Ainsi que je l’ai dit,
j’avais dû par ordre du Souverain Pontife me séparer de
l’épouse
du Christ et la laisser à Rome. C’est alors qu’arrivèrent plusieurs
faits dignes d’êtres mentionnés, et dont quelques-uns en petit nombre
ont été déjà rapportés plus haut. Dans la mesure où le Seigneur nous le
permettra, nous raconterons ceux-là seulement, qui peuvent montrer aux
fidèles l’éclatante sainteté de Catherine dans son heureuse mort, et qui
sont comme le prélude de son entrée dans la gloire. Apprenez donc,
lecteur, quel spectacle offrait à notre vierge la sainte Église de Dieu
qu’elle aimait d’un amour toujours si ardent. Les malheurs de cette
Église allaient toujours croissant, par suite du schisme criminel que
Catherine avait elle-même annoncé, comme nous l’avez déjà dit. La sainte
voyait le Vicaire de Jésus-Christ en butte à des oppositions et à des
persécutions qui lui venaient de tous côtés; et les larmes étaient
devenues son pain de la nuit et du jour. Elle ne cessait de crier vers
le Seigneur, pour qu’il rendît la paix à la sainte Église, et elle en
obtint quelque consolation, car, l’année avant sa mort, au jour qui,
dans l’année suivante, devait être celui de son trépas, elle vit une
double victoire accordée à l’Église et au Souverain Pontife. Le Pape
reprit le château Saint-Ange, qui avait été jusque-là occupé dans Rome
même par les schismatiques, ce qui troublait grandement la ville. En
même temps les gens de guerre du parti du schisme, qui opprimaient toute
la campagne, furent complètement vaincus; ils laissèrent leurs chefs
prisonniers et un grand nombre de morts. A cause de la présence des
ennemis au château Saint-Ange, le Pontife n’avait pu jusqu’à ce moment
habiter près de l’église du Prince des Apôtres, comme les Papes ont
coutume de le faire. Après cette victoire et sur le conseil de la
sainte, il vint à pied et sans chaussure jusqu’à l’église Saint-Pierre.
Tout le peuple l’y suivit avec grande dévotion, remerciant le Très-Haut
de ce bienfait et de tous les autres. La sainte Église et son Pontife
commencèrent alors à respirer un peu, et notre bienheureuse en fut
quelque peu consolée.
Mais Catherine vit bientôt
ses douleurs se renouveler. Quand l’antique serpent avait échoué dans
une de ses tentatives, il essayait d’autres attaques plus rudes et plus
périlleuses. Ce qu’il n’avait pas pu faire en se servant des étrangers
et des schismatiques, il essaya de l’obtenir des fidèles et des
serviteurs de la foi. Il se mit donc à semer la discorde entre le peuple
de Rome et le Pape, et cette discorde s’aggrava tellement que le peuple
menaçait ouvertement d’attenter aux jours du Pontife. La sainte l’ayant
appris en fut au comble de l’affliction et recourut comme d’habitude à
l’oraison. Elle mit toutes ses énergies à prier sans relâche son Époux
de ne pas permettre un si grand crime. Pendant qu’elle priait, elle vit
en esprit, ainsi qu’elle me l’a raconté dans une lettre, toute la ville
pleine de démons qui excitaient le peuple au crime de parricide. Ils
poussaient contre la virginale suppliante d’horribles clameurs et
disaient: " Maudite! tu t’efforces de t’opposer à nous, mais nous te
ferons infailliblement mourir d’horrible mort. Elle ne leur répondit
rien, mais elle prolongeait sa prière et en redoublait la ferveur. Pour
l’honneur du nom divin et pour le salut de l’Église, agitée alors de si
violentes tempêtes, elle demandait au Seigneur qu’il fît avorter
complètement les projets des démons, qu’il conservât sain et sauf son
Vicaire, et ne laissât pas le peuple commettre un si grand péché, un
crime si monstrueux. " Le Seigneur lui répondit un jour: "Laisse tomber
dans cette faute un peuple qui chaque jour blasphème mon Nom afin que je
puisse ensuite me venger et le détruire à cause d’un si grand crime, car
ma justice exige que je ne supporte pas plus longtemps leurs iniquités."
Catherine priait alors avec plus d’ardeur encore en se servant des
paroles suivantes ou d’autres qui exprimaient les mêmes pensées et les
mêmes sentiments. O Seigneur très clément ! vous savez, hélas ! comment,
dans presque tout l’univers, on s’acharne contre l’Epouse que vous avez
rachetée de votre propre Sang. Vous savez combien peu nombreux sont ceux
qui la soutiennent et la défendent. Vous ne pouvez ignorer combien les
usurpateurs et les ennemis de cette Église désirent la chute et la mort
de votre Vicaire. Si ce malheur arrivait, ce n’est pas seulement ce
peuple, mais toute la chrétienté et votre sainte Église qui en
souffriraient un très grave dommage. Calmez donc la colère de votre
Esprit, Seigneur, et ne méprisez pas votre peuple que vous avez racheté
à si grand prix."
Si j’ai bon souvenir, elle
passa plusieurs jours et plusieurs nuits à discuter ainsi, ce qui
affligea grandement son pauvre corps. Elle ne cessait pas ses
supplications, le Seigneur alléguait toujours les exigences de sa
justice, et les démons, comme nous l’avons dit, criaient contre la
sainte. Mais la ferveur de sa prière était telle que si le Seigneur,
pour se servir d’une expression familière à Catherine, n’eût cerclé de
sa force le corps de notre vierge comme on cercle un tonneau pour le
consolider et le rendre plus fort, ce pauvre corps fût certainement
tombé en complète défaillance et se fût brisé. C’est ce qu’elle
m’écrivait elle-même à cette époque. Dans un combat si rude qui
tourmentait mortellement son corps, Catherine finit par triompher et par
obtenir ce qu’elle demandait. Au Seigneur qui en appelait à sa justice,
comme nous l’avons dit, elle fit cette réponse : " Puisqu’il n’est
pas possible, Seigneur, de refuser à votre justice toute satisfaction
sur ce point, ne méprisez pas, je vous en supplie, les prières de votre
servante. Que toute la peine méritée par ce peuple tombe sur mon corps.
C’est en effet bien volontiers que, pour l’honneur de votre Nom et pour
votre sainte Église, je boirai ce calice de souffrance et de mort. Je
l’ai toujours désiré, votre Vérité m’en est témoin, et c’est de là
qu’est venu l’amour, qu’avec votre grâce tout mon cœur et toute mon âme
ont conçu pour vous. o A cette prière, plus mentale que vocale, la voix
divine qui parlait dans l’âme de la sainte se tut, lui donnant à
entendre que sa demande serait exaucée. Depuis ce moment, les murmures
du peuple commencèrent à s’apaiser, puis cessèrent complètement; mais
c’est notre vierge qui, par la plénitude de sa vertu, dut en porter
l’expiation.
Les serpents infernaux,
déchaînés par la permission de Dieu contre ce pauvre
corps
virginal, firent éclater si cruellement leur fureur que les dires des
témoins oculaires, que nous avons cités, paraissent à peine croyables à
ceux qui n’ont pas vu ces faits. Le corps de Catherine eut à souffrir
chaque jour des douleurs extraordinaires et toujours croissantes, si
bien qu’il eut bientôt la peau collée aux os et l’apparence d’un
cadavre, plutôt que celle d’un corps vivant. La sainte n’en continuait
pas moins à marcher, à prier et à travailler; mais cette activité
semblait plus miraculeuse que naturelle à tous ceux qui en étaient
témoins. Malgré les souffrances qui tourmentaient son corps,
augmentaient chaque jour et semblaient la consumer, la sainte ne donnait
aucune relâche à sa prière et vaquait, avec plus de ferveur encore et
plus longuement à ses oraisons habituelles. Les enfants spirituels
auxquels elle avait donné la vie du Christ et qui étaient alors auprès
d’elle voyaient bien les marques des coups et blessures que lui
infligeaient les ennemis infernaux, mais ils ne pouvaient y apporter
aucun remède. Il leur était impossible de s’opposer à la volonté de
Dieu; d’ailleurs Catherine elle-même, dont l’âme restait grande en un
corps défaillant, courait avec une joie souveraine au-devant de ces
peines, qu’elle ressentait encore plus cruellement à mesure qu’elle
priait davantage. Les lettres qu’elle m’a envoyées et les témoins que
j’ai cités m’ont dit cette aggravation de souffrances. Elle m’a aussi
écrit qu’à ces tourments se mêlaient les voix effrayantes des démons
qui, pour lui infliger un nouveau supplice, lui criaient de façon à
l’épouvanter : " Maudite, tu nous as jusqu’ici partout et
toujours poursuivis, mais le temps est venu où nous allons tirer de toi
pleine vengeance. Tu nous chasses d’ici, mais nous te chasserons de
cette vie corporelle. " Et ils ajoutaient à leurs cris les coups dont
nous avons parlé.
Catherine souffrit ainsi,
depuis le dimanche de la sexagésime jusqu’à l’avant-dernier jour d’avril
où elle mourut; et ses douleurs ne firent que croître jusqu’à son
heureux trépas. C’est alors qu’arriva la merveille suivante, dont elle
m’a parlé dans ses lettres. Jusqu’à cette époque, à cause de ses
douleurs d’entrailles et des autres infirmités auxquelles elle fut
toujours sujette, elle attendait l’heure de Tierce pour assister à la
messe. Elle put continuer la même pratique pendant tout ce dernier
carême. Chaque matin, elle se rendait à l’église de Saint-Pierre, le
prince des Apôtres, y entendait la messe, y priait fort longtemps et,
vers l’heure des Vêpres, elle revenait chez elle où on la trouvait
toujours alitée. Tous ceux qui la voyaient sur son lit de douleur
pensaient qu’elle n’en pouvait pas bouger; et cependant, au matin
suivant, elle se levait et parcourait rapidement à pied toute la
distance qui séparait l’église Saint-Pierre de la maison qu’elle
habitait via del Papa, entre la Minerve et le Campo dei Fiori (Cette
maison se trouve aujourd’hui en face du Séminaire Français, via Santa
Chiara, non loin de l’église de Sainte-Marie-de-la-Minerve ),
parcours qu’un homme bien portant ne fait pas sans une fatigue sérieuse.
Cependant, quelques jours avant sa mort, sur un avertissement du Ciel,
elle ne quitta plus son lit, et enfin elle s’en alla au Christ vers
l’heure de Tierce, au jour où nous avons dit, le dimanche 29 avril de
l’année 1380, en la fête du bienheureux Pierre, martyr de l’Ordre des
Prêcheurs. Bien des faits dignes de souvenir se sont passés à ce moment;
mais, comme je les raconterai brièvement, autant que le Seigneur
l’accordera à mon indignité, dans les chapitres suivants, nous n’avons
plus rien à ajouter à celui-ci.