Quatrième Béatitude [1]

          Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés.

l.      Si l'on en croit ceux qui sont experts en médecine, les personnes qui souffrent de l'estomac et manquent d'appétit ont toujours l'impression d'être rassasiées et repues, à cause des humeurs et des sécrétions mauvaises qui remontent dans leur estomac. Elles n'ont que dégoût pour la nourriture indispensable ; leur appétit a disparu, par suite d'une satiété trompeuse.

Si le médecin trouve un remède efficace et fait boire une potion salutaire, l'estomac se débarrasse des humeurs, l'organisme n'étant plus perturbé retrouve le goût de la nourriture indispensable. C'est un signe de santé que de se mettre à table non par nécessité mais avec appétit et plaisir.

Pourquoi cet exorde ? En progressant méthodiquement, le Verbe qui nous conduit par la main vers les degrés supérieurs de l'échelle des béatitudes, « en disposant en nos cœurs des ascensions merveilleuses » selon le mot du prophète (Ps. 83, 6), nous a fait parcourir des chemins escarpés et nous indique à présent la quatrième voie : « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés ».

Faim du corps, faim de l'âme

Je crois qu'il est bon, l'âme une fois libérée de la saturation et de la satiété, de développer en nous le bienheureux désir d'une telle nourriture, d'un tel breuvage. L'homme n'est pas résistant sans qu'une alimentation suffisante soutienne ses forces, sans se nourrir, sans appétit. Puisque la force est un bien, qu'on la conserve en se rassasiant normalement, qu'on obtient la satiété en mangeant, et qu'on mange par faim, l'appétit est une excellente chose, il est source et générateur de la force qui est en nous.

Pour la nourriture tout le monde n'a pas les mêmes goûts ; l'appétit change selon les mets. L'un aime les friandises, un autre les mets très assaisonnés, un autre apprécie le salé, un autre ce qui est très relevé. Ces goûts divers ne correspondent pas toujours à ce que demande la santé. Quelqu'un peut entretenir une prédisposition à une maladie par son alimentation. (S'il prend ce qui lui convient, il se maintient en santé, son alimentation lui assurant une bonne forme.)

Il en est de même de la nourriture de l'âme : tous n'ont pas les mêmes aspirations. Les uns convoitent la gloire, la richesse ou quelque vanité du monde, d'autres s'adonnent aux plaisirs de la table, d'autres entretiennent de la haine et s'en nourrissent comme d'une nourriture pernicieuse ; il en est qui aspirent à ce qui convient à la nature. Or ce qui est bien selon la nature l'est toujours et pour tous, l'est non pour une cause étrangère mais en soi, toujours semblable à soi-même, nulle satiété ne peut l'affaiblir. Voilà pourquoi on appelle bienheureux non simplement ceux qui sont affamés mais ceux qui désirent la véritable justice.

Qu'est-ce que la justice ?

2.     Quelle est donc cette justice ? C'est ce qu'il faut définir, je crois, pour que la révélation lumineuse de sa beauté éveille en nous le désir de la splendeur découverte. Il n'est pas possible de désirer ce que l'on ne connaît pas ; notre nature se montre indolente et inerte à l'endroit de ce qu'elle ignore, à moins de s'en faire une idée pour en avoir entendu parler ou pour l'avoir entrevu.

Un certain nombre de ceux qui ont étudié ces questions disent que la justice consiste en une répartition équitable, selon les mérites de chacun [2]. Ainsi, si quelqu'un est chargé de distribuer de l'argent, il est dit juste s'il cherche l'équité et proportionne le don aux besoins des bénéficiaires. De même un juge, qui rend sa sentence, sans favoritisme ni haine, mais tient compte de l'état des faits, châtie ceux qui le méritent, acquitte les innocents, et en toute contestation rend un jugement équitable, celui-là est dit juste.

De même pour celui qui fixe les impôts de ses administrés : s'il impose la contribution selon les ressources. Le chef de famille, le magistrat d'une ville, le roi d'un pays, qui exerce son autorité comme il le doit, à l'endroit de ses administrés, sans se laisser entraîner par des comportements abusifs, en exploitant de sa situation, s'il juge avec droiture ce qui lui est soumis et ne déçoit pas ceux qui dépendent de lui : tout cela constitue la justice aux yeux des hommes ; c'est ainsi qu'ils conçoivent un juste.

Pour moi, si j'élève mes yeux jusqu'aux hauteurs de la loi divine, je pense que la justice a un sens plus large que ce qui vient d'être dit. Si la parole du salut est destinée à tout homme, si tous n'occupent pas les situations énumérées plus haut — il n'arrive qu'à un petit nombre d'être roi, magistrat, juge, de disposer de richesses ou d'être à la tête d'une administration, alors que la masse des gens se range parmi les sujets et les administrés — comment accepter que la vraie justice ne soit pas fixée par la nature, la même pour tous ? Car si le but de la justice est l'égalité, il n'est pas possible de considérer comme normative la définition donnée de la justice, immédiatement démentie par l'inégalité qui règne partout.

La justice évangélique

Quelle est donc la justice qui concerne tous les hommes ? C'est celle que tout homme peut désirer, quand il tourne ses regards vers la table de l'évangile : riche ou pauvre, serviteur ou maître, noble ou esclave, aucune situation n'accroît ni ne diminue la vraie justice. Si on ne la trouvait que chez les riches et les puissants, comment serait juste un Lazare (cf. Luc 16, 19-31), couché à l'entrée de la maison du riche, lui qui ne possède rien de ce qui donne accès à pareille justice [3], ni le pouvoir ni la richesse ni une maison ni une table ni aucune des ressources matérielles qui permettent d'exercer cette justice.

Si le pouvoir, la distribution ou l'administration des biens permettaient seuls d'exercer la justice, celui qui ne posséderait rien de tout cela en serait exclu. Pourquoi donc est-il jugé digne d'être délivré de ses maux celui qui n'a rien eu de ce qui caractérise la justice selon l'opinion commune ?

Il nous faut chercher quelle est la justice dont l'appétence est apaisée par la promesse : « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés ».

3.     Divers et variés sont les objets qui s'offrent à nous et exercent une attraction sur notre nature. Il nous faut beaucoup de discernement pour distinguer les aliments qui sont utiles de ceux qui nous sont nocifs, et éviter de prendre comme nourriture pour notre âme ce qui lui apporte mort et ruine, au lieu de la vie.

La faim de Jésus

Nous pourrons peut-être éclairer le sens de cette béatitude à l'aide d'un autre passage de l'évangile. Celui qui a partagé toute notre condition, à l'exception du péché, qui a éprouvé tout ce que nous éprouvons, n'a pas jugé qu'avoir faim était une faute ; il n'a pas hésité à en faire lui-même l'expérience, il a accepté de connaître les besoins naturels comme celui de la nourriture.

Après avoir jeûné quarante jours, en effet, il eut faim (Mat. 4, 2). Il a donné à sa nature humaine, quand il l'a voulu, l'occasion de s'exprimer. Mais le Tentateur, en le voyant endurer la faim, lui conseilla de la satisfaire avec des pierres, c'est-à-dire de détourner son désir naturel vers ce qui est contre nature. « Ordonne, dit-il, que ces pierres deviennent des pains ». (Mat. 4, 3) Peut-on faire un reproche à la culture des champs ? Pourquoi dédaigner la semence au point de refuser la nourriture qu'elle produit ? Pourquoi condamner la sagesse du Créateur, comme si elle n'avait pas pourvu convenablement à la nourriture des hommes ? Si une pierre s'avère désormais plus propre à nourrir, la sagesse de Dieu s'est trompée dans ce qu'elle avait organisé pour conserver la vie humaine. « Ordonne que ces pierres deviennent des pains », le Tentateur le dit et le redit à ceux qui écoutent leurs convoitises, et le disant, il convainc ceux qui cherchent leur nourriture dans les pierres. Quand l'appétit dépasse les besoins, qu'est-il, sinon séduction du diable, qui rejette la nourriture produite par la terre pour désirer ce qui n'est pas de la nature.

Se nourrir de pierres

Ils se nourrissent de pierres ceux qui mangent le pain de la cupidité, ceux qui se préparent des tables somptueuses et plantureuses, grâce à leurs iniquités ; ceux pour qui les apprêts d'un repas sont une forme de faste pour provoquer l'administration ; tout ceci n'a rien à voir avec la, subsistance. Quel rapport entre les besoins humains et la lourde et pesante argenterie qu'on étale ? Qu'est-ce que la faim ? Sinon le désir du nécessaire. Quand les forces s'en vont, l'homme cherche à les renouveler. Il demande du pain ou une autre nourriture. S'il porte à la bouche de l'or au lieu de pain, satisfait-il sa faim ?

4.     Quand à la place d'aliments, on recherche ce qui ne se mange pas, on se tourne vers des pierres, parce qu'on recherche autre chose que ce qui importe. Par la sensation de la faim, la nature fait savoir qu'elle a besoin de nourriture pour renouveler les forces perdues du corps, mais toi, tu n'écoutes pas ta nature et tu ne lui donnes pas ce qu'elle demande. Tu veilles à l'argenterie sur ta table, tu as besoin d'orfèvres ! Tu te passionnes pour les figures à graver dans la matière, afin qu'elles traduisent, grâce à l'artiste, les sentiments et les émotions : la colère du guerrier, qui brandit son épée, la douleur du blessé, abattu par un coup mortel, — on croit l'entendre gémir —, le chasseur qui s'élance, le fauve en furie et tout ce que l'art d'hommes frivoles peut représenter sur les ustensiles de la table.

Boire est un besoin de la nature, mais il te faut des trépieds dispendieux, des bassins et des cratères, des amphores et d'innombrables autres objets, qui n'ont rien de commun avec nos besoins. Ne vois-tu pas que ton comportement suit le conseil de celui qui t'invite à te tourner vers les pierres ? A quoi bon exposer les autres nourritures qui correspondent aux pierres : les spectacles libidineux, paroles et chants qui éveillent les passions et disposent aux vices, quand accompagnant les repas, ils disposent à la volupté [4].

Tout cela est incitation du Malin, c'est tout cela qu'il nous suggère, en nous invitant à regarder les pierres plutôt que le simple pain. Celui qui écarte la tentation ne supprime pas la faim naturelle, comme la cause du mal, il supprime le superflu, qui selon le Tentateur, s'impose comme une nécessité, et laisse à la nature le soin de fixer ses propres limites.

Ceux qui filtrent le vin n'en méconnaissent pas l'utilité, et une fois purifié, ils boivent du bon vin. De même, attentif et conscient de ce qui est étranger à notre nature, le Verbe avec la finesse de sa psychologie n'a pas exclu la faim de notre vie, parce qu'elle en assure la conservation ; mais il l'a filtrée, lui aussi, en rejetant le superflu, en disant : celui-là connût le pain de vie qui concilie la parole de Dieu et les besoins de la nature.

La véritable faim

Si donc Jésus a eu faim, la faim peut être un bien, quand nous l'éprouvons comme lui. Si nous savons ce dont le Seigneur a faim, nous connaîtrons clairement la portée de cette béatitude qui nous est proposée maintenant.

Quelle est donc cette nourriture que Jésus ne rougit pas de désirer ? Il le dit à ses disciples après son dialogue avec la Samaritaine : « Ma nourriture c'est de faire la volonté de mon Père ». (Jean 4, 34) Et la volonté du Père est évidente : il veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité (1 Tm. 2, 4). Si son désir est donc que nous soyons sauvés et si notre vie est sa nourriture, nous savons vers quoi doit tendre la disposition de notre âme.

De quoi s'agit-il ? Il nous faut avoir faim de notre propre salut. Comment entretenir en nous une pareille faim ? La Béatitude nous l'apprend : Celui qui désire la justice de Dieu a trouvé ce qui constitue le véritable désir. Et ce désir il ne le satisfait pas d'une seule manière comme ceux qui suivent leur impulsion, car ce n'est pas seulement comme une nourriture qu'il désire la justice, sinon il resterait à mi-chemin de la perfection. A la vérité, le bien désiré est semblable à un breuvage, la soif signifie la chaleur et l'ardeur du désir. Quand nous avons la gorge desséchée et que nous brûlons de soif, nous y remédions en prenant une boisson.

Le désir de nourriture et le désir de boisson sont semblables, il existe pourtant une différence entre les deux. Aussi le Verbe nous prescrit-il d'aspirer au bien suprême, il qualifie d'heureux celui qui éprouve à la fois la faim et la soif de justice, parce que l'objet de notre désir est à même de satisfaire cette double aspiration : il fournit la nourriture primaire à celui qui a faim et un breuvage à qui aspire à la grâce pour se désaltérer. « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés ».

Que signifie la justice ?

5.     Si aspirer à la justice est source de béatitude, celui qui recherche la sagesse, la prudence, la frugalité ou une autre vertu, le Verbe ne le déclare-t-il pas heureux ? Voici quel me semble être le sens de ces paroles : la justice est une des qualités que nous appelons vertus. Le Verbe de Dieu désigne souvent le tout par une partie, ainsi quand il définit la nature divine par certaines affirmations. Le prophète dit en effet, en parlant au nom de Dieu : « Moi, le Seigneur, tel est mon nom à jamais, mémorable pour les siècles des siècles ». (Is. 42, 8) Et à un autre endroit : « Je suis celui qui est. » (Ex. 3, 4) Et ailleurs : « Je suis le miséricordieux ». (Ex. 22, 27) D'innombrables autres noms traduisent la grandeur et la majesté divines, dans la sainte Écriture. On peut en déduire avec certitude qu'en employant un de ces noms, c'est l'ensemble qui est sous-entendu. D'appeler Dieu « le Seigneur » ne supprime pas les autres dénominations : toutes sont contenues dans une seule. Inspiré de Dieu, le Verbe désigne de la sorte le tout par la partie.

Quand donc le Verbe dit que la justice est le fait de ceux qui ont une faim bienheureuse, il veut désigner toute espèce de vertu, il appelle également bienheureux celui qui a faim de frugalité, de courage, de sagesse et de tout ce que contient le mot de vertu. Il n'est pas possible qu'un aspect de la vertu, isolé des autres, puisse à lui seul être désigné comme la vertu parfaite. Si on néglige une des qualités qui composent la vertu, on cultive nécessairement le défaut opposé : à la juste mesure s'oppose l'excès, à la sagesse la folie, à tout ce qui est considéré comme supérieur s'oppose la notion contraire.

Si la justice ne comprenait pas tout, il ne pourrait exister un autre bien en dehors d'elle. Personne ne pourrait dire que la justice est inintelligente ou téméraire ou sans mesure ; on ne peut lui appliquer un qualificatif qui caractérise le vice. Si la justice exclut tout ce qui est mauvais, elle comprend tout ce qui est bien. Or le bien comporte tout ce qui est conforme à la vertu. La justice désigne donc toute forme de vertu, quand le Verbe appelle bienheureux ceux qui ont faim et soif et leur promet le rassasiement.

Le désir et l'apaisement

6.     Jésus dit en effet : « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés ». Cette parole me semble signifier : rien de ce que le plaisir cherche dans la vie ne comble l'attente, mais comme le dit la Sagesse, sous une forme imagée : « La recherche du plaisir est un tonneau percé ». (Pr. 23, 27) Ils se donnent du mal à le remplir sans cesse, ceux qui ne pensent qu'à leurs plaisirs ; la peine qu'ils prennent manifestement n'a ni résultat ni fin. Ils versent dans le gouffre du désir et ils l'exacerbent, sans parvenir à l'apaiser.

Le fait d'obtenir ce qu'il recherche a-t-il jamais mis un terme à la cupidité de l'avare ? Qui a cessé d'être ambitieux pour avoir atteint l'objet de ses efforts ? Celui qui s'est rassasié de ce qui charme l'oreille ou les yeux, de ce qui fait le plaisir de la table, a-t-il trouvé apaisement dans cette jouissance ? Toute volupté corporelle est aussitôt affamée qu'assouvie.

Le Seigneur nous apprend cette vérité merveilleuse : Seule la vertu demeure et rassasie [5]. Celui qui s'élève jusqu'à un de ces sommets, qui sont la sagesse, la modération, la piété à l'égard de Dieu ou à quelque autre vertu qu'enseigne l'Évangile, n'en tire pas une joie momentanée et éphémère mais une joie solide et stable, qui l'accompagne tout au long de sa vie. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a pas de temps ou de rythme pour la vertu, parce que la vertu est de toujours, et ne lasse jamais. La sagesse, la pureté, la constance dans le bien, la fuite du mal sont toujours à l'action, pour qui tourne les yeux vers la vertu et apportent une joie qui en est inséparable.

Qui s'abandonne sans frein aux désirs, même s'il sacrifie à la volupté, ne peut pas éprouver un plaisir sans fin. Le plaisir de manger s'éteint en mangeant, le plaisir de boire en buvant. Toutes les autres jouissances ont besoin d'un laps de temps, au-delà du plaisir et de la satiété, pour sourdre à nouveau [6].

La possession de la vertu, par contre, une fois solidement établie, n'est ni limitée dans le temps, ni bornée par la satiété. A ceux qui règlent leur vie sur elle, elle apporte une sensation pure, sans cesse nouvelle, pleine et profonde, des joies qu'elle fournit. Voilà pourquoi Dieu, le Verbe, promet l'apaisement de leurs désirs à ceux qui ont cette faim-là, un apaisement qui avive la flamme du désir au lieu de l'étouffer.

Tel est donc l'enseignement que le Seigneur nous donne depuis le sommet de la sagesse : ne convoite pas ce dont la recherche est sans fin, vaine et dépourvue de sens, comme ceux qui courent après leur ombre : ils courent après une chose insaisissable, l'objet de leur course échappant sans cesse à celui qui le poursuit.

 

Il faut au contraire tourner son désir vers les choses dont la recherche constitue un bien pour celui qui les cherche. Celui qui désire la vertu finit par la posséder en lui, au point de découvrir en lui-même l'objet de son désir. Heureux donc celui qui a faim de la faim de la sagesse, il sera comblé de vertu. Et cette plénitude, comme nous l'avons dit, entraîne non pas l'épuisement mais l'accroissement du désir, et ils grandissent l'un avec l'autre. La possession de l'objet désiré suit de près le désir de la vertu, et le bien ainsi acquis apporte infailliblement avec lui une joie sans fin.

Le bienfait de la vertu n'apporte pas une douceur passagère mais envahit la totalité du temps. On est heureux de se souvenir des bonnes actions, et chaque instant de la vie, mis en harmonie avec elles, en est transfiguré. La récompense attendue, à mon avis, n'est autre que la vertu elle-même, œuvre de qui fait le bien et prix du bien qu'il fait.

Dieu lui-même est la justice proposée

7.     Pour parler de manière plus hardie encore, il me semble que par les termes de justice et de vertu le Seigneur se propose lui-même au désir de ceux qui l'écoutent, lui qui s'est fait pour nous sagesse venue de Dieu, justice, sanctification, rédemption (1 Cor, 1, 30), mais aussi pain descendu du ciel et eau vive [7].

David reconnaît avoir soif de cette eau, quand il exprime dans un psaume à Dieu la bienheureuse aspiration de son âme, dans ces paroles : « Mon âme a soif du Dieu fort, du Dieu vivant, quand irai-je me présenter devant la face de mon Dieu ? » (Ps. 41, 3) Il me semble qu'instruit par l'inspiration de l'Esprit des merveilleux enseignements du Seigneur, il s'est annoncé à lui-même qu'un tel désir serait comblé. Car il dit : « J'apparaîtrai dans la justice en ta présence, je me rassasierai de ta gloire. » (Ps. 16, 15)

C'est là, à mon avis, que réside la véritable vertu, le bien exempt de tout mal qui envahit l'esprit de ceux qui cherchent le bien suprême, Dieu lui-même, le Verbe, la Vertu « qui recouvre les cieux », selon le mot d'Habacuc (Ha 3, 3). C'est donc à juste titre que ceux qui sont dits avoir soif de la justice de Dieu sont appelés bienheureux. Celui qui a goûté le Seigneur, comme dit le psaume (Ps. 33, 9), c'est-à-dire celui qui en lui a accueilli le Seigneur est comblé de ce dont il avait faim et soif, selon la promesse : « Mon Père et moi nous viendrons et en lui nous établirons notre demeure. » (Jean 14, 25), l'Esprit Saint les y ayant déjà précédés.

C'est ainsi, me semble-t-il, que l'apôtre Paul, quand il eut goûté les fruits mystérieux du paradis, en était à la fois comblé mais toujours affamé. Il reconnaît que son désir avait été comblé : « Le Christ vit en moi » (Ga. 2, 20) et pourtant comme un homme affamé, il éprouve les mêmes aspirations qu'auparavant et dit : « Ce n'est pas que j'ai déjà atteint le but ou que je sois déjà parfait, mais je poursuis ma course pour y parvenir. » (Ph. 3, 13)

Qu'on nous permette de parler librement en prenant un exemple sans appui dans la nature : Pour la nourriture du corps, si rien de ce qui a été absorbé n'était rejeté, si tout était assimilé pour contribuer au développement du corps, celui-ci grandirait considérablement ; la nourriture quotidienne accroîtrait automatiquement les dimensions physiques.

La justice — et toute vertu qui l'accompagne — de même, dont rien n'est rejeté quand on s'en nourrit, comme nous venons de l'imaginer pour la nourriture, fait grandir sans cesse et développe puissamment ceux qui en bénéficient.

Si donc nous comprenons en quoi consiste cette faim, si nous rejetons la satiété du mal, si nous avons faim de la justice de Dieu, nous en serons rassasiés dans le Christ Jésus, notre Seigneur dont la gloire est établie pour les siècles des siècles.


[1] Les homélies 4 et 5 sont traduites par G. Parrent.

[2] Il s'agit là de la justice financière et judiciaire, alors que la justice Dieu dont parie l'Écriture rend juste au sens de saint et parfait.

[3] L'auteur a présente à l'esprit la parabole du riche et du pauvre Lazare, qui revient dans la suite. On notera chez Grégoire comme chez les autres Cappadociens la préoccupation sociale et le souci des pauvres.

[4] Satire dont nous savons l'exactitude par les historiens de l'époque.

[5] « Ce désir... cet appel de Dieu, bien que Dieu sans cesse y réponde, reste par un certain côté, en tant précisément qu'appel, inexaucé. » Urs van Balthasar, op. cit., pp. 75-76.

[6] Cf. Urs van Balthasar, op. cit., p. 15.

[7] Ici Grégoire dépasse les considérations morales pour décrire un aspect de la mystique qui lui est cher. Cf. Urs von Balthasar, op. cit., pp. 75-76.

    

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