La vie de
saint Victor excite tous les gens de bien à la gloire qui
s'acquiert par la vertu, ainsi que le pratiqua ce grand saint.
Il naquit au diocèse de Troyes, en Champagne, de parents nobles.
Sa naissance fut précédée d'une chose vraiment miraculeuse, et
qui donnait assez à connaître combien sa vie devait être
éminente en sainteté. Car étant encore au sein de sa mère, un
homme possédé du diable s'écria en sa présence : Pourquoi,
Victor, homme de Dieu, nous tourmentes-tu avant que tu ne sois
au monde ? Et bien qu'il ne faille pas pour l'ordinaire
ajouter foi au témoignage du diable, qui est le père du mensonge
; si est-ce qu'ici nous pouvons fort bien nous en servir,
tant à raison qu'il l'appela par son nom, que parce que vraiment
sa vie fut la terreur des diables par ses actions saintes et
miraculeuses.
En son jeune
âge il faisait des actions qui le rendaient plus vieux en estime
qu'il n'était véritablement, parce qu'elles étaient accompagnées
d'un jugement posé, et d'un esprit mûr. On le fit instruire et
apprendre les lettres dès sa jeunesse, dans lesquelles il fit un
progrès merveilleux, et il s'y adonnait de telle façon, qu'il
n'omettait pas aussi l'exercice de la piété, comme jeûner,
veiller et prier, se montrant si charitable envers les pauvres
que souvent il leur distribuait la portion qu'où lui donnait
pour vivre. Après avoir beaucoup étudié aux lettres humaines, il
s'adonna à l'étude de la théologie et à la lecture de l'Écriture
sainte, et il ne se contentait pas du plaisir qu'il en recevait,
mais il le communiquait aussi aux autres, leur en donnant
l'interprétation avec une foi et une charité nonpareille.
Lorsqu'il eut
atteint l'âge compétent, ses parents le firent recevoir aux
Ordres sacrés; mais ils ne le gardèrent pas longtemps après,
parce qu'aussitôt qu'il fut prêtre, il les abandonna, et se
retira au territoire d'Arcis, en une métairie que l'on appelle
Satury, où il se fit un ermitage, et y commença à mener une vie
sainte, passant les jours et les nuits en prières, en jeûnes et
en oraisons. La vertu est en cela semblable à la palme, qui plus
on la foule aux pieds plus elle se redresse; ainsi plus on veut
cacher la vertu, plus elle se fait paraître par ses rayons
éclatants. Victor s'était retiré là pour y être plus en repos et
en liberté, pensant y être moins connu et fuir les honneurs du
monde; mais il fut bien trompé, parce que l'odeur de ses saintes
actions se répandant par toute la contrée, vint même jusqu'au
roi de France.
Ce prince
entendant parler de ses vertus, comme il était à la chasse en ce
pays-là, donna jusqu’à l'ermitage de ce saint homme, afin de le
voir. Victor, divinement averti de la visite du roi, sortit et
vint au devant de lui. Après s'être salués et baisés l'an
l'autre,' Victor le supplia d'entrer en son ermitage, ce que le
roi ayant fait, ce saint homme lui voulut présenter du vin et à
sa compagnie ; mais comme il n'y avait qu'un bien petit
vaisseau, dans lequel il y avait peu de vin, il eut recours à
Dieu et se prosterna en terre : Seigneur Dieu, dit-il,
d,,nt la puissance est infinie; bénissez ce vaisseau et le
remplissez de rosée céleste, afin que comme vous axez rassasié
de la manne nos pères au désert, ainsi nous soyons remplis
du don de votre bénédiction.
Puis faisant le signe de la croix sur ce vaisseau, il fut trouvé
plein de vin très-excellent. Le roi en but et toute sa troupe,
avec admiration d'un tel miracle.
Dieu voulant
nous montrer que nous n'avons rien au bien d'autrui, et que nous
ne devons pas nous l'attribuer par aucune voie inutile, permit
que des laboureurs ayant charge de leur maître de Bemer du
froment, l'un d'eux inspiré du malin esprit, en ayant caché deux
muids pour les dérober, tomba à l'instant en la puissance du
diable, qui le maltraitait à son ordinaire.
Ce pauvre
malheureux n'ayant aucun repos ni nuit m jour, et étant
cruellement tourmenté, ses amis eurent recours aux prières de
saint Victor; ce saint ayant fait le signe de la croix sur ce
pauvre homme, il demeura en même temps paisible et délivré de
l'esclavage tyrannique du diable, et rendit le froment. Le démon
ne pouvait pas moins attendre du saint, puisqu'avant sa
naissance il se plaignait de lui.
Ce n'est pas
peu de chose que de bien savoir dompter les passions de ce corps
brutal par les abstinences et les austérités ; car outre que
cela est salutaire pour ce qui est du corps, l'âme en demeure
bien plus pure et plus capable des dons et des grâces célestes.
Un jour saint Victor s'étant levé la nuit, et.mis en oraison, il
aperçut la croix de Notre-Seigneur reluisante comme de l'or, et
enrichie d'une infinité de pierres précieuses, dans le ciel qui
s'était ouvert. Et comme il était ravi par la contemplation de
cette croix, il ouït une voix qui lui dit : Les choses que tu
vois sont les âmes des saints, qui pour l'amour de
Notre-Seigneur ont lavé leurs robes dans le sang de l'agneau.
Cela l'étonna fort, et l'effraya de telle sorte qu'il tomba
le visage contre terre, louant Dieu de ce qu'il lui révélait les
secrets célestes. Depuis ce temps-là il fil tant d'état de la
solitude, qu'il renonça à toutes les affaires séculières, sans
vouloir plus s'en mêler du tout, quoique plusieurs affligés de
diverses maladies vinssent vers lui pour avoir guérison. Mais il
faut remarquer qu'il avait auparavant beaucoup macéré son corps
par de longues diètes, et de grandes abstinences.
Cette manière
de vivre qu'il pratiqua le reste de sa vie, s'adonnant
entièrement à la contemplation des choses célestes, lui acquit
la bienveillance de tout le monde. Il avait tenu sur les saints
fonts de baptême un enfant d'une des plus nobles maisons de
France. Celui-ci et toute sa famille ayant désir de voir ce
saint homme, l'invita à le venir voir; ce qu'il fit, et il y fut
reçu avec un tel contentement, que chacun alla au devant de lui.
Il ne prenait sa réfection que sur le soir; après cela il se
reposait un peu ; puis sur le minuit il se levait et se mettait
en prières jusqu'au matin.
Le lendemain
plusieurs vinrent vers lui pour recevoir quelque instruction sur
les mystères de la foi et de la religion catholique. Ce qu'il
fit très-volontiers, et les entretint jusqu'à ce que l'heure
pour aller ouïr la messe fût venue. Chacun s'y en alla : mais
s'étant arrêté en quelque lieu, il ouït une multitude d'anges
qui chantaient l'Oraison dominicale; et lorsqu'il ouït la fin,
où il est dit: Mais délivrez-nous du mal, baissant la
tète en terre et frappant sa poitrine, il s'écria: Hélas !
moi, Seigneur Jésus, quoique je sois une créature indigne
d'aucun mérite, j'ai toutefois entendu de la voix des anges
l'oraison que vous avez enseignée à vos disciples. Retournons,
dit-il, au logis, car déjà les sacrés mystères sont
achevés au ciel. Il ne s'éleva pas toutefois pour cette
faveur-là, mais il considéra la bonté et la clémence de Dieu,
qui aime ceux qui l'aiment, et ne délaisse jamais ceux qui se
confient en lui. Il séjourna encore ce jour-là avec ce seigneur,
et le lendemain il se retira en sa cellule.
Il s'est
rendu illustre pour ses œuvres miraculeuses, comme d'avoir rendu
la vue aux aveugles, l'ouïe aux sourds, la parole aux muets,
d'avoir redressé les boiteux, bref, d'avoir donné du soulagement
aux affligés de toutes sortes de maladies, quand ils l'en ont
prié; enfin ayant persisté en l'amour de Dieu et en la
sainteté de vie, il rendit l'esprit à Dieu le vingt-sixième
février.
Après son
décès il arriva qu'un pauvre malheureux, détenu prisonnier au
château d'Arcis pour un larcin, croyait voir en songe saint
Victor, qui, avec un bâton, lui rompait ses chaînes. Lorsqu'il
fut réveillé, il pensa en soi-même ce que pourrait signifier son
songe, et là-dessus se sentant ému, comme si quelque vertu lui
fût
divinement survenue, il délibéra d'aller visiter le sépulcre du
saint, espérant de lui quelque soulagement en son affliction;
mais la difficulté étant de sortir, parce qu'il avait les pieds
et les mains liés, il arriva que le geôlier par une permission
divine s'endormit ; si bien qu'il ouvrit comme il put les
portes, et avec l'aide d'un bâton qu'il trouva, sortit de la
prison, cheminant promptement la nuit comme si un ange l'eût
porté, il arriva devant l'église où le saint était inhumé; alors
ses chaînes se délièrent miraculeusement en présence du peuple
qui y assistait, et se rompirent en pièces. Plusieurs autres
miracles se sont faits à son sépulcre. Il vivait il y a environ
douze cents ans.
Saint Bernard
a composé et dressé l'office ecclésiastique du saint, ainsi
qu'il est dit en l'épître 312, qu'il écrit à l'abbé Guy, où sont
contenus deux sermons, et où sont décrits ses louanges et ses
hauts faits ; de plus un hymne, douze répons, avec vingt-sept
antiennes, selon l'usage et la coutume de l'Ordre de
Saint-Benoît; ce qu'il fit à la prière de cet abbé Guy. Les deux
sermons se trouvent dans les œuvres de saint Bernard. Surius
décrit aussi sa vie, qu'il dit avoir prise du même saint
Bernard.
Qui doutera
que ce saint n'ait pas de son vivant et après sa mort reçu de
grandes grâces de Dieu, puisque, avant même qu'il fût au monde,
il fut la terreur des diables? Qui prendra la hardiesse de
s'emparer mal du bien d'autrui, voyant comme Dieu permet des
châtiments si horribles contre de tels malfaiteurs? Tâchons
d'imiter les vertus de saint Victor, afin de nous rendre dignes
des mômes grâces qu'il a eues en ce monde et en l'autre.
Pedro de
Ribadeneyra : Les
vies des saints et fêtes de toute l'année, Volume 2 ;
traduction : Timoléon Vassel de Fautereau. |