CHAPITRE VII

CATRERINE REMPORTE UNE DERNIÉRE ET DÉCISIVE VICTOIRE. ELLE REÇOIT L’HABIT SI LONGTEMPS DESIRE DU BIENHEUREUX DOMINIOUE.

Après la victoire que nous venons de raconter, notre vierge, rendue à ses saints exercices accoutumés, les reprit avec d’autant plus de ferveur qu’elle se voyait en butte aux vexations plus pressantes et plus continues de l’ennemi du genre humain. C’était tous les Jours des gémissements tous les jours des larmes sa voix allait frapper sans cesse aux oreilles de Dieu. Elle voulait ainsi mériter de recevoir cet habit si longtemps désiré que lui avait promis l’aimable Patriarche, le bienheureux Dominique, interprète de la miséricorde d’en-haut. Elle n’oubliait pas cette promesse et ne croyait pas du reste que son voeu de virginité fût complètement à l’abri des vexations de sa famille tant qu’elle n’aurait pas revêtu ce saint habit. Elle savait bien qu’une fois cet habit reçu on ne l’ennuierait plus avec des projets de mariage et qu’on lui permettrait de vaquer plus librement au service de son Époux. En même temps qu’elle pressait ses parents pour obtenir leur consentement elle demandait instamment aux Soeurs de la Pénitence du bienheureux Dominique, vulgairement appelées dans cette cité " les Mantelées " de bien vouloir l’accepter dans leurs rangs et lui donner le costume de leur sainte religion.

Lapa surtout n’acceptait pas de bon coeur ce projet et, sans donner de réponse négative, elle cherchait toujours quelque moyen de faire abandonner à sa fille tant d’austérités. A cet effet, elle résolut d’aller passer quelque temps aux bains et d’y emmener Catherine. Elle pensait, en lui procurant cette occasion de refaire ses forces et de soulager son corps, l’arracher aux rigueurs de sa pénitence. Je pense qu’il y avait bien là aussi quelque artifice de l’antique serpent, qui faisait tous ses efforts pour enlever cette fervente épouse aux baisers de son éternel Époux. C’est lui qui enseignait toutes ces ruses à la simplicité de Lapa.

Mais contre le Seigneur nul conseil ne saurait prévaloir. L’épouse du Christ était de tous côtés munie d’âmes de victoire avec lesquelles elle faisait tourner à son avantage et à la ruine de l’ennemi toutes ces embûches. Au milieu des plaisirs des bains, elle trouva un nouveau moyen d’affliger son propre corps. Feignant de vouloir mieux profiter du bain, elle s’approchait des canaux conducteurs de l’eau sulfureuse et, supportant patiemment le jet d’eau bouillante sur sa chair nue et délicate, elle tourmentait ainsi longtemps sou corps plus qu’en le frappant avec une chaîne de fer. Il me revient maintenant en mémoire qu’un jour où devant elle sa mère me parlait de ces bains, Catherine me raconta à voix basse ce que je viens d’écrire. Elle ajoutait que, pour être plus libre, elle avait dit à Lapa qu’elle tenait à se baigner quand tout le monde s’était retiré, et ainsi faisait-elle. Elle savait bien qu’en présence de sa mère pareille pénitence ne lui eût pas été possible. Je lui demandai comment elle avait pu supporter une chaleur si brûlante sans péril de mort. Elle me répondit avec sa simplicité de colombe: " A ce moment j’arrêtais ma pensée sur les peines de l’enfer et du purgatoire, et je priais mon Créateur que j’avais tant offensé de vouloir bien accepter miséricordieusement en échange des peines que je savais avoir méritées, celles que je supportais ainsi de bon cœur. Tandis que mon esprit était fortement attaché à la considération de cette grâce attendue de la miséricorde de Dieu, tout ce que je souffrais me devenait doux, et cette chaleur brûlante ne me causait aucune lésion, bien que je sentisse la douleur.

Après quelque temps de séjour aux bains, on revint à la maison, et notre sainte reprit immédiatement ses pénitences accoutumées. Sa mère, s’en étant aperçue, désespéra cette fois de la voir changer; mais elle ne put jamais s’empêcher de murmurer contre ces austérités. Catherine n’avait point oublié son saint désir, et faisant la sourde oreille aux murmures de sa mère, elle la poursuivait chaque jour de ses sollicitations, afin que Lapa s’en allât trouver les Sœurs de la Pénitence du bienheureux Dominique et les décidât à ne pas refuser à Sa fille leur habit qu’elle demandait avec un si vif désir. Lapa, vaincue par tant d’instances, fit cette démarche. Mais les Sœurs répondirent tout d’abord que ce n’était pas leur coutume de donner l’habit à des vierges en pleine jeunesse; elles ne l’accordaient qu’aux veuves d’âge avancé qui, bien connues pour leur vertu, voulaient se consacrer à Dieu; car des Sœurs qui n’ont point de clôture et vivent chacune dans leur maison devaient absolument être on âge de se gouverner elles-mêmes. Avec la grâce de Dieu vous verrez mieux et plus au long, cher lecteur, dans le chapitre suivant, la raison de cette réponse. Pour le moment continuons notre récit. Lapa revint donc à notre sainte avec ce refus qui ne devait pas plaire à la fille, mais ne déplaisait pas trop à la mère. La vierge du Christ n’en fut point ébranlée dans sa confiance ; elle savait que la promesse d’un Père si glorieux ne pouvait pas rester vaine, mais devait absolument s’accomplir. Catherine renouvela donc ses instances et persuada à sa mère de ne point renoncer à sa demande à cause d’un premier refus et d’insister de nouveau à temps et à contretemps auprès desdites Sœurs pour obtenir leur habit. Vaincue par les prières de sa fille, Lapa fit de nouvelles démarches; mais elle rapportait toujours la même réponse.

Entre temps il arriva que la vierge du Christ fut affligée d’une maladie qui arrive souvent aux jeunes filles avant qu’elles n’atteignent l’âge mûr. Peut-être la chaleur brûlante qu’elle avait soufferte dans l’eau bouillante en fut-elle la cause. Pour moi j’attribue le tout à quelque disposition secrète de la divine Providence. Toute la peau du corps de Catherine se couvrit de pustules et de petits " apostumes ", pour parler le langage des médecins. On ne reconnaissait plus sa figure et une grosse fièvre s’ensuivit.

A cette vue, grande fut l’affliction de Lapa; elle aimait tendrement tous ses fils et toutes ses filles, mais elle aimait plus tendrement encore celle-ci, qu’elle avait nourrie de son propre lait. Elle ne pouvait pas attribuer à l’abstinence une maladie qui paraît venir d’un superflu plutôt que d’un manque de nourriture. Au reste, cette infirmité est assez commune chez les enfants et les jeunes filles. Toute affligée, elle s’asseyait près du lit de sa fille, lui offrait continuellement les remèdes qu’elle pouvait trouver et lui prodiguait ce qu’elle savait en fait de paroles consolantes. Mais, au milieu de ses souffrances, Catherine s’attachait plus fortement encore au désir de son âme; et voyant que le moment était propice pour presser sa mère de l’accomplir, elle lui répondait sagement et doucement: " Si vous voulez, très douce mère, que je retrouve santé et forces, obtenez que mon désir de recevoir l’habit des Sœurs de la Pénitence du bienheureux Dominique soit satisfait. Autrement, je crains fort que Dieu et le bienheureux Dominique, qui m’appellent à leur saint service, ne fassent en sorte que vous ne puissiez plus me posséder, ni sous cet habit, ni sous un autre. "

Ce propos dit une fois, et souvent répété, finit par effrayer grandement Lapa, qui craignait la mort de sa fille. Elle alla en toute hâte trouver lesdites Soeurs, et leur parla si chaleureusement que, cédant à ses prières, elles modifièrent leur première réponse et lui dirent: " Si votre fille n’est pas d’une beauté trop séduisante, nous la recevrons à cause de l’ardeur de son désir et du vôtre; mais, si elle était trop jolie, nous craindrions pour nous, comme nous vous l’avons dit, le péril de quelque scandale, à cause de la malice qui règne aujourd’hui dans le monde; dans ce cas, nous ne consentirions en aucune façon à la recevoir. " Lapa leur dit alors: "Venez, voyez et jugez-en vous-mêmes." les Sœurs envoyèrent donc à la vierge malade trois ou quatre d’entre elles, des plus expérimentées et des plus discrètes, pour examiner la complexion de son corps et s’assurer du désir de son âme. Dans leur visite, les Sœurs ne purent. juger de la beauté de Catherine. Cette beauté, qui n’était d’ailleurs pas extraordinaire, avait à ce moment complètement disparu, sous les ravages d’une maladie permettant à peine de distinguer la figure. Mais elles purent entendre les paroles qui exprimaient l’ardeur de son désir, se rendre compte de sa prudence et de sa maturité, et elles commencèrent à en être à la fois étonnées et joyeuses. Elles reconnurent, dans ce jeune corps, une âme déjà mûre qui, devant Dieu, passait, à cause de ses vertus, avant beaucoup de personnes âgées. Elles se retirèrent tout édifiées et toutes réjouies, revinrent à leurs compagnes, et leur racontèrent avec grande satisfaction tout ce qu’elles avaient vu et entendu.

Sur ces informations, les Sœurs obtinrent d’abord le consentement des Frères, puis, dans une réunion, votèrent à l’unanimité l’admission de Catherine. Elles avertirent sa mère qu’elle eût à conduire la vierge du Christ, aussitôt après sa guérison, à l’église des Frères Prêcheurs. Là, en présence de tous les Frères et de toutes les Sœurs, celui qui avait la charge de toute la communauté donnerait à la jeune fille l’habit si longtemps désiré du bienheureux Dominique et la recevrait selon le rite accoutumé. Lapa, ayant fait part de cette nouvelle à notre sainte, celle-ci remercia aussitôt avec des larmes de joie et son Epoux et l’aimable Patriarche Dominique qui avait enfin donné parfait accomplissement à sa promesse. Pour satisfaire au désir de son âme et non pas de son corps, elle commença à prier pour que sa maladie fût bien vite à son terme, de peur que la réalisation de ses vœux, si longtemps attendue, ne fût, pour cette cause, encore différée. Après s’être glorifiée tout d’abord de l’infirmité de sa chair, et l’avoir supportée si volontiers par amour de son Époux, elle commençait maintenant à trouver cette infirmité bien ennuyeuse et à prier assidûment le Très-Haut de vouloir bien, sans retard, éloigner de son corps une maladie qui empêchait l’accomplissement du désir de son cœur. Elle fut exaucée et guérit en peu de jours. Celui, dont elle suivait avec tant de zèle la volonté, ne pouvait rien lui refuser. Au reste, tout ce qu’elle désirait et demandait tait à l’intention de l’Époux qu’elle aimait de toutes les forces de son âme, et au service duquel elle s’était tout entière offerte, tout entière dévouée.

Quand notre sainte eut recouvré la santé, Lapa sembla bien vouloir chercher encore quelques délais, mais elle dut céder aux instances et aux importunités de sa fille. On arriva enfin à ce joui et à cette heure marqués par la divine Providence, où Catherine devait recevoir avec grande allégresse de cœur l’habit si longtemps désiré. La mère et la fille vinrent donc à l’église des Prêcheurs. En présence des Sœurs toutes réunies et bien joyeuses, le Frère, qui avait la charge de leur direction, revêtit la postulante de ce vêtement particulier, symbole d’innocence et d’humilité, que nos Pères ont décidé de porter. Il est de couleur blanche et noire, le blanc signifiant l’innocence, et le noir l’humilité. Je ne crois pas qu’aucun autre habit religieux eût mieux convenu pour représenter les dispositions intérieures de cette sainte vierge. Elle faisait en effet tous ses efforts pour mortifier son corps et éteindre dans les sens la vie du vieil homme ainsi que son mortel orgueil. C’est bien cela que signifie la couleur noire. Mais en même temps, comme nous l’avons dit, elle avait embrassé la pratique de l’innocence virginale non seulement du corps, mais aussi de l’âme, et elle s’appliquait de toutes ses forces à s’approcher de l’éternel Epoux qui est vraie lumière, et devait la rendre toute lumineuse. Voilà qui est aussi non moins bien symbolisé par la couleur blanche. Un habit complètement noir ou blanc ne pourrait signifier que l’une ou l’autre de ces deux perfections; quant à la couleur grise ou cendrée, elle peut représenter la mortification, mais non pas la lumière et la pureté de l’esprit. Aussi je pense que si les Sœurs avaient mieux compris les choses, elles n’auraient pas refusé l’habit à Catherine, ni fait à sa mère la première réponse que nous avons rapportée. Cet habit devait être bien mieux et plus dignement porté par notre vierge, que par celles qui n’avaient plus la gloire de la virginité. Institué par nos saints Pères comme symbole d’innocence, il ne pouvait être refusé à celle qui l’emportait sur les autres par Son innocence virginale; car l’innocence des vierges est sans aucun doute préférable à la plus parfaite chasteté des veuves. J’ose donc dire que, dans cette ville, il n’avait jamais été si bien porté qu’au jour où notre sainte le revêtit et le porta. Ce fut en effet, dans ce pays, la première vierge qui, par l’excellence de sa vertu, mérita de recevoir cet habit. Elle devait cependant en entraîner à sa suite beaucoup d’autres, de sorte qu’on peut lui appliquer ce verset de David: " Tout un cortège de vierges sera conduit à sa suite vers le Roi. ( Ps 94, 15) " Comment cela est-il arrivé, nous le dirons tout à l’heure plus au long, avec la grâce de Dieu. Finissons ici ce chapitre, pour commencer à étudier l’origine et la fondation du saint état religieux, dans lequel la divine Providence a placé notre vierge. Car l’ignorance de ce sujet pourrait empêcher quelques esprits d’estimer à sa valeur la sainteté de Catherine.

J’ai appris tout ce que renferme ce chapitre, de la vierge elle-même ou de Lapa sa mère. D’ailleurs, la réception de Catherine à l’habit est un fait notoire pour tous ceux qui l’ont connue, et n’a pas besoin d’être prouvée par aucun témoignage particulier.

   

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