PREMIÈRE CONFÉRENCE
DE L'ABBÉ NESTEROS

De la science spirituelle

CHAPITRE 1

Paroles de l'abbé Nesteros touchant la science propre aux moines.

L'ordre que j'ai promis de garder, la suite même de notre voyage m'obligent de rapporter maintenant les enseignements de l'abbé Nesteros, qui fut un homme remarquable en toutes manières et d'une science consommée.
Nous possédions de mémoire quelques passages des Écritures sacrées dont nous désirions l'intelligence. Il s'en aperçut, et là-dessus, nous tint ce discours.
Il existe en ce monde bien des sortes de sciences; leur variété égale celle des arts et des professions. Or, bien qu'elles soient toutes ou complètement inutiles ou profitables seulement aux intérêts de la vie présente, il ne s'en trouve cependant aucune qui ne s'enseigne suivant un ordre et une méthode propres, par où ceux qui sont curieux de l'acquérir en ont la possibilité.
Mais, si l'on n'entre en la connaissance de ces arts que par des voies particulières et déterminées, combien plus sera-t-il vrai de dire que la discipline et la profession religieuse, qui vise à contempler les arcanes des mystères invisibles, et poursuit, non point les avantages d'ici-bas, mais le prix de l'éternelle récompense, comporte un ordre et une méthode bien définis !
Elle fait la matière de deux sciences : la première, pratique ou active, est toute dans le soin de réformer ses moeurs et de se purifier des vices; la seconde, théorique, consiste en la contemplation des choses divines et la connaissance des mystères les plus sacrés.

CHAPITRE 2

Le chemin de la science spirituelle.

Quelqu'un veut parvenir à la théorie : nécessairement, toute son étude et son énergie doivent tendre d'abord à acquérir la science pratique. Celle-ci peut s'obtenir sans la théorie; mais la théorie, sans la science pratique, demeure hors de nos prises. Ce sont comme deux degrés méthodiquement disposés, pour que l'humaine petitesse puisse monter vers les hauteurs. S'ils se succèdent en la manière que nous avons dite, on peut arriver jusqu'aux sommets. Mais, le premier degré supprimé, on n'y volera point par-dessus cet abîme.
C'est en vain que l'on tend à voir Dieu, si l'on n'évite la contagion des vices, car «l'Esprit de Dieu hait l'astuce et n'habite point dans un corps esclave du péché.» (Sag 1,5).

CHAPITRE 3

Que la perfection active consiste en deux points.

La perfection active consiste en deux points. Le premier est de connaître la nature des vices et la méthode pour les guérir; le second, de discerner l'ordre des vertus, et de conformer si heureusement notre âme à leur perfection, qu'elle cesse dorénavant de les servir en esclave, comme si elle souffrait violence et se voyait soumise à un tyrannique empire, mais qu'elle s'y délecte et s'en nourrisse comme d'un bien connaturel, trouvant des délices à gravir la voie rude et étroite.
Le moyen, en effet, d'atteindre aux vertus, qui forment le second degré de cette discipline active, ou bien aux mystères des choses spirituelles et célestes, où consiste le degré plus sublime encore de la théorie, si l'on n'a pu comprendre la nature de ses vices, si l'on ne s'est point efforcé de les extirper ? La logique le dit : Qui n'a pas su vaincre les difficultés moindres, ne doit pas songer à poursuivre plus haut; qui n'a pu concevoir ce qui lui est inné, saisira beaucoup moins encore ce qui lui est étranger.
Sachons-le pourtant, il nous coûtera deux fois plus de labeur et de peine pour expulser les vices que pour acquérir les vertus. Je ne parle point ici par conjecture personnelle. C'est une vérité qui nous est mise en tout son jour par le propre jugement de Celui qui seul connaît les forces et la condition de la créature qu'il a faite : «Voici, dit-il, que je t'ai établi aujourd'hui sur les nations et les royaumes, afin que tu arraches et que tu détruises, que tu perdes et que tu dissipes, que tu édifies et que tu plantes.» (Jer 1,10). Pour ôter ce qui est mauvais, il a marqué quatre choses nécessaires, qui sont d'arracher et de détruire, de perdre et de dissiper: mais deux seulement, édifier et planter, pour se rendre parfait dans les vertus et acquérir tout ce qui regarde la justice. D'où il ressort évidemment qu'il est plus difficile d'arracher et déraciner les vices invétérés du corps et de l'âme, que d'édifier et planter les vertus spirituelles.

CHAPITRE 4

La vie active se partage en beaucoup de professions et d'états.

J'ai dit que la science pratique consiste en deux points. Mais elle se divise en beaucoup de professions et d'états.
Certains dirigent tous leurs efforts vers le secret du désert et la pureté du coeur. Tels, aux jours passés, Élie et Élisée; dans nos temps, le bienheureux Antoine, et les autres qui poursuivirent le même idéal. Ils jouirent d'une très familière union avec Dieu, parmi les silences de la solitude.
Plusieurs ont voué leur sollicitude et leur zèle à instruire les frères et à conduire en toute vigilance des maisons de cénobites.
Ainsi, naguère, l'abbé Jean, qui gouverna un grand monastère dans le voisinage de la cité de Thmuis, et quelques moines d'une vocation pareille, qui se sont illustrés avec lui par des miracles renouvelés des apôtres.
D'autres se plaisent au service de charité qui se rend aux étrangers dans les hôpitaux. C'est par cette vertu de l'hospitalité qu'autrefois déjà le patriarche Abraham et Loth plurent au Seigneur, et récemment le bienheureux Macaire. Cet homme, d'une mansuétude et d'une patience singulières, dirigea un hospice à Alexandrie. Il le fit de telle manière, qu'on ne doit le regarder comme inférieur à aucun des amants de la solitude.
Ceux-ci ont préféré le soin des malades; ceux-là se sont entremis pour les misérables et les opprimés; les uns s'appliquèrent à l'enseignement; les autres, à distribuer des aumônes aux pauvres. Et tous ont brillé parmi les plus grands et les plus saints, pour leur éminente charité.

CHAPITRE 5

De la persévérance dans la profession que l'on a embrassée.

Mais il est utile et séant à chacun, selon l'état de vie qu'il a choisi ou la grâce qu'il a reçue, de se hâter en toute ardeur et diligence vers l'achèvement de l'oeuvre entreprise. Il pourra bien louer et admirer les vertus des autres. Mais qu'il ne sorte point pour cela de la profession qu'il a lui-même une fois embrassée, sachant que, suivant l'Apôtre, le corps de l'Église est un, mais les membres plusieurs, et qu'elle a «des dons différents, selon la grâce qui nous a été donnée : soit de prophétie, pour l'exercer conformément à la règle de la foi; soit de ministère, pour l'exercer dans les fonctions du ministère. Si quelqu'un a reçu le don d'enseigner, qu'il enseigne ! d'exhorter, qu'il exhorte ! Que celui qui donne, le fasse en simplicité; celui qui préside, en diligence; celui qui pratique la miséricorde, avec une aimable gaieté !» (Rom 12,6-8).
Un membre ne peut revendiquer le ministère des autres. Ni les yeux ne font l'office des mains; ni le nez, des oreilles, Tous non plus ne sont pas apôtres, ni prophètes, ni docteurs; tous n'ont pas la grâce des guérisons, tous ne parlent pas en langues, tous n'interprètent pas.

CHAPITRE 6

De la mobilité des faibles.

Le fait est coutumier à ceux qui ne sont pas encore bien affermis dans la profession qu'ils ont embrassée : entendent-ils célébrer tel et tel, qui vivent en des états différents du leur et pratiquent d'autres vertus, ils prennent feu; c'est de l'enthousiasme; et ils font voir une grande impatience d'imiter sur-le-champ leur conduite.
Mais c'est trop demander à l'humaine fragilité. Les efforts dépensés en pareille rencontre demeurent nécessairement vains. Il est impossible, en effet, qu'un seul homme brille à la fois dans toutes les vertus énumérées plus haut. Avec une pareille ambition, voici ce qui arrive : tandis que l'on court après toutes, on n'en atteint parfaitement aucune; et de ce changement et de cette inconstance, on a plus de dommage que de profit.
Bien des voies mènent à Dieu. Que chacun poursuive donc jusqu'au bout celle où il est une fois entré, et reste irrévocablement fidèle à sa direction première. Quelque profession qu'il ait choisie, il aura chance de s'y rendre parfait.

CHAPITRE 7

Un exemple de chasteté qui montre que toutes les pratiques ne conviennent pas à tous indistinctement.

Nous avons dit quel préjudice ne manque pas de frapper le moine à qui sa mobilité d'esprit souffle le désir de passer à des exercices différents du sien.
Outre cela, il s'expose encore à un mortel danger, par cette raison que parfois ce que les uns font justement, les autres entreprennent à tort de l'imiter, et ce qui a réussi à plusieurs tourne à mal pour d'autres.
Pour donner un exemple, c'est comme si l'on voulait imiter la vertu de cet homme que l'abbé Jean cite volontiers, mais seulement afin d'exciter l'admiration, non comme un modèle à suivre.
Quelqu'un lui vint un jour en habit de séculier, portant certaines prémices de ses récoltes. Il trouve là un possédé, que tourmentait un démon des plus cruels. Celui-ci, plein de mépris pour les ordres et les adjurations de l'abbé Jean, témoignait qu'il ne quitterait jamais sa victime à son commandement. Mais, saisi de frayeur à l'arrivée de notre homme, il cria son nom avec grande révérence, et s'enfuit.
Le vieillard admira fort une grâce si évidente. Sa stupeur s'augmentait encore du fait qu'il voyait le nouveau venu vêtu comme les séculiers. Il commence donc de s'enquérir soigneusement auprès de lui de son genre de vie et de sa profession.
«Je suis séculier, dit l'autre, et engagé dans les lieus du mariage.»
Mais le bienheureux Jean, tout plein de la pensée d'une vertu et d'une grâce si excellentes, n'en mettait que plus d'ardeur à pénétrer le secret de sa vie.
L'homme déclara qu'il était de la campagne et demandait de quoi vivre au travail de ses mains. Du reste, il ne se connaissait aucune vertu, sinon qu'il ne manquait point le matin, avant de se rendre aux travaux des champs, et le soir, quand il revenait à la maison, d'entrer à l'église, pour rendre grâces à Dieu de lui donner le pain quotidien. Jamais non plus il n'avait rien pris sur ses récoltes, qu'il n'en eût d'abord offert à Dieu les prémices et la dîme; jamais il n'avait conduit ses boeufs le long des moissons d'autrui, sans prendre soin de les museler, de peur que le prochain ne souffrit quelque dommage par sa négligence, si minime qu'il fût.
En tout ceci, l'abbé Jean ne voyait rien encore qui fût en rapport avec la grâce éminente qui lui avait fait préférer ce villageois. Il poursuit son interrogatoire; il cherche à sonder la vertu cachée, capable de soutenir la comparaison avec une grâce d'un prix si relevé.
Devant tant d'instances, une crainte respectueuse enchaîne le brave homme. Il avoue que, douze ans écoulés, son intention était de se faire moine. La contrainte exercée par ses parents, jointe à leur autorité, l'ayant déterminé à prendre femme, il a regardé celle-ci comme une soeur et respecté sa virginité, sans que personne ait encore jusqu'ici partagé son secret.
À cette nouvelle, le vieillard se sent ému d'une vive admiration. Devant le pauvre laboureur, il ne peut se retenir de proclamer publiquement son sentiment : Ce n'est pas sans raison que le démon qui l'avait méprisé, n'a pu tolérer la présence d'un tel homme. Il n'essayerait pas, quant à lui, d'imiter sa vertu, sans craindre pour sa chasteté ; et cela, non seulement dans le feu de la jeunesse, mais à l'âge qu'il a aujourd'hui.
Cependant que son admiration sans bornes portait aux nues ce trait de sainteté, l'abbé Jean se garda toutefois d'exhorter qui que ce fût parmi les moines à tenter l'expérience. Il savait que bien des choses, justes et raisonnables chez les uns, ont eu une fin lamentable pour les autres qui ont voulu les imiter, et que tous ne peuvent prétendre aux faveurs que le Seigneur accorde par privilège à quelques-uns.

CHAPITRE 8

De la science spirituelle.

Mais revenons à l'exposé de la science qui fut l'origine de cet entretien.
La pratique, nous l'avons dit plus haut, se partage en beaucoup de professions et d'états. La théorie se divise en deux parties, c'est-à-dire l'interprétation historique et l'intelligence spirituelle; et c'est ce qui fait dire à Salomon, après avoir détaillé la grâce multiforme de l'Église : «Tous ceux de sa maison ont double vêtement.» (Pro 31,21). La science spirituelle, à son tour, comprend trois genres : la tropologie, l'allégorie et l'anagogie. C'est d'eux qu'il est dit dans les Proverbes : «Pour vous, écrivez ces choses en triples caractères sur la largeur de votre coeur.» (Pro 22,20).
L'histoire a trait à la connaissance des événements passés et qui frappent les sens. L'Apôtre en donne un exemple, lorsqu'il dit : «Il est écrit qu'Abraham eut deux fils, l'un de la servante et l'autre de la femme libre. Mais celui de la servante naquit selon la chair; et celui de la femme libre, en vertu de la promesse.» (Gal 4,22-23).
Ce qui suit, relève de l'allégorie, parce qu'il y est dit de choses réellement arrivées, qu'elles figuraient d'avance un autre mystère : «Ces deux femmes sont les deux Alliances : l'une, du mont Sina, enfantant dans la servitude; et c'est Agar. Car Sina est montagne d'Arabie, qui symbolise la Jérusalem actuelle, laquelle est esclave avec ses enfants.» (Gal 4,24-25).
L'anagogie s'élève des mystères spirituels à des secrets du ciel, plus sublimes encore et plus augustes. On la voit dans ce que l'Apôtre ajoute immédiatement : «Mais la Jérusalem d'en haut est libre ; et c'est elle qui est notre mère. Car il est écrit : Réjouis-toi, toi qui n'enfantais pas ! Éclate en cris joyeux, toi qui ne connaissais pas les douleurs de l'enfantement ! Les enfants de la délaissée sont plus nombreux que les enfants de celle qui avait l'époux.» (Gal 4,26-27).
La tropologie est une explication morale qui regarde la pureté de la vie et les principes de la conduite : comme si, par ces deux Alliances, nous entendions la pratique et la théorie, ou que nous voulions prendre Jérusalem ou Sion pour l'âme humaine, comme il nous est montré dans ces paroles : «Loue, Jérusalem, le Seigneur; loue ton Dieu, Sion.» (Ps 147,12). Les quatre figures peuvent se trouver réunies. Ainsi, la même Jérusalem revêtira, si nous le voulons, quatre acceptions différentes : au sens historique, elle sera la cité des Juifs; au sens allégorique, l'Église du Christ; au sens anagogique, la cité céleste, «qui est notre mère à tous;» au sens tropologique, l'âme humaine, que nous voyons souvent louer ou blâmer par le Seigneur sous ce nom.
Voici dans quels termes le bienheureux Apôtre parle de ces quatre genres d'interprétation : «Frères, quelle utilité vous apporterai-je, si je viens à vous parlant en langues, et que je ne vous parle point par révélation, ou par science, ou par prophétie, ou par doctrine ?» (1 Cor 14,6).
La révélation se rapporte à l'allégorie, qui manifeste, en expliquant selon le sens spirituel, les vérités cachées sous le récit historique. Ainsi, par exemple, si nous essayons de découvrir «comment nos pères furent tous sous la nuée, et tous furent baptisés en Moïse dans la nuée et dans la mer,» comment «tous mangèrent le même aliment spirituel, et burent le même breuvage spirituel du rocher qui les accompagnait, rocher qui était le Christ.» (1 Cor 10,1-4). Cette explication, qui montre figurés d'avance le Corps et le Sang du Christ que nous recevons chaque jour, a raison d'allégorie.
La science, qui est aussi mentionnée par l'Apôtre, représente la tropologie. Celle-ci nous fait discerner selon la prudence l'utilité ou la bonté de toutes les choses qui relèvent du jugement pratique: comme lorsqu'il nous est ordonné de juger par devers nous «s'il convient qu'une femme prie Dieu, la tête non voilée.» (1 Cor 11,13). Cette sorte d'interprétation renferme, nous l'avons dit, un sens moral.
La prophétie, que l'Apôtre nomme en troisième lieu, signifie l'anagogie, qui transporte le discours aux choses invisibles et futures comme dans ce passage : «Nous ne voulons pas, frères, que vous soyez dans l'ignorance sur le sujet de ceux qui dorment, afin que vous ne vous contristiez pas, comme fait le reste des hommes, qui n'a point d'espérance. Si, en effet, nous croyons que Jésus est mort et qu'il est ressuscité, nous devons croire aussi que Dieu amènera avec Jésus ceux qui se sont endormis en Lui. Aussi, nous vous déclarons sur la parole du Seigneur que nous, les vivants, réservés pour le temps de l'avènement du Seigneur, nous ne préviendrons pas ceux qui se sont endormis. Car le Seigneur Lui-même, au signal donné, à la voix de l'archange, au son de la trompette divine, descendra du ciel, et ceux qui sont morts dans le Christ ressusciteront d'abord.» (1 Thes 4,12-15). C'est la figure de l'anagogie qui parait dans une exhortation de cette nature.
La doctrine dit l'ordre tout simple de l'explication historique, laquelle ne renferme point de sens plus caché que celui qui sonne dans les mots. Ainsi, dans les textes qui suivent : «Je vous ai enseigné premièrement, comme je l'ai appris moi-même, que le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures, qu'Il a été enseveli, qu'Il est ressuscité le troisième jour et qu'Il est apparu à Céphas»; (1 Cor 15,3-5). «Dieu a envoyé son Fils, formé d'une femme, né sous la Loi, afin d'affranchir ceux qui étaient sous la Loi»; (Gal 4,5). «Écoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est un Seigneur unique.» (Deut 4,4).

CHAPITRE 9

Qu'il faut commencer par la science active, pour grandir jusqu'à la spirituelle.

Que si vous avez conçu le souci de parvenir à la lumière de la science spirituelle, non par le mouvement de la vaine jactance, mais par l'amour de la pureté, enflammez vous premièrement du désir de cette béatitude dont il est dit : «Heureux les coeurs purs, parce qu'ils verront Dieu,» (Mt 5,8) afin que vous puissiez atteindre aussi à celle dont l'ange parle à Daniel : «Ceux qui auront été savants brilleront comme la splendeur du firmament, et ceux qui en instruisent beaucoup à pratiquer la justice luiront comme les étoiles dans les éternités sans fin,» (Dan 15,3-5) et sur laquelle on lit encore chez un autre prophète : «Allumez en vous la lumière de la science, tandis qu'il en est temps.» (Os 10,12).
Je sens que vous avez le zèle de la lecture. Conservez-le; et de toute votre ardeur, hâtez-vous de posséder au plus tôt la plénitude de la science pratique, c'est-à-dire morale. Sans elle, la pureté de la contemplation, dont nous parlions naguère, demeure hors de nos prises. Ceux-là seulement qui sont devenus parfaits, non certes par l'effet de la parole de leurs maîtres, mais par la vertu de leurs propres actions, l'obtiennent, pour ainsi dire, en récompense, après l'avoir payée de bien des oeuvres et des labeurs. Ce n'est pas dans la méditation de la loi qu'ils acquièrent l'intelligence, mais comme le fruit de leurs travaux. Ils chantent avec le psalmiste : «Par vos commandements m'est venue l'intelligence.» (Ps 118,104). Ils s'écrient, pleins de confiance, après avoir éliminé, toute passion : «Je chanterai des psaumes et j'aurai l'intelligence dans le chemin de l'innocence.» (Ps 100,1-2). Car celui-là comprend, tandis qu'il psalmodie, les paroles qu'il chante, qui marche dans les voies de l'innocence par le privilège d'un coeur pur.
Vous voulez élever dans votre coeur le sacré tabernacle de la science spirituelle : purifiez-vous de la souillure des vices, dépouillez tout souci du siècle présent. Il est impossible que l'âme occupée, même légèrement, des soins de ce monde, mérite le don de la science, ou soit féconde en pensées spirituel les, ou retienne avec fermeté les saintes lectures qu'elle a faites.
Prenez garde avant tout et vous particulièrement, Jean, que votre jeunesse engage plus encore à observer ce que je vais dire de commander à votre bouche le plus complet silence, si vous ne voulez pas qu'un vain élèvement rendent inutiles et votre ardeur à la lecture et vos labeurs pleins de saints désirs. C'est ici le premier pas dans la science pratique : recevoir les enseignements et les décisions de tous vos anciens d'une âme attentive, mais la bouche en quelque sorte muette; les déposer avec soin dans votre coeur, et vous empresser à les accomplir, plutôt qu'à faire le docteur. Au lieu des prétentions funestes de la vaine gloire, vous verrez se multiplier les fruits de la science spirituelle.
Dans les conférences avec les anciens, ne prenez point la liberté de dire mot, si ce n'est pour demander ce qu'il vous serait nuisible d'ignorer ou ce qu'il vous est nécessaire de connaître. Il en est qui, possédés de l'amour de la vaine gloire, ne feignent d'interroger que pour montrer leur savoir. Mais il ne se peut pas que celui qui s'applique à la lecture dans le dessein d'acquérir la gloire humaine, mérite jamais le don de la vraie science. Esclave de cette passion, comment ne porterait-on pas également les chaînes des autres vices, et particulièrement de la superbe ? Mais ainsi terrassé dans le combat de la science pratique et morale, on n'obtiendra point la science spirituelle, qui lui doit son origine.
Soyez donc en tout «prompt à écouter, lent à parler,» (Jac 1,19) de peur que la remarque de Salomon ne se vérifie à votre sujet. «Si tu vois un homme prompt en paroles, sache qu'il y a plus d'espérance dans l'insensé qu'en lui.» (Pro 28,20). N'ayez point la présomption d'enseigner rien à personne, que vous ne l'ayez d'abord pratiqué vous-même. C'est l'ordre que notre Seigneur nous apprend à suivre par son exemple : «Il faisait, puis il enseignait.» (Ac 1,1). Prenez garde, en vous précipitant à enseigner avant d'avoir pratiqué, d'être mis au nombre de ceux dont le Seigneur déclare à ses disciples, dans l'Évangile : «Observez et faites ce qu'ils disent, mais ne faites pas ce qu'ils font. Ils lient des fardeaux pesants et impossibles à porter, et les mettent sur les épaules des hommes; mais ils ne veulent pas les remuer du bout du doigt.» (Mt 23,3-4). «Celui qui viole l'un des moindres commandements et se mêle d'enseigner les hommes, sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux.» (Mt 5,19). Mais alors, que serait-il fait de celui qui ose enseigner les préceptes nombreux et graves qu'il néglige ? Ce n'est plus assez de dire qu'il est le dernier dans le royaume des cieux; il gagne la première place au supplice de la géhenne.
Ne vous laissez pas entraîner à donner des leçons aux autres par l'exemple de quelques-uns. Ils ont acquis de l'habileté à discourir, une parole aisée qui semble couler de source; et parce qu'ils savent disserter élégamment et avec abondance sur tout sujet qu'il leur plaît, ils passent pour posséder la science spirituelle aux yeux de ceux qui n'ont pas appris à en discerner le véritable caractère. Mais c'est tout autre chose, d'avoir quelque facilité de parole et de l'éclat dans le discours, ou d'entrer jusqu'au coeur et à la moelle des paroles célestes, et d'en contempler du regard très pur de l'âme les mystères profonds et cachés. Ceci, la science humaine ne le donne pas, ni la culture du siècle, mais la seule pureté de l'âme, par l'illumination du saint Esprit.

CHAPITRE 10

L'école de la science véritable.

Oui, si vous voulez parvenir à la science véritable des Écritures, fondez-vous d'abord inébranlablement dans l'humilité du coeur. C'est elle qui vous conduira, non à la science qui enfle, mais à celle qui illumine, par la consommation de la charité. Il est impossible encore une fois que l'âme qui n'est pas pure obtienne le don de la science spirituelle.
Évitez donc avec le plus grand soin que votre zèle de la lecture, au lieu de vous procurer la lumière de la science, et la gloire sans fin promise à l'homme qu'illuminent les clartés de la doctrine, ne vous soit une cause de perdition par les vaines prétentions qu'il pourrait éveiller chez vous.
Puis, après avoir banni tous les soins et les pensées terrestres, efforcez-vous de toutes manières de vous appliquer assidûment, que dis-je ? constamment à la lecture sacrée, tant que cette méditation continuelle imprègne enfin votre âme, et la forme, pour ainsi dire, à son image. Elle en fera de quelque façon l'arche de l'alliance, renfermant en soi les deux tables de pierre, c'est-à-dire l'éternelle fermeté de l'un et l'autre Testament; — l'urne d'or, symbole d'une mémoire pure, et sans tache qui conserve à jamais le trésor caché de la manne, entendez l'éternelle et céleste douceur des pensées spirituelles et du pain des anges; la verge d'Aaron, c'est-à-dire l'étendard, signe du salut, de notre Souverain, et véritable pontife Jésus Christ, toujours verdoyant dans un immortel souvenir : le Christ, en effet, est la verge qui, après avoir été coupée de la racine de Jessé, reverdit de sa mort avec une vigueur nouvelle. Toutes ces choses sont couvertes par deux chérubins, c'est-à-dire la plénitude de la science historique et spirituelle. Car chérubin signifie plénitude de science. Ils couvrent sans cesse le propitiatoire de Dieu, c'est-à-dire la tranquillité de votre coeur, et la protègent contre toutes les attaques des esprits malins.
Votre âme, ainsi devenue, par son inséparable amour de la pureté, l'arche du divin Testament et le royaume sacerdotal, absorbée en quelque sorte dans les connaissances spirituelles, accomplira le commandement fait au pontife par le Législateur : «Il ne sortira pas du sanctuaire, de peur qu'il ne profane le sanctuaire de Dieu,» (Lev 21,12) c'est-à-dire son coeur, où le Seigneur promet de faire sa constante demeure : «J'habiterai parmi eux, et je marcherai au milieu d'eux.» (2 Cor 6,16).
Ayons le zèle d'apprendre par coeur la suite des Écritures, et de les repasser sans cesse dans notre mémoire. Cette méditation continuelle nous procurera un double fruit. D'abord, tandis que l'attention est occupée à lire et étudier, les pensées mauvaises n'ont pas le moyen de rendre l'âme captive dans leurs filets. Puis, il se trouve qu'après avoir maintes fois parcouru certains passages, en travaillant à les apprendre de mémoire, nous n'avons pu, sur l'heure, les comprendre, parce que notre esprit manquait de la liberté nécessaire. Mais, lorsque ensuite, loin de l'enchantement des occupations diverses et des objets qui remplissent nos yeux, nous les repassons en silence, surtout pendant les nuits, ils nous apparaissent, dans une plus grande lumière. Il est ainsi des sens très profonds, dont nous n'avions pas le plus léger soupçon durant la veille; et c'est quand nous reposons, plongés, pour ainsi dire, dans la léthargie d'un lourd sommeil, que l'intelligence nous en est révélée.

CHAPITRE 11

Des sens multiples des divines Écritures.

À mesure que, par cette étude, notre esprit se renouvelle, les Écritures commencent aussi à changer de face. Une compréhension plus mystérieuse nous en est donnée, dont la beauté grandit avec nos progrès. Elles s'accommodent, en effet, à la capacité de l'humaine intelligence, terrestres pour l'homme charnel, divines pour le spirituel; et tels qui les voyaient jadis comme enveloppées d'épais nuages, demeurent incapables d'en sonder la profondeur ou d'en soutenir l'éclat.
Un exemple rendra plus manifeste la vérité que nous essayons d'établir. Qu'il me suffise de citer un seul commandement de la loi. Par lui, je vais prouver que tous les célestes préceptes, sans exception, s'étendent au genre humain dans son entier, mais à chacun selon l'état où il est parvenu.
Il est écrit dans la Loi : «Vous ne forniquerez point.» (Ex 20,14).
L'homme encore prisonnier des vices honteux de la chair, gardera utilement ce précepte, en le prenant simplement au sens littéral.
Celui, au contraire, qui s'est dégagé de cette boue et de ces passions impures, doit l'observer spirituellement. C'est-à-dire qu'il se tiendra éloigné, non seulement des cérémonies idolâtres, mais de toute superstition païenne, des augures, des présages, de l'observation des signes, des jours et des temps; c'est-à-dire encore, sans aller si loin, qu'il ne s'engagera pas dans ces conjectures que l'on tire de certaines paroles ou de certains noms, et qui corrompent la simplicité de notre foi.
Telle est l'infidélité dont il est dit que Jérusalem s'est souillée, lorsqu'elle s'est déshonorée «sur toute colline élevée et sous tout arbre vert». (Jer 3,6). C'est de quoi le Seigneur la reprend par la bouche de son prophète: «Qu'ils viennent et qu'ils te sauvent, les augures du ciel qui contemplaient les astres et comptaient les mois, afin de t'annoncer ce qui doit t'advenir !» (Is 47,13). Telle est aussi la faute dont il accuse ailleurs son peuple : «Un esprit d'infidélité les a égarés, et ils ont été infidèles à leur Dieu.» (Os 4,12).
Libéré de cette double impureté, en voici une troisième à éviter. Elle consiste dans les superstitions de la Loi et du Judaïsme, que l'Apôtre a en vue, lorsqu'il dit : «Nous observez les mois, les temps et les années;», (Gal 4,10) et de nouveau : «On vous prescrit : Ne prends pas ! Ne goûte pas ! Ne touche pas !» (Col 2,21). Il n'est pas douteux, en effet, que ces paroles ne visent les superstitions de la Loi. Or, y tomber, c'est se rendre infidèle au Christ. Et l'on ne mérite plus d'entendre de l'Apôtre : «Je vous ai fiancés à un époux unique, pour vous présenter au Christ comme une vierge pure;» (2 Cor 11,02) mais sa voix nous adresse ce reproche, qui suit immédiatement : «Je crains que, comme le serpent séduisit Éve par son astuce, vos pensées ne dégénèrent de la simplicité qui est dans le Christ Jésus.» (2 Cor 11,3).
L'on a su encore échapper à la souillure de cette infidélité : il en est maintenant une quatrième; et c'est celle qui trahit sa foi, pour embrasser une doctrine hérétique. Le bienheureux Apôtre en parle dans ces termes : «Je sais qu'après mon départ, il s'introduira parmi vous des loups cruels qui n'épargneront pas le troupeau, et que même du milieu de vous il s'élèvera des hommes qui enseigneront des doctrines perverses, pour entraîner les disciples après eux.» (Ac 20,29-30).
Si l'on a pu éviter cette faute également, que l'on prenne garde de tomber dans le vice de l'infidélité par un péché plus subtil, qui consiste dans la divagation de l'esprit. Je ne dis pas seulement toute pensée honteuse, mais toute pensée inutile ou qui s'éloigne si peu que ce soit de Dieu, est, aux yeux du parfait, une souillure, une infidélité.

CHAPITRE 12

Question : Comment parvenir à oublier les poèmes du siècle ?

Cependant, un vif sentiment de componction me remuait intérieurement. Il se traduisit bientôt par de profonds soupirs : «Toutes les pensées, dis-je, que vous avez développées avec tant d'éloquence, ajoutent encore au découragement dont j'avais à souffrir. Outre les captivités de l'âme qui sont communes à tous, et les distractions qui battent du dehors les esprits encore faibles, je trouve un obstacle particulier à mon salut dans la médiocre connaissance que je parais avoir de la littérature. Zèle du pédagogue, ou application de l'élève, je m'en suis imprégné jusqu'au fond. Avec un esprit de la sorte infecté des oeuvres des poètes, les fables frivoles, les histoires grossières dont je fus imbu dès ma petite enfance et mes premiers débuts dans les études, m'occupent même à l'heure de la prière. Je psalmodie, on j'implore le pardon de mes péchés; et voici que le souvenir effronté des poèmes jadis appris me traverse l'esprit, l'image des héros et de leurs combats semble flotter devant mes yeux. Tandis que ces fantômes se jouent de moi, mon âme n'est plus libre, d'aspirer à la contemplation des choses célestes. Cependant, les larmes que je répands chaque jour ne réussissent pas à les chasser.

CHAPITRE 13

Réponse : Comment nous pouvons débarrasser notre mémoire de l'espèce de fard qui la recouvre.

NESTOROS. — Du mal lui-même qui vous fait surtout désespérer de la pureté, peut sortir un prompt et efficace remède. Il suffit que vous apportiez à lire et méditer les Écritures spirituelles, la même diligence et le même zèle que vous dites avoir eus pour les études séculières.
Votre esprit sera nécessairement occupé de ces poèmes, aussi longtemps qu'il n'aura pas conquis, par une égale application et une assiduité toute pareille, d'autres objets qu'il repasse en lui-même, et qu'au lieu de ces pensées infructueuses et terrestres, il n'en enfantera point de spirituelles et de divines. Mais, s'il réussit à se pénétrer profondément de ces idées nouvelles, à en faire sa vie, les premières pourront être expulsées peu à peu ou tout à fait abolies. Il ne saurait demeurer vide. S'il ne s'occupe des choses de Dieu, il reste fatalement engagé dans ce qu'il a précédemment appris; tant qu'il n'a pas où revenir à tout moment et exercer son infatigable activité, une pente irrésistible l'entraîne vers les sujets dont il fut imbu dès la première enfance, et il roule incessamment les pensées qu'un long commerce et une méditation assidue lui ont rendues intimes et familières.
Je vous comprends. Vous voulez que la science spirituelle prenne en vous force et consistance à jamais. Votre désir est de n'en plus jouir seulement pour un temps, tels ceux qui ne la possèdent point par l'étude, et ne font qu'en ressentir quelque légère influence par le rapport des autres, ou en percevoir, si l'on peut ainsi parler, un vague parfum répandu dans l'air; mais qu'elle soit à demeure dans votre esprit, ne faisant qu'un avec lui, familière comme une chose que le regard a fouillée de toutes parts et que les doigts ont palpée.
Observez donc religieusement ce que je vais dire.
Il arrivera par hasard que vous sachiez très bien ce que vous entendez en conférence. Ne prenez point prétexte de ce qu'il vous est connu, pour faire une moue dédaigneuse; mais confiez-le à votre coeur avec cette avidité que nous devons toujours avoir, soit à prêter l'oreille aux désirables paroles du salut, soit à les proférer nous-mêmes. Si fréquemment que les vérités saintes nous soient exposées, jamais une âme qui a soif de la vraie science n'en éprouvera de satiété ni d'aversion. Elles lui seront nouvelles chaque jour, chaque jour également désirées. Plus souvent elle s'en sera nourrie, plus elle se montrera avide de les entendre ou d'en parler. Leur répétition confirmera la connaissance qu'elle en a, loin que les conférences multipliées lui donnent un soupçon de dégoût. C'est l'indice évident d'une âme tiède et superbe, de recevoir avec ennui et indifférence la parole du salut, quand même il y aurait de l'excès dans l'assiduité qu'on met à la lui faire entendre : «Celui qui est rassasié foule aux pieds le rayon de miel; mais à celui qui est dans le besoin, cela même qui est amer parait doux.» (Pro 27,7).
Recueillie avec empressement, soigneusement déposée dans les retraites de l'âme, munie du cachet du silence, il en sera de la doctrine comme de vins au parfum suave, qui réjouissent le coeur de l'homme. Ainsi que la vieillesse fait le vin, la sagesse, qui tient lieu à l'homme de cheveux blancs, et la longanimité de la patience la mûriront. Lorsque ensuite elle paraîtra sur vos lèvres, ce sera en exhalant des flots de senteurs embaumées. Il en sera d'elle encore comme d'une fontaine sans cesse jaillissante. Ses eaux bienfaisantes, multipliées par l'expérience et la pratique des vertus, iront se débordant; et du fond de votre coeur, d'où elle sourdra comme d'un secret abîme, elle se répandra en fleuves intarissables. Il arrivera de vous ce qui est dit dans les Proverbes à l'homme pour qui toutes ces choses sont devenues des réalités : «Bois l'eau de tes citernes et de la source de tes puits. Que les eaux de ta source débordent, que tes eaux se répandent sur tes places !» (Pro 5,15-16).Selon la parole du prophète Isaïe, «vous serez comme un jardin bien arrosé, comme une source d'eau qui jamais ne tarit. Les lieux déserts depuis des siècles seront par vous bâtis; vous relèverez les fondements posés de génération en génération; et l'on dira de vous : c'est le réparateur des haies, le restaurateur de la sûreté des chemins.» (Is 58,11-12). La béatitude promise par le même prophète vous sera donnée en partage : «Le Seigneur ne fera plus s'éloigner de toi ton maître, et tes yeux verront ton précepteur. Tes oreilles entendront la voix de celui qui t'avertira, criant derrière toi : Voici le chemin; marchez-y; ne vous en détournez ni à droite ni à gauche.» Et vous verrez cette merveille, que non seulement toute la direction de votre coeur et son étude, mais les écarts mêmes de vos pensées et leur vagabondage incertain ne seront plus qu'une sainte et incessante méditation de la loi divine.

CHAPITRE 14

L'âme qui n'est point pure, est incapable de donner comme de recevoir la science spirituelle.

Mais, nous l'avons dit, il est impossible de connaître ou d'enseigner ces choses, à moins d'en avoir l'expérience. Celui qui n'est pas capable même de les comprendre, comment le serait-il de les communiquer aux autres ? Que s'il a cependant la présomption d'en parler, son discours restera sans aucun doute inefficace et vain. Ses paroles frapperont l'oreille de ses auditeurs; elles ne pénétreront pas jusqu'à leur âme : parce que, triste fruit de la négligence et d'une stérile vanité, elles ne sortent pas du trésor d'une bonne conscience, mais ont leur principe dans la vaine présomption de la jactance.
Non, celui dont l'âme n'est point pure ne saurait acquérir la science spirituelle, quelque peine qu'il se donne, si assidu qu'il puisse être à la lecture. L'on' ne confie point à un vase fétide et corrompu un parfum de qualité, un miel excellent, une liqueur précieuse. Le vase pénétré de senteurs repoussantes, infectera plus facilement le parfum le plus odorant, qu'il n'en recevra lui-même quelque suavité ou agrément; car ce qui est pur se corrompt plus vite que ce qui est corrompu ne se purifie. Ainsi le vase de notre coeur. S'il n'est d'abord entièrement purifié de la contagion fétide des vices, il ne méritera pas de recevoir ce parfum de bénédiction dont parle le prophète : «Comme l'huile précieuse qui, répandue sur la tête, coule sur la barbe d'Aaron et descend sur le bord de son vêtement;» (Ps 132,2) non plus qu'il ne gardera sans souillure la science spirituelle ou les paroles de l'Écriture, «qui sont plus douces que le miel et que le rayon rempli de miel». (Ps 18,11). «Car, quelle communication y a-t-il de la justice avec l'iniquité ? Quelle société de la lumière avec les ténèbres? Quel accord entre le Christ et Bélial ?» (2 Cor 6,14-15).

CHAPITRE 15

Objection : Beaucoup n'ont pas le coeur pur et possèdent la science, tandis que nombre de saints ne la possèdent point.

GERMAIN. — Votre assertion ne nous semble pas fondée sur la vérité ni appuyée de raisons plausibles. Tous ceux qui refusent la foi du Christ, ou la corrompent par des opinions mensongères et impies, manifestement n'ont pas le coeur pur. Comment donc se fait-il que tant de juifs, d'hérétiques ou même de catholiques, qui sont en proie à des vices divers, parviennent à une connaissance parfaite des Écritures et peuvent se glorifier d'une science spirituelle éminente; tandis
que l'on voit une multitude incalculable de saints qui ont purifié leur coeur de toute souillure de péché, et dont néanmoins la religion, contente de la simplicité de la foi, ignore les secrets d'une science plus profonde ? Et comment, après cela, votre opinion, qui attribue la science spirituelle à la seule pureté du coeur, pourra-t-elle tenir ?

CHAPITRE 16

Réponse Les méchants ne peuvent avoir la véritable science.

NESTEROS. — Ce n'est pas examiner comme il convient la portée d'une doctrine, que de ne pas prendre le soin de peser tous les termes qui l'expriment. Nous avons dit déjà que cette sorte de gens n'ont rien qu'une certaine habileté à parler, avec de l'agrément dans le discours; mais qu'ils sont incapables d'entrer au coeur de l'Écriture et dans le mystère des sens spirituels. La science véritable ne se trouve que chez ceux qui honorent vraiment Dieu. Ce peuple ne l'a certes point, à qui il est dit : «Écoute, peuple insensé, qui n'as point de coeur; vous qui avez des yeux et ne voyez point, des oreilles et n'entendez point;» (Jer 5,21) et de nouveau : «Parce que tu as rejeté la science, je te rejetterai à mon tour, et ne souffrirai pas que tu remplisses les fonctions de mon sacerdoce.» (Os 4,6). Il est écrit que «tous les trésors de la science sont cachés» (Col 2,3) dans le Christ. Dès lors, comment croire que celui qui dédaigne de trouver le Christ, ou qui, l'ayant trouvé, le blasphème d'une bouche sacrilège, comment croire que celui qui déshonore la foi catholique par des oeuvres d'impureté, aient atteint à la vraie science ? «L'Esprit de Dieu, en effet, hait l'astuce et n'habite point dans un corps esclave du péché.» (Sag 1,5).
Nul autre moyen de parvenir à la science spirituelle, que de se conformer à l'ordre suivant, si heureusement exprimé par l'un des prophètes : «Semez pour vous en vue de la justice, moissonnez l'espérance de la vie, allumez en vous la lumière de la science.» (Os 10,12). Premièrement, il faut semer en vue de la justice, c'est-à-dire propager en quelque sorte notre perfection active par les oeuvres de la justice; nous devons ensuite moissonner l'espérance de la vie, c'est-à-dire recueillir les fruits des vertus spirituelles, en expulsant les vices de la chair. Par cette méthode, nous pourrons allumer en nous la lumière de la science.
Tel est aussi l'enseignement du psalmiste: «Heureux, dit-il, ceux qui sont sans tâche dans leur voie, qui marchent dans la loi du Seigneur. Heureux ceux qui scrutent ses témoignages.» (Ps 118,1-2). Il n'a pas commencé, par dire : «Heureux ceux qui scrutent ses témoignages,» pour ajouter ensuite : «Heureux ceux qui sont sans tâche dans leur voie.» Mais il dit en premier lieu : «Heureux ceux qui sont sans tâche dans leur voie;» et par là, il montre évidemment que l'on ne peut parvenir à sonder le fond des divins témoignages, qu'en marchant d'abord sans tâche dans la voie du Christ par la vie active.
Les hommes dont vous parlez, ne possèdent donc pas la science qui ne peut échoir en partage au coeur impur, mais une autre, qui n'en mérite pas le nom et de laquelle le bienheureux Apôtre dit : «Ô Timothée, garde le dépôt, en évitant les nouveautés profanes dans tes discours et tout ce qu'oppose une science qui n'en mérite pas le nom.» (1 Tim 6,20).
Sur ceux qui paraissent avoir quelque semblant de science, ou qui, tout en s'adonnant avec ardeur à lire les volumes sacrés et à les apprendre de mémoire, ne quittent point les vices de la chair, les Proverbes ont cette expression fort heureuse : «Comme d'un anneau d'or au nez d'un pourceau, ainsi en va-t-il de la beauté dans une femme de mauvaise vie.» (Pro 11,22). Car quel avantage pour l'homme de posséder les joyaux des célestes paroles et les beautés sans prix de l'Écritures, s'il s'enlise dans la boue par ses oeuvres et ses pensées ? Ne semble-t-il pas alors fouiller une terre immonde, y mettre en pièces ses trésors et les souiller dans le bourbier fangeux de ses passions impures ? La science est parure à qui en use bien. Mais que le sort est différent de ceux qui la profanent de cette sorte ! Dans leur fange, qu'elle fait encore plus profonde, elle se couvre d'éclaboussures à son tour.
«La louange n'est point belle, qui vient de la bouche du pécheur.» (Ec 15,9). Et Dieu lui dit par le prophète : «Pourquoi racontes-tu mes préceptes et as-tu mon alliance à la bouche ?» On lit encore dans les Proverbes ce mot vraiment topique sur les âmes qui ne possèdent pas d'une façon stable la crainte du Seigneur — dont il est dit : «La crainte du Seigneur est science et sagesse» (Pro 15,33), et qui s'efforcent néanmoins, par une méditation continuelle, de pénétrer le sens des Écritures : «Que sert à l'insensé d'avoir la richesse ? L'homme sans intelligence ne pourra acheter la sagesse.» (Pro 17,16).
La science vraie, la science spirituelle est bien éloignée de ce savoir profane que souille la boue des vices charnels : tellement, qu'on l'a vu fleurir merveilleusement chez des hommes qui n'avaient aucun don de parole et à peu près illettrés. C'est ce que l'on constate avec la dernière évidence pour les apôtres et nombre de saints. Ils ne ressemblaient guère à ces arbres qu'une végétation luxuriante couvre de feuilles inutiles; mais ils ployaient sous les fruits véritables de la science spirituelle; et d'eux il est écrit dans les Actes des apôtres : «Lorsqu'ils virent la constance de Pierre et de Jean, et qu'ils surent que c'étaient des hommes sans lettres et de petite condition, ils furent dans l'étonnement.» (Ac 4,13
Si donc vous avez à coeur de respirer cet incorruptible parfum, travaillez de toutes vos forces à obtenir du Seigneur l'immaculée chasteté; car personne ne possède la science spirituelle, tant qu'il se laisse dominer par les désirs des passions charnelles, et surtout de l'impureté : «C'est dans le coeur qui est bon que la sagesse habite,» (Pro 14,33) et «celui qui craint le Seigneur trouvera la science avec la justice.» ((Ec 32,20).
Le bienheureux Apôtre aussi nous enseigne, pour parvenir à la science, l'ordre que nous avons dit. Voulant un jour dresser la liste complète de ses vertus, et tout à la fois en expliquer la suite, c'est-à-dire marquer l'origine et la descendance de chacune d'elles, il ajoute après quelques mots : «Dans les veilles et les jeûnes, par la chasteté, par la science, par la longanimité, par la bonté, par l'Esprit saint, par une charité sincère.» (2 Cor 6,5-6). Cette manière de rattacher l'une à l'autre les vertus, prétend évidemment nous apprendre que l'on va des veilles et des jeûnes à la chasteté, de la chasteté à la science, de la science à la longanimité, de la longanimité à la bonté, de la bonté à l'Esprit saint, de l'Esprit saint à la récompense d'une charité sincère.
Lorsque, dociles à cette discipline et à suivre cet ordre, vous serez parvenus, vous aussi, à la science spirituelle, votre savoir, je vous le certifie, ne sera pas stérile et vain, mais plein de vie et fertile en fruits. Vous confierez la semence de la parole du salut au coeur de vos auditeurs, et la rosée très abondante de l'Esprit saint viendra aussitôt la féconder. Selon la promesse du prophète, «la pluie sera donnée à votre semence, partout où vous aurez semé dans la terre; et le pain que vous donneront les fruits de la terre, sera abondant et substantiel.» (Is 30,23).

CHAPITRE 17

À qui l'on doit révéler la vie parfaite.

Il viendra donc un jour où, moins par la lecture que par une laborieuse expérience, vous posséderez la doctrine; et votre âge plus avancé vous mettra en situation d'enseigner les autres. Gardez-vous alors, vous laissant séduire à la vaine gloire, de prodiguer au hasard votre savoir à des âmes qui ne seraient point pures. Vous tomberiez dans le travers que proscrit le sage Salomon : «Ne conduis pas l'impie dans les pâturages du juste, et ne te laisse pas séduire par la satiété.» (Pro 24,15).
C'est que «les délices ne profitent pas à l'insensé,» (Ibid. 19,10) et il n'est pas besoin de sagesse où l'intelligence fait défaut : on y prise davantage la folie.» (Ibid. 18,2). En effet, «le serviteur obstiné ne s'amende pas par des paroles; même s'il comprend, il n'obéira pas.» (Ibid. 29,19). Il est écrit de même : «Ne dis rien à l'oreille de l'insensé, de peur qu'il ne tourne en dérision la sagesse de tes discours;» (Ibid. 23,9) et : «Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens; ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds et que, se tournant contre vous, ils ne vous déchirent.» (Mt 7,6).
Ainsi, il vous faut cacher aux hommes de cette sorte les mystères des sens spirituels, de manière que vous puissiez chanter en toute vérité : «J'ai tenu vos paroles cachées dans mon coeur, afin de ne pas pécher contre vous.» (Ps 118,11).
Vous me direz peut-être : «À qui donc dispenser les secrets des divines Écritures ? Le sage Salomon vous l'apprend : «Versez l'ivresse à ceux qui sont dans la tristesse, et donnez à boire du vin à ceux qui sont dans la douleur, afin qu'ils oublient leur misère et qu'ils ne se souviennent plus dorénavant de leurs souffrances.» (Pro 31,6-7). C'est-à-dire: À ceux que le regret de leur première vie abat sous le chagrin et la tristesse, versez abondamment la joie de la science spirituelle, comme d'un vin qui réjouit le coeur de l'homme; réchauffez-les, en les enivrant de la parole du salut, de peur que, se laissant submerger par la continuité de leur chagrin et un mortel désespoir, «ils ne soient absorbés dans une excessive tristesse.» (2 Cor 2,7). Mais pour ceux qui vivent dans la tiédeur et la négligence, sans éprouver dans leur coeur le plus léger remords, voici comme il en est parlé : «Celui qui vit dans les douceurs et sans souffrance, sera dans le dénuement.» (Pro 14,23).
Évitez donc de toute votre puissance de vous faire prendre à l'amour de la vaine gloire, de peur que vous ne puissiez avoir de part avec celui que le prophète loue de ce qu' «il n'a point prêté son argent à intérêt.» (Ps 14,15). Il est dit, en effet, que «les paroles du Seigneur sont des paroles chastes, un argent éprouvé par le feu, purifié au creuset, raffiné sept fois.» (Ps 11,7). Quiconque les dispense par amour de la gloire humaine, donne son argent à intérêt. Mais, ce faisant, au lieu de mériter des louanges,il gagnera des supplices. Car il a préféré dissiper l'argent de son maître, pour en retirer lui-même un avantage temporel; plutôt que de le placer de manière que le Seigneur «à son retour, retirât avec un intérêt celui lui appartient». (Mt 25,27).

CHAPITRE 18

Des causes qui rendent infructueuse la doctrine spirituelle.

Deux causes rendent inefficace la doctrine spirituelle.
Ou bien celui qui enseigne n'a pas expérimenté ce qu'il dit, et tous ses efforts pour, instruire l'auditeur ne sont qu'un vain bruit de paroles.
Ou bien c'est l'auditeur qui est mauvais et rempli de vices; et son coeur endurci demeure fermé à la salutaire et sainte doctrine de l'homme spirituel. De ceux qui lui ressemblent, Dieu dit par le prophète : «Le coeur de ce peuple a été aveuglé, et il est devenu dur d'oreille, et il s'est bouché les yeux, de peur qu'ils ne voient de leurs yeux et n'entendent de leurs oreilles, et que leur coeur ne comprenne, et qu'ils ne se convertissent, et que je ne les guérisse.» (Is 6,10).

CHAPITRE 19

Que la grâce des saints discours est accordée parfois même à des indignes.

Mais la Providence surnaturelle de Dieu, qui «veut que tous les hommes soient sauvés et qu'ils viennent à la connaissance de la vérité,» (1 Tim 2,4) permet quelquefois, dans sa libéralité magnifique, que celui qui ne s'était pas rendu digne de prêcher l'Évangile par une vie irrépréhensible, obtienne néanmoins la grâce de la science spirituelle pour le salut de beaucoup.
Ceci nous conduit à expliquer dans un nouvel entretien les diverses manières dont le Seigneur accorde le charisme des guérisons, pour expulser les démons. Mais il est temps de nous lever et d'aller prendre notre repas. Nous réserverons pour ce soir l'examen de cette question. L'intelligence saisit toujours mieux ce qu'on lui présente peu à peu et sans fatigue excessive pour le corps.

    

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