Cinquième Béatitude

Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde.

l.      Peut-être existe-t-il une analogie entre la vision de Jacob, quand il vit en songe une échelle qui allait de la terre jusqu'aux hauteurs du ciel, avec Dieu à son sommet, et l'enseignement des béatitudes, qui nous élève par degrés vers une vérité plus haute.

Dans le premier cas, le patriarche figure la vie vertueuse, qui, à mon avis, sous l'image de l'échelle nous apprend et fait comprendre à ceux qui viendront après lui qu'il n'est pas possible de l'élever jusqu'à Dieu, si on ne tourne pas constamment ses regards vers le ciel, sans le désir constant des sommets. Ainsi on ne s'en tient pas au bien déjà fait mais on regarde comme un malheur de ne pas parvenir à ce qui est plus haut.

Et ici la progression des béatitudes, les unes par rapport aux autres, nous prépare à nous approcher de Dieu, le Bienheureux par excellence, fondement de toute béatitude.

Comme nous approchons de la sagesse par ce qui est sage, de la pureté par ce qui est pur, nous nous unissons au Bienheureux par la voie des béatitudes.

Or la béatitude appartient véritablement en propre à Dieu. Voilà pourquoi Jacob a dit que Dieu se dresse en quelque sorte au sommet de l'échelle. La participation aux béatitudes n'est donc rien d'autre que la communion avec la divinité, à laquelle le Seigneur nous conduit par ses paroles.

2.     Il me semble donc qu'en énonçant la béatitude suivante, Jésus divinise en quelque sorte celui qui écoute et comprend la parole : « Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. »

Dieu est miséricorde

En de nombreux endroits de l'Écriture, les hommes pieux appellent du nom de miséricorde la puissance divine. C'est ainsi que David dans les Psaumes, Jonas dans les prophéties, le grand Moïse à plusieurs reprises dans les tables de la loi désignent la divinité. Si donc le nom de miséricordieux convient à Dieu, à quoi te convie la béatitude, sinon à devenir dieu, en portant l'empreinte propre de la divinité ?

Si l'Écriture appelle Dieu le miséricordieux, si la véritable béatitude est Dieu lui-même, il est évident, par voie de conséquence, qu'un homme qui se fait miséricordieux devient digne de la béatitude divine, car il est parvenu à ce qui caractérise Dieu : « Le Seigneur est juste et miséricordieux, Dieu a pitié de nous. » (Ps. l14, 5)

Comment ne serait-ce pas un bonheur pour l'homme que d'être appelé, grâce à sa conduite, du nom qui désigne Dieu dans son action ?

C'est à rechercher les plus grandes grâces que nous invite par ses écrits le divin apôtre (1 Co. 12, 31). Nous ne devons pas seulement nous laisser persuader d'aspirer au bien (il est en effet tout naturel à l'homme d'avoir un penchant au bien), mais nous devons aussi éviter de nous tromper dans l'appréciation de ce qui est le bien.

Sur ce point surtout nous commettons des erreurs dans notre vie : nous avons du mal à distinguer ce qui est bien par nature de ce qui est supposé tel par erreur. Si en effet le mal se présentait à nu et ne se colorait pas de l'apparence du bien, le genre humain n'aurait pas l'audace de s'y livrer. Nous avons besoin d'intelligence pour comprendre le texte qui nous est proposé, afin qu'instruits de la véritable beauté, nous y conformions notre vie.

La croyance en Dieu est innée chez tout homme, [1] mais d'ignorer ce qu'est véritablement Dieu provoque des erreurs graves, au sujet de l'objet de notre culte. Les uns contemplent la véritable divinité, dans le Père, le Fils et le Saint-Esprit, d'autres, au contraire, s'égarent en des conceptions absurdes, et cherchent Dieu dans les créatures ; de la sorte un petit écart de la vérité ouvre la voie à l'impiété.

Il en est de même de la vérité qui nous est proposée ici : si nous ne saisissons pas son véritable sens, nous pourrons déplorer de nous être fourvoyés, loin de la vérité.

Qu'est-ce que la miséricorde ?

3.     Qu'est-ce donc que la miséricorde et en quoi s'exerce-t-elle ? Comment est heureux celui qui reçoit ce qu'il donne ? « Heureux, en effet, dit-il, les miséricordieux, car ils obtiendront eux-mêmes miséricorde. »

Le premier sens qui vient à l'esprit est le suivant : la  béatitude appelle l'homme à l'affection réciproque et à la compassion, à cause de l'inégalité et des différences des hommes, qui n'ont ni la même condition, ni la même constitution physique, ni les mêmes dispositions dans les divers domaines. La plupart du temps la vie nous offre des situations opposées : la puissance et l'esclavage, la richesse et la pauvreté, la mauvaise et la bonne santé, et toutes les autres différences.

Pour permettre à ceux qui sont dans le besoin d'arriver à égalité avec ceux qui ont d'abondantes ressources, pour établir l'équilibre entre le trop et le trop peu, la compassion à l'endroit des plus pauvres est indispensable. Il n'est pas possible d'entreprendre de soulager la misère du prochain, si la pitié n'a pas attendri l'âme, de manière à lui en inspirer le désir. Car la compassion est l'opposé de la dureté. L'homme dur et brutal est inaccessible à son entourage, l'homme compatissant et miséricordieux partage avec ceux qui souffre, il s'unit à eux dans l'objet de leurs aspirations. On pourrait définir la pitié : la souffrance volontaire qu'on éprouve devant le malheur d'autrui.

Compatir c'est souffrir avec

4.     Si la précédente explication ne paraît pas absolument claire, nous pouvons en fournir une autre, plus éclairante. La pitié est une communauté affectueuse de sentiments avec ceux que tourmentent des épreuves qui les attristent. Comme la dureté et la brutalité ont leur origine dans la haine, c'est l'amour qui engendre en quelque sorte la compassion, qui n'existerait pas autrement.

Si quelqu'un examine le caractère propre de la compassion, il découvrira que c'est une affection intensive mêlée de souffrance, en face de l'affliction d'autrui. Prendre sa part du bonheur des autres, tout le monde y est intéressé, ennemis et amis, mais consentir à partager les malheurs des autres est le propre de ceux qui brûlent d'amour vrai.

On reconnaît assurément que de toutes les vertus pratiquées en cette vie, l'amour est la plus belle. Or la compassion est un amour intensif. Il est donc souverainement heureux celui qui maintient son âme dans cette disposition, car il atteint le sommet de la perfection.

Que personne ne voie cette vertu sous son aspect purement matériel, car alors sa pratique serait impossible à qui ne disposerait pas des ressources nécessaires à la bienfaisance. Il me semble bien plus juste de la découvrir dans l'intention. Celui qui ne veut que le bien, s'il ne peut accorder un bienfait, faute de ressources, n'est pas inférieur dans son for interne à celui qui peut manifester sa bienveillance par des actes.

Le gain que représente pour notre vie cette interprétation de la béatitude n'a pas besoin d'être exposé, puisque les bienfaits apparaissent clairement même à ceux qui n'ont guère de sagesse. Supposons qu'une pareille disposition à l'égard des inférieurs se rencontre chez tous, il n'y aurait plus ni supérieurs ni inférieurs, ces noms mêmes disparaîtraient, la pauvreté ne ferait plus souffrir l'homme, l'esclavage disparaîtrait, plus d'humiliation : tout serait commun à tous. L'égalité devant la loi, le droit égal à la parole régneraient dans la vie des hommes, celui qui domine se faisant volontairement l'égal de celui qui lui est inférieur. S'il en était ainsi, plus de raison de haïr, la jalousie n'existerait plus, plus de haine, bannis le ressentiment, le mensonge, la tromperie, la guerre, tous ces enfants de la rapacité.

Tout ce qui exclut la compassion une fois proscrit, on se débarrasse, comme en arrachant par la racine une mauvaise herbe, de tous les germes à la fois. Les vices une fois extirpés, les biens pullulent : la paix, la justice, tout ce qui accompagne les aspirations à la perfection.

Peut-il y avoir bonheur plus grand pour nous que de vivre en sécurité, sans verrous ni pierres, avec notre conduite comme seule garantie ? Si la dureté engendre la dureté de ceux qui en sont victimes, les bonnes dispositions de l'homme compatissant inspirent naturellement l'affection à ceux qui en bénéficient.

La miséricorde est donc la mère de la bonté, le gage de l'affection, le lien de toute amitié. Que pourrait-on imaginer de plus sûr dans la vie que cette sécurité-là ? A juste titre le Verbe déclare « heureux le miséricordieux », puisque ce vocable recouvre des biens si nombreux. Que ce conseil soit utile, tous doivent le reconnaître.

Mais il me semble que le texte donne à entendre discrètement quelque chose de plus que les réflexions qui viennent spontanément à l'esprit et se réfère à l'avenir : « Heureux, en effet, dit-il, les miséricordieux, car ils obtiendront eux-mêmes miséricorde. » Comme si la récompense des miséricordieux était reportée à plus tard.

Ainsi, après avoir laissé de côté ce sens facile à saisir, qui apparaît immédiatement à tout le monde, il nous faut aborder autant que possible le texte de manière à découvrir ce qui se cache derrière le voile.

Plus est en toi

5.     « Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront eux-mêmes miséricorde. » Il est possible de découvrir ici un enseignement plus élevé. Celui qui a fait l'homme à son image a caché les germes de toutes les bonnes actions dans la nature modelée par lui. De la sorte rien de ce qui est bon ne s'insinue de l'extérieur, tout dépend de notre volonté : nous tirons le bien de notre nature comme d'un cellier [2].

D'un exemple particulier nous pouvons tirer un enseignement général. Il n'est pas possible de faire bénéficier les autres de ce que l'on ne possède pas soi-même. C'est pourquoi le Seigneur dit un jour à ceux qui l'écoutent : « Le royaume de Dieu est en vous» (Luc 17, 21) et « Toujours celui qui demande reçoit, celui qui cherche trouve, à celui qui frappe on ouvrira » (Mat. 6, 7-8). Recevoir ce que nous désirons, trouver ce que nous cherchons, réaliser nos aspirations est en notre pouvoir chaque fois que nous le voulons et dépend entièrement de notre volonté.

Le contraire est également vrai : à savoir que le penchant au mal naît en nous sans qu'une nécessité contraignante ne s'exerce de l'extérieur, au moment où on choisit le mal ; celui-ci apparaît et naît, chaque fois que nous optons pour lui. Il n'existe pas en soi, il n'a pas d'existence propre, en dehors de notre choix, et ne se trouve établi nulle part.

Ce qui prouve clairement le libre arbitre que le Maître de la nature a donné à l'homme, puisque tout dépend de notre volonté, le bien comme le mal [3]. Le jugement de Dieu, par une sentence juste et intègre, tient compte de notre intention et attribue à chacun ce qu'il se prépare à lui-même : aux uns, comme dit l'Apôtre, « qui cherchent avec persévérance la gloire et l'honneur des bonnes actions, la vie éternelle » (Rm 2, 7), à ceux qui repoussent la Vérité et écoutent l'injustice, la colère, le châtiment et toute la rigueur que l'on peut attendre en fonction de la conduite.

Comme un miroir rend fidèlement le visage, joyeux si l’on est joyeux, sombre si l'on est triste — et personne ne pourra accuser le miroir s'il reflète une image morne d'un visage accablé par la tristesse — de même la justice de Dieu nous rend équitablement ce que nous apportons. Tels nos actes, tel le traitement de Dieu. « Venez, dit-il, les bénis », et « Allez-vous-en, les maudits » (Mat. 25, 34-41).

Est-ce le hasard ou une nécessité extérieure qui pèse sur eux, accordant fortuitement une parole bienveillante à droite, une parole sévère à gauche ? N'est-ce pas plutôt à cause de leurs actions que les premiers ont obtenu miséricorde, tandis que les autres, par leur dureté à l'égard de leurs semblables, ont rendu dure la sentence de Dieu.

Il n'a pas eu pitié du mendiant qui souffrait à sa porte, le riche [4] qui s'est vautré dans la volupté, aussi s'est-il exclu lui-même de la pitié ; quand il demande miséricorde, il n'est pas écouté.

Non qu'une seule goutte d'eau cause un dommage à la grande source du paradis, mais parce que la goutte d'eau de la miséricorde ne peut coexister avec la dureté. « Qu'y a-t-il de commun entre la lumière et l'ombre ?» (2 Co. 6, 14) « L'homme récoltera ce qu'il aura semé. Celui qui sème dans la chair récoltera la corruption de la chair, celui qui sème dans l'esprit, récoltera de l'esprit la vie éternelle. » (Ga. 4, 6) Les semailles, l'homme les fait, je pense, quand il fait son choix, la moisson est la rétribution qui lui est accordée pour son choix. Abondants sont les fruits pour ceux qui ont choisi la bonne semence, pénible sera la récolte de ceux qui ont semé dans la vie la graine d'épines. Il est inévitable de récolter ce que l'on a semé. Il est impossible qu'il en soit autrement.

Les malheurs d'autrui ne doivent pas nous faire oublier notre misère

6.     «Heureux les miséricordieux, ils obtiendront miséricorde.» Quel langage humain dira la profondeur de ces paroles? Le caractère absolu et indéterminé de cette sentence permet d'y chercher quelque chose de plus. Elle ne précise pas envers qui il convient d'exercer la miséricorde, elle dit simplement : « Heureux les miséricordieux ! »

Peut-être cette affirmation nous laisse-t-elle entendre que le sentiment de pitié est lié à la béatitude de ceux qui pleurent [5]. Heureux qui passe sa vie à souffrir. Ici la parole semble fournir le même enseignement. Nous sommes affectés par les malheurs d'autrui, quand certains de nos proches subissent des revers imprévus, quand sauvés d'un naufrage, ils se trouvent complètement démunis, quand tombés entre les mains des pirates ou des brigands, ils deviennent esclaves, après avoir connu la liberté, ou prisonniers, alors qu'ils ont connu la prospérité ; quand sont tombés dans l'infortune ceux qui jusque-là ont été favorisés par le sort. Toutes ces situations nous inspirent une sympathie attristée.

Il serait peut-être plus indiqué de pleurer la perte de la dignité de notre propre vie. Lorsque nous réfléchissons à la magnifique demeure dont nous avons été chassés, comment nous sommes tombés entre les mains des brigands, comment nous avons été plongés dans le gouffre de la vie, totalement dépouillés, combien de maîtres et quels maîtres nous nous donnons, au lieu de garder la liberté et l'indépendance de notre vie, comment nous avons perdu le bonheur d'ici-bas par la mort et la corruption, est-il possible à la réflexion d'accorder notre pitié aux malheurs des autres et de ne pas ressentir de la compassion pour nous-mêmes, en considérant les richesses dont nous avons été dépossédés ?

Quoi de plus digne de pitié que pareille servitude ? Au lieu du bien-être du paradis, notre lot dans la vie est cette terre ingrate et revêche ; au lieu d'ignorer la souffrance comme autrefois, nous avons reçu en partage d'innombrables souffrances ; au lieu de vivre dans la société merveilleuse des anges, nous sommes condamnés à habiter avec les bêtes sauvages de cette terre. Par suite de ce glissement de la vie des anges sans souffrance à la vie des animaux, qui pourrait dénombrer les tyrans cruels de notre vie, les maîtres furieux et sauvages qui nous commandent ?

C'est un maître cruel que la colère, un autre, la jalousie, la haine, le ressentiment, autant de maîtres furieux et sauvages ! S'abandonner à la mollesse des plaisirs qu'on achète à prix d'argent témoigne d'un manque de réflexion, qui nous fait esclaves des passions et de la luxure. Quel excès de dureté ne surpasse pas la tyrannie de la convoitise ? Elle asservit notre pauvre âme et l'oblige à satisfaire sans cesse des désirs dévorants; constamment elle reçoit et n'est jamais rassasiée. C'est un monstre aux multiples têtes, qui, par des bouches innombrables, nourrit un estomac insatiable.

Il n'existe pas de satiété pour le cupide : accumuler sans relâche alimente et aiguise le désir de posséder davantage. Qui peut considérer cette misérable vie et demeurer insensible et sans pitié devant pareils malheurs ?

La raison pour laquelle nous avons si peu pitié de nous-mêmes est que nous n'avons pas assez conscience de notre misère. Nous ressemblons presque à ceux qui ont perdu la raison, à qui l'excès du malheur a fait perdre le sentiment de leur souffrance. Qui se reconnaît soi-même, ce qu'il fut jadis et ce qu'il est à présent ? Salomon dit quelque part : « Ceux qui se connaissent bien eux-mêmes sont des sages. » (Pr. 14, 8). Qui se connaît soi-même, dis-je, aura toujours pitié de soi-même, et pareille disposition entraînera tout naturellement la pitié de Dieu. Voilà pourquoi il est dit : « Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront eux-mêmes miséricorde. » Eux et personne d'autre. Voilà l'explication. Comme si l'on disait : heureux qui prend soin de la santé de son corps !

De même, celui qui est miséricordieux est bienheureux, parce que le fruit de sa pitié devient le bien-être de celui qui l'éprouve, qu'il s'agisse de la pitié que nous venons d'examiner maintenant ou de celle que nous avons examinée plus haut, à savoir la compassion pour les malheurs d'autrui.

Notre miséricorde nous jugera

7.     L'une et l'autre, en effet, sont également bonnes, et celle que nous éprouvons à l'égard de nous-mêmes, comme nous l'avons dit et celle que nous éprouvons à l'endroit des autres [6]. Le jugement équitable de Dieu entérine la manière d'agir de l'homme à l'égard des plus humbles, en lui accordant un bien infiniment supérieur. Ainsi l'homme est en quelque sorte son propre juge : son comportement provoque la sentence, de même pour ceux qui dépendent de lui.

Ainsi puisque nous croyons et croyons véritablement que tout être humain comparaît au tribunal du Christ et que chacun y obtient ce que mérite sa vie, suivant ce qu'il a fait, en bien ou en mal, peut-être pourrait-on avancer hardiment ceci — s'il est possible à notre esprit de saisir ce qui est caché et échappe aux sens et d'imaginer, dès à présent, la béatitude et la récompense accordées aux miséricordieux : La gratitude à l'endroit de ceux qui exercent la miséricorde demeure de manière permanente dans le cœur de ceux qui au cours de leur vie en ont eu leur part.

Au moment de la reddition des comptes, quand ceux qui ont bénéficié de la bienveillance d'autrui reconnaîtront leur bienfaiteur, quel ne sera pas l'état de béatitude de ce dernier d'entendre, face à la création entière, les bénéficiaires chanter devant Dieu ses louanges et leur gratitude ? Peut-on imaginer béatitude plus grande que de se voir magnifié sur la scène du monde ?

L'heure des échéances

L'évangile qui nous enseigne le jugement du roi s'exerçant sur les justes et les pécheurs nous apprend que les débiteurs de nos bienfaits se trouveront là. Pour les uns et pour les autres, le juge emploie le démonstratif et montre en quelque sorte du doigt ceux dont il est question : « Ce que vous avez fait à un de ces petits, mes frères. » Le démonstratif « ces » dit clairement la présence de ceux qui ont bénéficié de nos bienfaits.

Que celui qui préfère une matière sans vie à la béatitude future me dise maintenant : Que représente l'or devant pareille gloire, quelles pierres précieuses brillent de pareil éclat ? Quels vêtements chamarrés sont comparables à la récompense qui nous est promise ? Quand le roi de la création se manifestera à l'humanité entière, sur le trône de sa majesté, entouré d'innombrables légions d'anges, quand aux yeux de tous se manifestera l'ineffable royaume de Dieu, et à l'opposé, de terribles châtiments : l'humanité, de la création à la fin des temps, tiendra le centre de la scène, partagée entre la crainte et l'attente, tremblante devant les deux attentes et les deux verdicts possibles.

Ceux-là même qui n'ont rien à se reprocher se mettent à craindre, quand ils voient les autres traînés dans les ténèbres extérieures, parce que leur conscience les accuse. Ceux qui sont soutenus par la gratitude de ceux qui chantent leurs louanges et les bonnes actions de leur vie pourront se présenter sereins et confiants devant le Juge. Quelle richesse matérielle est comparable à pareille béatitude ? Échangeraient-ils cette joie contre les montagnes et les plaines, les forêts et la mer même changées en or ?

Le cupide qui a enfermé Mammon, avec des cachets, des serrures, des portes bardées de fer, dans des coffres-forts, qui a préféré accumuler les biens cachés et enfouis, plutôt que de suivre les préceptes évangéliques, s'est préparé le feu de l'enfer. Les victimes de sa dureté inhumaine, au cours de la vie terrestre, lui diront : « Souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie. » (Luc 16, 25) Tu as verrouillé la pitié avec ton trésor dans tes coffres-forts, tu as fait fi de la miséricorde sur terre, tu n'as pas su ce qu'est la charité pendant ta vie, tu ne peux pas attendre ce que tu n'a pas possédé, tu ne trouves pas ce que tu n'as pas mis en réserve, tu ne ramasses pas ce que tu n'as pas distribué, tu ne récolteras pas ce que tu n'as pas semé.

Le verdict

La récolte correspond aux semailles. Tu as semé la dureté, récoltes-en les gerbes ; tu as choisi de n'avoir pas pitié, entre en possession de ce que tu as choisi ; tu n'as pas regardé ton prochain avec compassion, ne t'attends pas à trouver compassion. Tu as vu souffrir avec indifférence, on te regardera aller à ta perte avec la même indifférence. Tu as fui la pitié, la pitié te fuira ; tu as méprisé le mendiant, celui qui s'est fait mendiant pour toi te méprisera. Que te servira ton or devant pareil verdict ?

Que te serviront tes objets de luxe, les trésors garantis par des sceaux ? Où sont les chiens qui veillent, la nuit, et les armes préparées contre les voleurs ? A quoi bon tout cela devant les pleurs et les grincements de dents ? Qui éclairera les ténèbres ? Qui éteindra le feu ? Qui écartera le ver éternel ?

Réfléchissons donc, mes frères, à la parole du Seigneur, qui, en si peu de mots, nous enseigne tant de choses sur la vie future. Exerçons la miséricorde pour obtenir par là la béatitude dans le Christ Jésus notre Seigneur, à qui la puissance et la gloire pour les siècles des siècles. Amen.


[1] Thèse qui se rencontre déjà chez les philosophes stoïciens.

[2] L'image imprimée dans le cœur de l'homme et de tout homme fait sourdre son désir de Dieu. Thèse fondamentale dans l'anthropologie de Grégoire.

[3] Comme les autres Pères grecs, depuis Irénée, Grégoire souligne la liberté de l’homme et son libre arbitre. Chez Irénée cette liberté va même en augmentant, au cours du devenir. Optimisme qui contraste avec la nature corrompue que décrit Augustin.

[4] Allusion à la parabole du riche et de Lazare le pauvre, développée dans une précédente homélie (fin de la 3e Béatitude).

[5] Grégoire pense ici à la troisième Béatitude.

[6] Allusion à Matthieu 25, 40 : « Ce que vous avez fait au moindre de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait. » Cette parabole du jugement dernier revient à plusieurs reprises dans l'explication des Béatitudes.

   Toutes les Béatitudes, mais principalement celle de la miséricorde et de la bienveillance, ont un sens eschatologique.

    

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