Frère Vital Lehodey
(1857-1948)

1
Vie d'Alcime Lehodey

1-1-L'enfance et la jeunesse

Alcime Lehodey naquit le 17 décembre 1857 à Hambye, petit village du diocèse de Coutances dans le bocage normand: il fut baptisé le lendemain 18 décembre. Bon Lehodey et Marie-Madeleine Delauney eurent d'abord deux garçons qui moururent peu de temps après leur naissance. Puis vinrent deux autres garçons qui précédèrent Alcime, et enfin une petite sœur, née en 1860. Le papa, tourneur sur bois, mourut en 1862. Alcime n’avait que quatre ans et demi. La jeune veuve, chargée de quatre enfants en bas âge[1], se montra une mère attentive, avant tout femme de devoir et de foi, sachant se faire obéir. Mais la vie fut bien rude dans la famille Lehodey, et la pauvreté y régnait.

Dès son plus jeune âge Alcime qui aimait le Seigneur, désira être à Dieu seul. Il fit sa première communion en 1869.  Remarqué à cause de son intelligence précoce, M. Guilgaud, le curé de sa paroisse lui fit commencer ses études de latin, et Alcime put entrer au petit séminaire de Mortain, en classe de quatrième, en octobre 1871[2]. Dans son Autobiographie, il estime que ses années de petit séminaire furent les moins bonnes de sa vie. Le jeune séminariste se distingua par son tempérament calme et réfléchi, assez porté sur l'ascèse et la pénitence. Alcime quitta le petit séminaire en juillet 1876 pour entrer au grand séminaire de Coutances au mois d'octobre suivant. Il dira plus tard que ces quatre années furent parmi les meilleures de sa vie. Il prit la soutane le jour de Noël 1876 et sera ordonné prêtre le 18 décembre 1880, à l’âge de 23 ans.

1-2-Le jeune prêtre

Le 2 janvier 1881, Alcime Lehodey fut nommé vicaire à Tessy-sur-Vire, dans le bocage normand: il y restera plus de six ans. Là, le jeune prêtre se sentait particulièrement heureux. Le 15 juillet 1887, il fut nommé vicaire à la paroisse Saint Paul de Granville. Le 25 août suivant, sa mère mourait et le Alcime fut complètement désemparé. Il voulait plaire à Dieu, devenir un saint; pour cela, il se lança dans de grandes mortifications.

Alcime Lehodey restera deux ans à Granville puis Dieu sembla l'appeler ailleurs. Il confiera: "C'est à Saint Paul de Granville, dans la dernière année, que Dieu me parla au cœur en m'attirant par le désir d'une plus grande sécurité, et surtout l'espoir de la sainteté... C'était un attrait doux, paisible et puissant qui me suivait partout... et qui me portait vers une vie intérieure plus intense. Je désirais seulement connaître la volonté de Dieu et la suivre; mais je voulais la voir clairement avant de quitter une situation où il me semblait que je faisais du bien..." Alcime demanda un signe au Bon Dieu: le guérir de ce qu'il appelait sa paresse et ce signe lui fut accordé. Mais où aller : à Solesmes ou à Bricquebec ?

Alcime a trente trois ans.  Avec l'autorisation de son évêque, il entre à la Trappe de Bricquebec, Notre-Dame de Grâce, le 25 juillet 1890.

1-3-Le moine Cistercien, Frère Vital

Le 25 juillet 1890, Alcime Lehodey arrive à l'abbaye de Notre-Dame-de-Grâce, de Bricquebec. Il doit rester trois jours à l'hôtellerie, lire et relire la sentence écrite sur les murs: "Si, de la pénitence on connaissait les douceurs, on ne s'effraierait point de ses saintes rigueurs."

Le 28 juillet 1890 il peut enfin entrer dans la communauté; il prendra l'habit le 15 août suivant et deviendra "Frère Vital". À l'époque, ce que cherchait avant tout le nouveau moine, c'était "l'austérité et la pénitence". Après deux ans de noviciat, il prononça ses vœux simples, pour trois ans. Nous sommes le 20 août 1892 et Frère Vital a 35 ans. Le lendemain, 21 août 1892, il est nommé prieur de la communauté. Le 19 octobre 1893, soit seulement quatorze mois plus tard, son Abbé, Dom Hermain, meurt. Le 28 octobre suivant, Frère Vital est nommé supérieur provisoire...

Frère Vital découvrit rapidement les trois fondements de la vie religieuse: l’humilité, l’obéissance et la charité. Il sentait le besoin d’étendre et d’approfondir ses connaissances ascétiques ; il lui fallait tout apprendre de la vie monastique et la mystique lui était pour ainsi dire inconnue. Par ailleurs, il s’appliqua à découvrir plus à fond les secrets de la vie spirituelle et à se former aux obligations de la vie monastique. Pourtant, en 1895 l'Abbé de Melleray sollicitait un indult à Rome pour que la profession perpétuelle de Frère Vital soit avancée[3]. Le 7 juillet 1895, Frère Vital s'engageait définitivement dans l'Ordre ; il écrira plus tard que sa préparation avait été spécialement fervente, parce que son Bien-Aimé Petit Jésus lui faisait déjà sentir sa douce et puissante influence. Le lendemain, 8 juillet 1895, sous la présidence de l'Abbé de Melleray, il était élu Abbé de Bricquebec: Frère Vital devenait Dom Vital.

Dom Vital avait remarqué qu'un bon nombre de religieux ne demandaient pas de direction intime. Il décida donc de les atteindre lors des chapîtres quotidiens, pour leur donner une instruction solide et une direction générale. Cela lui demandait une préparation minutieuse car il s'efforçait de rattacher au texte de la Règle la doctrine ascétique et même un peu de mystique. La lecture de la vie des saints lui rendait de grands services. Mais il comprit qu'il devait se former lui-même pour être capable de former ses moines. Le Seigneur y pourvut largement.

1-4-L’entrée de l’Enfant Jésus dans la vie  de Dom Vital  

Ce fut en janvier 1895, au cours d’une retraite à Melleray, que l’Enfant Jésus « fit son entrée dans mon âme, écrivit plus tard Frère Vital tout doucement, sans bruit de paroles, en m’attirant par son amour et sa suavité… » La vie spirituelle de Frère Vital fut profondément bouleversée par cette intrusion, dans son cœur, de l'adoré Petit Jésus. La rencontre se fit, comme nous venons de le voir, sans bruit et tout en douceur. Nous en parlerons en détails plus loin. Dès ce moment, Frère Vital fit la découverte de la vraie vie spirituelle. Il affirmera plus tard: "En arrivant au monastère, je l'avoue à ma grande honte, je ne connaissais que l'oraison méthodique. J'eus vite besoin pour moi-même et pour les âmes (qu'il dirigeait), d'étudier l'oraison de contemplation." Il se mit également à l'école des grands mystiques: Thérèse d'Avila, Jean de la Croix, François de Sales, et il consulta plusieurs spécialistes, dont le Père Augustin Poulain et Mgr Sandreau. C'est alors qu'il commença la rédaction d'un livre, Les Voies de l'Oraison mentale, qui sera publié en 1906.

Enfin, la pensée de Dom Vital le conduisit peu à peu vers le Saint Abandon dont nous parlerons longuement plus loin.

1-5-L'Abbé de Bricquebec

          1-5-1-Les premiers pas

La vie de Frère Vital, devenu Dom Vital, va être complètement transformée: la charge d'Abbé est une charge lourde. Et voici que le 20 août 1896, Dom Bernard, Abbé de Notre-Dame-de-Consolation, abbaye de la province de Pékin, de passage à Bricquebec, vient parler à la communauté pour solliciter des fonds et obtenir de l'aide. Le Père prieur, bras droit de Dom Vital, doit partir en Chine. Au début de l'année 1898 Dom Vital doit accepter la paternité d'une fondation au Japon, le monastère de Notre-Dame-du-Phare; quelques religieux de l'abbaye de Bricquebec doivent partir au Japon... Dom Vital dut aussi accepter la direction des moniales de Notre-Dame-des-Anges que les trappistines de Saint Joseph d'Ubexy, dans les Vosges, avaient fondé au Japon, l'année précédente.

À la même époque, le monastère de Dom Vital dut commencer à faire des économies pour créer un refuge en Angleterre, en raison des persécutions en France, et des menaces d'expulsion. Il convient d'ajouter ici que les monastères, Notre-Dame-du-Phare, au Japon, et plus tard, Notre-Dame-des-Anges, en France, furent ravagés par de terribles incendies.

En 1900, Dom Vital dut se rendre en Chine et au Japon. Le voyage, qui dura cinq mois, fut très mouvementé, car en Chine sévissait la terrible Révolte des Boxers. Par ailleurs, au Japon, Dom Vital fut contraint de prendre des décisions graves dans deux communautés de moniales. À peine rentré de son épuisant voyage, Dom Vital fut chargé par le chapître général, de travailler à la réforme du Directoire spirituel de l'Ordre, pour mieux l'adapter aux traditions des premiers Pères de Cîteaux. Le travail fut considérable, et l'ouvrage, approuvé par le chapître général de 1909, pourra rapidement être publié. Bientôt Dom Vital devra également accepter la paternité de l'abbaye Notre-Dame-des-Anges, dans les Vosges. Et pour couronner le tout, en France, les monastères sont menacés d'expulsion... Les moines devront avoir quitté le territoire français en 1912.

En même temps Dom Vital devait corriger l'ancien Directoire, puis composer Les voies de l'Oraison. Il dut encore accepter, par obéissance, la paternité de Notre-Dame-des-Gardes. Ce travail qui excédait ses forces dura pendant dix ans. Et Dom Vital continuait ses austérités en suivant toute la Règle, et "même un peu plus en matière de jeûnes".

          1-5-2-De grandes épreuves

Pourtant Dom Vital doit repartir au Japon. Quand il revint, il était épuisé. Durant la nuit du 21 au 22 mars 1910, Dom Vital se sentit particulièrement fatigué et il ne put se lever le matin. Pendant plusieurs jours on dut le transporter à la chapelle dans un fauteuil à roulettes. Ses forces ne revinrent jamais comme auparavant; il dut cesser une partie de ses activités et s'abandonner... Dom Vital écrit: "Au début de la Semaine Sainte, dans la nuit du lundi au mardi, 21 mars 1910, je me sentis tellement fatigué que le matin du 22 il me fut impossible de me lever, ma tête retombait malgré moi sur l'oreiller. Je me crus frappé à mort[4]..."

C'est après cette grosse alerte que Dom Vital composa Le Saint Abandon. Ce fut aussi l'heure des grandes purifications. Dès lors, écrit Dom Vital, "les grâces d'oraison vont être moins fréquentes; elles ne seront pas cependant supprimées; elles reviendront même avec une force spéciale, soit avant les épreuves principales, pour m'y préparer, soit après pour me réconforter... Mon Petit Jésus voulait m'enseigner plus à fond le Saint Abandon pour me rendre capable d'y former mes frères.." Dom Vital dut rentrer dans la voie des exceptions et prendre plus de nourriture et plus de sommeil, mais sans jamais retrouver l'intégralité de ses forcesC'est alors qu'il souffrit beaucoup d'une dépression nerveuse qui devenait parfois très accentuée. "Mais, écrit-il, "j'avais fini par comprendre qu'il ne faut jamais se faire aucun jugement arrêté ni sur les personnes, ni sur les choses, ce jugement serait excessif, encore moins prendre un résolution, pour peu qu'on puisse attendre."

À la fin de 1910, Mg Marre le fit venir à Rome pour consulter un spécialiste des maux d'estomac qui prescrivit un remède approprié.

Dom Vital donna sa démission de supérieur à l'Abbé Général de l'Ordre, Mgr Marre qui refusa. Dom Vital ne pouvait plus diriger sa vie comme auparavant, il dut définitivement s'abandonner à la volonté de Dieu qui allait multiplier les épreuves:

– deux incendies ravagent le monastère Notre-Dame de Grâce de Bricquebec,

– deux incendies anéantissent le monastère de N. D. du Phare au Japon, et à Notre-Dame-des-Anges.

– le chapitre général de 1911 le nomme supérieur provisoire d'une autre abbaye en détresse financière,

– La situation politique accroît encore les difficultés auxquelles Dom Vital est affronté: les menaces imminentes d'explulsion de France l'obligent à chercher un refuge en Angleterre: mais la guerre éclata... "et la patrie avait besoin de tous ses enfants."

– 1914-La guerre mobilise tous les jeunes religieux de la communauté. L'hôtellerie et une  partie du cloître et des dortoirs, furent transformées en hôpital. Plusieurs religieux furent affectés au soin des blessés.

– Après la guerre, un ancien religieux, profès solennel, fit défection en faisant beaucoup de scandale. Plus tard, soutenu par un avocat franc-maçon, ce malheureux intenta un procès à l'abbaye pour l'obliger à lui fournir les moyens de vivre... Compte tenu de ses engagements, l'apostat perdit son procès.

– Enfin Dom Vital dut subir les conséquences de graves insinuations malveillantes émanant du maître des novices...

Ces dernières épreuves furent très douloureuses, venant de quelques membres de sa communauté. Mais Dom Vital avait aussi de grandes satisfactions: "Certaines âmes marchaient dans les voies de la sainteté; plusieurs même, après leur mort, ont prouvé leur crédit auprès de Dieu, en obtenant des faveurs, ou même, semble-t-il, des miracles proprement dits... Je dois ajouter que si quelques-uns des nôtres m'ont causé tant de peines, il y en a plusieurs autres, au moins deux ou trois, qui ont offert leur vie pour moi; je ne l'ai su qu'après coup, sinon je ne l'aurais pas permis."

          1-5-3-Quelques faveurs divines

Dom Vital dut également accepter la direction de quelques âmes très avancées spirituellement. Elles furent pour lui "une consolation et un stimulant, parfois même une lumière". Mais son plus grand réconfort, Dom Vital le trouva toujours "dans la douce amitié, la suave intimité de son Bien-Aimé Petit Jésus..." Il écrit: " Sans doute afin de ménager mon temps et mes forces, Il venait presque toujours la nuit, quand j'avais déjà pris quelques heures de repos. C'était un monologue ardent, des effusions d'amour si tendres ou plutôt si violentes, qu'après cela je ne réussissais pas toujours à me rendormir. Il était visible qu'il alimentait le feu et me fournissait lui-même les affections et les paroles enflammées. C'était plein tout à la fois d'amour tendre et passionné, d'adoration profonde et d'humble soumission... Quand on a constaté par cette douce expérience combien l'on aime et qu'on est encore plus aimé, les peines se sont dissipées, on a fait provision de courage pour les épreuves à venir. C'est par là surtout que mon divin Maître a fini par me faire apprendre le Saint Abandon, non pas, hélas, sans bien des défaillances de ma part, et des déceptions pour lui... Ai-je besoin de dire après cela que je ne saurais me plaindre des épreuves qui m'ont si bien profité et qui m'ont obtenu d'entrer toujours plus profondément dans l'intimité de mon Maître adoré...

          1-5-4-Des enseignements précieux

Cette période de souffrance et de saint abandon a duré près de vingt ans... Après avoir évoqué la manière dont ces épreuves prirent fin avec sa démissison, donnée et acceptée par ses supérieurs, Dom Vital croit devoir donner quelques précisions sur les faveurs divines qu'il avait reçues. Il insiste de nouveau sur le fait qu'il n'a jamais ni vu, ni entendu son Bien-Aimé Petit Jésus; mais il a été mis en relation, surtout depuis lors, avec des âmes gratifiées de faveurs extraordinaires, une principalement. Et Dom Vital de poursuivre en affirmant que la Règle de vie pour tout chrétien se trouve dans les enseignements de la foi, les préceptes de Dieu et de l'Église, les devoirs d'état, la pratique des vertus selon les exemples et les leçons de Notre Seigneur, et pour nous religieux, la lumière et le guide par excellence, ce sont nos vœux et nos Règles, et cette obéissance aux Supérieurs... Cela suffit pour nous mener jusqu'à la perfection.

Mais c'est la fidélité à la grâce qu'il ne faut jamais perdre de vue, et ce qu'il faut chercher principalement, c'est la mort à nous-mêmes par l'obéissance, l'humilité, le support mutuel, l'oubli de soi sous toutes ses formes, afin de pouvoir grandir sans cesse dans l'amour, la confiance, l'obéissance filiale et le saint abandon. Voilà le vrai chemin de la perfection et tout le secret de la sainteté, il n'y en a pas d'autre... Les grâces d'oraison sont très désirables à cause du surcroît de lumière et de force qu'elles apportent."

Les faveurs mystiques: visions, révélations, paroles intérieures, etc... "peuvent être un précieux secours divin; elles peuvent être un grand piège de la nature et du démon; elles doivent être examinées de très près sans engouement comme sans prévention." Si elles viennent de Dieu il faut en tirer le profit auquel Dieu les destine, c'est-à-dire: "avancement dans l'obéissance et l'humilité et dans les autres vertus... autrement ce sont des grâces perdues..." Et Dom Vital d'ajouter plus loin: "À part les grâces d'oraison, Dieu m'a toujours mené par la foi obscure et je l'en bénis."

          1-5-5-Le Saint Abandon

C'est alors qu'un Père capucin, le Père René de Nantes, venu prêcher une retraite à Bricquebec, le pousse fortement à écrire sur le Saint Abandon. Dom Vital réunit les matériaux nécessaires puisés dans les écrits des grands spirituels, et l'ouvrage, Le Saint Abandon, sera publié en 1919. Dom Vital avouera que les matières les plus délicates à traiter, il les connaissait bien, les ayant vécues par expérience. Cet ouvrage considérable est un livre d'amour et de confiance.

1-6-Épreuves au sein de la communauté

En 1919 la guerre est enfin terminée; les religieux qui reviennent dans leur abbaye ont du mal à s'y réadapter. Dom Vital constate: "Il est visible à certains moments que l'Ennemi fait usage de tous les moyens pour agiter le monastère et pêcher en eau trouble..."

Maintenant Dom Vital doit affronter la plus rude de ses épreuves: le prêtre à qui il avait confié le noviciat n'exerçait pas une bonne influence. Un novice quitta la maison. Dom Vital ne réagit pas. Le Maître des novices mit alors en cause son Abbé auprès du supérieur immédiat; l'Abbé de Melleray. Le malaise dura plusieurs années. La vérité ne sera rétablie que lorsque Dom Vital fera le point en proposant sa démission qui fut refusée. Le moine fut écarté, mais le mal était fait: la communauté était divisée... L'Abbé, Dom Vital, reprit en main sa communauté, et la ferveur revint.

Mais de nouveau en 1928 "le Frère Vital perçoit un trouble profond au sein de sa communauté." N'arrivant pas à en déceler les causes, il en parle à l'Abbé général qui entame une visite en profondeur, interrogeant, sans succès, tous les religieux individuellement. Dom Vital présente de nouveau sa démission: nouveau refus. Quelques semaines plus tard, Dom Vital est affligé par le décès de l'Abbé général. Puis, un an après, ce fut le tour de son prieur. Enfin, après le chapître général de 1929, le 16 juillet, sa démission fut acceptée.

Dom Vital avait soixante douze ans, et son gouvernement avait duré trente six ans. Son successeur, Dom Louis Kervingant fut élu le 23 août suivant, venant d'une autre communauté. Deux sensibilités, deux façons différentes de concevoir la vie des trappistes auraient pu s'affronter, mais Dom Vital s'effaça de plus en plus, mettant en pratique tout ce qu'il avait écrit dans  Le Saint Abandon.

1-7-Les vingt dernières années de Frère Vital

          1-7-1-Les épreuves de la Communauté

Le 16 juillet 1926, la démission de Dom Vital ayant été acceptée, Alcime Lehodey redevenait Frère Vital. Dans son "Complément de son Autobiographie", rédigé en octobre 1943, à la demande de son Abbé, Dom Marie-Joseph, Frère Vital rapporte brièvement quelques évènements qui marquèrent douloureusement la vie des trappistes de l'Abbaye de Bricquebec, pendant les quatorze années de la "nouvelle période" de sa vie, celle "d'Abbé retraité" (de 1929 à 1943). Nous citerons les principales épreuves:

– Ce fut d'abord la mort tragique de Dom Louis, le samedi 3 juin 1933, veille de la Pentecôte. Il vint me voir avant son départ, et il s'en allait radieux dans son monastère d'origine pour y prêcher la profession solennelle d'un de ses dirigés. Sur une observation que je crus devoir lui faire, il me répondit... qu'il ne s'absentait jamais sans motif légitime.

Il semble que le Bon Dieu en jugeait autrement, car il n'y avait pas une heure qu'il était en route que l'automobile dérapa et alla se renverser  dans le fossé... Il était permis de voir dans cet accident un avertissement providentiel. Pour le rendre de toute évidence, le Bon Dieu le renouvela deux mois après et d'une manière plus tragique encore.

– Le 7 août 1933, après son élection comme nouvel Abbé de la Trappe de Bricquebec, "le R.P. Dom Raphaël Gouraud prit sa voiture pour reconduire le R.P. Dom Fabien, Abbé auxiliaire de Cîteaux, et le R.P. Dom Berchmans, Abbé de Notre-Dame-de-Port-du-Salut. Moins d'une heure après, au tournant d'un carrefour, l'automobile fut prise en écharpe par un gros camion." Dom Fabien et Dom Raphaël furent tués sur le coup. Dom Berchmans mourut quelques semaines plus tard... C'est alors que le R.P. Maur Daniel, fut désigné comme supérieur provisoire de l'Abbaye de Bricquebec pour trois ans. Afin de ménager les esprits et de maintenir le bon esprit au sein de la communauté, le rôle de Frère Vital sera de "s'effacer le plus possible, d'obéir filialement, et de prier beaucoup..." Cependant c'est lui qui fut chargé de donner aux jeunes religieux les cours de théologie. Cela dura sept ans, puis Frère Vital, épuisé, dut cesser ses cours et se consacrer uniquement à la prière et à la direction spirituelle, des religieux qui le souhaitaient et de quelques personnes de  l'extérieur, surtout par correspondance.

Après avoir achevé ses trois années de supériorat, Dom Maur fut élu Abbé. Dom Maur dut rapidement s'absenter pour visiter les maisons du Japon. C'est alors que commença pour le monastère une douloureuse période avec des tiraillements au sein de la communauté. Dom Maur fut profondément ébranlé et dut donner sa démission qui fut acceptée; on lui confia la charge de chapelain à Notre-Dame des Gardes.

La guerre éclata. Après bien des péripéties, Dom Marie-Joseph Marquis fut élu le 1er février 1940. Frère Vital écrit: "... Dans ce conflit universel qui dure encore, il avait une situation à part; comme il appartenait à une nation non belligérante, il avait toute chance de n'être pas appelé sous les drapeaux et ne l'a pas été... La charge d'un abbé est lourde en tout temps, beaucoup plus encore dans ce bouleversement universel; elle l'a été pour lui d'autant plus que les nécessités de la guerre l'ont laissé sans prieur et sans cellérier depuis son entrée en charge..." Et par ailleurs, les orages précédents avaient laissé des remous qui n'étaient pas encore complètement apaisés.

Frère Vital s'efforça autant que possible et discrètement d'apaiser les esprits... et peu à peu la paix revint dans le monastère où pourtant la vie pendant la guerre fut difficile. Lisons encore Frère Vital:

"Avec un personnel réduit (décès de 9 membres de la communauté dont 2 à la guerre, plus des départs de Pères et de Frères) il fallait pourvoir aux nombreux services du temporel et du spirituel. Tout le monde s'est dévoué... Tous les services ont été assurés... Le saint Abandon s'est répandu dans la maison d'une manière très consolante. La communauté a gardé ses jeûnes et ses abstinences; les offices ont été chantés à l'église... de jour et de nuit, quoique nous soyons en pleine zone interdite et très fréquentée par les avions..."

Et cependant une bonne partie du monastère avait été occupée par les troupes allemandes d'occupation: les cours, les dépendances, l'hôtellerie et une grande partie des cloîtres et des bâtiments claustraux. "Sans doute l'autorité allemande a réquisitionné une très large part des produits de la fromagerie... mais... la communauté put venir largement en aide aux Petites Sœurs des Pauvres de Cherbourg et à leurs vieillards... Dans cette longue série d'épreuves mélangées de quelques joies, je n'ai pas été le seul à souffrir ni à me réjouir; mais j'ai pris une part d'autant plus large aux souffrances et aux joies de la Communauté que j'ai plus d'affection pour elle et que je me suis plus dépensé pour la cultiver..."

En résumé:

Alcime Lehodey âgé de trente cinq ans était devenu Frère Vital. Il vécut trente sept ans à Bricquebec, dont trente six comme supérieur de sa communauté. Il allait maintenant commencer la dernière période de son existence. Dorénavant il se consacrera entièrement à aider les âmes en quête de Dieu, continuant ainsi sa mission de les conduire sur les voies de la sainteté.  Sur le plan personnel, il s'appliquera à vivre de plus en plus, avec son Cher Bien-Aimé Petit Jésus, sur le chemin de l'enfance spirituelle, dans le Saint Anandon.

          1-7-2-La direction des âmes et la vie spirituelle

Dom Vital entra en contact avec de nombreuses personnes dont Madeleine Blanckaert, de la région de Lille. Cette personne recevait des grâces exceptionnelles, et même le solide paysan normand qu'était Dom Vital, les pieds fortement enracinés dans la terre, fut convaincu qu'elle était vraiment conduite par le Saint-Esprit. Pour Dom Vital l'heure était venue de vérifier tout ce qu'il avait écrit, et d'intérioriser toujours plus sa vie spirituelle ainsi que ses relations avec l'Enfant Jésus.

À propos des âmes recevant –ou croyant rcevoir- des grâces mystiques, Dom Vital écrit: "Ces âmes m'intéressent vivement; malgré cela, j'appréhende plutôt d'avoir à les conduire, et par crainte de me tromper, et de peur de ne pas assez les aider à faire tout le bien que Notre Seigneur en attend. Je les examine avec le plus grand soin. Je les éprouve assurément, pour voir de quel esprit elles sont. Mais je n'ai jamais pu me résoudre à les humilier à outrance, ni à les traiter durement; il m'a toujours semblé que le bon Dieu se charge de leur envoyer largement l'épreuve; il y suffit et il n'y manque pas; elles ont plutôt besoin, selon moi, d'être réconfortées dans leurs souffrances, qui sont loin d'être petites."

Dom Vital, directeur d'âmes avancées, n'hésite pas à écrire: Le Seigneur "me les a confiées, afin qu’en les exhortant je m’exhorte moi-même, que je leur montre les voies de la perfection et que je m’efforce d’être le premier à marcher par ce chemin. Il a voulu me montrer aussi par là combien sont variées les voies par où il mène les âmes à la sainteté… S’il n’y en a pas deux qu’il traite absolument de la même manière, il m’a fait constater qu’il demande à toutes de ne chercher que Lui seul et sa sainte volonté… Quelques variées que soient les voies par où il mène les âmes qui lui sont spécialement chères, jamais il ne les établit sur le Thabor en permanence, toujours il leur fait suivre sa voie douloureuse… On ne devient saint qu’à la condition d’être de bons crucifiés."

Peu après sa démission Dom Vital fut chargé d’une personne  qui marchait par des voies extraordinaires, afin de la soumettre à un examen sérieux. Après l’avoir longuement interrogée, il put la rassurer et la suivit pendant cinq ans, persuadé qu’elle était conduite par l’Esprit-Saint. "Le Seigneur l’attire à Lui par d’insignes faveurs, mais il ne manque pas de la rabaisser, de l’anéantir par des épreuves multiples et très rudes…" À plusieurs reprises Frère Vital constata, de ses yeux, qu’elle était saisie par l’action d’un être supérieur qu’il ne percevait pas lui-même. En présence de Frère Vital elle contempla plusieurs fois Notre-Seigneur Enfant, vers l’âge de quatre ou cinq ans…

Jésus Enfant parlait à cette âme de Frère Vital et de choses qu’elle devait lui faire connaître. Par son intermédiaire, Frère Vital put ainsi converser avec son Bien-Aimé Enfant Jésus… Frère Vital écrit: "Ce fut pour moi comme une révélation nouvelle de la bonté de son Cœur, de son humilité, de sa tendresse et de sa simplicité ; j’en suis encore ému quand j’y pense, et j’y pense souvent… Je lui ai donné mon cœur, et par mon cœur, ma volonté… Ah! que j’aime infiniment mieux être jugé par lui que par les hommes, fussent-il mes meilleurs amis!..." 

Frère Vital apprit ainsi que c’était Lui, Jésus, qui avait voulu sa démission afin "qu’il fût tout à lui seul pour l’aider à répandre le Saint abandon qu’il appela ’sa grande lumière’". Par cette voie, Frère Vital apprit que les âmes qui auront vécu le Saint Abandon, "il ne les jugera pas, il viendra les prendre et les emmener avec Lui, chez Lui. Quand on aime jusqu’à à ce point, on ne sera point jugé…" À l’aide de plusieurs symboles, Jésus Enfant lui fit comprendre que les occasions de pratiquer le Saint Abandon ne lui manqueraient point.

Le 21 novembre 1932, Jésus lui notifia, "par la même voie, qu'il se cherchait dans le clergé, des âmes qui veuillent bien souffrir pour sa cause (je crois savoir par ailleurs, qu'il en cherche dans le cloître et dans le monde) et il me fit demander si je voulais bien souffrir pour le rachat d'âmes sacerdotales et religieuses, ce serait pour moi la consommation du sacrifice..." Avec l'agrément de son supérieur, Dom Louis, Frère Vital accepta sans hésitation. 

Le 21 novembre 1932, fête de la Présentation de la Vierge Marie, il s'offrit tout entier pour la sanctification des prêtres et des consacrés. Son offrande fut reçue par le Seigneur, et les épreuves allèrent se succéder:

            – grande aridité dans la prière,

– disparition des grâces d'oraison et de contemplation: "Pendant près de dix mois mon Petit Jésus se cacha totalement."

– des souffrances physiques,

– et, enfin, les innombrables tempêtes qui allaient secouer le monastère, et dont nous avons déjà parlé ci-dessus: mort tragique[5] de l'abbé, Dom Louis, le 3 juin 1933; le 7 août 1933, le Père Raphaël moine de Bricquebec est élu Abbé, mais l'après midi, accompagné des deux Abbés de Port-du-Salut et l'Abbé auxiliaire de Citeaux, il se rend à Coutances pour se présenter à l'évêque. Un poids lourd prend leur voiture en écharpe; bilan: l'Abbé de Citeaux est mort sur le coup, Dom Raphaël mourra le lendemain; l'Abbé de Port-du-salut mourra quelques semaines plus tard...

Dom Vital fut le roc sur lequel beaucoup de moines s'accrochèrent. C'est alors que sa doctrine sur le Saint Abandon put être vécue à plein. Le Père Maur, de l'abbaye de Timadeuc fut nommé supérieur provisoire de Bricquebec. En 1936, le Père Maur, élu abbé, partit immédiatement visiter les communautés du Japon, avec plusieurs religieux de Bricquebec... Et dans le monastère, les troubles reprenaient...

En 1939, Dom Maur, épuisé, présente sa démission; compte tenu des circonstances, la nouvelle élection ne pourra avoir lieu que le 1er février 1940. Le prieur, le Père Marie-Joseph est finalement élu le 12 mars 1940. Frère Vital se réjouit car c'était un grand ami: il l'avait reçu au noviciat et à sa première profession. Entre temps, les jeunes religieux avaient été mobilisés: deux furent tués, et dix autres faits prisonniers. Mais au sein du monastère, l'ennemi des âmes veillait toujours: une nouvelle et violente tempête séleva. La débacle de mai-juin 1940 mit fin aux remous dévastateurs et apaisa enfin les esprits.

Dom Marie-Joseph évacua les vieillards et les malades de la communauté à l'Abbaye de Melleray, là où Frère Vital avait "rencontré" pour la première fois le Petit Enfant Jésus: retour aux sources de Frère Vital qui allait avoir 83 ans... La situation se stabilisant, les moines rentrèrent  à Bricquebec et trouvèrent l'abbaye occupée par les troupes allemandes.

          1-7-3-La grande épreuve

13 mars 1943: le Frère Vital perdit ses deux jambes: il s'écroula dans le cloître... L'infirmité fut lourde et les humiliations grandes. Frère Vital ne pouvait plus se déplacer qu'en fauteuil à roulettes, mais il vivait de plus en plus l'union avec son cher petit Enfant Jésus, dans le saint Abandon. Il égrènait en permanence les actes d'amour. Il ne pouvait célébrer la messe qu'assis et souvent au prix de rudes fatigues. Le 17 décembre 1947, Frère Vital fêta ses 90 ans. Quelques mois plus tard, Vendredi-Saint 1948 il prit froid et souffrit d'une bronchite. Il célébra sa dernière messe le 2 avril 1948 et mourut le 6 mai 1948, pendant la messe conventuelle, le jour de la solennité de l'Ascension.

À propos de ses maladies, Dom Vital écrit: "Une de mes grosses épreuves a été la maladie avec toutes ses suites. Jusque-là, j'avais une robuste santé. Je l'ai perdue par suite d'un surmenage excessif où je n'ai pas su garder la juste mesure... J'avais à gouverner Nptre-Dame de Grâce et nos deux monastères au Japon. Il fallut bien nous créer un refuge à Martin[6], puis accepter, à la prière de notre Révérentissime Abbé Général, de m'occuper du refuge de nos sœurs de Notre-Dame-des-Gardes à Maruhull, à cause de la proximité..."


[1] Mais la petite sœur de deux ans mourut quelques mois après la mort du papa.
[2] Pour information, c'est en janvier 1871 qu'eurent lieu les apparitions de Pontmain.
[3] Il convient de noter que Frère Vital n'a pas encore prononcé ses vœux perpétuels.
[4] Dom Vital connut la nature de son mal, mais ne l'écrivit pas.
[5] Dans un accident d'automobile.
[6] En Angleterre, car les menaces d'expulser de France tous les monastères se faisaient de plus en plus précises.

   

pour toute suggestion ou demande d'informations