CHAPITRE X

DOCTRINE REMARQUABLE DONNÉE TOUT D’ABORD PAR LE SEIGNEUR A CATHERINE. AUTRES ENSEIGNEMENTS SUR LESQUELS LA SAINTE ÉTABLIT TOUTE SA VIE.

Dans le chapitre précédent, nous avons, lecteur, autant que le Seigneur nous l’a permis, posé les bases de votre foi ; continuons maintenant la construction de notre édifice spirituel, si toutefois Celui-là même qui est la " pierre angulaire " veut bien nous l’accorder.

C’est la parole de Dieu qui donne et entretient la vie dans l’âme des fidèles. Nous commencerons donc par exposer l’admirable enseignement que notre sainte vierge reçut tout d’abord de son Docteur, le Créateur de l’univers. Voici ce qu’elle racontait à ses confesseurs, et j’ai été de ces privilégiés, malgré mes démérites. Au début de ses visions divines, c’est-à-dire au temps où Notre-Seigneur commençait à se manifester à la sainte, il lui apparut un jour, pendant qu’elle priait et lui dit: " Sais-tu, ma fille, qui tu es et qui je suis? Si tu as cette double connaissance, tu seras heureuse. Tu es celle qui n’est pas, je suis Celui qui suis. Si tu gardes en ton âme cette vérité, jamais l’ennemi ne pourra te tromper, tu échapperas à tous ses pièges; jamais tu ne consentiras à poser un acte qui soit contre mes commandements (L’acte contre les commandements est le péché mortel.) , et tu acquèreras sans difficulté, toute grâce, toute vérité, toute clarté. "

O sublime abrégé! Leçon bien courte, et cependant, de valeur infinie ! O immense sagesse, exposée en syllabes si brèves! Qui me donnera de pouvoir vous comprendre? Qui brisera pour moi votre sceau? Qui me fera sonder les abîmes de votre profondeur? Êtes-vous cette longueur, cette largeur, cette sublimité et cette profondeur dont l’Apôtre Paul souhaitait l’intelligence à tous les saints d’Éphèse ( Eph 3,16) , ou peut-être n’êtes-vous qu’une même chose avec la charité du Christ qui surpasse toute science humaine. Arrêtez vos pas ici, bien-aimé lecteur, ne passons pas indifférent près de cet incomparable trésor trouvé au champ de notre sainte. Creusons avec soin le sot de ce champ. Ce qui nous en apparaît tout d’abord nous annonce une grande abondance de richesses. L’infaillible Vérité a dit en effet : "Si tu as cette double connaissance, tu seras sauvée... et encore... si tu gardes cette vérité, jamais l’ennemi ne pourra te tromper ", et à ces paroles elle a ajouté les autres promesses rapportées plus haut. Il est bon, je pense pour nous, d’être ici, faisons-y trois tentes. Notre esprit, par son intelligence de ce qui lui est dit, en élèvera une à l’honneur du Docteur, le Seigneur Jésus. Notre cœur, dans son affectueuse vénération, en élèvera une, autre à l’amour et à la dévotion de la vierge Catherine recevant l’enseignement du Maître. Enfin notre mémoire fera de sa fidélité une troisième tente où s’abritera le mérite de tous ceux d’entre nous, qui trouveront la vie ( Lc 9,33) dans cette doctrine. C’est ainsi que nous pourrons. en creusant, découvrir ici des richesses spirituelles, qui nous permettront de n’avoir plus jamais à mendier en rougissant (Lc 16,3).

Jésus a dit " Tu es celle qui n’est pas. " N’en est-il pas ainsi? C’est du néant que le Créateur fait toute créature. Créer se définit faire quelque chose de rien; et la créature abandonnée à elle-même s’en va toujours au néant; elle y rentrerait à l’instant même où son Créateur cesserait de la conserver. Quand elle commet le péché, qui est néant ( Le péché par lui-même est simple désordre, il n’est réalité que par ce qu’il y a de réalité et de bien dans l’acte qu’il déforme), toujours elle se rapproche de ce même néant. D’elle-même, et avec ses seules forces, elle ne peut rien faire, ni penser, nous dit l’Apôtre ( 2 Co 3,5); et ce n’est pas étonnant, car d’elle-même, elle ne peut ni être, ni se conserver dans l’être. D’où le même Apôtre s’écrie : " Si quelqu’un pense être quelque chose alors qu’il n’est rien, il se trompe lui-même (Gal 6,3). " Voyez-vous, lecteur, comment les limites du néant entourent de tous côtés la créature? Elle est faite de néant; d’elle-même, elle va toujours au néant; par le péché, nous dit saint Augustin, elle fait œuvre de néant, et, elle ne peut rien faire de positif par elle-même. C’est la Vérité incarnée qui nous l’atteste : " Sans moi vous ne pouvez rien faire, ni penser (Jn 15,5) " ; nous l’avons dit plus haut.

De ces principes découlent de nombreuses conclusions, pleines de vérité, et d’un grand secours pour chasser tous les vices. Les hommes de Dieu, les saints, imbus de la sagesse que donne l’enseignement de l’Esprit-Saint, les ont parfaitement comprises. Quelle enflure d’orgueil pourrait en effet entrer dans l’âme qui sait qu’elle n’est rien? Comment cette âme se glorifierait-elle de quelques-unes de ses œuvres, alors qu’ elle les connaît comme n’étant pas siennes? Comment se croirait-elle au-dessus des autres, quand, au fond de son cœur, elle pense qu’elle n’est pas? Comment aurait-elle pour quelqu’un du mépris ou de l’envie, lorsque, dans son mépris pour elle-même, elle se rabaisse jusqu’au néant inclusivement? D’où lui viendrait la possibilité de se glorifier dans les richesses extérieures, alors qu’elle a méprisé toute la gloire que pourraient lui procurer ses biens les plus personnels ? Car elle répète cette parole de la Sagesse incarnée : " Si je cherche ma gloire, ma gloire n’est rien (Jn 8,54). " Comment aussi chercherait-elle à dire siennes tes choses extérieures, quand elle sait très bien qu’elle ne s’appartient pas à elle-même et qu’elle est à Celui qui l’a faite? Pourrait-elle encore trouver son plaisir dans les délectations de la chair, alors que ses méditations lui l’appellent chaque jour son néant? A quel moment enfin lui serait-il possible de servir paresseusement Celui auprès duquel elle mendie son être personnel, qu’elle sait n’être pas à elle ? Ce trop court exposé peut vous faire comprendre, ô lecteur, comment aucun vice ne peut tenir devant cette toute brève proposition: " Tu n’es pas. " Et nous aurions encore certainement beaucoup d’autres développements à ajouter, si nous n’en étions empêché par l’obligation de poursuivre le récit que nous voulons vous donner.

Cependant il ne nous est pas permis de négliger la seconde partie de cette incomparable doctrine. La Vérité a dit encore :  " Je suis celui qui suis. " Est-ce là une proposition nouvelle? Oui, nouvelle, et en même temps ancienne. Celui qui parle ici avait déjà dit la même chose à Moïse, du milieu du buisson ( Ex 3,14). Tous les commentateurs des saintes Écritures ont mis un soin tout particulier à expliquer cette parole. Ils ont enseigné en toute vérité, que Celui-là seul était, auquel l’être convenait par essence, c’est-à-dire sans qu’il y eût de différence entre son essence et son être, sans qu’il eût l’être d’un autre que de lui-même. De Celui-là provient et procède tout autre être, et lui seul peut en toute vérité émettre la proposition citée plus haut, car pour me servir des paroles de l’Apôtre : " En Lui, on ne trouve pas l’Etre et le Non-Etre, comme dans les créatures, en Lui, il n’y a que l’Etre (2 Co 1,19). " Voilà pourquoi Il a lui-même ordonné à Moïse de dire :  "Celui qui est m’a envoyé (Ex 3,14) ". Et il n’y a rien d’étonnant dans cette proposition. Quiconque considère attentivement la définition exacte de la création en déduit sans hésitation cette haute philosophie. Créer n’étant pas autre chose que faire quelque chose de rien, une conclusion évidente s’impose. Tout être procède du seul Créateur, et ne peut venir en aucune façon d’ailleurs, puisque le Créateur, à lui seul, est la source de tout l’être. Cela concédé, on en conclut aussitôt que la créature n’a rien d’elle-même, et qu’elle a tout du Créateur. Quant au Créateur, il est de lui-même et non d’un autre. Bien plus, il possède, dans son entier, l’infinie perfection de l’être, car il ne pourrait jamais faire quelque chose de rien, s’il n’avait en lui-même cette infinie vertu de l’être. Tout ce que le suprême Monarque et Maître voulut enseigner à son épouse dans la parole citée plus haut peut donc s’exprimer ainsi: " Il faut que tu connaisses bien, d’une connaissance pénétrant au plus profond de ton cœur, que je suis vraiment ton Créateur, c’est ainsi que tu seras bienheureuse. "

Nous lisons la même chose dans l’histoire d’une autre Catherine ( Sainte Catherine d’Alexandrie) que Notre-Seigneur visita dans sa prison, en nombreuse compagnie de saints et d’anges. Il lui dit en effet : " Reconnais, ma fille, ton Créateur." C’est bien de cette connaissance que procède toute vertu parfaite, toute bonne direction dans un esprit créé. Qui donc, à moins d’agir contre sa raison ou de l’avoir perdue, ne se soumettrait pas spontanément et joyeusement à Celui duquel il reconnaît avoir tout reçu. Ce Bienfaiteur est si gracieux, il est si universel, il donne gratuitement tout bien; qui donc ne l’aimerait de tout son cœur et de tout son esprit? Il nous a tant chéris, si passionnément aimés, sans la considération d’aucun mérite précédent, sans autre impulsion que celle de son éternelle bonté! Il a aimé ses créatures avant de les créer, et leur amour pour Lui ne s’enflammerait pas chaque jour davantage! Qui donc, après cela, n’aurait pas peur, et ne frémirait pas continuellement d’effroi, à la seule crainte d’offenser ou de perdre, de quelque façon que ce soit, un Créateur si grand et si redoutable, si puissant et si magnifique dans ses dons, si ardent et si bienfaisant dans son amour. Oui donc ne supporterait pas toutes sortes de maux, pour Celui dont il a reçu, dont il reçoit, et dont il espère sûrement recevoir tant de biens. Pour qui le travail serait-il un ennui et la souffrance une peine, alors qu’il s’agit de plaire à une Majesté à la fois si haute et si aimable? Et quand cette Majesté fait à ses créatures l’honneur de leur parler, quel est celui qui ne recevrait pas ses paroles avec respect et ne les écouterait pas attentivement, pour les garder toujours dans le trésor d’une mémoire bien fidèle? Quel est celui qui n’obéirait pas à ses préceptes salutaires, avec un cœur joyeux et dans la mesure de ses forces? Toutes ces conclusions, et chacune d’elles en particulier, se rattachent à la science parfaite enseignée dans cette proposition: " Sache bien que tu es celle qui n’est pas et que je suis Celui qui suis " ; ou encore dans ces autres paroles: " Reconnais, ma fille, ton Créateur. "

Vous voyez, cher lecteur, quelles bases le Seigneur a tout d’abord posées, et quelles arrhes il a données à sa fiancée. Ces bases ne vous semblent-elles pas suffisantes pour soutenir l’édifice de n’importe quelle perfection spirituelle, et le rendre ferme et inébranlable contre tout vent et toute tempête. Tout à l’heure, autant que le Seigneur me l’avait permis, j’avais posé le fondement de votre foi à mes paroles, maintenant, vous voyez quel autre fondement, le suprême Architecte a établi dans l’âme de la vierge, dont nous parlons. Appuyé sur la solidité de ce double exposé, vous ne pouvez plus avoir aucune hésitation. Demeurez du moins stable et ferme dans votre foi et ne soyez pas incrédule, mais fidèle (Jn 20, 27).

A l’incomparable doctrine que nous venons d’exposer, le Seigneur ajouta d’autres enseignements fort remarquables, qui, si je ne me trompe, sont déduits du premier. Dans une autre apparition, il dit en effet à Catherine: " Ma fille, pense à moi, si tu le fais, je penserai sans cesse à toi. " Voyez-vous, lecteur, comme c’est bien là la parole du psalmiste criant à toute âme juste: " Abandonnez au Seigneur le soin de votre personne, et il vous nourrira lui-même, il ne livrera pas le juste à une éternelle agitation (Ps 54, 23). Ecoutez maintenant comment notre vierge a compris cette parole. M’entretenant secrètement de cette révélation, la sainte me disait que le Seigneur lui avait alors ordonné de garder seulement le vouloir qui la portait vers Lui, et d’exclure de son cœur toute autre préoccupation; car tout souci d’elle-même, fût-ce de son salut spirituel, aurait pu mettre obstacle à son repos continu dans la pensée de Dieu. Le Maître avait ajouté:" Et Moi, je penserai à toi. ", comme s’il eût dit ouvertement: " Ne t’inquiète pas, ma fille, du salut de ton corps et de ton âme ; Moi, qui ai science et pouvoir, j’y penserai et j’y pourvoirai avec soin; applique-toi seulement à penser à Moi dans tes méditations; en cela est ta perfection et ton bien final. " Mais, ô Bonté incréée, que peut-elle vous apporter, cette vierge, votre épouse, ou toute autre créature, en Vous choisissant comme l’objet de ses pensées et de ses méditations? Est-ce que votre exaltation pourra y gagner quelque chose? Pourquoi désirez-vous donc avec tant d’ardeur que nous pensions à Vous, que nous méditions sur Vous, si ce n’est, parce qu’étant la Bonté même, Vous avez une inclination naturelle à Vous communiquer à nous, à nous attirer toujours à Vous.

Et voici les conclusions que la vierge du Seigneur tirait habituellement de cet enseignement. Du jour où nous nous sommes donnés à Dieu, soit par le saint Baptême, soit parles promesses cléricales ou religieuses, nous ne devons plus nous inquiéter de nous ; mais notre seul souci doit être de penser comment nous pourrons plaire au Dieu, auquel nous nous sommes donnés, et cela, non pas principalement en vue de la récompense, mais en vue de nous unir à Lui, d’une union d’amour qui sera d’autant plus grande que nous Lui plairons davantage. Car nous ne devons pas désirer la récompense elle-même, dans un autre but que celui de nous unir parfaitement à l’infiniment parfait qui est notre principe (Nous devons désirer notre bonheur dans l’union avec Dieu et non pas l’union avec Dieu uniquement à cause de notre bonheur ; car ce serait faire injure à Dieu qui est le souverain Bien, que de l’aimer exclusivement comme moyen de félicité pour sa créature.). Aussi la sainte avait-elle coutume de nous dire, quand quelqu’un de mes frères ou moi craignions quelque péril : " Pourquoi vous occuper de vous, laissez faire la divine Providence; au moment où vos craintes sont les plus grandes, elle a toujours les yeux sur vous et ne cessera pas de pourvoir à votre salut. " Du jour ou elle avait entendu son Époux lui dire: " Je penserai à toi. ", elle avait eu en Lui si grande confiance, et elle s’était fait une idée si haute de la divine Providence, que jour et nuit, elle n’en pouvait assez parler. Aussi, dans le livre qu’elle a écrit, n’a-t-elle pas oublié de consacrer à ce sujet un long traité, et plusieurs chapitres, bien connus de tous ceux qui lisent cet ouvrage.

Un jour ( Au retour d’Avignon en 1376) , je m’en souviens, nous voyagions sur mer en nombreuse compagnie d’hommes et de femmes. Il était déjà plus de minuit, je crois, le vent favorable vint à tomber et le pilote commença à se montrer très inquiet. Nous étions, disait-il, à un endroit assez périlleux, s’il venait à se lever un vent qui nous prît de côté, nous serions obligés de changer de route et de naviguer vers des contrées et des îles fort éloignées. Après l’avoir entendu, je m’adressai à la sainte, me lamentant et lui disant: " O Mère, c’est ainsi que nous l’appelions tous, voyez-vous en quel péril nous sommes? " Elle me répondit aussitôt : " Pourquoi vous occuper de vous?" et ainsi elle imposa silence à mes plaintes et à mes craintes. Peu de temps après, le vent contraire se leva, le pilote se disait obligé de retourner en arrière, j’en avertis la vierge. " Qu’il tourne son gouvernail, au nom du Seigneur, me dit-elle, et qu’il aille au gré du vent que le Seigneur lui donnera. " Le pilote donna son coup de barre, et déjà nous retournions. Mais Catherine, inclinant la tête, se mit à prier Dieu, et le vent favorable, qui nous avait manqué, se leva de nouveau, avant que nous n’ayons parcouru, dans notre mouvement en arrière, la distance d’un jet de baliste. Conduits par le Seigneur, nous arrivâmes joyeux au port désiré, vers l'heure où finissent les Matines, et nous y entrâmes en chantant à haute voix : Te Deum laudamus. Ce fait. n'est pas ici à sa place, mais je l'ai raconté, en raison de ses rapports avec mon sujet.

Ainsi que j'en ai dit un mot haut, cette doctrine de la Providence dérive de la connaissance du Créateur. Tout lecteur intelligent s'en aperçoit. Si l'âme, en effet, sait bien que d'elle-même elle n'est rien et qu'elle est tout entière de Dieu, il s'ensuivra qu'elle se confiera non pas en son opération propre, mais en celle de Dieu. Elle déposera donc toute sa sollicitude en Dieu, et c'est, je pense, ce que le Psalmiste appelle " abandonner à Dieu le souci de soi-même ". Elle ne cessera pas pour autant de faire ce qu'elle peut. Sa confiance en effet procède de l'amour; mais l'amour engendre nécessairement dans l'âme qu'il saisit le désir de la chose aimée. Or l'âme n'aura jamais sans travail l'objet de son amour. Il s'ensuit que son amour devient la mesure de son activité; ce qui ne l'empêche pas de mettre sa confiance non pas dans son action personnelle, mais exclusivement dans celle du Créateur, conformément à l'enseignement qu'elle a puisé dans la connaissance de son néant et dans la vérité parfaite de Celui qui lui a donné l'être.

Entre toutes les merveilles de la vie de notre aimable sainte, sa doctrine me semble digne d'une vénération toute spéciale. Voilà pourquoi je ne puis passer outre, sans ajouter à cette exposition quelques autres vérités professées par Catherine et dérivant toutes, à moins que je ne me trompe fort, de la première que nous avons expliquée. Elle me parlait souvent de l'état d'une âme qui aime son Créateur. Elle me disait qu'une telle âme ne se voit plus, qu'elle n'a plus d'amour, ni pour elle-même, ici pour d'autres, qu'elle ne se souvient plus d'elle-même, ni d'aucune autre créature. Je lui demandai l’ explication de ces paroles. Elle me répondit :" L'âme qui. déjà, voit son néant, et qui sait que tout son bien est dans le Créateur, s'abandonne complètement elle-même avec toutes ses puissances et toutes les créatures, et se plonge tout entière dans le Créateur. C'est Lui qui devient la fin principale et totale de toutes ses opérations. Elle sent qu'elle a trouvé en Lui tout bien et tout bonheur parfait, et elle ne veut plus s'en éloigner d'aucune manière. Cette vision d'amour, qui devient chaque jour plus claire, transforme, pour ainsi dire, tellement l'âme en Dieu, que la pensée de cette âme, son intelligence, son cœur, sa mémoire, ne peuvent plus avoir d'autre objet que Dieu et ce qui est de Dieu. Elle ne voit plus les autres créatures et ne se voit plus elle-même qu'en Dieu; en Dieu seulement elle se souvient d'elle-même et des autres. Celui qui se plonge dans la mer et nage sous les eaux, ne voit et ne touche plus que les eaux de la mer et ce qu'elles renferment. En dehors de ces eaux, il ne voit rien, ne touche rien, ne palpe rien. Si les objets extérieurs se reflètent dans l'eau, alors seulement il peut les voir, mais dans l'eau seule, dans la mesure où ils s'y trouvent, et non autrement. Voilà, disait-elle, l'amour juste et bien ordonné, qu'on doit avoir pour soi et pour toutes les créatures. En cet amour, jamais d'erreur, car la règle divine est nécessairement sa mesure; il ne nous fait rien désirer d'étranger à Dieu, et c'est, par conséquent, toujours en Dieu qu'il s'exerce et se développe. si Je ne sais si j'ai parfaitement exposé ce que m'enseignait Catherine, elle l'avait appris en éprouvant en elle-même les effets de cet enseignement, ainsi que le Dorothée dont parle Denys ( Saint Denis l’Aréopagite. Livres des noms divins, chap. II, loue Dorothée de ce qu’il a non seulement appris, amis éprouvé les phénomènes de la vie divine dans les âmes) . Pour moi, ô douleur, n'ayant jamais fait cette expérience, je ne puis en parler que d'une façon bien défectueuse. Quant à vous, lecteur, comprenez et recevez selon la mesure de grâce qui vous est donnée; mais je sais bien que, plus vous serez uni à Dieu, plus vous pénétrerez dans l'intelligence de cette grande doctrine.

Comme conséquence de cette union intime, Catherine, maîtresse dans la science de Dieu, tirait cet enseignement, qu'elle ne cessait de répéter chaque jour à ceux qu'elle voulait instruire dans les voies du Seigneur. Parlant de l'âme unie à Dieu de la façon que nous avons exposée, elle disait : " Plus cette âme a l'amour de Dieu, plus elle a de sainte haine pour la partie sensitive, pour sa propre sensualité. Car l'amour de Dieu engendre naturellement la haine des fautes commises contre Dieu. Or l'âme voit la concupiscence, foyer et source de toute faute, régner et plonger ses racines dans la partie sensitive. Dès lors elle se sent prise d'une grande haine, d'une sainte haine contre cette vie des sens, et met tous ses efforts non pas à la tuer, mais à arracher le foyer de corruption qui y est enraciné. Cela ne se peut faire sans une grande et longue guerre à la sensualité elle-même. De plus, il n'est pas possible qu'il ne reste quelques racines capables au moins de produire des fautes légères. Saint Jean nous le dit: " Si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous séduisons nous-mêmes (1Jn 1,8). " Nouveau motif pour l'âme d'avoir ce déplaisir d'elle-même, d'où sortent la sainte haine nommée plus haut et ces mépris de soi, qui font garde fidèle et continue contre toutes les embûches de l'ennemi et des hommes. Rien n'assure autant la sécurité et la force d'une âme, que cette sainte haine, dont voulait parler l'Apôtre quand il écrivait : " C'est dans ma faiblesse qu'est ma force (2 Co 8,10) ". Et Catherine disait encore : " O éternelle bonté de Dieu, qu’avez-vous fait? De la faute vient la vertu; de la faiblesse, la force; de l'offense, le pardon, et le plaisir engendre la complaisance. O mes fils! gardez toujours cette haine, de vous-mêmes, elle vous rendra humbles, toujours humbles, dans le sentiment que vous aurez de vous, patients dans les adversités, modérés dans les joies de la prospérité; elle mettra dans toutes vos mœurs une harmonieuse honnêteté et, par elle, vous deviendrez chers et agréables ô Dieu comme aux hommes. " Puis la sainte ajoutait : " Malheur, oui, deux fois malheur! à l'âme qui n'a pas cette haine, car là où cette haine n'est pas, règne nécessairement l'amour-propre, sentine de tout péché, cause et racine de toute cupidité mauvaise. " C'était en ces termes, ou par d'autres paroles semblables, qu'elle recommandait chaque jour aux siens la sainte haine, et anathématisait l'amour-propre. Et, quand parfois elle remarquait en eux, ou en d’autres personnes, des défauts ou des fautes, aussitôt elle disait, émue de compassion : " Voilà l’œuvre de l'amour-propre, foyer de superbe et de tout autre vice. "

Combien et combien de fois, ô mon Dieu, n'a-t-elle pas répété à ma propre misère les paroles suivantes : " Mettez toute votre énergie à arracher de votre cœur 1'amour-propre et à planter à sa place la sainte haine. C'est là infailliblement la voie royale qui nous élève à toute perfection et corrige tout défaut ". Et moi j'avoue, que ni alors, ni maintenant, je n'ai su comprendre et mettre en pratique ces saintes paroles, dans tout ce qu'elles ont de profond et d'utile. Quant à vous, bien-aimé lecteur, m'appelez-vous ces deux cités dont parle saint Augustin au livre de la Cité de Dieu. L'une est bâtie sur l'amour-propre allant jusqu'au mépris de Dieu, l'autre sur l'amour de Dieu allant jusqu’au mépris de soi. Cette pensée, je vous le dis, vous fera comprendre bien vite la doctrine de notre sainte, surtout si vous avez pénétré le sens de l'Apôtre affirmant ( " Virtus in infirmitate perficitur ". 2Co, 12,9) que la vertu se parfait dans la faiblesse. Il avait reçu cette leçon du Ciel quand sa prière demandait l’éloignement de la tentation, et il reprenait la même pensée en concluant : " Je me glorifierai de bon cœur dans mes infirmités, pour que la vertu du Christ habite en moi (Libenter gloriabor in infirmitatibus meis, ut inhabitet in me virtus Christi.) ". Voilà qui nous montrera comment notre sainte femme et vierge avait fondé sa doctrine sur la pierre solide de la vérité, sur le Christ qui est dit " pierre " dans l'Écriture (1 Co 10,4).

Mais nous avons assez parlé pour le moment des enseignements que la vérité première a donnés à la sainte et, par elle, à nous-mêmes. Finissons ce chapitre. Pas de témoignages à citer. J'ai reçu moi-même de la bouche de Catherine tout ce que j'ai dit. Mais, comme conclusion, j'avertis chaque lecteur de considérer combien fut grand, auprès de Dieu, le mérite de notre sainte et quelle confiance on doit avoir même pour d'autres sujets, en celle qui s'est trouvée revêtue d'une si grande lumière de vérité.

   

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