguré au milieu d’un grand concours de peuple, le 24 juillet 1887. Mgr Boyer, évêque de Clermont, offrit le saint sacrifice en présence de plusieurs évêques, et Mgr Freppel prononça un remarquable discours sur la montagne [1].

APPEL A LA CROISADE

Deus lo volt ! Deus lo volt !

Sermon d'Urbain II
Clermont, le 27 novembre 1095

« Hommes français, hommes d'au-delà des montagnes, nations, ainsi qu'on le voit briller dans vos œuvres, choisies et chéries de Dieu, et séparées des autres peuples de l'univers, tant par la situation de votre territoire que par la foi catholique et l'honneur que vous rendez à la sainte Église, c'est à vous que nous adressons nos paroles, c'est vers vous que se dirigent nos exhortations : nous voulons vous faire connaître quelle cause douloureuse nous a amenés dans vos pays, comment nous y avons été attirés par vos besoins et ceux de tous les fidèles. Des confins de Jérusalem et de la ville de Constantinople nous sont parvenus de tristes récits : souvent déjà nos oreilles en avaient été frappées ; des peuples du royaume des Persans, nation maudite, nation entièrement étrangère à Dieu, race qui n'a point confié son esprit au Seigneur, a envahi en ces contrées les terres des chrétiens, les a dévastées par le fer, le pillage, l'incendie, a emmené une partie d'entre eux captifs dans son pays, en a mis d'autres misérablement à mort, a renversé de fond en comble les églises de Dieu, ou les a fait servir aux cérémonies de son culte ; ces hommes renversent les autels après les avoir souillés de leurs impuretés ; ils circoncisent les chrétiens, et font couler le sang des circoncis ou sur les autels, ou dans les vases baptismaux; ceux qu'ils veulent faire périr d'une mort honteuse, ils leur percent le nombril, en font sortir l'extrémité des intestins, la lient à un pieu ; puis, à coups de fouet, les obligent de courir autour jusqu'à ce que, leurs entrailles sortant de leur corps, ils tombent à terre, privés de vie. D'autres attachés à un poteau, sont percés de flèches ; à quelques autres, ils font tendre le cou, et, se jetant sur eux, le glaive à la main, s'exercent à le trancher d'un seul coup. Que dirai-je de l'abominable pollution des femmes ? Il serait plus fâcheux d'en parler que de s'en taire. Ils ont démembré l'empire grec, et en ont soumis à leur domination un espace qu'on ne pourrait traverser en deux mois de voyage. À qui donc appartient-il de les punir et de leur arracher ce qu'ils ont envahi, si ce n'est à vous, à qui le Seigneur a accordé par-dessus toutes les autres nations l'insigne gloire des armes, la grandeur de l'âme, l'agilité du corps et la force d'abaisser la tête de ceux qui vous résistent ?

Que vos cœurs s'émeuvent et que vos âmes s'excitent au courage par les faits de vos ancêtres, la vertu et la grandeur du roi Charlemagne et de son fils Louis, et de vos autres rois, qui ont détruit la domination des Turcs et étendu dans leur pays l'empire de la sainte Église. Soyez touchés surtout en faveur du saint sépulcre de Jésus-Christ, notre sauveur, possédé par des peuples immondes, et des saints lieux qu'ils déshonorent et souillent avec irrévérence de leurs impuretés. O très courageux chevaliers, postérité sortie de pères invincibles, ne dégénérez point, mais rappelez-vous les vertus de vos ancêtres ; que si vous vous sentez retenus par le cher amour de vos enfants, de vos parents, de vos femmes, remettez-vous en mémoire ce que dit le Seigneur dans son Évangile : "Qui aime son père et sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi. Quiconque abandonnera pour mon nom sa maison, ou ses frères, ou ses soeurs, ou son père, ou sa mère, sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, en recevra le centuple, et aura pour héritage la vie éternelle". Ne vous laissez retenir par aucun souci pour vos propriétés et les affaires de votre famille, car cette terre que vous habitez, renfermée entre les eaux de la mer et les hauteurs des montagnes, tient à l'étroit votre nombreuse population; elle n'abonde pas en richesses, et fournit à peine à la nourriture de ceux qui la cultivent: de là vient que vous vous déchirez et dévorez à l'envie, que vous élevez des guerres, et que plusieurs périssent par de mutuelles blessures. Éteignez donc entre vous toute haine, que les querelles se taisent, que les guerres s'apaisent, et que toute l'aigreur de vos dissensions s'assoupisse. Prenez la route du saint sépulcre, arrachez ce pays des mains de ces peuples abominables, et soumettez-le à votre puissance. Dieu a donné à Israël en propriété cette terre dont l'Écriture dit "qu'il y coule du lait et du miel.

Jérusalem en est le centre, son territoire, fertile par-dessus tous les autres, offre pour ainsi dire les délices d'un autre paradis : le Rédempteur du genre humain l'a illustré par sa venue, honoré de sa résidence, consacré par sa Passion, racheté par sa mort, signalé par sa sépulture. Cette cité royale, située au milieu du monde, maintenant tenue captive par ses ennemis, est réduite en la servitude de nations ignorantes de la loi de Dieu ; elle vous demande donc et souhaite sa délivrance, et ne cesse de vous implorer pour que vous veniez à son secours. C'est de vous surtout qu'elle attend de l'aide, parce qu'ainsi que nous vous l'avons dit Dieu vous a accordé, par-dessus toutes les nations, l'insigne gloire des armes: prenez donc cette route, en rémission de vos péchés, et partez assurés de la gloire impérissable qui vous attend dans le royaume des cieux. »

Le pape Urbain ayant prononcé ce discours plein d'urbanité et plusieurs autres du même genre, unit en un même sentiment tous ceux qui se trouvaient présents, tellement qu'ils s'écrièrent tous : Dieu le veut ! Dieu le veut ! Ce qu'ayant entendu le vénérable pontife de Rome, il rendit grâces à Dieu, les yeux élevés au ciel, et, de la main demandant le silence, dit :

« Très chers frères, aujourd'hui se manifeste en vous ce que le Seigneur a dit dans son Évangile : Lorsque deux ou trois seront assemblés en mon nom, je serai au milieu d'eux. Car si le Seigneur Dieu n'eût point été dans vos âmes, vous n'eussiez pas tous prononcé une même parole : et en effet, quoique cette parole soit partie d'un grand nombre de bouches, elle n'a eu qu'un même principe; c'est pourquoi je dis que Dieu même l'a prononcée par vous, car c'est lui qui l'avait mise dans votre sein. Qu'elle soit donc dans les combats votre cri de guerre, car cette parole est issue de Dieu: lorsque vous vous élancerez avec une belliqueuse impétuosité contre vos ennemis, que dans l'armée du Seigneur se fasse entendre généralement ce seul cri: Dieu le veut ! Dieu le veut ! Nous n'ordonnons ni ne conseillons ce voyage ni aux vieillards, ni aux faibles, ni à ceux qui ne sont pas propres aux armes ; que cette route ne soit point prise par les femmes sans leurs maris ou sans leurs frères, ou sans leurs garants légitimes, car de telles personnes sont un embarras plutôt qu'un secours, et deviennent plus à charge qu'utiles. Que les riches aident les pauvres, et emmènent avec eux, à leurs frais, des hommes propres à la guerre ; il n'est permis ni aux prêtres ni aux clercs, quel que puisse être leur ordre, de partir sans le congé de leur évêque, car s'ils y allaient sans ce congé, le voyage leur serait inutile; aucun laïc ne devra sagement se mettre en route, si ce n'est avec la bénédiction de son pasteur; quiconque aura donc volonté d'entreprendre ce saint pèlerinage, en prendra l'engagement envers Dieu, et se dévouera en sacrifice comme une hostie vivante, sainte et agréable à Dieu ; qu'il porte le signe de la croix du Seigneur sur son front ou sur sa poitrine ; que celui qui, en accomplissement de son voeu, voudra se mettre en marche, la place derrière lui entre ses épaules ; il accomplira par cette double action le précepte du Seigneur, qui a enseigné dans son Évangile : " Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas, n'est pas digne de moi. " »


[1] Charles CERF : Vie des Saints du diocèse de Reims ; tome II. Reims 1898.

SOURCE : http://clergedereims.free.fr/urbain_2.htm

 

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