Dans le chapitre précédent,
nous avons, lecteur, autant que le Seigneur nous l’a permis, posé les
bases de votre foi ; continuons maintenant la construction de notre
édifice spirituel, si toutefois Celui-là même qui est la " pierre
angulaire " veut bien nous l’accorder.
C’est la parole de Dieu qui
donne et entretient la vie dans l’âme des fidèles.
Nous
commencerons donc par exposer l’admirable enseignement que notre sainte
vierge reçut tout d’abord de son Docteur, le Créateur de l’univers.
Voici ce qu’elle racontait à ses confesseurs, et j’ai été de ces
privilégiés, malgré mes démérites. Au début de ses visions divines,
c’est-à-dire au temps où Notre-Seigneur commençait à se manifester à la
sainte, il lui apparut un jour, pendant qu’elle priait et lui dit:
" Sais-tu, ma fille, qui tu es et qui je suis? Si tu as cette double
connaissance, tu seras heureuse. Tu es celle qui n’est pas, je suis
Celui qui suis. Si tu gardes en ton âme cette vérité, jamais l’ennemi ne
pourra te tromper, tu échapperas à tous ses pièges; jamais tu ne
consentiras à poser un acte qui soit contre mes commandements (L’acte
contre les commandements est le péché mortel.) , et tu
acquèreras sans difficulté, toute grâce, toute vérité, toute clarté. "
O sublime abrégé! Leçon bien
courte, et cependant, de valeur infinie ! O immense sagesse, exposée en
syllabes si brèves! Qui me donnera de pouvoir vous comprendre? Qui
brisera pour moi votre sceau? Qui me fera sonder les abîmes de votre
profondeur? Êtes-vous cette longueur, cette largeur, cette sublimité et
cette profondeur dont l’Apôtre Paul souhaitait l’intelligence à tous les
saints d’Éphèse ( Eph 3,16) , ou peut-être n’êtes-vous
qu’une même chose avec la charité du Christ qui surpasse toute science
humaine. Arrêtez vos pas ici, bien-aimé lecteur, ne passons pas
indifférent près de cet incomparable trésor trouvé au champ de notre
sainte. Creusons avec soin le sot de ce champ. Ce qui nous en apparaît
tout d’abord nous annonce une grande abondance de richesses.
L’infaillible Vérité a dit en effet : "Si tu as cette double
connaissance, tu seras sauvée... et encore... si tu gardes cette vérité,
jamais l’ennemi ne pourra te tromper ", et à ces paroles
elle a ajouté les autres promesses rapportées plus haut. Il est bon, je
pense pour nous, d’être ici, faisons-y trois tentes. Notre esprit, par
son intelligence de ce qui lui est dit, en élèvera une à l’honneur du
Docteur, le Seigneur Jésus. Notre cœur, dans son affectueuse vénération,
en élèvera une, autre à l’amour et à la dévotion de la vierge Catherine
recevant l’enseignement du Maître. Enfin notre mémoire fera de sa
fidélité une troisième tente où s’abritera le mérite de tous ceux
d’entre nous, qui trouveront la vie ( Lc 9,33) dans cette
doctrine. C’est ainsi que nous pourrons. en creusant, découvrir ici des
richesses spirituelles, qui nous permettront de n’avoir plus jamais à
mendier en rougissant (Lc 16,3).
Jésus a dit " Tu es celle
qui n’est pas. " N’en est-il pas ainsi? C’est du néant que le Créateur
fait toute créature. Créer se définit faire quelque chose de rien; et la
créature abandonnée à elle-même s’en va toujours au néant; elle y
rentrerait à l’instant même où son Créateur cesserait de la conserver.
Quand elle commet le péché, qui est néant ( Le péché par lui-même est
simple désordre, il n’est réalité que par ce qu’il y a de réalité et de
bien dans l’acte qu’il déforme), toujours elle se rapproche de ce
même néant. D’elle-même, et avec ses seules forces, elle ne peut rien
faire, ni penser, nous dit l’Apôtre ( 2 Co 3,5); et ce n’est pas
étonnant, car d’elle-même, elle ne peut ni être, ni se conserver dans
l’être. D’où le même Apôtre s’écrie : " Si quelqu’un pense être quelque
chose alors qu’il n’est rien, il se trompe lui-même (Gal 6,3). "
Voyez-vous, lecteur, comment les limites du néant entourent de tous
côtés la créature? Elle est faite de néant; d’elle-même, elle va
toujours au néant; par le péché, nous dit saint Augustin, elle fait
œuvre de néant, et, elle ne peut rien faire de positif par elle-même.
C’est la Vérité incarnée qui nous l’atteste : " Sans moi vous ne pouvez
rien faire, ni penser (Jn 15,5) " ; nous l’avons dit plus haut.
De ces principes découlent
de nombreuses conclusions, pleines de vérité, et d’un grand secours pour
chasser tous les vices. Les hommes de Dieu, les saints, imbus de la
sagesse que donne l’enseignement de l’Esprit-Saint, les ont parfaitement
comprises. Quelle enflure d’orgueil pourrait en effet entrer dans l’âme
qui sait qu’elle n’est rien? Comment cette âme se glorifierait-elle de
quelques-unes de ses œuvres, alors qu’ elle les connaît comme n’étant
pas siennes? Comment se croirait-elle au-dessus des autres, quand, au
fond de son cœur, elle pense qu’elle n’est pas? Comment aurait-elle pour
quelqu’un du mépris ou de l’envie, lorsque, dans son mépris pour
elle-même, elle se rabaisse jusqu’au néant inclusivement? D’où lui
viendrait la possibilité de se glorifier dans les richesses extérieures,
alors qu’elle a méprisé toute la gloire que pourraient lui procurer ses
biens les plus personnels ? Car elle répète cette parole de la Sagesse
incarnée : " Si je cherche ma gloire, ma gloire n’est rien (Jn 8,54). "
Comment aussi chercherait-elle à dire siennes tes choses extérieures,
quand elle sait très bien qu’elle ne s’appartient pas à elle-même et
qu’elle est à Celui qui l’a faite? Pourrait-elle encore trouver son
plaisir dans les délectations de la chair, alors que ses méditations lui
l’appellent chaque jour son néant? A quel moment enfin lui serait-il
possible de servir paresseusement Celui auprès duquel elle mendie son
être personnel, qu’elle sait n’être pas à elle ? Ce trop court exposé
peut vous faire comprendre, ô lecteur, comment aucun vice ne peut tenir
devant cette toute brève proposition: " Tu n’es pas. " Et nous aurions
encore certainement beaucoup d’autres développements à ajouter, si nous
n’en étions empêché par l’obligation de poursuivre le récit que nous
voulons vous donner.
Cependant il ne nous est pas
permis de négliger la seconde partie de cette incomparable doctrine. La
Vérité a dit encore : " Je suis celui qui suis. " Est-ce là une
proposition nouvelle? Oui, nouvelle, et en même temps ancienne. Celui
qui parle ici avait déjà dit la même chose à Moïse, du milieu du buisson
( Ex 3,14). Tous les commentateurs des saintes Écritures ont mis
un soin tout particulier à expliquer cette parole. Ils ont enseigné en
toute vérité, que Celui-là seul était, auquel l’être convenait par
essence, c’est-à-dire sans qu’il y eût de différence entre son essence
et son être, sans qu’il eût l’être d’un autre que de lui-même. De
Celui-là provient et procède tout autre être, et lui seul peut en toute
vérité émettre la proposition citée plus haut, car pour me servir des
paroles de l’Apôtre : " En Lui, on ne trouve pas l’Etre et le Non-Etre,
comme dans les créatures, en Lui, il n’y a que l’Etre (2 Co 1,19). "
Voilà pourquoi Il a lui-même ordonné à Moïse de dire : "Celui qui
est m’a envoyé (Ex 3,14) ". Et il n’y a rien
d’étonnant dans cette proposition. Quiconque considère attentivement la
définition exacte de la création en déduit sans hésitation cette haute
philosophie. Créer n’étant pas autre chose que faire quelque chose de
rien, une conclusion évidente s’impose. Tout être procède du seul
Créateur, et ne peut venir en aucune façon d’ailleurs, puisque le
Créateur, à lui seul, est la source de tout l’être. Cela concédé, on en
conclut aussitôt que la créature n’a rien d’elle-même, et qu’elle a tout
du Créateur. Quant au Créateur, il est de lui-même et non d’un autre.
Bien plus, il possède, dans son entier, l’infinie perfection de l’être,
car il ne pourrait jamais faire quelque chose de rien, s’il n’avait en
lui-même cette infinie vertu de l’être. Tout ce que le suprême Monarque
et Maître voulut enseigner à son épouse dans la parole citée plus haut
peut donc s’exprimer ainsi: " Il faut que tu connaisses bien, d’une
connaissance pénétrant au plus profond de ton cœur, que je suis vraiment
ton Créateur, c’est ainsi que tu seras bienheureuse. "
Nous lisons la même chose
dans l’histoire d’une autre Catherine ( Sainte Catherine
d’Alexandrie) que Notre-Seigneur visita dans sa prison, en
nombreuse compagnie de saints et d’anges. Il lui dit en effet :
" Reconnais, ma fille, ton Créateur." C’est bien de cette connaissance
que procède toute vertu parfaite, toute bonne direction dans un esprit
créé. Qui donc, à moins d’agir contre sa raison ou de l’avoir perdue, ne
se soumettrait pas spontanément et joyeusement à Celui duquel il
reconnaît avoir tout reçu. Ce Bienfaiteur est si gracieux, il est si
universel, il donne gratuitement tout bien; qui donc ne l’aimerait de
tout son cœur et de tout son esprit? Il nous a tant chéris, si
passionnément aimés, sans la considération d’aucun mérite précédent,
sans autre impulsion que celle de son éternelle bonté! Il a aimé ses
créatures avant de les créer, et leur amour pour Lui ne s’enflammerait
pas chaque jour davantage! Qui donc, après cela, n’aurait pas peur, et
ne frémirait pas continuellement d’effroi, à la seule crainte d’offenser
ou de perdre, de quelque façon que ce soit, un Créateur si grand et si
redoutable, si puissant et si magnifique dans ses dons, si ardent et si
bienfaisant dans son amour. Oui donc ne supporterait pas toutes sortes
de maux, pour Celui dont il a reçu, dont il reçoit, et dont il espère
sûrement recevoir tant de biens. Pour qui le travail serait-il un ennui
et la souffrance une peine, alors qu’il s’agit de plaire à une Majesté à
la fois si haute et si aimable? Et quand cette Majesté fait à ses
créatures l’honneur de leur parler, quel est celui qui ne recevrait pas
ses paroles avec respect et ne les écouterait pas attentivement, pour
les garder toujours dans le trésor d’une mémoire bien fidèle? Quel est
celui qui n’obéirait pas à ses préceptes salutaires, avec un cœur joyeux
et dans la mesure de ses forces? Toutes ces conclusions, et chacune
d’elles en particulier, se rattachent à la science parfaite enseignée
dans cette proposition: " Sache bien que tu es celle qui n’est pas et
que je suis Celui qui suis " ; ou encore dans ces autres paroles:
" Reconnais, ma fille, ton Créateur. "
Vous voyez, cher lecteur,
quelles bases le Seigneur a tout d’abord posées, et quelles arrhes il a
données à sa fiancée. Ces bases ne vous semblent-elles pas suffisantes
pour soutenir l’édifice de n’importe quelle perfection spirituelle, et
le rendre ferme et inébranlable contre tout vent et toute tempête. Tout
à l’heure, autant que le Seigneur me l’avait permis, j’avais posé le
fondement de votre foi à mes paroles, maintenant, vous voyez quel autre
fondement, le suprême Architecte a établi dans l’âme de la vierge, dont
nous parlons. Appuyé sur la solidité de ce double exposé, vous ne pouvez
plus avoir aucune hésitation. Demeurez du moins stable et ferme dans
votre foi et ne soyez pas incrédule, mais fidèle (Jn 20, 27).
A l’incomparable doctrine
que nous venons d’exposer, le Seigneur ajouta d’autres enseignements
fort remarquables, qui, si je ne me trompe, sont déduits du premier.
Dans une autre apparition, il dit en effet à Catherine: " Ma fille,
pense à moi, si tu le fais, je penserai sans cesse à toi. " Voyez-vous,
lecteur, comme c’est bien là la parole du psalmiste criant à toute âme
juste: " Abandonnez au Seigneur le soin de votre personne, et il vous
nourrira lui-même, il ne livrera pas le juste à une éternelle agitation
(Ps 54, 23). Ecoutez maintenant comment notre vierge a compris
cette parole. M’entretenant secrètement de cette révélation, la sainte
me disait que le Seigneur lui avait alors ordonné de garder seulement le
vouloir qui la portait vers Lui, et d’exclure de son cœur toute autre
préoccupation; car tout souci d’elle-même, fût-ce de son salut
spirituel, aurait pu mettre obstacle à son repos continu dans la pensée
de Dieu. Le Maître avait ajouté:" Et Moi, je penserai à toi. ", comme
s’il eût dit ouvertement: " Ne t’inquiète pas, ma fille, du salut de ton
corps et de ton âme ; Moi, qui ai science et pouvoir, j’y
penserai et j’y pourvoirai avec soin; applique-toi seulement à penser à
Moi dans tes méditations; en cela est ta perfection et ton bien final. "
Mais, ô Bonté incréée, que peut-elle vous apporter, cette vierge, votre
épouse, ou toute autre créature, en Vous choisissant comme l’objet de
ses pensées et de ses méditations? Est-ce que votre exaltation pourra y
gagner quelque chose? Pourquoi désirez-vous donc avec tant d’ardeur que
nous pensions à Vous, que nous méditions sur Vous, si ce n’est, parce
qu’étant la Bonté même, Vous avez une inclination naturelle à Vous
communiquer à nous, à nous attirer toujours à Vous.
Et voici les conclusions que
la vierge du Seigneur tirait habituellement de cet enseignement. Du jour
où nous nous sommes donnés à Dieu, soit par le saint Baptême, soit
parles promesses cléricales ou religieuses, nous ne devons plus nous
inquiéter de nous ; mais notre seul souci doit être de penser comment
nous pourrons plaire au Dieu, auquel nous nous sommes donnés, et cela,
non pas principalement en vue de la récompense, mais en vue de nous unir
à Lui, d’une union d’amour qui sera d’autant plus grande que nous Lui
plairons davantage. Car nous ne devons pas désirer la récompense
elle-même, dans un autre but que celui de nous unir parfaitement à
l’infiniment parfait qui est notre principe (Nous devons désirer
notre bonheur dans l’union avec Dieu et non pas l’union avec Dieu
uniquement à cause de notre bonheur ; car ce serait faire injure à Dieu
qui est le souverain Bien, que de l’aimer exclusivement comme moyen de
félicité pour sa créature.). Aussi la sainte avait-elle coutume de
nous dire, quand quelqu’un de mes frères ou moi craignions quelque
péril : " Pourquoi vous occuper de vous, laissez faire la divine
Providence; au moment où vos craintes sont les plus grandes, elle a
toujours les yeux sur vous et ne cessera pas de pourvoir à votre
salut. " Du jour ou elle avait entendu son Époux lui dire: " Je penserai
à toi. ", elle avait eu en Lui si grande confiance, et elle s’était fait
une idée si haute de la divine Providence, que jour et nuit, elle n’en
pouvait assez parler. Aussi, dans le livre qu’elle a écrit, n’a-t-elle
pas oublié de consacrer à ce sujet un long traité, et plusieurs
chapitres, bien connus de tous ceux qui lisent cet ouvrage.
Un jour ( Au retour
d’Avignon en 1376) , je m’en souviens, nous voyagions sur mer en
nombreuse compagnie d’hommes et de femmes. Il était déjà plus de minuit,
je crois, le vent favorable vint à tomber et le pilote commença à se
montrer très inquiet. Nous étions, disait-il, à un endroit assez
périlleux, s’il venait à se lever un vent qui nous prît de côté, nous
serions obligés de changer de route et de naviguer vers des contrées et
des îles fort éloignées. Après l’avoir entendu, je m’adressai à la
sainte, me lamentant et lui disant: " O Mère, c’est ainsi que nous
l’appelions tous, voyez-vous en quel péril nous sommes? " Elle me
répondit aussitôt : " Pourquoi vous occuper de vous?" et ainsi elle
imposa silence à mes plaintes et à mes craintes. Peu de temps après, le
vent contraire se leva, le pilote se disait obligé de retourner en
arrière, j’en avertis la vierge. " Qu’il tourne son gouvernail, au nom
du Seigneur, me dit-elle, et qu’il aille au gré du vent que le Seigneur
lui donnera. " Le pilote donna son coup de barre, et déjà nous
retournions. Mais Catherine, inclinant la tête, se mit à prier Dieu, et
le vent favorable, qui nous avait manqué, se leva de nouveau, avant que
nous n’ayons parcouru, dans notre mouvement en arrière, la distance d’un
jet de baliste. Conduits par le Seigneur, nous arrivâmes joyeux au port
désiré, vers l'heure où finissent les Matines, et nous y entrâmes en
chantant à haute voix : Te Deum laudamus. Ce fait. n'est pas ici à sa
place, mais je l'ai raconté, en raison de ses rapports avec mon sujet.
Ainsi que j'en ai dit un mot
haut, cette doctrine de la Providence dérive de la connaissance du
Créateur. Tout lecteur intelligent s'en aperçoit. Si l'âme, en effet,
sait bien que d'elle-même elle n'est rien et qu'elle est tout entière de
Dieu, il s'ensuivra qu'elle se confiera non pas en son opération propre,
mais en celle de Dieu. Elle déposera donc toute sa sollicitude en Dieu,
et c'est, je pense, ce que le Psalmiste appelle " abandonner à Dieu le
souci de soi-même ". Elle ne cessera pas pour autant de faire ce qu'elle
peut. Sa confiance en effet procède de l'amour; mais l'amour engendre
nécessairement dans l'âme qu'il saisit le désir de la chose aimée. Or
l'âme n'aura jamais sans travail l'objet de son amour. Il s'ensuit que
son amour devient la mesure de son activité; ce qui ne l'empêche pas de
mettre sa confiance non pas dans son action personnelle, mais
exclusivement dans celle du Créateur, conformément à l'enseignement
qu'elle a puisé dans la connaissance de son néant et dans la vérité
parfaite de Celui qui lui a donné l'être.
Entre toutes les merveilles
de la vie de notre aimable sainte, sa doctrine me semble digne d'une
vénération toute spéciale. Voilà pourquoi je ne puis passer outre, sans
ajouter à cette exposition quelques autres vérités professées par
Catherine et dérivant toutes, à moins que je ne me trompe fort, de la
première que nous avons expliquée. Elle me parlait souvent de l'état
d'une âme qui aime son Créateur. Elle me disait qu'une telle âme ne se
voit plus, qu'elle n'a plus d'amour, ni pour elle-même, ici pour
d'autres, qu'elle ne se souvient plus d'elle-même, ni d'aucune autre
créature. Je lui demandai l’ explication de ces paroles. Elle me
répondit :" L'âme qui. déjà, voit son néant, et qui sait que tout son
bien est dans le Créateur, s'abandonne complètement elle-même avec
toutes ses puissances et toutes les créatures, et se plonge tout entière
dans le Créateur. C'est Lui qui devient la fin principale et totale de
toutes ses opérations. Elle sent qu'elle a trouvé en Lui tout bien et
tout bonheur parfait, et elle ne veut plus s'en éloigner d'aucune
manière. Cette vision d'amour, qui devient chaque jour plus claire,
transforme, pour ainsi dire, tellement l'âme en Dieu, que la pensée de
cette âme, son intelligence, son cœur, sa mémoire, ne peuvent plus avoir
d'autre objet que Dieu et ce qui est de Dieu. Elle ne voit plus les
autres créatures et ne se voit plus elle-même qu'en Dieu; en Dieu
seulement elle se souvient d'elle-même et des autres. Celui qui se
plonge dans la mer et nage sous les eaux, ne voit et ne touche plus que
les eaux de la mer et ce qu'elles renferment. En dehors de ces eaux, il
ne voit rien, ne touche rien, ne palpe rien. Si les objets extérieurs se
reflètent dans l'eau, alors seulement il peut les voir, mais dans l'eau
seule, dans la mesure où ils s'y trouvent, et non autrement. Voilà,
disait-elle, l'amour juste et bien ordonné, qu'on doit avoir pour soi et
pour toutes les créatures. En cet amour, jamais d'erreur, car la règle
divine est nécessairement sa mesure; il ne nous fait rien désirer
d'étranger à Dieu, et c'est, par conséquent, toujours en Dieu qu'il
s'exerce et se développe. si Je ne sais si j'ai parfaitement exposé ce
que m'enseignait Catherine, elle l'avait appris en éprouvant en
elle-même les effets de cet enseignement, ainsi que le Dorothée dont
parle Denys ( Saint Denis l’Aréopagite. Livres des noms divins, chap.
II, loue Dorothée de ce qu’il a non seulement appris, amis éprouvé les
phénomènes de la vie divine dans les âmes) . Pour moi, ô douleur,
n'ayant jamais fait cette expérience, je ne puis en parler que d'une
façon bien défectueuse. Quant à vous, lecteur, comprenez et recevez
selon la mesure de grâce qui vous est donnée; mais je sais bien que,
plus vous serez uni à Dieu, plus vous pénétrerez dans l'intelligence de
cette grande doctrine.
Comme conséquence de cette
union intime, Catherine, maîtresse dans la science de Dieu, tirait cet
enseignement, qu'elle ne cessait de répéter chaque jour à ceux qu'elle
voulait instruire dans les voies du Seigneur. Parlant de l'âme unie à
Dieu de la façon que nous avons exposée, elle disait : " Plus cette âme
a l'amour de Dieu, plus elle a de sainte haine pour la partie sensitive,
pour sa propre sensualité. Car l'amour de Dieu engendre naturellement la
haine des fautes commises contre Dieu. Or l'âme voit la concupiscence,
foyer et source de toute faute, régner et plonger ses racines dans la
partie sensitive. Dès lors elle se sent prise d'une grande haine, d'une
sainte haine contre cette vie des sens, et met tous ses efforts non pas
à la tuer, mais à arracher le foyer de corruption qui y est enraciné.
Cela ne se peut faire sans une grande et longue guerre à la sensualité
elle-même. De plus, il n'est pas possible qu'il ne reste quelques
racines capables au moins de produire des fautes légères. Saint Jean
nous le dit: " Si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous
séduisons nous-mêmes (1Jn 1,8). " Nouveau motif pour l'âme
d'avoir ce déplaisir d'elle-même, d'où sortent la sainte haine nommée
plus haut et ces mépris de soi, qui font garde fidèle et continue contre
toutes les embûches de l'ennemi et des hommes. Rien n'assure autant la
sécurité et la force d'une âme, que cette sainte haine, dont voulait
parler l'Apôtre quand il écrivait : " C'est dans ma faiblesse qu'est ma
force (2 Co 8,10) ". Et Catherine disait encore : " O éternelle
bonté de Dieu, qu’avez-vous fait? De la faute vient la vertu; de la
faiblesse, la force; de l'offense, le pardon, et le plaisir engendre la
complaisance. O mes fils! gardez toujours cette haine, de vous-mêmes,
elle vous rendra humbles, toujours humbles, dans le sentiment que vous
aurez de vous, patients dans les adversités, modérés dans les joies de
la prospérité; elle mettra dans toutes vos mœurs une harmonieuse
honnêteté et, par elle, vous deviendrez chers et agréables ô Dieu comme
aux hommes. " Puis la sainte ajoutait : " Malheur, oui, deux fois
malheur! à l'âme qui n'a pas cette haine, car là où cette haine n'est
pas, règne nécessairement l'amour-propre, sentine de tout péché, cause
et racine de toute cupidité mauvaise. " C'était en ces termes, ou par
d'autres paroles semblables, qu'elle recommandait chaque jour aux siens
la sainte haine, et anathématisait l'amour-propre. Et, quand parfois
elle remarquait en eux, ou en d’autres personnes, des défauts ou des
fautes, aussitôt elle disait, émue de compassion : " Voilà l’œuvre de
l'amour-propre, foyer de superbe et de tout autre vice. "
Combien et combien de fois,
ô mon Dieu, n'a-t-elle pas répété à ma propre misère les paroles
suivantes : " Mettez toute votre énergie à arracher de votre cœur
1'amour-propre et à planter à sa place la sainte haine. C'est là
infailliblement la voie royale qui nous élève à toute perfection et
corrige tout défaut ". Et moi j'avoue, que ni alors, ni maintenant, je
n'ai su comprendre et mettre en pratique ces saintes paroles, dans tout
ce qu'elles ont de profond et d'utile. Quant à vous, bien-aimé lecteur,
m'appelez-vous ces deux cités dont parle saint Augustin au livre de la
Cité de Dieu. L'une est bâtie sur l'amour-propre allant jusqu'au mépris
de Dieu, l'autre sur l'amour de Dieu allant jusqu’au mépris de soi.
Cette pensée, je vous le dis, vous fera comprendre bien vite la doctrine
de notre sainte, surtout si vous avez pénétré le sens de l'Apôtre
affirmant ( " Virtus in infirmitate perficitur ". 2Co, 12,9)
que la vertu se parfait dans la faiblesse. Il avait reçu cette leçon du
Ciel quand sa prière demandait l’éloignement de la tentation, et il
reprenait la même pensée en concluant : " Je me glorifierai de bon cœur
dans mes infirmités, pour que la vertu du Christ habite en moi (Libenter
gloriabor in infirmitatibus meis, ut inhabitet in me virtus Christi.) ".
Voilà qui nous montrera comment notre sainte femme et vierge avait fondé
sa doctrine sur la pierre solide de la vérité, sur le Christ qui est dit
" pierre " dans l'Écriture (1 Co 10,4).
Mais nous avons assez parlé
pour le moment des enseignements que la vérité première a donnés à la
sainte et, par elle, à nous-mêmes. Finissons ce chapitre. Pas de
témoignages à citer. J'ai reçu moi-même de la bouche de Catherine tout
ce que j'ai dit. Mais, comme conclusion, j'avertis chaque lecteur de
considérer combien fut grand, auprès de Dieu, le mérite de notre sainte
et quelle confiance on doit avoir même pour d'autres sujets, en celle
qui s'est trouvée revêtue d'une si grande lumière de vérité.