1. Notre cher Malachie naquit en Irlande, au sein d'un peuple barbare,
y fut élevé et y fit ses études. Il ne se ressentit
pas plus de la barbarie de son pays natal que les poissons de la mer ne
se ressentent du sel de ses eaux. Aussi comme il semble doux de voir sortir
d'une population si grossière et si rude un concitoyen des saints,
un familier de Dieu, si plein d'urbanité! Il n'y a que celui qui
sait faire couler le miel du flanc des rochers et le lait de la pierre
la plus dure qui ait pu produire cette merveille. Ses parents étaient
distingués par leur rang et par leur puissance, et étaient
alliés aux plus grandes familles du pays, Sa mère surtout,
aussi remarquable par le cœur que noble par le sang, s'occupa dès
les premières années de son fils, à lui enseigner
la science de la vie qu'elle menait elle-même, et qu'elle estimait
beaucoup plus que la vaine science de la littérature mondaine. D'ailleurs
Malachie ne montrait pas moins d'aptitude pour l'une que pour l'autre.
Il apprenait donc les belles-lettres au collège, et la crainte du
Seigneur à la maison paternelle, et ses progrès journaliers
dans cette double étude ne faisaient pas moins d'honneur à
ses maîtres qu'à sa mère. Naturellement doué
d'un très-bon esprit, il se montra dès l'enfance, d'une grande
docilité, d'une amabilité parfaite et d'une grâce surprenante
en toutes choses et envers tout le monde. Au lieu de lait c'étaient
les eaux de la licence du salut qu'il suçait au sein maternel, aussi
le vit-on croître tous les jours en prudence. Est-ce en prudence
ou en sainteté qu'il faudrait dire? Si je disais qu'il croissait
en l'une et en l'autre, il n'y aurait pas lieu à me reprendre, car
je ne dirais rien que de vrai. On remarquait en lui les mœurs d'un vieillard
unies aux tendres années de l'enfance, car il n'avait aucune des
imperfections naturelles à cet âge. Comme tout le monde en
était frappé d'étonnement et presque de respect, lui,
de son côté, bien loin de s'en montrer plein de suffisance
comme cela n'arrive que trop souvent, n'en était que plus humble,
plus doux et plus prompt à obéir. L'autorité de ses
maîtres ne lui pesait point et il se soumit sans peine à la
discipline; il aimait l'étude et ne montrait point pour le jeu,
ce goût et cette ardeur qui distinguent l'enfance. Il fit tant de
progrès dans l'étude des belles-lettres que comportait son
âge, qu'il ne tarda pas à surpasser tous les autres enfants.
Il devint même bientôt supérieur à ses maîtres
dans la science des bonnes mœurs et dans la pratique des vertus, grâce
sans doute aux soins de sa mère, mais plus encore par l'effet de
la grâce. C'est elle, en effet, qui lui donnait cette ardeur et ce
zèle pour les choses de Dieu et cet amour pour la retraite, pour
les veilles, pour la méditation de la loi divine, pour le jeûne
même et pour la prière fréquente. Comme il ne pouvait,
à cause de ses études, et, quelquefois aussi, comme il n'osait
aller aussi souvent qu'il l'eût désiré à l'Église,
il savait, partout où il se trouvait, lever des mains pures vers
le ciel, lorsqu'il pouvait le faire sans être vu de personne; car
dès l'enfance il évita, avec une attention toute particulière,
les tentations de la vaine gloire, qu'il regardait comme la peste de toutes
les vertus.
2. Il y a, près de la ville où il fit ses études,
un bourg où son maître avait l'habitude d'aller souvent sans
autres compagnons que lui; pendant la route il lui arrivait fréquemment,
ainsi que plus tard il le racontait lui-même, de retarder un peu
le pas; et, lorsque son maître l'avait dépassé et qu'il
ne pouvait voir ce qu'il faisait, il levait les mains au ciel, où
en même temps il décochait à la dérobée
une oraison jaculatoire, puis revenait ensuite à côté
de son maître, comme si de rien n'était. Voilà comment
ce pieux enfant aimait à tromper bien souvent, l’œil de son maître.
Mais je ne puis m'arrêter à décrire tout ce qui, dès
l'enfance, montrait déjà sous les plus belles couleurs l'excellence
de son caractère. J'ai hâte d'en venir au récit de
choses beaucoup plus utiles; je ne veux pourtant point aller plus loin
sans rapporter un trait qui, à mon sens, dénotait en lui
un enfant de grande et bonne espérance. En effet, se sentant un
jour attiré par la réputation dont jouissait un certain maître
très-versé dans la connaissance des belles lettres, comme
on les appelle, il alla le trouver pour profiter de ses leçons;
car dès la plus tendre jeunesse il se sentit un goût très-vif
pour les lettres. Mais en entrant chez lui, il le vit jouer avec une alêne
et tracer sur la muraille., je ne sais comment, quelques traits rapides.
Le caractère sérieux de l'enfant se sentit offusqué
à la vue d'un exercice qui, pour lui, sentait la légèreté
; il se retira et ne revint plus le voir dans la suite. Voilà comment
cet amant de la vertu n'hésita point à sacrifier à
son amour pour la décence, le goût bien prononcé pourtant
qu'il avait pour les belles lettres. C'est ainsi que dés l'enfance
il préluda aux combats qui l'attendaient dans un âge plus
avancé, et que déjà il provoquait l'ennemi du salut.
Telle fut l'enfance de Malachie; sa jeunesse s'écoula dans la même
simplicité et dans la même pureté de mœurs, aussi grandissait-il
à la fois en sagesse et en grâce devant Dieu et devant les
hommes.
3. Dès lors, c'est-à-dire dès les premières
années de son adolescence, il fut aisé de voir ce qu'il serait
une fois devenu homme et on commença à voir que la grâce
de Dieu n'était pas stérile en lui. En effet, cet intelligent
jeune homme voyant que le monde tout entier était adonné
au mal et sentant surtout quel esprit il avait reçu d'en haut, se
disait à lui-même: « Ce n'est point là l'esprit
du monde; qu'y a-t-il de commun entre celui-ci et celui que j'ai reçu?
Il n'y a pas plus de sympathie entre l'un et l'autre qu'il n'y en a entre
la lumière et les ténèbres. Celui que j'ai reçu,
c'est de Dieu que je le tiens, et je sais tout ce qui m'a été
donné dans cet esprit-là; car c'est à lui que je suis
redevable de la vie innocente que je mène, de la continence qui
m'honore, de la faim que j'éprouve pour la justice, et, ce qui vaut
mieux que tout cela encore, parce que c'est beaucoup moins apparent, de
la gloire qui consiste dans le témoignage de ma propre conscience.
Aucun de ces avantages n'est sût pour moi sous l'empire du prince
de ce monde; d'ailleurs tous ces trésors je ne les porte que dans
un vase fragile, et je dois appréhender qu'on ne le heurte, et que,
venant à se briser, il ne laisse échapper l'huile de la joie
sainte qu'il renferme pour moi. C'est qu'il est, en effet, bien difficile
de ne point le heurter à quelque pierre ou à quelque rocher,
dans la voie tortueuse et raboteuse de la vie. Faut-il donc que je perde,
en un instant, toutes les douces bénédictions dont j'ai été
prévenu dès le principe ? J'aime bien mieux les remettre,
et moi avec elles, entre les mains de Celui de qui je les ai reçues,
d'autant plus que je ne lui appartiens pas moins qu'elles ne lui appartiennent.
Je préfère perdre ma vie pour un temps, afin de ne point
la perdre pour l'éternité. Or, en quelles mains, sinon dans
celles de mon Créateur, serais-je moi-même, avec tout ce qui
est à moi, en plus grande sûreté? En est-il plus que
lui, de vigilant pour garder, de puissant pour conserver et de fidèle
pour rendre le dépôt qui lui est confié? Il le conservera
en complète sûreté, et le rendra quand il en sera temps.
Aussi me donné-je à lui pour me consacrer sans retour à
son service avec tout ce qui me vient de lui ; ceux de ses dons que j'emploierai
en œuvres de piété ne seront point perdus pour moi, et peut-être
même serai je en droit d'en espérer d'autres encore; car,
s'il donne gratuitement, il rend aussi avec usure. C'est ainsi qu'il agit;
aussi agrandira-t-il et multipliera-t-il la vertu dans mon âme.»
Telles étaient ses pensées et telle fut sa conduite, car
il n'ignorait pas que les pensées de l'homme quand elles sont sans
les œuvres, sont vaines. |