Ainsi que nous l’avons dit plus
haut, Lapa eut de nombreux enfants, et, comme une abeille diligente, elle
remplissait de sa fécondité la ruche de Jacques, son mari. Or, vers la fin de sa
fécondité, elle reçut du ciel la grâce de donner le jour à deux enfants jumeaux
éternellement prédestinés à arrêter les regards de Dieu. Elle enfanta donc deux
filles; la faiblesse de leur sexe s’augmentait encore du peu de vigueur
apparente de leur corps, et cependant elles étaient pleines de forces aux yeux
de la souveraine Majesté. Leur mère, après les avoir mises au monde, les ayant
contemplées quelque temps dans sa maternelle sollicitude, vit bien qu’elle ne
pourrait suffire à les nourrir toutes deux de son lait Elle résolut d’en confier
une à quelque nourrice étrangère et d’allaiter l’autre elle-même. Par une
permission de Dieu, elle conserva auprès d’elle celle que le Seigneur s’était
choisie de toute éternité pour épouse. Les deux enfants reçurent la grâce du
baptême; toutes deux devaient être du nombre des élus; la préférée cependant
reçut le nourrice Catherine, l’autre fut appelée Jeanne. Jeanne avait reçu, avec
la grâce du baptême, un nom de grâce (Les noms Jean, Jeanne viennent de
l’hébreu Iôna, qui signifie colombe, symbole de l’Esprit-Saint) ; elle
s’envola dans cette grâce vers le ciel et fut bientôt enlevée à la terre.
Catherine demeura auprès de sa mère, afin d’entraîner plus tard au ciel une
chaîne d’âmes (Allusion à la comparaison établie entre les mots Catherine et
chaîne, en latin Catharina, catena, exposée dans un premier prologue que nous
donnons à la lin du volume. ). Lapa nourrit sa fille avec d’autant plus de
soin qu’elle voyait son enfant choisie lui rester seule après la mort de sa
sœur; et elle l’aima, m’a-t-elle dit souvent, plus que tous ses autres enfants,
fils ou filles. Elle racontait, qu’en raison de ses fréquentes conceptions, elle
n’avait pu nourrir de son lait aucun de ses autres enfants. Elle put cependant
élever complètement Catherine, car, avant que cet allaitement fût terminé,
aucune conception nouvelle ne survint. C’est ainsi qu’elle apportait une trêve
et une fin prochaine aux enfantements de sa mère, cette fille qui devait
atteindre et posséder la perfection dans ses dernières limites, comme une œuvre
bien achevée. Habituellement, en effet, l’intention d’une œuvre se pose avant sa
mise à exécution. Après avoir donné le jour à notre sainte, Lapa m’enfanta donc
plus qu’une autre Jeanne, qui remplaça la compagne défunte de Catherine. Elle
n’eut plus alors d’autres enfants, elle en avait eu vingt-cinq.
Catherine, l’enfant vouée à Dieu,
ayant grandi, quitta le lait de sa mère pour le pain de la famille et commença à
marcher seule. A ce moment, elle était si charmante pour tous ceux qui la
voyaient, et il y avait dans ses premières paroles une telle sagesse, que sa
mère pouvait à peine la garder à la maison. Tous les parents et voisins se
l’arrachaient et l’emmenaient chez eux pour entendre la sagesse précoce de ses
paroles et jouir du commerce de sa gaieté enfantine, souverainement gracieuse.
L’extraordinaire consolation qu’ils y trouvaient leur apportait tant de joie
qu’ils enlevèrent à l’enfant son nom de Catherine et l’appelèrent Euphrosyne,
sous quelle inspiration? je l’ignore. La sainte a pensé dans la suite, comme
nous le verrons, que ce fait avait sa signification mystique et elle, se proposa
d’imiter sainte Euphrosyne. Pour moi, je pense que, dans ses paroles enfantines,
Catherine se servait quelquefois de certaines expressions, qui concordaient avec
ce mot d’Euphrosyne ou s’en rapprochaient. Ceux qui l’entendaient, répétant ces
premiers bégaiements, finirent par l’appeler de ce nom. Quoi qu’il en soit, ce
nom indique que, dans cette petite enfant, germaient déjà les fruits que devait
donner la jeune fille. Ni la langue, ni la plume ne pourraient dire facilement
en effet la sagesse et la prudence de ses paroles. Ceux-là seuls le savent, qui
l’ont expérimenté. Le trop-plein de mon cœur m’oblige à le dire ici, il y avait
non seulement dans la parole vivante et actuelle de Catherine, mais encore dans
la simple influence de sa compagnie, je ne sais quelle énergie qui entraînait
l’esprit des hommes au bien, et les faisait se délecter en Dieu. Plus de
tristesse dans le cœur de ceux qui conversaient avec elle, plus de dégoût dans
leur esprit, plus d’angoisse dans leur souvenir, une paix si grande et si
inaccoutumée descendait dans leur âme que, s’étonnant d’eux-mêmes, et tout
remplis d’une joie jusque-là inconnue, ils s’écriaient en esprit " Il est bon
pour nous d’être ici, dressons-y trois tentes pour y demeurer (Mt 17,4). "
Ce n’est pas surprenant, car certainement, dans le cœur de son épouse, se
cachait invisible Celui qui, transfiguré sur la montagne, arracha pareil cri de
ravissement à Pierre.
Mais revenons au point d’où notre
digression nous a éloigné. Cette petite enfant grandissait, se fortifiait,
bientôt elle allait être remplie de l’Esprit-Saint et de la divine Sagesse. A
l’âge de cinq ans ou à peu près, elle apprit la salutation de l’Ange à la Vierge
glorieuse, et elle la répétait fréquemment. Sous l’inspiration du ciel, elle
fléchissait le genou à chaque degré des escaliers qu’elle montait ou descendait,
et saluait une fois la bienheureuse Vierge. C’est elle-même qui me l’a avoué,
dans le secret de la confession, un jour où le sujet de ses accusations en donna
l’occasion. Celle qui, tout à l’heure, adressait aux hommes de si aimables
paroles commençait donc à exprimer fréquemment et dévotement à Dieu des paroles
tout aussi aimables, et s’élevait à sa façon des choses visibles aux invisibles.
Ces actes de dévotion ainsi commencés allaient se multipliant chaque jour. Le
Seigneur de toute miséricorde voulut honorer les préludes de cette piété par une
vision aussi gracieuse qu’admirable, qui devait exciter l’enfant à la poursuite
de dons meilleurs, et montrer en même temps quel cèdre élevé cette petite plante
deviendrait, arrosée dans sa croissance par l’Esprit-Saint. Un jour, vers la
sixième année de son âge, notre petite s’en allait avec son frère Etienne,
enfant à peine plus âgé qu’elle, à la maison de leur soeur Bonaventura, l’épouse
de Nicolas, dont nous avons parlé plus haut. Lapa, leur mère, les avait sans
doute envoyés faire quelque commission. C’est assez la coutume des mères de
famille de visiter personnellement ou par d’autres leurs filles mariées et de
s’enquérir si tout va bien chez elles. Leur commission faite, les enfants,
revenant de la maison de leur sœur, passèrent pour rentrer chez eux par la
descente qu’on appelle vulgairement " Valle Piata ". Notre sainte petite fille,
ayant levé les yeux, aperçut en face d’elle, dans les airs, sur le chevet de
l’Église des Frères Prêcheurs, un appartement magnifique, disposé et orné
royalement. Le Sauveur du monde Notre-Seigneur Jésus-Christ, y siégeait sur un
trône impérial, revêtu d’habits pontificaux, ayant sur la tête une tiare,
c’est-à-dire une mitre royale et papale. Avec lui se trouvaient les princes des
apôtres et le bienheureux Évangéliste Jean. A ce spectacle, l’enfant s’arrêta,
les pieds cloués au sol; son regard ébloui fixait avec amour sur son Sauveur les
yeux de son corps et de son âme. Alors ce même Sauveur, qui se manifestait si
merveilleusement, pour attirer miséricordieusement à lui l’amour de sa servante,
arrêta sur elle le regard de sa majesté, lui sourit très amoureusement, étendit
sa main droite sur l’enfant, et, faisant le signe de la croix à la façon des
prélats, lui accorda gracieusement le don de son éternelle bénédiction. La grâce
de ce don fut si puissante que de suite l’esprit de Catherine fut ravi et
transformé en Celui qu’elle regardait avec tant d’amour. Non seulement elle
oublia son chemin, mais elle s’oublia totalement elle-même. Sur cette voie
publique, où passaient et repassaient les hommes et les animaux, cette enfant,
naturellement craintive, restait immobile, la tête et les yeux levés vers le
ciel. Elle y fût restée sans aucun doute tant qu’eût duré la vision, si une main
étrangère ne l’eût contrainte et entraînée. Mais, pendant que le Seigneur
accomplissait ces merveilles, Étienne, le petit frère de Catherine et son
compagnon, la laissant s’arrêter, continua de descendre seul quelque temps,
pensant qu’elle le suivait. Au bout d’un moment, il s’aperçut qu’elle ne le
suivait pas, quelle n’était plus près de lui. Il se retourne et voit de loin sa
sœur, immobile, regardant dans les airs. Il l’appelle de ses cris redoublés;
elle ne répond pas, ne fait pas attention à lui. Il revient, s’approche d’elle,
continue ses cris, et, comme à crier ainsi il ne gagne rien, il l’entraîne par
la main et lui dit " Que fais-tu ici? Pourquoi ne viens-tu pas. " Elle semble
alors s’éveiller d’un profond sommeil et, abaissant ses yeux, elle lui répond:
" Ah! si tu voyais ce que je vois, tu ne me secouerais certainement pas pour me
priver d’une aussi douce vision. " A ces mots, elle reporte ses regards
vers le ciel, mais déjà la vision disparaissant avait complètement cessé. Telle
était la volonté de Celui qui avait daigné apparaître. Catherine ne put
supporter cette privation sans une vive douleur; elle commença à pleurer et à
s’en prendre à elle-même, se reprochant d’avoir baissé les yeux.
A partir de cette heure, notre
petite enfant montra dans ses vertus et dans ses moeurs la maturité d’une
personne avancée en âge, et une sagesse étonnante. Ses actes ne paraissaient
plus être de l’enfance, pas même de la jeunesse, mais plutôt d’une vieillesse
déjà vénérable. Le feu de l’amour divin s’était allumé dans son coeur, la vertu
de cette flamme illuminait son intelligence, réchauffait sa volonté, fortifiait
sa mémoire, et, passant dans ses actes extérieurs, mettait partout la règle de
la loi divine. Ainsi qu’elle l’a avoué humblement dans le secret de la
confession à mon indignité, Catherine, en ce temps-là, apprit et connut sans
leçons, sans maître humain, sous le seul influx de l’Esprit-Saint, la vie et les
moeurs des Pères du désert, et aussi les actes de quelques saints, en.
particulier ceux du bienheureux Dominique. Un désir ardent d’imiter leur vie et
leurs vertus lui était entré si profondément dans l’esprit qu’elle ne pouvait
penser à autre chose. De là, dans cette sainte enfant, certaines manières d’agir
tout à fait nouvelles, qui faisaient l’admiration de tous ceux qui en étaient
témoins.
Elle cherchait les lieux retirés et
flagellait en secret son petit corps avec une cordelette. Abandonnant
complètement les jeux, elle s’appliquait assidûment à la prière et à la
méditation. Contre la coutume des enfants, elle devenait de jour en jour plus
silencieuse, et diminuait sa nourriture ordinaire. C’est précisément l’opposé
qu’on voit se produire habituellement dans les enfants qui grandissent.
Entraînées par son exemple, plusieurs petites filles de son âge se joignaient à
elle, désireuses d’entendre ses salutaires paroles, et d’imiter selon leurs
forces — ses saintes actions. — Toutes ces enfants se réunissaient secrètement
avec elle dans quelque lieu retiré de la maison; elles se flagellaient ensemble,
puis, autant de fois que le prescrivait Catherine, elles répétaient l’Oraison
dominicale et la Salutation Angélique. Toutes ces choses étaient bien, comme on
le verra, un prélude de l’avenir.
A ces actes de vertu, répondirent
des grâces merveilleuses de Dieu. Lapa me l’a souvent raconté, et Catherine,
interrogée en secret, n’a pu le nier : très fréquemment, même la plupart du
temps, l’enfant, montant et descendant les escaliers, était soulevée visiblement
en l’air, de sorte que ses pieds ne touchaient pas les degrés. Sa mère affirme
qu’à la voir monter si rapidement elle a souvent craint que sa fille ne tombât.
Cela arrivait surtout quand Catherine voulait fuir la compagnie des autres
enfants et, en particulier, des petits garçons. Pour moi, c’est à l’ancienne
habitude qu’elle avait de se complaire dans la récitation de la Salutation
Angélique, à chaque degré de l’escalier, comme nous l’avons vu, que j’attribue
le prodige qu’on a constaté depuis, lorsqu’elle montait ou descendait ces mêmes
degrés.
Enfin, pour clore ce chapitre,
parlons du désir que notre sainte avait d’employer toutes ses forces à imiter la
vie et les actes des saints Pères du désert, vie qu’elle n’avait connue que par
révélation, comme nous l’avons dit plus haut.
Ainsi qu’elle me l’a confessé, dans
cet âge si tendre, elle souhaita ardemment le désert sans qu’il lui fût possible
de voir de quelle façon ce désir pourrait. trouver satisfaction. Comme le Ciel
n’avait pas décrété que notre sainte habiterait au désert, il l’abandonna sur ce
point à la faiblesse de sa propre nature. Dès lors sa connaissance ne devait pas
s’élever au-dessus de ce que peut inspirer l’industrie d’un enfant. Il
s’ensuivit que son désir, luttant avec la fragilité de son âge, remporta la
victoire, mais une victoire imparfaite.
Sous la violente impulsion de ce
désir, elle songea, un beau matin, à chercher un désert, et, dans sa prévoyance
enfantine, elle se pourvut seulement d’un pain. Elle s’en alla seule jusqu’à la
maison de sa soeur mariée, qui était près de la porte de Saint-Ansanus; puis
elle franchit cette porte, ce qu’elle n’eût jamais fait en d’autres
circonstances, et, s’avançant dans la campagne, elle descendit la colline. Ne
voyant, plus d’habitations groupées comme dans !a cité, elle se croyait déjà
tout proche du désert. S’étant avancée un peu plus loin, elle trouva, sous un
rocher, une grotte qui lui plut. Elle y entra joyeusement, pensant avoir trouvé
le désert tant souhaité. Celui qu’elle avait vu depuis longtemps déjà lui
sourire et la bénir, le Dieu qui agrée toujours les vrais désirs de ses saints,
n’avait point choisi cette vie pour y guider son épouse, mais il ne laissa pas
cependant passer cet acte, sans donner un signe de sa gracieuse acceptation. A
peine l’enfant eut-elle commencé à prier avec ferveur, qu’elle fut soulevée peu
à peu de terre et élevée aussi haut que la hauteur de la grotte le permit; elle
resta ainsi jusqu’à l’heure de none (Trois heures du soir). Elle ne voyait alors
dans ce prodige qu’une ruse de l’ennemi, qui voulait mettre obstacle à sa prière
et à son désir de la solitude et elle s’efforçait en conséquence de prier avec
plus de ferveur et de constance.
Enfin, vers l’heure où le Fils de
Dieu, suspendu à la croix, consomma notre salut, Catherine redescendit à terre
comme elle en était montée. Elle comprit alors, sous l’inspiration de Dieu, que
le temps n’était pas encore arrivé, où il lui faudrait affliger son frêle corps
pour le Seigneur, et que le Maître ne voulait pas qu’elle abandonnât de cette
façon la maison paternelle. Le même Esprit, qui l’avait conduite dans cette
grotte, la fit donc retourner sur ses pas. Mais quand, sortie de la grotte, elle
se vit seule dans la campagne, quand elle eut considéré le chemin, bien trop
long pour sa faiblesse, qui devait la conduire à la porte de la ville, elle
craignit que ses parents ne ta crussent perdue; elle se mit à prier et à se
recommander au Seigneur. Aussitôt, ainsi qu’elle l’a raconté elle-même à Lysa,
une de ses parentes, le Seigneur la transporta en un instant à travers les airs,
et la déposa sans aucun mal à la porte de la cité. En toute hâte, elle rentra
chez elle ses parents crurent qu’elle revenait de la maison de sa sœur mariée,
et tout ce qui était arrivé demeura ainsi caché, jusqu’au jour où, plus avancée
en âge, elle le révéla à ses confesseurs. J’ai été de ce nombre sans l’avoir
mérité, appelé le dernier de tous, le dernier de tous aussi pour le mérite.
C’est Lapa qui m’a appris la plus
grande partie de tout ce que contient ce chapitre. Catherine m’en a dit quelque
chose aussi, en particulier le dernier fait rapporté, qui m’a été confirmé par
cette Lysa dont j’ai parlé. Tous ces faits, excepté le dernier, ont eu beaucoup
de témoins, tout d’abord le premier confesseur de Catherine, nourri pendant son
enfance dans la maison de la sainte, puis un grand nombre de femmes dignes de
foi, voisines ou parentes de la famille de notre sainte vierge.