Victor de Saturniæ
Confesseur, Ermite, Saint
+ 1110

La vie de saint Victor excite tous les gens de bien à la gloire qui s'acquiert par la vertu, ainsi que le pratiqua ce grand saint. Il naquit au diocèse de Troyes, en Champagne, de parents nobles. Sa naissance fut précédée d'une chose vraiment miraculeuse, et qui donnait assez à connaître combien sa vie devait être éminente en sainteté. Car étant encore au sein de sa mère, un homme possédé du diable s'écria en sa présence : Pourquoi, Victor, homme de Dieu, nous tourmentes-tu avant que tu ne sois au monde ? Et bien qu'il ne faille pas pour l'ordinaire ajouter foi au témoignage du diable, qui est le père du mensonge ; si est-ce qu'ici nous pouvons fort bien nous en servir, tant à raison qu'il l'appela par son nom, que parce que vraiment sa vie fut la terreur des diables par ses actions saintes et miraculeuses.

En son jeune âge il faisait des actions qui le rendaient plus vieux en estime qu'il n'était véritablement, parce qu'elles étaient accompagnées d'un jugement posé, et d'un esprit mûr. On le fit instruire et apprendre les lettres dès sa jeunesse, dans lesquelles il fit un progrès merveilleux, et il s'y adonnait de telle façon, qu'il n'omettait pas aussi l'exercice de la piété, comme jeûner, veiller et prier, se montrant si charitable envers les pauvres que souvent il leur distribuait la portion qu'où lui donnait pour vivre. Après avoir beaucoup étudié aux lettres humaines, il s'adonna à l'étude de la théologie et à la lecture de l'Écriture sainte, et il ne se contentait pas du plaisir qu'il en recevait, mais il le communiquait aussi aux autres, leur en donnant l'interprétation avec une foi et une charité nonpareille.

Lorsqu'il eut atteint l'âge compétent, ses parents le firent recevoir aux Ordres sacrés; mais ils ne le gardèrent pas longtemps après, parce qu'aussitôt qu'il fut prêtre, il les abandonna, et se retira au territoire d'Arcis, en une métairie que l'on appelle Satury, où il se fit un ermitage, et y commença à mener une vie sainte, passant les jours et les nuits en prières, en jeûnes et en oraisons. La vertu est en cela semblable à la palme, qui plus on la foule aux pieds plus elle se redresse; ainsi plus on veut cacher la vertu, plus elle se fait paraître par ses rayons éclatants. Victor s'était retiré là pour y être plus en repos et en liberté, pensant y être moins connu et fuir les honneurs du monde; mais il fut bien trompé, parce que l'odeur de ses saintes actions se répandant par toute la contrée, vint même jusqu'au roi de France.

Ce prince entendant parler de ses vertus, comme il était à la chasse en ce pays-là, donna jusqu’à l'ermitage de ce saint homme, afin de le voir. Victor, divinement averti de la visite du roi, sortit et vint au devant de lui. Après s'être salués et baisés l'an l'autre,' Victor le supplia d'entrer en son ermitage, ce que le roi ayant fait, ce saint homme lui voulut présenter du vin et à sa compagnie ; mais comme il n'y avait qu'un bien petit vaisseau, dans lequel il y avait peu de vin, il eut recours à Dieu et se prosterna en terre : Seigneur Dieu, dit-il, d,,nt la puissance est infinie; bénissez ce vaisseau et le remplissez de rosée céleste, afin que comme vous axez rassasié de la manne nos pères au désert, ainsi nous soyons remplis du don de votre bénédiction. Puis faisant le signe de la croix sur ce vaisseau, il fut trouvé plein de vin très-excellent. Le roi en but et toute sa troupe, avec admiration d'un tel miracle.

Dieu voulant nous montrer que nous n'avons rien au bien d'autrui, et que nous ne devons pas nous l'attribuer par aucune voie inutile, permit que des laboureurs ayant charge de leur maître de Bemer du froment, l'un d'eux inspiré du malin esprit, en ayant caché deux muids pour les dérober, tomba à l'instant en la puissance du diable, qui le maltraitait à son ordinaire.

Ce pauvre malheureux n'ayant aucun repos ni nuit m jour, et étant cruellement tourmenté, ses amis eurent recours aux prières de saint Victor; ce saint ayant fait le signe de la croix sur ce pauvre homme, il demeura en même temps paisible et délivré de l'esclavage tyrannique du diable, et rendit le froment. Le démon ne pouvait pas moins attendre du saint, puisqu'avant sa naissance il se plaignait de lui.

Ce n'est pas peu de chose que de bien savoir dompter les passions de ce corps brutal par les abstinences et les austérités ; car outre que cela est salutaire pour ce qui est du corps, l'âme en demeure bien plus pure et plus capable des dons et des grâces célestes. Un jour saint Victor s'étant levé la nuit, et.mis en oraison, il aperçut la croix de Notre-Seigneur reluisante comme de l'or, et enrichie d'une infinité de pierres précieuses, dans le ciel qui s'était ouvert. Et comme il était ravi par la contemplation de cette croix, il ouït une voix qui lui dit : Les choses que tu vois sont les âmes des saints, qui pour l'amour de Notre-Seigneur ont lavé leurs robes dans le sang de l'agneau. Cela l'étonna fort, et l'effraya de telle sorte qu'il tomba le visage contre terre, louant Dieu de ce qu'il lui révélait les secrets célestes. Depuis ce temps-là il fil tant d'état de la solitude, qu'il renonça à toutes les affaires séculières, sans vouloir plus s'en mêler du tout, quoique plusieurs affligés de diverses maladies vinssent vers lui pour avoir guérison. Mais il faut remarquer qu'il avait auparavant beaucoup macéré son corps par de longues diètes, et de grandes abstinences.

Cette manière de vivre qu'il pratiqua le reste de sa vie, s'adonnant entièrement à la contemplation des choses célestes, lui acquit la bienveillance de tout le monde. Il avait tenu sur les saints fonts de baptême un enfant d'une des plus nobles maisons de France. Celui-ci et toute sa famille ayant désir de voir ce saint homme, l'invita à le venir voir; ce qu'il fit, et il y fut reçu avec un tel contentement, que chacun alla au devant de lui. Il ne prenait sa réfection que sur le soir; après cela il se reposait un peu ; puis sur le minuit il se levait et se mettait en prières jusqu'au matin.

Le lendemain plusieurs vinrent vers lui pour recevoir quelque instruction sur les mystères de la foi et de la religion catholique. Ce qu'il fit très-volontiers, et les entretint jusqu'à ce que l'heure pour aller ouïr la messe fût venue. Chacun s'y en alla : mais s'étant arrêté en quelque lieu, il ouït une multitude d'anges qui chantaient l'Oraison dominicale; et lorsqu'il ouït la fin, où il est dit: Mais délivrez-nous du mal, baissant la tète en terre et frappant sa poitrine, il s'écria: Hélas ! moi, Seigneur Jésus, quoique je sois une créature indigne d'aucun mérite, j'ai toutefois entendu de la voix des anges l'oraison que vous avez enseignée à vos disciples. Retournons, dit-il, au logis, car déjà les sacrés mystères sont achevés au ciel. Il ne s'éleva pas toutefois pour cette faveur-là, mais il considéra la bonté et la clémence de Dieu, qui aime ceux qui l'aiment, et ne délaisse jamais ceux qui se confient en lui. Il séjourna encore ce jour-là avec ce seigneur, et le lendemain il se retira en sa cellule.

Il s'est rendu illustre pour ses œuvres miraculeuses, comme d'avoir rendu la vue aux aveugles, l'ouïe aux sourds, la parole aux muets, d'avoir redressé les boiteux, bref, d'avoir donné du soulagement aux affligés de toutes sortes de maladies, quand ils l'en ont prié; enfin ayant persisté en l'amour de Dieu et en la sainteté de vie, il rendit l'esprit à Dieu le vingt-sixième février.

Après son décès il arriva qu'un pauvre malheureux, détenu prisonnier au château d'Arcis pour un larcin, croyait voir en songe saint Victor, qui, avec un bâton, lui rompait ses chaînes. Lorsqu'il fut réveillé, il pensa en soi-même ce que pourrait signifier son songe, et là-dessus se sentant ému, comme si quelque vertu lui fût divinement survenue, il délibéra d'aller visiter le sépulcre du saint, espérant de lui quelque soulagement en son affliction; mais la difficulté étant de sortir, parce qu'il avait les pieds et les mains liés, il arriva que le geôlier par une permission divine s'endormit ; si bien qu'il ouvrit comme il put les portes, et avec l'aide d'un bâton qu'il trouva, sortit de la prison, cheminant promptement la nuit comme si un ange l'eût porté, il arriva devant l'église où le saint était inhumé; alors ses chaînes se délièrent miraculeusement en présence du peuple qui y assistait, et se rompirent en pièces. Plusieurs autres miracles se sont faits à son sépulcre. Il vivait il y a environ douze cents ans.

Saint Bernard a composé et dressé l'office ecclésiastique du saint, ainsi qu'il est dit en l'épître 312, qu'il écrit à l'abbé Guy, où sont contenus deux sermons, et où sont décrits ses louanges et ses hauts faits ; de plus un hymne, douze répons, avec vingt-sept antiennes, selon l'usage et la coutume de l'Ordre de Saint-Benoît; ce qu'il fit à la prière de cet abbé Guy. Les deux sermons se trouvent dans les œuvres de saint Bernard. Surius décrit aussi sa vie, qu'il dit avoir prise du même saint Bernard.

Qui doutera que ce saint n'ait pas de son vivant et après sa mort reçu de grandes grâces de Dieu, puisque, avant même qu'il fût au monde, il fut la terreur des diables? Qui prendra la hardiesse de s'emparer mal du bien d'autrui, voyant comme Dieu permet des châtiments si horribles contre de tels malfaiteurs? Tâchons d'imiter les vertus de saint Victor, afin de nous rendre dignes des mômes grâces qu'il a eues en ce monde et en l'autre.

Pedro de Ribadeneyra : Les vies des saints et fêtes de toute l'année, Volume 2 ; traduction : Timoléon Vassel de Fautereau.

 

 

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