L'incomparable
et éternel Époux avait éprouvé son épouse bien-aimée au creuset de
tribulations multipliées ; il ne lui restait plus qu'à la couronner
d'une manière digne de sa munificence. Mais les âmes, que la sainte
devait aider dans leur pèlerinage, n'avaient pas encore reçu le fruit de
ses œuvres, dans la mesure que l'Époux avait éternellement voulue et
qu'il avait promise à la vierge. La divine Providence, pour accomplir
parfaitement son œuvre, fut donc obligée de laisser, à cette fin,
l'épouse sur la terre, tout en lui donnant des arrhes de l'éternelle
récompense. C'est pourquoi Notre-Seigneur fit entrer dès cette vallée de
larmes celle qui était à la fois son épouse et sa servante, dans un
genre de vie vraiment céleste, tout en la laissant en compagnie Ces
habitants de la terre. Voici par quelle révélation il l'instruisit de
ses volontés.
Un jour que la sainte priait
dans l'intérieur de sa petite chambre, le Sauveur et Seigneur du genre
humain lui apparut et lui annonça, en ces termes, les nouvelles
merveilles qu'il allait accomplir en elle : " Apprends donc, ma très
douce fille, que désormais les jours de ton pèlerinage seront remplis de
mes dons. Ces dons seront si nouveaux et si merveilleux qu'ils
provoqueront l'étonnement et l'incrédulité des hommes ignorants et
charnels. Beaucoup même de ceux qui t'aiment seront hésitants et
soupçonneront quelque illusion; tout cela arrivera à cause de l'excès de
mon amour. Car j'infuserai dans ton âme une telle abondance de grâces
que, dans son débordement, cette grâce rejaillira merveilleusement sur
ton Corps, qui en recevra et gardera un mode de vivre tout à fait
extraordinaire. De plus ton cœur s’enflammera d'un zèle si impétueux
pour le salut du prochain qu'oublieuse de ton sexe, tu changeras
complètement toutes tes habitudes. Non seulement lu ne fuiras plus,
comme tu avais coutume de le faire, la compagnie des hommes et des
femmes, mais, pour le salut de leurs âmes, tu t'exposeras dans la mesure
de tes forces à toutes les fatigues. Beaucoup en seront scandalisés, de
là des contradictions qui révéleront les pensées de bien des cœurs (Lc
2,25). Pour toi, reste toujours sans trouble et sans crainte.
Toujours je serai avec toi et délivrerai ton âme de la langue perfide et
des lèvres de ceux qui disent le mensonge ( Ps 119, 2). Accomplis
virilement ce que l'Onction (L’Esprit-Saint, 1 Jn 2,27)
t'enseignera, car, pour toi, j'arracherai beaucoup d'âmes à la gueule de
l'enfer, et je les conduirai, avec le secours de ma grâce, jusqu'au
royaume des cieux. "
Catherine m'a secrètement
confessé que le Seigneur lui avait très fréquemment répété ces paroles,
surtout celles qui lui disaient: " Sois sans crainte et sans trouble. "
La sainte répondit : "Vous êtes mon Seigneur et moi je suis votre vile
servante ; que votre volonté se fasse toujours ; mais souvenez-vous de
moi, selon la grandeur de vos miséricordes et secourez-moi. " La vision
disparut et laissa là la servante du Christ toute pensive, se demandant
en son cœur ce que serait ce changement de vie.
Dès lors la grâce de
Jésus-Christ alla de jour en Jésus, jour croissant dans l'âme de
Catherine. Elle avait en telle abondance l'Esprit du Seigneur qu'elle en
était elle-même toute surprise et que, dans son étonnement, elle
partageait pour ainsi dire les défaillances du Prophète et chantait avec
lui: " Mon coeur et ma chair ont défailli, Dieu de mon coeur, mon
partage et mon Dieu pour l'éternité (Ps 72,26) " ; et encore :
"Je me suis souvenue de Dieu, et j'ai été inondée de joie, j'ai médité,
et mon esprit à défailli (Ps 76,4) " La vierge du Christ
languissait d'amour pour Lui, sans autre remède que les larmes de
l'esprit et du corps. Aussi c'était chaque jour des gémissements, chaque
jour des pleurs, sans que cette langueur pût y trouver son plein
soulagement. Obéissant à une inspiration que le Seigneur envoya à son
âme, notre sainte trouva bon d'aller fréquemment à l'autel de Dieu (
Ps 72,4) recevoir le plus souvent possible, des mains du prêtre,
dans le sacrement d'Eucharistie, le Seigneur Christ, dans lequel
exultaient son coeur et sa chair ( Ps 73,3). Ne pouvant pas
encore s'en rassasier au gré de ses désirs dans la patrie, elle en
ferait du moins, par le sacrement, la joie de son pèlerinage. Mais
c'était là semence de plus grand amour, et par conséquent de plus de
langueur. La foi lui donnait cependant dans l'Eucharistie de quoi mieux
alimenter la fournaise de charité, dont les ardeurs allaient croissant
chaque jour en son cœur, sous le souffle de l'Esprit-Saint. De là vint
et s'enracina chez elle l'habitude de communier presque chaque jour.
Toutefois ses infirmités corporelles et ses travaux pour le salut des
âmes y mettaient souvent obstacle. Mais son désir de recevoir
fréquemment la sainte Communion était si grand qu'aux jours où il
n'était pas satisfait, son corps était durement éprouvé et comme
défaillant. Ce corps, qui avait part à l'abondance de l'esprit, ne
pouvait aucunement éviter d'en partager l'angoisse. Mais nous traiterons
ailleurs ce sujet plus au long ; revenons à l'exposé de l'admirable
genre de vie, qui était devenu celui du corps de la sainte.
Je rapporte ici ce qu'elle
m'a secrètement confessé, et ce que j'ai trouvé dans les écrits du
confesseur qui m'a précédé. Après la vision racontée plus haut, les
grâces et les consolations célestes, qui descendaient dans l'âme de
Catherine, devinrent si abondantes, surtout aux jours de communion, que
ces grâces débordant et rejaillissant sur le corps, en consumaient et en
desséchaient les sucs vitaux. L'estomac de la sainte fut si profondément
modifié que non seulement elle n'avait plus besoin de nourriture
matérielle, mais qu'elle ne pouvait en prendre sans douleur physique. Si
on la forçait à en accepter, elle éprouvait de très vives souffrances,
et les aliments étaient violemment rejetés au dehors. La plume ne
saurait rapporter tout ce que le vierge eut à souffrir à cette occasion.
Dans les commencements, ce
genre de vie parut en effet inadmissible à tout le monde, même aux
personnes de la maison, qui vivaient plus continuellement avec la
sainte. Ils traitaient un don de Dieu si singulier de tentations et de
mirage de l'ennemi. Le confesseur, que j'ai déjà souvent nommé, partagea
l'erreur commune. Inspiré par un zèle qui était bien intentionné, mais
qui n'était pas éclairé, il craignait que Catherine n'eût été séduite
par le démon, transfiguré en ange de lumière (2 Co 11,14),et il
lui ordonna de prendre chaque jour de la nourriture et de ne pas croire
aux visions qui lui conseillaient le contraire. Catherine en appela à
l'expérience: quand elle ne prenait pas de nourriture, elle avait plus
de santé et de force, quand, au contraire, elle mangeait, elle était
malade et languissante. Son confesseur ne s'émut point de cette
observation, il lui renouvela et lui maintint l'ordre de manger. En
vraie fille d'obéissance, elle fit tout son possible pour se soumettre à
cet ordre, et en vint à un tel point d'affaiblissement qu'on craignait.
presque pour sa vie. S'en allant alors trouver son confesseur, elle lui
dit: "Père, si, par un jeûne excessif, j'exposais mon corps à la mort,
ne me défendriez-vous pas de jeûner, pour m’empêcher de mourir et d'être
homicide de moi-même ? - Oui, sans aucun doute, lui répondit le
confesseur. Elle reprit : "N'est-il pas plus grave de s'exposer à la
mort en mangeant qu'en jeûnant ? " et, sur la réponse affirmative du
prêtre, elle ajouta " Puisqu'une expérience répétée vous a appris que la
nourriture me rend malade, pourquoi ne me défendez-vous pas de manger
comme vous me défendriez de jeûner en pareil cas? " A ce raisonnement,
il ne sut que répondre et, voyant dans la sainte les signes manifestes
d'un vrai danger de mort, il lui dit: "Agissez désormais d'après les
inspirations de l'Esprit-Saint, car bien grandes sont les merveilles que
Dieu semble opérer en vous. "
Et maintenant, lecteur,
notez ici, je vous prie, ce qui fut l'occasion des grandes souffrances
que la sainte dut éprouver de la part des personnes de sa maison et de
sa famille, souffrances que la parole et la plume sont impuissantes à
raconter. Catherine me les a révélées confidentiellement, dés les
premiers jours où je méritai d'être admis dans son intimité, et elle
m'en a souvent parlé dans la suite, quand le sujet de l'entretien
l'exigeait. Les gens de son entourage mesuraient ses actes et ses
paroles, soit à la mesure des leurs, soit à la mesure commune des
actions humaines et non pas à la mesure des grâces spéciales versées par
le Seigneur dans l'âme de son épouse. Perdus au fond de la vallée, ils
prétendaient donner les limites du sommet des monts. Ils tiraient les
dernières conclusions d'un art, dont ils ignoraient les principes et,
dans l'aveuglement que leur apportait l'éclat d'une lumière qui les
dépassait, ils jugeaient témérairement du jeu de ses couleurs. De là des
mécontentements déraisonnables,qui les faisaient se plaindre du
rayonnement de cette étoile. Ils voulaient enseigner celle dont ils ne
pouvaient comprendre les enseignements ; et, tout ensevelis dans les
ténèbres, ils reprochaient au jour sa clarté. Leur langue mordait sans
bruit, mais pour autant, leurs secrètes détractions, présentées sous
couleur de beau zèle, n'en atteignaient pas moins cette sainte, qui
était leur proche. Ils poussaient et contraignaient le confesseur de la
vierge à la réprimander.
Il ne m'est pas facile de
dire les multiples angoisses par lesquelles l'âme de la sainte dut alors
passer; je ne pourrais l'exposer aisément, même en un long discours.
Tout entière à l'obéissance et toute pénétrée du mépris d'elle-même,
Catherine ne savait pas s'excuser et n'osait aucunement résister à la
volonté et aux avis de son confesseur. Cependant elle constatait
clairement que la volonté du Très-Haut allait à l'encontre des manières
de voir de sa famille et de son directeur; dans sa crainte du Seigneur,
elle ne voulait ni déserter l'obéissance, ni scandaliser son prochain,
et par suite elle ne savait à quoi se résoudre. C'était de toute part de
nouveaux sujets d'angoisse: se réfugier dans la prière était son seul
soulagement. Elle répandait devant le Seigneur des larmes de douleur et
de confiance, le conjurant humblement et instamment de vouloir bien, Lui
le Maître, manifester directement sa volonté à ses contradicteurs,
surtout au confesseur, qu'elle craignait particulièrement d'offenser. Il
ne lui était pas permis d'alléguer la parole des Apôtres disant aux
Princes des prêtres : " Mieux vaut obéir à Dieu qu'aux hommes (Act
5,29)" Car aussitôt se présentait à son esprit cette réponse, que le
démon se transfigure souvent en ange de lumière, qu'elle ne devait, ni
croire à toute inspiration, ni s'appuyer sur sa propre prudence, mais
suivre les conseils qu'on lui donnait. Cependant, le plus souvent, le
Seigneur l'exauçait comme d'habitude, illuminait l'esprit du confesseur,
et lui faisait modifier ses décisions. Mais, malgré ce secours, aile
prêtre, ni les autres personnes qui murmuraient contre la sainte, ne
surent se laisser diriger par l'esprit de discrétion.
Notre sainte avait été
souvent et très bien instruite par le Seigneur de toutes les ruses de
l'ennemi ; elle était habituée à lutter fréquemment avec ce même ennemi;
elle avait triomphé complètement et dans d'innombrables rencontres de
l'adversaire du genre humain; elle avait reçu du Seigneur le don
surnaturel d'intelligence qui lui permettait de crier avec l'Apôtre:
"Nous n'ignorons pas les ruses de Satan (2 Co 2,14). " Si
ses contradicteurs avaient donné quelque attention à ces considérations,
ils auraient mis un doigt sur leurs lèvres (Job 19, 9); disciples
imparfaits, ils ne se seraient pas élevés présomptueusement au-dessus
d'une maîtresse aussi parfaite ; petits ruisseaux, ils n'auraient pas
osé prétendre à remplir de leur goutte d'eau un si grand fleuve. Voilà,
avec d'autres semblables, les réponses qu'en ce temps-là je jetais à la
face de tous ceux qui murmuraient, et je les note ici à l'intention de
certaines personnes qui ont connu ces faits.
Mais, revenons au point où
nous avons laissé notre récit, et apprenez, lecteur, que le premier
jeûne extraordinaire de la sainte dura depuis le Carême, pendant lequel
arriva la vision racontée plus haut, jusqu'à la fête de l'Ascension.
Pendant tout ce temps, la Vierge, remplie de l'Esprit de Dieu, ne prît
aucune nourriture ou boisson matérielle, sans cesser d'être toujours
alerte et joyeuse. Ce n'est pas étonnant, puisque l'Apôtre nous assure,
que " les fruits de l'Esprit sont charité, joie et paix (Gal 5,22) ".
La Vérité première nous dit elle-même, que "l'homme ne vit pas seulement
de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Mt 4,4).
Et n'est-il pas encore écrit, que " le juste vit de la foi (Rm 1,17) ".
Au jour de l'Ascension, Catherine put manger, ainsi que le Seigneur le
lui avait annoncé, avertissement dont elle avait fait part à son
confesseur. Elle mangea du pain, des légumes cuits et des herbes crues,
c'est-à-dire des aliments de Carême, car il était impossible au miracle
aussi bien qu'à la nature de faire pénétrer dans ce corps une nourriture
plus délicate. Après quoi, elle se remit au simple jeûne ordinaire;
puis, après quelques interruptions, elle reprit peu après ce jeûne
continu, inouï pour notre temps. Mais pendant que le corps jeûnait,
l'esprit était fréquemment et abondamment nourri, car au temps où se
passait tout ce que nous racontons ici, Catherine s'approchait avec
ferveur de la sainte Communion le plus souvent qu'elle le pouvait. Elle
y trouvait tant de grâces que, dans cette mort de tous les sens
corporels et de toute activité naturelle pour ainsi dire, son corps et
son âme vivaient exclusivement de la vertu surnaturelle de
l'Esprit-Saint. C'est pourquoi, quiconque a l'intelligence des choses
spirituelles, en conclura que toute cette vie était surnaturelle et
miraculeuse. J'ai vu moi-même, et non pas une fois, mais plusieurs, j'ai
vu ce faible corps, que ne fortifiait aucune nourriture matérielle,
aucune boisson, si ce n'est de l'eau froide, je l'ai vu réduit à la
dernière faiblesse, si bien que moi et les autres, nous attendions
tremblants son dernier souffle. Se présentait-il alors quelqu'occasion
de procurer la gloire du nom divin ou le salut des âmes, immédiatement,
sans aucun remède, ce corps défaillant recouvrait non seulement la vie,
mais les forces, et des forces plus qu'ordinaires, des forces vraiment
robustes et résistantes pour sa condition. Catherine se levait,
marchait, travaillait sans difficulté, plus que les personnes bien
portantes qui l'accompagnaient, et défiait toute lassitude.
D'où venait cela, je vous
prie, si ce n'est de l'Esprit qui se délecte en de telles oeuvres ? Il
suppléait miraculeusement à l'impuissance de la nature et vivifiait non
seulement l'âme, mais le corps. Au temps où la sainte commença de vivre
ainsi sans aliments corporels. le confesseur, souvent cité plus haut,
lui demanda si parfois elle avait quelque désir de manger. Elle lui
répondit: " Le Seigneur me rassasie tellement dans la réception de son
très vénérable Sacrement que je ne puis plus désirer aucune nourriture
matérielle. " Et, comme le prêtre lui demandait ensuite, si elle sentait
la faim, quand elle ne communiait pas, elle ajouta: " Quand je ne puis
recevoir le Sacrement, sa seule présence et sa seule vue me rassasient.
Bien plus, non seulement la présence de l'hostie consacrée, mais aussi
celle du prêtre que je sais l'avoir touchée, m'apporte une telle
consolation que tout souci de nourriture disparaît. " C'est ainsi que la
vierge du Seigneur était tout à la fois rassasiée et à jeun, l'estomac
vide et le cœur plein, toute desséchée extérieurement, et intérieurement
tout arrosée d'un fleuve d'eau vive, alerte et joyeuse en tout
événement.
Mais l'antique et tortueux
serpent ne pouvait supporter un si grand don de Dieu, sans une envie
furieuse, toute pleine de venin. Il souleva contre Catherine, au sujet
de ce jeûne, tous ceux qui l'entouraient, âmes spirituelles ou
charnelles, religieux ou séculiers. Et ne vous étonnez pas, lecteur, de
voir au nombre de ces personnes séduites, des âmes spirituelles et
religieuses. Croyez-moi, quand l’amour-propre n'est pas complètement
éteint en elles, l'envie y règne souvent plus dangereusement qu'en toute
autre âme, surtout quand elles voient quelqu'un faire ce qu'elles savent
bien leur être impossible. Étudiez les actes et les faits des Pères de
la fameuse Thébaïde. Un jour, un des disciples de Macaire, vêtu d'un
habit séculier, se rendit dans une nombreuse communauté de moines, que
dirigeait Pacôme. Après beaucoup d'instances, il fut admis par ce
dernier à revêtir l'habit de cette religion. Mais, quand les moines
eurent vu l'admirable et inimitable austérité de sa pénitence, ils se
rassemblèrent tous un certain jour, et, tout près de se révolter contre
Pacôme, ils lui dirent: " Enlève-nous ce moine, ou bien sache que nous
quitterons tous le monastère aujourd'hui même. " Et ceux qui parlaient
ainsi étaient des hommes réputés parfaits. Que pensez-vous des
spirituels de nos jours? Si je ne craignais d'être trop long, je vous
dirais à leur sujet bien des choses que l'expérience seule a pu
m'apprendre.
Je vous dis tout cela à
propos du murmure général soulevé par le jeûne de la sainte. Les uns
disaient: "Nul n'est plus grand que son Maître. Le Christ Seigneur a
mangé et bu, sa glorieuse Mère a fait de même, et les Apôtres ont aussi
mangé; le Seigneur leur avait même dit " Mangez et buvez ce qui se
trouve chez vos hôtes (Lc 10,7). " Qui peut les surpasser ou même
les égaler! " D'autres affirmaient que, d'après l'enseignement donné par
tous les saints, dans leurs paroles et leurs exemples, il n'était jamais
permis de se singulariser par son genre de vie, mais qu'on devait garder
en tout la voie commune. Certains murmuraient discrètement, que tous les
excès ont toujours été et sont toujours mauvais, et qu'une âme craignant
Dieu les fuit. Il s'en trouvait aussi, dont nous avons déjà dit un mot,
qui, pour ne pas se départir de leurs charitables intentions,
attribuaient cette conduite aux illusions de l'antique ennemi. Enfin,
les hommes charnels et les détracteurs notoires répétaient que c'était
là pure feinte, pour acquérir de la gloire. A tous ce jugements, aussi
faux qu'absurdes, et qui n'avaient aucune raison de se produire, je dois
répondre, dans la mesure où je le puis, et selon que le Seigneur me l'a
appris, sinon je me croirais justiciable au Tribunal de la Vérité
première. Prêtez-moi donc, je vous prie, bon lecteur, toute votre
attention.
Si les premiers
contradicteurs, qui mettent en cause le Sauveur, sa glorieuse Mère et
les saints Apôtres, disaient la vérité, il s'ensuivrait aussitôt, que
Jean-Baptiste eût été plus grand que le Seigneur Christ lui-même. Car
Notre-Seigneur nous apprend de sa propre bouche, que Jean-Baptiste est
venu, ne mangeant ni ne buvant, tandis que lui-même, Fils d'une humanité
virginale, mangeait et buvait (Mt 11,18). Il s'ensuivrait de
même, qu'Antoine, les deux Macaires, Hilarion, Sérapion et d'autres
saints innombrables, ayant jeûné presque continuellement, et par
conséquent plus longtemps que ne l'ont fait communément les Apôtres, les
auraient dépassés en sainteté. Peut-être ceux qui murmurent ainsi,
voudront-ils répondre que Jean dans le désert et les Pères d'Égypte ne
gardaient pas un jeûne absolu, mais mangeaient quelque chose à certaines
heures. Que diront-ils alors de Marie-Madeleine, qui demeura
trente-trois ans sur un rocher (La Sainte Baume), sans aucune
nourriture matérielle. Son histoire le dit clairement, et ce témoignage
est manifestement confirmé par le site du lieu qu'elle habitait, alors
inaccessible. Madeleine est-elle plus grande que la glorieuse Vierge,
qui n'est point demeurée sur un rocher, et n'a pas observé pareil jeûne?
Que diront-ils aussi de plusieurs saints Pères, qui sont restés pendant
un temps plus ou moins long sans prendre aucune, nourriture? On lit même
de l'un d'eux en particulier, qu'après avoir reçu le Sacrement du
Seigneur, il ne prenait aucun autre aliment pour se soutenir (Le P.
Jean, Vie des Pères, par Rufin). Qu'ils apprennent donc, s'ils ne le
savent pas encore, que la sainteté ne se mesure pas aux jeûnes, mais au
degré de la charité! Qu'ils apprennent, que personne ne doit se
constituer juge de ce qu'il ignore! Qu'ils écoutent la Sagesse incarnée
de Dieu le Père, disant d'eux et de leurs pareils : " A qui
comparerai-je cette génération et à qui ces hommes ressemblent-ils? Aux
enfants, auxquels leurs camarades répètent en jouant sur la place
publique: " Nous vous avons chanté des chants de fête et vous n'avez pas
dansé, des chants de deuil et vous n'avez pas pleuré (Lc 7,32). "
Et Notre-Seigneur ajoutait les paroles que nous avons déjà citées :
"Jean-Baptiste est venu, ne mangeant pas de pain, ne buvant pas de vin,
et vous dites... il est possédé du démon. Le Fils de l'homme est venu,
mangeant et buvant, et vous dites: " C'est là un homme vorace, et qui
aime le vin (Lc 7, 33.34). " Cette seule réflexion du Sauveur
doit suffire à fermer la bouche à ceux qui font la première objection,
que nous avons rapportée.
Quant aux seconds, qui
détestent les voies extraordinaires, il est facile de leur répondre.
L'homme ne doit pas rechercher de lui-même les singularités; mais quand
ces singularités sont l’œuvre de Dieu, il doit les recevoir avec
reconnaissance. Autrement il faudrait mépriser tous les dons
extraordinaires de Dieu. La sainte Écriture nous enseigne que " l'homme
juste ne doit pas rechercher ce qui est au-dessus de lui " , mais elle
ajoute immédiatement: " Plusieurs des révélations qui te sont faites
dépassent ton, intelligence (Eccl 3,22.239). " Cela veut dire :
" De toi-même, tu ne dois pas chercher ce qui est au-dessus de toi;
mais, si Dieu te le révèle, tu dois recevoir cette révélation avec
action de grâces. " Or, dans le cas dont nous parlons, le jeûne de la
sainte était l’œuvre d'une providence toute spéciale du Seigneur: qui
pourrait donc objecter ici la loi prohibant la singularité? C'était
cette même pensée, revêtue du voile d'une humilité sincère, que notre
vierge opposait à ceux qui lui demandaient pourquoi elle ne prenait pas,
comme les autres, d'aliments corporels. Elle disait: " Dieu m'a frappée,
à cause de mes péchés, d'une infirmité toute particulière, qui m'empêche
absolument de prendre aucune nourriture. Et moi aussi, je voudrais bien
manger, mais je ne puis pas. Priez pour moi, je vous en conjure, afin
que Dieu me pardonne les péchés pour lesquels je souffre tout ce mal. "
C'était dire ouvertement : " C'est là l’œuvre de Dieu et non la
mienne. " Mais, pour éloigner toute apparence de vanité, elle attribuait
tout à ses péchés. Et, en cela, elle ne parlait pas contre sa propre
pensée, car elle croyait fermement que Dieu l'avait ainsi exposée aux
murmures des hommes, pour la punir de ses péchés. C'est à ses fautes
qu'elle imputait tout le mal qui lui arrivait, tandis qu'elle rapportait
tout bien à Dieu Cette règle, pleine de vérité, lui servait en tout
événement. La même réponse vaut contre ceux qui arguent du devoir
d'éviter les excès. Un excès ne peut être mauvais, quand il est l’œuvre
de Dieu, et l'homme, alors, ne peut pas l'éviter. Que ce soit là notre
cas, nous l'avons assez montré.
Et maintenant je prie ceux
qui prétendent reconnaître ici les illusions de l'ennemi de vouloir bien
me répondre. Est-il vraisemblable que Catherine se soit laissé tromper,
après avoir triomphé de toutes les ruses de Satan et de toutes les
tentations que nous avons décrites? Mais, en admettant qu'elle ait été
séduite, quel était donc celui qui gardait au corps de la sainte toute
sa vigueur? S'ils veulent que ce soit l'ennemi, qu'ils me disent quel
était alors celui qui maintenait l'esprit de la vierge dans une joie et
une paix si grandes, au temps ou elle était privée de toute délectation
sensible. Le fruit de l'Esprit-Saint ne peut être l’œuvre du diable, et
la charité, la joie et la paix, sont le fruit de l'Esprit, l'Écriture
nous le dit (Gal 5,22). Moi, je ne pense pas qu'on puisse rester
dans la vérité, et attribuer tout cela au démon; et si nos
contradicteurs persistent dans leurs méchantes interprétations, qui nous
assurera, qu'en parlant ainsi, ils n'obéissent pas eux-mêmes aux
séductions de l'antique serpent? D'après eux, l'ennemi peut tromper et
séduire une vierge, qui l'a si souvent vaincu, dont le corps vit et se
soutient dans des conditions qui dépassent toute vertu naturelle, et
dont l'âme goûte la paix continue d'une joie toute spirituelle et non
charnelle. Mais alors combien plus facilement encore cet ennemi peut-il
tromper et séduire ceux qui n'ont jamais connu aucun de ces dons? Ceux
qui parlent ainsi paraissent bien plutôt être les victimes des illusions
de l'ennemi qu'une vierge, que nous n'avons pas encore vue séduite.
Quant aux calomniateurs
notoires, qui ont instruit leur langue à l'école du mensonge, mieux vaut
leur opposer le silence que la parole. Ils n'ont droit qu'au mépris des
hommes prudents et vertueux, et doivent être jugés indignes de toute
réponse. Quel est l'homme, si parfait qu'il soit, qu'ils ne puissent
accuser de la même façon? Si leurs pareils ont appelé faussement
Béelzébub (Mt 10,25), Notre-Seigneur et Père, quoi d'étonnant à
ce qu'ils diffament aussi faussement sa servante? Que notre seul silence
les oblige donc à se taire. Nous avons ainsi répondu, autant que le
Seigneur nous l'a permis, à tous ceux qui ont accusé l'extraordinaire
genre de vie de la sainte.
Quant à Catherine, toute
remplie de l'esprit de discrétion, elle ne désirait qu'imiter en tout
son Époux. Elle se souvint de ce qu'avait fait Notre-Seigneur et Maître,
quand on demanda pour lui à Pierre l'impôt du didrachme. N'étant point
obligé de le payer, et l'ayant bien fait comprendre à l'Apôtre, il
ajouta cependant : " Pour ne pas les scandaliser, va à la mer et jette
l'hameçon, prends le premier poisson que tu tireras, ouvre-lui la
bouche, tu y trouveras un statère, que tu donneras pour toi et pour moi
(Mt 17,26) Après avoir médité cette action du Sauveur, notre
sainte résolut de faire cesser les murmures autant qu'elle le pourrait.
Elle se décida donc à venir à la table commune, une fois chaque jour, et
à faire tous ses efforts pour essayer de manger comme les autres, afin
que personne ne se scandalisât plus de son jeûne. Quoiqu'elle ne mangeât
alors ni viande, ni vin, ni poisson, ni œufs, ni laitage, ni même de
pain, le peu de nourriture qu'elle prenait, ou plutôt qu'elle essayait
de prendre, devenait pour son corps un tel tourment que quiconque la
voyait, si impitoyable fût-il, se sentait le cœur ému de compassion.
Ainsi que nous l'avons indiqué plus haut, son estomac ne pouvait rien
digérer, sa chaleur n'absorbait plus les principes aqueux des aliments,
et il rendait tout ce qu'on y faisait pénétrer. Il s'ensuivait
d'intolérables douleurs et des gonflements de tout le corps. La sainte
ne faisait cependant que mâcher les herbes ou les autres aliments, et en
détournait tout l'élément solide, niais elle ne pouvait empêcher qu'un
peu de leur suc ne descendît jusqu'à son estomac, et elle buvait en même
temps très volontiers un peu d'eau froide, pour se rafraîchir la gorge.
Ce qu'elle avait ainsi avalé, elle était chaque jour obligée de le
rendre, et avec de très grandes souffrances. Encore fallait-il
introduire jusqu'à son estomac une tige de fenouil ou d'autre herbage,
et avec une peine inouïe; sans cela il était impossible, la plupart du
temps, de le débarrasser du peu d'aliments dont il était chargé. Elle se
soumit à cette pratique, jusqu'à la fin de sa vie, à cause des
mécontents et de ceux que son jeûne scandalisait. Ayant un jour vu
moi-même tout ce qu'elle souffrait pour rendre ce qu'elle avait essayé
de prendre, je fus saisi de compassion et voulus lui persuader de
laisser murmurer tous ses détracteurs, sans s'imposer, à cause d'eux,
pareil tourment. Elle me répondit joyeuse et souriante : " Ne vaut-il
pas mieux, mon Père, que mes péchés soient punis dans ce temps limité
que de me voir réservée à une punition éternelle. Tous ces murmures me
sont grandement utiles. A leur occasion, j'acquitte à mon Créateur une
peine finie, alors que je lui en dois une infinie. Dois-je donc fuir la
Justice divine? Jamais. Ce m'est grande grâce que justice me soit faite
en cette vie. " Que pouvais-je répondre à pareil langage? ne pouvant le
faire dignement, je préférai me taire.
C'est pour ces motifs, que
Catherine appelait justice cet acte du repas, si pénible pour elle. Elle
disait à ses compagnes: " Allons faire justice de cette misérable
pécheresse. " Elle tirait ainsi parti de tout, et des embûches du démon
et des persécutions des hommes, nous apprenant chaque jour à faire de
même. De là vient que, en parlant avec moi des dons de Dieu, elle disait
: " Celui qui saurait utiliser la grâce que le Seigneur met en tout ce
qui nous arrive, ferait continuel profit. " Puis elle ajoutait : " Je
voudrais que vous agissiez ainsi en tout événement heureux ou
malheureux, et que vous rentriez alors en Vous-même, pour vous dire: ,
Je veux gagner à cela quelque chose. " A vous conduire de cette façon,
vous seriez bientôt riche. Et moi, malheureux, je n'ai pas assez gravé
dans ma mémoire ces paroles de la sainte et d'autres semblables. Pour
vous, lecteur, n'imitez pas mon apathie et souvenez-vous de ce vers :
Heureux l'homme prudent par
le malheur des autres ( Felix quem faciunt aliena cautum).
Je prie cependant l'Auteur
même de toute piété de vous éclairer, et de m'envoyer, à moi aussi, un
rayon de sa lumière, qui m'entraîne enfin à une imitation réelle et
persévérante de notre vierge. C'est par là que je termine ce chapitre.
Il a tout entier pour témoin la sainte elle-même, ses paroles et ses
actes accomplis au grand jour, puis les assertions d’un confesseur qui
m'a précédé auprès d'elle, ainsi que je l'ai exposé plus haut.