70. Quand il est arrivé chez nous du fond de l'Occident, nous
l'avons reçu comme le vrai Soleil levant, venu du haut du ciel pour
nous visiter. De quels flots de lumière ce radieux soleil n'a-t-il
pas inondé notre cher Clairvaux! Quel jour de fête pour nous
que celui de son arrivée parmi nous ! Ce fut un jour de bonheur
que le Seigneur fit luire pour nous, aussi fut-il rempli de joie et d'allégresse.
Tout faible et tout chancelant que j'étais, comme je me suis précipité
avec ardeur et transport au devant de lui! comme je me suis jeté
avec bonheur dans ses bras ! et comme j'étais heureux d'étreindre
dans les miens cet homme que le ciel m'envoyait comme une grâce.
Comme j'avais le visage et le cœur gai, ô mon Père, quand
je vous fis entrer dans la demeure de ma mère et dans la chambre
de celle qui m'a donné le jour ! Quelles bonnes heures j'ai passées
avec vous, mais qu'elles se sont vite écoulées! Mais lui,
quel était-il en arrivant à nous? Notre saint voyageur montrait
à chacun un visage gai et affable, il était pour tous d'une
amabilité incroyable. Quel hôte bon et aimable c'était
pour nous qu'il venait visiter du bout du monde, non point pour voir chez
nous, mais pour nous montrer en lui un autre Salomon ! Enfin, nous avons
entendu ses sages paroles, nous avons joui de sa présence et nous
l'avons gardé au milieu de nous. Quatre ou cinq jours à peine
s'étaient écoulés depuis le commencement de notre
bonheur, que, le jour de la fête de saint Luc, évangéliste,
après avoir célébré la messe avec sa piété
et sa sainteté habituelles, il fut pris de la fièvre et se
mit au lit. Nous étions tous aussi malades que lui, A notre bonheur
succédait l'inquiétude; pourtant nos craintes n'étaient
point encore extrêmes, parce que de temps en temps la fièvre
semblait baisser. Il fallait voir l'empressement de tous mes frères,
soit à donner soit à recevoir. C'était pour eux un
bonheur de Je voir, mais c'en était un bien plus grand encore de
lui rendre quelques services; l'un et l'autre étaient doux et salutaires.
C'étaient pour chacun de nous un acte d'humanité et en même
temps un véritable profit, à cause de la grâce que
tous nous recevions en échange. Tout le monde était empressé
à le servir, plein d'ardeur à préparer ce qui était
nécessaire, à aller chercher les médicaments, à
tenir prêtes les potions calmantes et à le presser de les
prendre. Mais lui disait: «Tout ce que vous faites-là est
inutile, néanmoins pour vous être agréable je veux
bien me prêter à faire tout ce que vous exigez de moi.»
Il savait bien que sa fin approchait,
71. Comme les religieux qui étaient auprès de lui, le
pressaient de prendre ce qu'ils lui offraient, et disaient avec un peu
plus d'espoir dans l'âme, qu'il ne fallait point désespérer
de la vie et que rien en lui n'annonçait une mort prochaine, il
leur répondit: « Il faut que Malachie quitte ce corps cette
année même, et, continua-t-il, le jour que j'ai toujours désiré,
comme vous le savez, être celui de ma mort, approche. Je sais bien
en qui j'ai placé mes espérances et je suis sûr de
ne point être frustré dans mon attente, puisque déjà
la moitié de mes vœux est accomplie, Celui qui m'a fait la grâce
de m'amener ici comme je le désirais, ne peut me refuser de m'y
faire trouver la fin que j'ai toujours souhaitée. Pour ce qui est
de ce misérable corps, c'est ici qu'il doit reposer; quant à
mon âme, Dieu, qui sauve ceux qui mettent leur espérance en
lui, saura pourvoir à son sort. J'espère beaucoup dans le
jour où on fait tant de prières pour les morts. » Or,
le jour dont il parlait n'était plus éloigné. Cependant
il demande qu'on lui fasse les onctions saintes. Tout le couvent allait
se mettre en marche pour lui porter l'Extrême-onction avec solennité,
mais lui ne voulut pas permettre qu'on montât jusqu'à sa cellule,
(il habitait sur la terrasse qui règne au haut de la maison,) et
il descendit à la communauté. Il reçut l'onction sainte
et le Viatique au milieu des religieux qui priaient pour lui et après
les avoir tous recommandés à Dieu, il regagna sa chambre.
Il en était descendu sans être porté, il y remonta
de même, tout en disant que la mort était à sa porte.
Qui aurait jamais pu croire que cet homme allait mourir ? Dieu et lui seul
le savaient. Il n'était point plus pâle qu'à l'ordinaire,
et ne semblait pas plus affaibli. Son front n'était point ridé
ni ses yeux creusés, ni ses narines contractées, ni ses lèvres
serrées, ni ses dents arides, ni son cou amaigri et tiré,
ni ses épaules courbées, ni sa chair mourante dans aucun
de ses membres. Son corps même avait cette grâce, et son visage
cette fraîcheur, que la mort même a respectées. Tel
il fut durant sa vie, tel il paraissait après; on l'aurait cru plutôt
vivant que mort.
72. Jusqu'à ce moment, nous n'avons eu qu'à laisser courir
notre plume; mais arrivé là, elle s'arrête parce que
Malachie a terminé sa course. Il est là inanimé et
nous le sommes avec lui. D'ailleurs qui est-ce qui court volontiers au-devant
de la mort? Mais surtout quel homme est digne de raconter la tienne ô
mon Père? Qui est-ce qui voudrait en annoncer la nouvelle? Mais
comme nous l'avons aimé dans la vie, nous ne nous séparerons
point de lui à la mort. Non, mes Frères, ne laissons pas
seul à sa mort celui que nous avons suivi pas à pas dans
la vie. Il est venu du fond de l'Ecosse jusqu'ici au-devant de la mort,
allons nous aussi et mourons avec lui. Il faut raconter et dépeindre
ici le spectacle que nous avons été obligés de voir
de nos yeux. La grande tête de tous les saints était arrivée;
mais, comme dit un vieux proverbe : «Un discours à contre
temps est comme de la musique dans un deuil (Eccl,. XXII, 6), »
Nous allons donc au chœur, nous chantons malgré nous, nous mêlons
nos larmes à nos chants et nos chants à nos larmes; Malachie
ne chantait pas, mais du moins il ne pleurait pas non plus. Pourquoi aurait-il
versé des larmes puisqu'il s'approchait de la joie éternelle? C'est
à nous qui restons, que reste le deuil; Malachie seul était
dans un jour de fête, Car ce qu'il ne pouvait faire de corps il le
faisait en esprit, selon ce qui est écrit : « C'est la pensée
de l'homme qui sera tout occupée à confesser votre gloire,
et le souvenir seul de cette pensée sera Même pour lui comme
un jour de fête (Ps., LXXV, 10). » L'instrument de son corps
se brisait, l'organe de la voix faisait silence en lui, et refusait son
service, il ne lui restait donc plus que sa pensée pour célébrer
la solennité présente. Et pourquoi ce saint homme qui se
trouvait sur le chemin de la grande fête des saints, ne l'aurait-il
pas célébrée avec joie? Il leur paie un tribut qui
lui sera bientôt payé à lui-même : car un peu
de temps encore à attendre et il sera un des leurs.
73. Vers le crépuscule du soir, quand déjà toute
la solennité du jour était finie pour nous, Malachie s'approchait
non pas du crépuscule, mais de l'aurore de la vie. Ne doit-on pas,
en effet, appeler aurore le jour qui va poindre et succéder à
la nuit? La fièvre augmentait, une sueur abondante se répandit
sur tous ses membres, afin qu'il eût comme passé à
travers l'eau et le feu, quand il entrerait dans le lieu du rafraîchissement.
Dès lors on commence à désespérer de le sauver;
chacun reconnaît qu'il avait mal jugé de l'état du
malade et ne doute plus que Malachie n'ait dit vrai au sujet de sa mort.
On nous appelle, nous accourons en toute hâte, et lui, levant les
yeux sur les assistants, s'exprime en ces termes : « J'ai vivement
désiré manger cette pâque avec vous : grâce à
la bonté de Dieu, je ne serai point trompé dans mes désirs.
» Voyez-vous cet homme plein de sécurité au sein même
de la mort et déjà sûr de la vie éternelle avant
même d'avoir quitté celle-ci? Mais il ne faut pas s'étonner
qu'il en soit ainsi. En voyant venir la nuit qu'il avait appelée
de tous ses vœux, et, derrière ses ombres, déjà le
jour poindre à ses yeux, il semble triompher d'elle, insulter à
ses ténèbres et s'écrier en quelque sorte: «
Je ne dirai plus maintenant : Peut-être les ténèbres
de la nuit vont-elles triompher de moi, car cette nuit est pleine de délicieuses
clartés pour moi. » Puis, nous consolant avec bonté,
il nous dit: «Ayez soin de moi et moi, si Dieu m'en fait la grâce,
je me souviendrai de vous : Or il me la fera certainement, car j'ai toujours
eu foi en Lui et tout est possible à celui qui a la foi. J'ai aimé
Dieu et je vous ai aimés or la charité ne peut périr.
» Puis levant les yeux au ciel, il continue : «Seigneur Dieu,
conservez-les, en votre nom, non-seulement eux, mais encore tous qui se
sont à ma voix et par mon ministère consacrés à
votre service. » Alors imposant les mains sur chacun de nous, il
nous bénit tous et nous ordonne d'aller prendre quelque repos, parce
que son heure à lui n'était pas encore venue.
74. Nous y allons en effet, et nous revenons auprès de lui vers
le milieu de la nuit ; car c'est l'heure où on nous a dit que la
lumière a lui au milieu des ténèbres. La chambre était
remplie de monde; toute la communauté était présente,
sans compter beaucoup d'abbés qui étaient venus se joindre
à nous. Pendant qu'il retournait dans la patrie, nous lui faisions
cortège en chantant des psaumes, des hymnes et des cantiques spirituels.
Malachie évêque et légat du saint Siège,
était dans sa cinquante-quatrième année quand il nous
fut enlevé par les anges au jour et à l'endroit qu'il avait
choisis et prédits, et s'endormit dans le Seigneur. On peut bien
dire en effet qu'il s'endormit, car le calme et la paix que respirait son
visage, étaient la preuve du calme et de la paix de sa mort. Tout
le monde avait les yeux fixés sur lui, et nul ne put remarquer à
quel moment il rendit le dernier soupir. Il était déjà
mort qu'on le croyait encore en vie, et il respirait encore que déjà
on croyait qu'il n'était plus, tant le passage de l'un à
l'autre état fut insensible. C'était toujours la même
vie dans la physionomie et la même sérénité
sur le visage que s'il eût été endormi; on aurait dit
que la mort, au lieu d'y porter atteinte, les avait plutôt augmentées.
Mais s'il n'était pas changé, nous l'étions nous,
car en un instant, comme par une sorte d'enchantement, les larmes et les
gémissements cessèrent parmi nous, la douleur fit place à
la joie et les chants d'allégresse aux lamentations. Cependant on
l'enlève de sa couche, pendant que nos voix montent au ciel; des
abbés le chargent sur leurs épaules et le portent à
la chapelle, La foi et l'amour éclatent en cette circonstance et
les choses prennent naturellement le tour qu'elles devaient avoir; tout
se passe selon l'ordre et la raison.
75. En effet, quelle raison pouvait-on avoir de pleurer plus longtemps
Malachie, comme si sa mort n'avait point été une mort précieuse,
et plutôt un sommeil qu'une mort, le port même de la mort et
la porte de la vie? Malachie, notre ami, dort seulement et moi je verserais
des larmes? Elles ne se justifieraient que par l'usage, non point par la
raison. Si Dieu a donné à son serviteur bien-aimé
un sommeil, mais un sommeil pendant lequel il se verra naître des
enfants qui seront l'héritage du Seigneur et trouvera sa récompense
dans le fruit de ses entrailles (Ps., CXXVII, 6), qu'y a-t-il là
qui sollicite nos pleurs. Pourquoi pleurerai-je sur celui qui est enfin
sorti de la vallée de larmes ? Il est au comble du bonheur, il triomphe,
il entre dans la joie de son Seigneur, et moi je verserais sur lui des
larmes? J'envie son bonheur, mais je ne le lui envie pas.
Cependant on prépare les funérailles ; on offre le saint
sacrifice pour lui; enfin on accomplit tout ce qu'on a la coutume de pratiquer
en pareil cas, avec la plus grande dévotion. A l'écart se
tenait un enfant ayant un bras paralysé, qui lui nuisait beaucoup
plus qu'il ne lui était utile. Quand je m'en aperçus, je
lui fis` signe de s'approcher, et lui prenant sa main paralysée,
je la plaçai sur celle du saint évêque qui lui rendit
la vie. Ainsi le don des miracles survivait dans ce mort, et la main d'un
mort fut pour cette main morte elle-même, ce que les ossements d'Elisée
avaient été pour le corps d'un mort (IV Reg., XIII, 12).
Cet enfant était venu de bien loin avec sa main morte et pendante,
mais il la remporta saine et guérie quand il retourna dans son pays.
Lorsque toutes les cérémonies d'usage furent terminées,
on confia à la terre le corps de Malachie dans la chapelle même
de Marie la sainte mère de Dieu, où il aimait à venir
prier, l'an de l'incarnation de Notre Seigneur onze cent quarante-huit,
le troisième jour de novembre. Mais ce dépôt que vous
nous avez confié, ô bon Jésus, vous appartient, ce
trésor enfoui chez nous est bien votre trésor. Nous le conservons
pour vous le rendre le jour où vous le réclamerez, je vous
demande seulement qu'il ne quitte jamais ses hôtes et que nous ne
cessions point d'avoir pour chef celui que nous avons eu pour commensal,
en attendant que nous régnions tous ensemble lui et nous, avec vous
dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Source:
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/ |