CONFÉRENCE DE L'ABBA JEAN
De la fin du cénobite et de celle de l'ermite.
CHAPITRE 1
Le
monastère de l'abbé Paul. Patience d'un frère.
Nous repartîmes peu de jours après, tant nous pressait le désir de profiter dans
la doctrine, et gagnâmes en grande allégresse le monastère de l'abba Paul.
Il comptait à l'ordinaire plus de deux cents moines; mais une grande fête que
l'on faisait ce jour-là en avait attiré encore une infinité des autres
monastères : on célébrait solennellement l'anniversaire de la déposition du
dernier abbé qui avait gouverné les moines de ce lieu.
Je parle à dessein de cette assemblée si nombreuse, parce que je voudrais
raconter en peu de mots la patience d'un frère, qui éclata précisément par la
douceur inaltérable dont il fit preuve en présence de tout ce monde. À la
vérité, le but du présent écrit est différent : je m'y propose, en effet, de
rapporter les discours de l'abbé Jean, qui avait abandonné le désert, pour
venir, avec une humilité admirable, se soumettre à la discipline de ce
monastère. Mais je ne pense rien faire hors de propos, si, sans nul détour de
paroles, je puis donner, comme je l'espère, un grand sujet de s'édifier à tous
ceux qui ont le goût de la vertu.
La multitude des moines s'était assise pour le repas par groupes de douze, dans
un atrium immense et à ciel ouvert. Or, il advint qu'un frère apporta avec
quelque retard le plat dont il s'était chargé. Ce que voyant, l'abbé Paul, qui
circulait activement parmi les servants, étendit la main, et lui appliqua, à la
vue de tous, un soufflet si retentissant, que ceux-là mêmes qui se trouvaient
aux extrémités les plus opposées, purent entendre le coup.
Son dessein, en agissant de la sorte, fut de manifester à tous ceux qui étaient
présents la patience de ce frère, et de les instruire par l'exemple d'une si
rare modestie. En effet, le jeune homme, dont la patience mérite de rester dans
la mémoire des hommes, reçut cet affront avec tant de douceur, que pas une
parole ne s'échappa de sa bouche, ni le plus léger murmure ne se laissa deviner
au frémissement silencieux de ses lèvres; davantage, son air modeste, sa
tranquillité, la couleur même de son visage n'en furent pas le moins du monde
altérés.
Ce fut un grand sujet d'étonnement, non seulement pour nous, qui, arrivés
naguère de notre monastère de Syrie, n'avions pas encore vu d'exemples si
éclatants de cette extraordinaire patience, mais aussi pour ceux qui n'étaient
pas étrangers à ces pratiques héroïques; et les plus consommés y trouvèrent
gratuitement à s'instruire. Ceci surtout les frappait, que, si la correction de
son abbé n'avait pu émouvoir sa patience, du moins les regards d'une si grande
multitude n'eussent pas fait monter la moindre rougeur à son visage.
CHAPITRE 2
Humilité de l'abbé Jean; notre question.
Ce fut donc en ce monastère que nous trouvâmes un vieillard fort avancé en âge,
et qui portait le nom de Jean. J'ai cru ne devoir passer sous silence ni les
paroles qu'il nous adressa ni l'humilité qui l'élevait au-dessus de tous les
saints. Cette vertu fut celle, en effet, où il excella particulièrement. Hélas !
bien qu'elle soit la mère de toutes les autres et le fondement solide de
l'édifice spirituel, elle demeure profondément étrangère à notre vie. Est-il
étonnant que nous ne puissions non plus nous élever à la hauteur sublime de ces
grands hommes ? De nous assujettir jusqu'à la vieillesse à la discipline
cénobitique, c'est de quoi nous sommes fort incapables. Mais que dis-je ?
contents d'avoir porté quelque deux ans à peine le joug de l'obéissance, nous
nous échappons incontinent, pour courir à une liberté présomptueuse et fatale.
Encore si, durant ce court intervalle, nous observions, dans la soumission à
notre abbé, la stricte rigueur dont ils nous montrent le modèle ! Mais, c'est
une obéissance vaille que vaille et toute subordonnée à notre caprice.
Ayant vu ce vieillard dans le monastère de l'abbé Paul, nous admirâmes tout
d'abord et son grand âge et la grâce qui paraissait en lui; puis, prosternés la
face contre terre, nous le suppliâmes de nous expliquer les motifs qui l'avaient
fait renoncer à la liberté du désert, et à cette profession sublime, où il
s'était acquis sur tous les autres une renommée si universelle, pour embrasser
de préférence la vie cénobitique.
Il répondit que la discipline anachorétique passait sa vertu et qu'il était
indigne d'une perfection si haute. Voilà pourquoi il était revenu aux écoles où
se forment les novices, trop heureux s'il en pouvait suivre les usages d'une
manière qui fût en rapport avec l'excellence de cette profession.
Mais l'humilité d'une telle réponse ne put tenir devant nos instances; il se
décida enfin à parler.
CHAPITRE 3
Réponse de l'abbé Jean : Pourquoi il avait abandonné le désert.
La vie anachorétique, dont vous admirez si fort que je sois sorti, fit-il, est
loin de m'inspirer de l'éloignement ou du mépris. Je la révère, au contraire,
l'aime et l'approuve de toute mon âme. Après trente années passées dans un
monastère de cénobites, j'en ai donné vingt au désert; et je me réjouis d'y
avoir été tel, que je ne fusse point noté tout à fait de lâcheté parmi ceux qui
s'y montraient au moins médiocres.
Mais, après avoir goûté sa pureté, celle-ci perdit à mes yeux de ses charmes,
lorsque je la vis ternie par le souci des nécessités matérielles. Si bien, qu'il
me parut plus avantageux de rentrer dans un monastère cénobitique, afin d'y
accomplir plus aisément une profession moins haute, et d'éviter les périls d'une
vocation plus sublime, mais qui comporte un si prodigieux renoncement. Mieux
vaut la ferveur dans un état moins parfait que la tiédeur en un plus relevé.
Si cependant il m'arrive de proférer quelque parole qui paraisse déroger à
l'humilité ou marquer une ouverture excessive, je vous prie de ne l'attribuer
point à la jactance, mais au seul désir de vous édifier. Vous voudrez bien
croire que, si j'estime ne devoir rien cacher de la vérité à des hommes qui la
cherchent si ardemment, ce n'est pas orgueil, mais charité. Aussi bien, je pense
que mes paroles pourront vous être de quelque instruction, si, mettant un peu
l'humilité de côté, je vous découvre simplement et dans toute sa vérité le
propos qui fut le mien. Ainsi, j'ai la confiance que ma franchise ne me vaudra
pas de votre part la note de vanité, et je m'assure aussi que je n'encourrai pas
le reproche de mensonge, pour avoir étouffé la vérité.
CHAPITRE 4
Comment l'abbé Jean pratiqua la vertu, durant qu'il fut ermite.
Si jamais personne se plut dans le secret de la solitude, au point d'oublier le
commerce des hommes et de pouvoir dire avec Jérémie : «Je n'ai pas désiré le
jour de l'homme, vous le savez,» (Jer 17,16) j'avoue que le Seigneur me fit la
grâce de m'établir dans cette disposition, ou de m'efforcer au moins d'y
parvenir. Je me souviens d'avoir été souvent ravi en de tels transports, par une
faveur toute miséricordieuse de notre Seigneur, que j'en oubliais le fardeau de
ce corps de fragilité. Mon âme s'isolait tout à coup des sens extérieurs, et sen
allait si loin du monde matériel, que ni mes yeux ni mes oreilles ne
s'acquittaient plus de leur fonction. La pensée des choses de Dieu et la
contemplation spirituelle remplissaient mon coeur à tel point, que fréquemment,
je ne savais, le soir, si j'avais pris de la nourriture durant le jour, et
restais incapable de décider, le lendemain, si j'avais rompu le jeûne le jour
d'auparavant
C'est de faits analogues qu'est venue la pratique de mettre en réserve, le
samedi, dans une petite corbeille à main, la nourriture de la semaine,
c'est-à-dire quatorze pains; en sorte que, si le solitaire oublie sa réfection,
il puisse s'en apercevoir. Cette coutume a l'avantage encore que prévenir une
autre erreur. Lorsque le pain est consommé, c'est le signe que la semaine est
écoulée, et que le jour du Seigneur est arrivé. Ainsi, le solitaire est
infailliblement averti de se rendre à l'assemblée des frères, pour en célébrer
la solennité. Si les transports dont j'ai parlé viennent à troubler ce calcul,
le travail quotidien offre un moyen nouveau de compter les jours et d'écarter
toute erreur.
Pour les autres vertus du désert, je les passerai sous silence. Notre dessein
n'est pas d'en considérer le nombre infini, mais d'examiner quelle est la fin de
l'ermite et celle du cénobite. Je vous expliquerai donc brièvement les raisons
qui m'ont déterminé à quitter la solitude, puisque c'est aussi ce que vous
désirez savoir, et quelles vertus plus sublimes j'ai cru devoir préférer à tout
le fruit que l'on y fait.
CHAPITRE 5
Des
avantages du désert.
Tant que le petit nombre de ceux qui demeuraient alors au désert, nous laissa la
liberté de nous perdre en ses immenses solitudes; aussi longtemps qu'une
retraite plus profonde nous rendit possible d'être ravis fréquemment en ces
célestes transports; tant que la multitude des visites ne fut pas venue nous
charger de soins et d'embarras infinis, par la nécessité de pourvoir aux
obligations de l'hospitalité : j'ai embrassé d'un désir insatiable et d'une
ardeur sans réserve le secret tranquille de la solitude, et cette vie comparable
à la béatitude des anges.
Vint le jour où les frères en foule gagnèrent le désert. Ses solitudes,
auparavant si vastes, se trouvèrent, pour ainsi dire, resserrées. Aussitôt le
feu de la divine contemplation parut s'éteindre, et le souci des choses
matérielles nous engagea dans des entraves sans nombre.
C'est alors que je préférai suivre le mieux que je pourrais l'idéal cénobitique,
plutôt que de languir dans une profession si sublime par la préoccupation
constante des nécessités de la chair. Si je n'y trouvais plus la liberté ni les
transports dont j'avais joui autrefois, du moins aurais-je la consolation
d'accomplir le précepte évangélique, en rejetant absolument tout souci du
lendemain; et la perte que je faisais d'une contemplation si haute, aurait sa
compensation dans l'humilité, de l'obéissance. Enfin, c'est une chose
déplorable, de faire profession d'un art, d'une carrière quelconque, et de ne
point s'y rendre parfait.
CHAPITRE 6
Du
profit que l'on trouve dans le monastère cénobitique.
Et maintenant, laissez-moi vous faire un exposé rapide des avantages que je
trouve dans la vie cénobitique. S'ils balancent ceux de la solitude, vous en
jugerez vous-mêmes, lorsque j'aurai terminé. Vous verrez également par mon
discours si c'est le dégoût ou bien plutôt le désir de la pureté que je
cherchais autrefois dans le désert, qui m'a décidé à m'enfermer dans un
monastère de cénobites.
Ici, nul, besoin de prévoir le travail quotidien: nulle préoccupation de vente
ni d'achat rien de cette inéluctable nécessité de faire sa provision de pain
pour l'année —, point l'ombre de sollicitude à l'endroit des choses matérielles,
pour parer, soit à ses propres besoins, soit à ceux de nombreux visiteurs;
aucune prétention, enfin, de gloire humaine, qui souille, aux yeux de Dieu, plus
que tout le reste, et rend si souvent inutiles les grands travaux du désert.
Mais, pour la vie anachorétique, passons sur les flots de l'élèvement spirituel
et le péril mortel de la vaine gloire; et revenons au commun fardeau de tous, je
veux dire au souci de pourvoir à sa nourriture. À quels excès n'en est-on pas
venu ? Les limites sont bien dépassées de l'antique austérité, laquelle ignorait
absolument l'usage de l'huile. Que dis-je ? on ne se contente même plus de la
mesure introduite par le relâchement de notre temps ! Un setier d'huile, un
boisseau de lentilles suffisaient pour toute une année à la réception des hôtes.
On a doublé, triplé la mesure, et c'est à peine si l'on peut vivre.
Plusieurs ont poussé au delà des bornes ce relâchement funeste. Nous sommes loin
de la goutte d'huile que nos prédécesseurs dans la vie érémitique, si supérieurs
à nous par la rigueur de leur abstinence, laissaient tomber sur le vinaigre et
la saumure mêlés, dans le dessein seulement d'éviter la vaine gloire. On brise,
pour flatter la délicatesse du goût, du fromage d'Égypte, et l'on y répand
l'huile plus qu'il ne serait nécessaire : deux mets qui ont chacun son agrément,
et pourraient très, bien faire au moins deux régals différents, en des moments
divers, s'unissent ainsi, pour caresser le palais plus délicieusement. Jusqu'où
ne se porte pas cette fureur de posséder ? Je ne puis le rappeler sans rougir :
les anachorètes se sont mis, sous prétexte d'hospitalité et d'accueil à faire
aux étrangers, à posséder dans leur cellule une couverture !
Je ne dis rien de tant que choses qui pèsent particulièrement à une âme toute
transportée et constamment attentive à la contemplation spirituelle : le
concours des frères; les devoirs qu'imposent la réception et la conduite des
hôtes; un tracas sans fin de conversations et d'affaires, dont la seule attente
préoccupe encore, dans le temps même qu'elles paraissent cesser; l'esprit
entretenu dans l'agitation par une inquiétude sans cesse renouvelée. La liberté
du désert succombe sous les chaînes; le coeur ne s'élève jamais à cette
allégresse ineffable dont nous avons parlé, et ne réussit plus à cueillir le
fruit de la profession érémitique.
Certes, je n'y puis prétendre davantage dans la communauté où je suis et parmi
la foule des frères. Du moins la paix de l'âme et la tranquillité d'un coeur
libre de soucis ne me font-elles point défaut. Et si ceux qui demeurent dans la
solitude, ne les ont pas à leur portée, comme moi, ils soutiennent les labeurs
de la vie anachorétique, tout en étant frustrés de son fruit, qui ne se
conquiert que par la stabilité et la paix de l'esprit.
Enfin, à supposer même que la vie commune m'enlève quelque chose de la pureté de
coeur dont je jouissais autrefois, je trouve une compensation qui me satisfait,
dans l'accomplissement du précepte évangélique. Car, tous les avantages de la
solitude ne dépassent certainement pas celui de n'avoir aucun souci du
lendemain, et de pouvoir, en me soumettant jusqu'à la fin à la conduite d'un
abbé, imiter de quelque manière Celui dont il est dit : «Il s'est abaissé
Lui-même, Se faisant obéissant jusqu'à la mort,» (Phil 2,8) et répéter
humblement après lui : «Je ne suis pas venu faire ma Volonté, mais celle de mon
Père qui M'a envoyé.» (Jn 6,38).
CHAPITRE 7
Question touchant le fruit de la vie commune et celui de la solitude.
GERMAIN. — Il est manifeste pour nous que vous n'avez pas seulement effleuré,
comme beaucoup, les premiers degrés de ces deux vies, mais que vous vous êtes
élevé jusqu'à leurs cimes. Aussi désirons-nous savoir de vous la fin du cénobite
et celle de l'ermite. Personne assurément n'est plus capable de traiter ce sujet
d'une manière exacte à la fois et complète, que celui qu'une longue pratique et
les leçons de l'expérience ont rendu parfait en l'une et l'autre profession, et
propre à en exposer le mérite et la fin en toute doctrine et vérité.
CHAPITRE 8
Réponse à la question posée.
JEAN. — Un seul et même homme parfait en ces deux professions ! Je pourrais
décider simplement que cela ne se peut pas, si quelques exemples bien rares ne
me retenaient. C'est grande merveille déjà d'être consommé, en l'une ou en
l'autre. Combien plus sera-t-il malaisé, j'oserais presque dire impossible aux
forces humaines, de réunir sans amoindrissement la perfection des deux ! Cela
éclate aux yeux. Si pourtant le cas se rencontre, ce n'est pas une raison, pour
l'ériger aussitôt en loi générale. Une règle universelle ne se fonde pas sur une
minorité infime, ni par la considération de quelques unités, mais sur ce qui est
au pouvoir du grand nombre, et, pour mieux dire, de tous. Le rare succès de
quelques privilégiés, et qui excède les possibilités d'une vertu commune, doit
être écarté des préceptes généraux, comme une faveur supérieure à notre
condition d'hommes et à la fragilité de notre nature. On le citera, non pas tant
comme un exemple, que comme un miracle.
Là-dessus, je réponds brièvement et selon mon peu de lumières, à vos questions.
La fin du cénobite est de mortifier et crucifier toutes ses volontés, et,
conformément au salutaire précepte de la perfection évangélique, de ne songer
aucunement au lendemain. Personne assurément, hormis lui seul, ne peut réaliser
cet idéal. Et c'est de lui que le prophète Isaïe trace cette peinture, le
proclamant bienheureux et le comblant d'éloges : «Si tu t'abstiens de voyager le
jour du sabbat et de faire ta volonté au jour qui m'est consacré; si tu
l'honores, en ne suivant pas tes voies, en ne faisant point ta volonté et en ne
disant point de paroles vailles : alors, tu trouveras tes délices dans le
Seigneur, et Je l'élèverai sur les hauteurs du pays, et Je te donnerai, pour te
nourrir, l'héritage de ton père Jacob. La bouche du Seigneur a parlé.» (Is
58,13-14).
La fin de l'ermite est d'avoir l'esprit dégagé de toutes les choses terrestres,
et de s'unir ainsi avec le Christ, autant que l'humaine faiblesse en est
capable. Le prophète Jérémie le décrit en ces termes : «Heureux l'homme qui
porte le joug dès sa jeunesse; il s'assiéra seul et il se taira, parce qu'il a
pris ce joug sur lui.» (Lam 3,27-28). Le psalmiste dit aussi : «Je suis devenu
semblable au pélican qui habite dans la solitude; j'ai veillé, et je suis devenu
comme le passereau solitaire sur un toit.» (Ps 101,7-8).
S'ils ne parviennent l'un et l'autre à la fin de leur profession, telle que nous
l'avons définie, c'est en vain qu'ils embrassent, celui-là la discipline
cénobitique, celui-ci la vie solitaire ni l'un ni l'autre ne remplit sa
vocation.
CHAPITRE 9
De
la perfection véritable et consommée.
Eussent-ils réalisé pleinement l'idéal de leur profession, ce n'est pas là
encore la perfection intégrale et de tous points consommée, mais une partie
seulement de la perfection. Que celle-ci est rare, et combien peu nombreux ceux
à qui Dieu l'accorde par un don gratuit ! Celui-là est parfait véritablement, et
non pas seulement en partie, qui sait supporter avec une égale grandeur d'âme,
et l'horreur de la solitude, dans le désert, et les faiblesses de ses frères,
dans le monastère. Mais il est bien difficile de trouver quelqu'un qui soit
parfaitement consommé en l'une et l'autre profession : parce que l'anachorète
n'arrive point tout à fait au mépris et au dénuement des choses matérielles; ni
le cénobite, à la pureté de la contemplation.
Cependant, je sais que l'abbé Moïse, Paphnuce et les deux Macaire ont possédé
parfaitement l'une et l'autre vertu. Ils étaient donc parfaits en ces deux
professions. Dans la retraite, ils se nourrissaient insatiablement du secret de
la solitude, plus que tous les autres habitants du désert, et, autant qu'il
était en eux, ne recherchaient en aucune façon la compagnie des hommes. Mais,
d'autre part, ils supportaient admirablement le concours et les faiblesses de
ceux qui s'empressaient vers eux; parmi la multitude innombrable des frères qui
affluaient de toutes parts, soit seulement pour leur faire visite, soit avec le
dessein de progresser, l'inquiétude quasi sans relâche que leur causait
l'obligation de recevoir tout ce monde, les trouvait d'une patience inaltérable.
On eût pu croire qu'ils n'avaient rien appris ni pratiqué tout le temps de leur
vie, que de rendre aux étrangers les devoirs ordinaires de la charité; et
c'était pour tous une question de savoir en quelle profession leur zèle se
montrait davantage, si leur magnanimité s'accordait plus merveilleusement à la
pureté érémitique ou à la vie commune.
CHAPITRE 10
De
ceux qui vont au désert, avant d'être parfaits.
Il en est que les longs silences de la solitude rendent farouches à ce point,
qu'ils ressentent un éloignement absolu pour la société des hommes. Quelque
visite les arrache-t-elle un instant à leur retraite accoutumée, ils en font
paraître une sensible anxiété, et donnent des signes évidents de pusillanimité.
Ceci arrive particulièrement à ceux qu'un désir prématuré de la vie solitaire a
portés au désert, avant qu'ils aient été bien formés dans les monastères de
cénobites et se soient débarrassés de leurs vices anciens. Ils restent toujours
imparfaits dans l'un et l'autre état, toujours fragiles, penchant où les pousse
le moindre souffle de leurs émotions. La compagnie des frères et le dérangement
qu'ils en éprouvent les font bouillonner d'impatience. Retrouvent-ils leur
solitude, ils ne peuvent supporter le silence sans bornes qu'ils ont souhaité.
Mais quoi ? ils ne savent même pas quelle fin la solitude est désirable, et
s'imaginent que le tout, l'essence de la perfection consiste à éviter la
compagnie des frères et à fuir comme une peste la vue des humains.
CHAPITRE 11
Question : Quel sera le remède pour ceux qui ont quitté prématurément les
monastères de cénobites ?
GERMAIN. — Nous sommes justement de ceux qui ont recherché la solitude avec une
formation cénobitique insuffisante, et avant d'avoir expulsé tous leurs vices.
Quel remède nous secourra, nous, et nos pareils pour la fragilité comme pour le
flegré médiocre de l'avancement ? Le moyen d'obtenir la constance d'une âme qui
ne connaît plus le trouble, et l'inébranlable fermeté de la patience, maintenant
que nous avons prématurément abandonné, avec notre monastère, l'école même et le
lieu authentique de ces exercices ? C'est là que nous aurions dû parfaire notre
première éducation et la conduire à son terme. Solitaires aujourd'hui, comment
acquérir la perfection de la longanimité et de la patience ? Comment le regard
de notre conscience, qui explore les mouvements intérieurs de l'âme,
discernera-t-il en nous la présence ou l'absence de ces vertus ? N'est-il pas a
craindre que, séparés du commerce des hommes et n'ayant jamais rien à souffrir
de leur part, une fausse persuasion ne nous abuse, et ne nous fasse croire que
nous sommes parvenus à l'inébranlable tranquillité de l'âme ?
CHAPITRE 12
Réponse sur la manière dont le solitaire peut connaître ses vices.
JEAN. — À ceux qui cherchent sincèrement le remède, la guérison ne peut manquer
de venir de par le véritable médecin des âmes.
Ceci est particulièrement vrai de ceux qui ne ferment pas les yeux sur leurs
maladies, par découragement ou négligence, mais, loin de cacher leurs blessures
ou de repousser insolemment le traitement de la pénitence, recourent d'une âme
humble et pourtant vigilante au céleste médecin, pour les langueurs que
l'ignorance, l'erreur et une malheureuse nécessité leur ont fait contracter.
Sachons toutefois que, si nous nous retirons au désert ou en quelque lieu
secret, avant d'avoir guéri nos vices, nous en empêchons seulement les effets;
mais la passion n'est nullement éteinte. La racine des pêchés demeure cachée
dans notre coeur, tant que nous ne l'avons pas extirpée; que dis-je ? elle gagne
de proche en proche.
Nous reconnaîtrons qu'elle vit encore aux indices suivants.
Nous sommes dans la solitude. Un frère survient, ou demeure quelque peu. Or,
notre esprit ne le souffre pas sans agitation ni anxiété : c'est le signe qu'il
existe en nous un foyer très vivace d'impatience. — Au contraire, nous attendons
la visite d'un frère. Mais, pour une raison quelconque, il se fait attendre. Et
voilà qu'une indignation secrète s'élève dans nos coeurs, pour blâmer ce retard;
notre âme se trouble dans une attente inquiète et hors de propos : notre
conscience trouve là une preuve que le vice de la colère et de la tristesse
réside en nous. — Un autre nous demande à lire un manuscrit ou à se servir de
quelque objet nous appartenant. Sa demande nous attriste, ou nous le rebutons :
il n'est pas douteux que nous ne soyons dans les chaînes de l'avarice. — Une
pensée jaillit soudainement ou au cours de la lecture sacrée, qui nous trouble :
sachons que le feu de l'impureté n'est pas encore éteint dans nos membres. - À
la comparaison de notre austérité avec le relâchement d'autrui, un soupçon d'élèvement
effleure notre âme : il est sûr que nous sommes infectés du terrible fléau de
l'orgueil.
Lors donc que nous saisirons dans notre coeur ces marques du vice, reconnaissons
que l'acte seulement du péché nous fait défaut, non le penchant mauvais.
Mêlons-nous à la vie des autres hommes : aussitôt, ces passions sortiront des
retraites de notre sensibilité. Preuve qu'elles ne naissent pas dans le moment
qu'elles s'échappent impétueusement; mais qu'elles se révèlent enfin au grand
jour, après être demeurées longtemps cachées.
C'est ainsi que le solitaire lui-même peut reconnaître à des indices certains si
la racine de tel ou tel vice existe au fond de son âme. À la condition toutefois
qu'il ne fasse point montre de sa pureté, mais qu'il s'applique à l'offrir
inviolée aux regards de Celui à qui ne sauraient échapper les secrets du coeur
les plus intimes.
CHAPITRE 13
Question : Comment se pourra guérir celui qui est entré dans la solitude, avant
de s'être purifié de ses vices ?
GERMAIN. — Les données qui permettent de recueillir les indices révélateurs de
nos infirmités, la méthode pour discerner nos maladies, c'est-à-dire la manière
de découvrir les vices qui se cachent en nous : tout cela est net et clair à nos
yeux. Aussi bien, une expérience quotidienne, et les mouvements qui se font jour
à toute heure dans nos pensées, nous permettent-ils de constater qu'il en est
bien comme vous dites.
Il reste qu'après nous avoir découvert d'une manière si évidente la cause de nos
maladies et le moyen de les reconnaître, vous nous montriez également par quel
remède on les guérit. Qui parlera pertinemment du traitement à employer, si ce
n'est celui qui d'abord a su découvrir les origines et les causes du mal, au
point de recueillir, le suffrage de la conscience même du malade ? De voir votre
Béatitude mettre à nu nos plus secrètes blessures, nous donne l'assurance
d'attendre encore la lumière touchant les remèdes; un diagnostic si évident
autorise tous les espoirs.
Cependant, vous l'avez dit aussi, c'est dans la vie commune que se commence
l'oeuvre du salut; et les âmes ne demeurent en santé dans la solitude, que si la
discipline cénobitique les a d'abord assainies. Cette pensée nous jette dans un
mortel découragement. Sortis du monastère encore imparfaits, pourrons-nous
jamais acquérir la perfection au désert ?
CHAPITRE 14
Réponse.
JEAN. — Si l'on a le souci de guérir, les moyens de salut ne manqueront pas. La
même méthode qui nous fait saisir les traces de chacun des vices, fournit aussi
le remède. Après avoir dit comment les solitaires ne sont pas exempts des vices
qui se rencontrent au train ordinaire de la vie humaine, je ne puis nier qu'on
ne trouve également, loin de toute société, les moyens de s'exercer à la vertu
et de venir à la santé.
Aux marques signalées tout à l'heure, quelqu'un a reconnu qu'il est en butté aux
mouvements tumultueux de l'impatience et de la colère : qu'il s'exerce
constamment par des pensées capables de les exciter. Il s'imaginera qu'il est
victime de toutes sortes d'injures et de dommages, et s'entraînera à souffrir,
dans une parfaite humilité, tout ce que peut lui imposer la méchanceté des
hommes. Il se représentera fréquemment les choses les plus dures et les plus
intolérables; et, pénétré des sentiments de la plus profonde contrition, il
occupera sa pensée de la grande douceur qu'il devrait montrer en de telles
conjonctures. Regardant aux souffrances des saints ou à celles du Seigneur, il
conviendra que tous les propos injurieux, tous les genres même de châtiments
sont au-dessous de ce qu'il mérite, et se préparera à supporter toute douleur.
Quelque jour, une invitation l'appellera à l'assemblée des frères : ce qui ne
peut manquer d'arriver aux solitaires même les plus stricts. S'il s'aperçoit que
son âme s'est émue dans cette circonstance, et pour des riens, qu'il se fasse le
censeur impitoyable de ses mouvements secrets. Il se remontrera sur-le-champ les
injures extrêmes par lesquelles il s'exerçait tous les jours à la parfaite
patience, et il ira se gourmandant et s'invectivant soi-même : «Est-ce toi, ô
grand homme de bien, qui, durant que tu t'exerçais dans ta solitude, te flattais
de vaincre tous les maux par ta constance; qui naguère, lorsque tu te
représentais à l'esprit les plus âpres invectives et, mieux encore, des
supplices intolérables, te croyais assez fort pour demeurer inébranlable à
toutes les tempêtes ? Comment la plus légère parole, te frôlant de son aile,
a-t-elle confondu cette patience invincible ? Ta maison était, à ce qu'il te
semblait, puissamment assise sur le roc solide : comment le moindre souffle
l'a-t-il fait trembler ? Rempli d'une vaine assurance, tu appelais la guerre au
milieu de la paix : où sont les belles paroles que tu redisais si haut : «Je
suis prêt, et je ne me suis point troublé »? (Ps 118,60). Avec le prophète,
souvent tu t'écriais : «Éprouvez-moi, Seigneur, et sondez-moi; faites passer au
creuset mes reins et mon coeur»; (Ps 25,2). «Éprouvez-moi, Seigneur, et
connaissez mon coeur; interrogez-moi, et connaissez mes sentiers, et voyez s'il
est en moi une voie d'iniquité .» (Ps 138,23-24). Cet appareil de combat si
formidable, comment une ombre d'ennemi l'a-t-elle mis en déroute ?
Tandis qu'il se condamne par ces reproches mêlés de repentir, il ne laissera pas
impunie l'émotion à laquelle il s'est laissé surprendre. Mais il châtiera plus
durement sa chair par les jeûnes et les veilles; il expiera, dans le labeur
d'une continuelle abstinence, la faute échappée à sa mobilité : de manière à
consumer dans la solitude ce qu'il aurait dû réduire, lorsqu'il vivait parmi les
cénobites.
Au surplus, si l'on veut parvenir à une perpétuelle et ferme patience, il est un
principe qu'il faut tenir avec une constance inébranlable. Nous n'avons pas le
droit, nous à qui la loi divine interdit, non seulement de venger nos injures,
mais encore de nous en souvenir, nous n'avons pas le droit de nous abandonner à
la colère pour quelque tort ou contrariété que ce soit. Quel plus grave dommage
peut-il advenir à l'âme, que d'être privée par l'aveuglement subit où son
trouble la jette, de la clarté de la vraie et éternelle lumière, et de se
retirer de la contemplation de Celui qui est «doux et humble de coeur »? (Mt
11,29) Qu'y a-t-il, je vous le demande, de plus pernicieux, qu'y a-t-il de plus
laid que de voir un homme perdre le sentiment des bienséances, oublier les
règles et les principes du juste discernement, et commettre, sain d'esprit et à
jeun, ce qu'on ne lui pardonnerait pas en état d'ivresse et privé de sens ?
Si l'on pèse tous ces inconvénients et les autres de même sorte, on supportera
sans peine et on méprisera tous les torts, toutes les injures et souffrances qui
peuvent venir de la part des hommes même les plus cruels; car on jugera que rien
n'est plus dommageable que la colère, rien plus précieux que la tranquillité de
l'âme et la constante pureté du coeur. Ce trésor mérite que pour lui on
dédaigne, je ne dis pas seulement les avantages charnels, mais aussi ceux qui
semblent spirituels, s'ils ne se peuvent, acquérir ou réaliser, sans que cette
paix soit troublée.
CHAPITRE 15
Question : Faut-il éprouver la chasteté comme les autres vertus ?
GERMAIN. — Vous nous avez montré le remède des passions de la colère, de la
tristesse et de l'impatience, dans la représentation des objets qui sont de
nature à les contrarier. Nous voudrions être instruits pareillement du genre de
traitement qu'il convient d'appliquer à l'esprit de fornication. Le feu de la
concupiscence se peut-il éteindre, en lui proposant de plus grands sujets de
l'exciter, comme dans les cas précédents ? Ce procédé, selon nous, serait assez
nuisible à la chasteté, non seulement s'il s'agissait d'exagérer en nous les
aiguillons de la passion, mais même si l'âme devait, ne fut-ce qu'en passant,
poser son regard sur ces choses.
CHAPITRE 16
Réponse : À quels signes on reconnaît la chasteté.
JEAN. — Votre sagace question n'a fait que prévenir le sujet auquel le présent
exposé allait de soi, mouvement naturel, lors même que vous eussiez gardé le
silence. Je ne doute pas que vous ne le compreniez jusqu'au fond, puisque la
pénétration de votre intelligence a su devancer mes paroles. On n'a plus de
peine à élucider un problème, lorsque celui qui interroge, anticipant la
solution, va le premier vers le but où on doit le conduire.
Pour remédier aux vices dont nous avons parlé, la société des hommes, bien loin
d'être nuisible, présente, au contraire, de grands avantages. Ils se manifestent
plus souvent par les impatiences multipliées dont ils sont la cause; et plus
sont continuels la douleur et le repentir de nos défaillances, plus vite aussi
notre mal trouve sa guérison. C'est pourquoi, lorsque nous habitons la solitude,
et que les occasions capables de les exciter ne peuvent surgir du côté des
hommes, nous devons nous en représenter tout exprès à l'esprit, afin de nous
ménager, par un combat ininterrompu une plus prompte guérison.
Mais contre l'esprit de fornication, la méthode est différente, comme diverse
est la cause. Il serait très dangereux pour les âmes encore faibles et malades
d'accueillir le moindre souvenir de ces choses... Quant à ceux qui sont déjà
parfaits, et consommés dans l'amour de la chasteté, ils ne manqueront pas de
moyens pour s'examiner soi-même, et s'assurer de l'intégrité de leur coeur par
le jugement incorruptible de leur conscience. Donc, le solitaire consommé, mais
celui-là seulement, s'éprouvera sur ce vice, comme sur les autres. Mais il ne
siérait aucunement à ceux qui sont encore faibles, de tenter pareil examen il
leur serait plus pernicieux qu'utile...
Là-dessus, l'abbé Jean, s'apercevant que la neuvième heure approchait, et avec
elle le repas, mit fin à la conférence.
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