

CONFÉRENCE DE L'ABBA PIAMUN
Des trois espèces de moines
CHAPITRE 1
Comment nous fûmes reçus par l'abbé Piamun, lors de notre arrivée à Diolcos.
Après avoir joui de la vue et de l'entretien des trois illustres vieillards dont
j'ai dû tant bien que mal mettre par écrit les conférences, afin d'obéir aux
instances du vénérable Eucher, notre désir ne fit que s'aviver, de visiter les
Provinces les plus reculées de l'Égypte, où les saints se trouvaient en plus
grand nombre, et l'emportaient aussi par la perfection.
C'est ainsi que nous parvînmes au bourg appelé Diolcos, situé sur l'une des sept
bouches du Nil. Nous y étions conduits, moins par les nécessités de la route que
par le désir de voir les saints qui demeuraient en ces parages. Nous avions ouï
dire qu'il y avait là beaucoup de monastères établis par les pères les plus
anciens; et, semblables à des marchands ivres de s'enrichir, l'espoir d'un gain
plus considérable nous fit comme tenter la chance d'un voyage à la découverte.
Nous nous embarquâmes; et, après avoir longtemps vogué, comme nos yeux avides
cherchaient de toutes parts ces géants sublimes de la vertu, notre regard
distingua tout d'abord, tel un phare élevé, l'abbé Piamun. Des anachorètes qui
habitaient en cet endroit, il était a la fois l'abbé et le prêtre. Placé, comme
la cité dont parle l'Évangile, (cf. Mt 5,14) sur le sommet de la montagne, il
était naturel qu'il brillât aussitôt à nos yeux.
Pour les miracles et les prodiges qui s'accomplirent par ses mains à notre vue,
la divine grâce rendant ainsi témoignage à ses mérites, j'ai cru devoir les
passer sous silence afin de ne pas m'écarter de mon premier dessein ni franchir
les limites qui conviennent à ce volume. Ce ne sont pas les merveilles divines
dont j'ai promis le récit à la mémoire des hommes, mais, autant que mes
souvenirs le permettraient, les institutions et les pratiques des saints; je
n'ai voulu que donner des lumières pour la vie parfaite, et non point fournir un
aliment à la vaine curiosité de mes lecteurs, sans profit pour la correction de
leurs vices.
Le bienheureux Piamun nous accueillit avec de vives démonstrations de joie, et
nous traita aussi de la façon la plus convenable. Puis, comprenant que nous
n'étions pas du pays, il mit beaucoup d'intérêt à savoir d'où nous venions et à
quel dessein nous avions gagné l'Égypte. Lorsqu'il eut appris que nous sortions
d'un monastère de Syrie, et que le désir de la perfection nous avait conduits
sur ces rives nouvelles, il nous adressa ce discours.
CHAPITRE 2
Discours de l'abbé Piamun sur la manière dont les moines encore novices doivent
s'instruire par l'exemple des anciens.
Mes enfants, lorsqu'un homme veut se rendre habile dans un art, il faut qu'il se
dévoue, de tout le soin et la vigilance dont il est capable, aux exercices
particuliers de la profession qu'il souhaite de connaître; il faut qu'il observe
les préceptes et les avis des maîtres les plus consommés dans ce métier ou cette
science. Autrement, c'est s'agiter de vains désirs; et l'on n'atteindra pas à la
ressemblance de ceux dont on refuse d'imiter l'application et le zèle.
Nous en avons connu plus d'un, venus de vos régions jusqu'en ce désert, qui
parcouraient les monastères des frères à seule fin d'apprendre. Mais il
n'entrait aucunement dans leur pensée d'embrasser les règles et les coutumes qui
faisaient pourtant tout l'objet de leur voyage, ni de se retirer dans quelque
cellule, pour tâcher de mettre en pratique ce qu'ils avaient vu ou entendu.
Retenant leurs anciennes modes et les usages où ils avaient été appris, on eut
sujet de croire, comme certains leur en font le reproche, qu'ils n'avaient
changé de province, qu'en vu d'éviter la gêne et la pauvreté, et non pas avec la
volonté de progresser. Loin d'acquérir quelque instruction, leur opiniâtreté fut
cause qu'ils ne purent demeurer longtemps. Dès là, en effet, qu'ils ne
consentaient à aucun changement, soit dans l'observance des jeûnes, soit pour
l'ordre de la psalmodie ou le vêtement lui-même, que pouvait-on penser, sinon
qu'ils ne poursuivaient d'autre but, en venant chez nous, que d'y trouver les
moyens de subsister ?
CHAPITRE 3
Les
jeunes ne doivent pas discuter les enseignements de leurs anciens.
Si donc, comme je le crois, c'est le zèle de Dieu qui vous inspire l'envie de
nous connaître, il faut renoncer entièrement à tous les principes dont vos
commencements ont été prévenus, pour embrasser sans discernement et en toute
humilité les pratiques et les enseignements de nos anciens.
il peut arriver que, sur l'heure, vous ne saisissiez pas le sens profond ou le
principe de telle parole, de telle conduite. N'en soyez point ébranlés, et ne
laissez pas de vous y conformer. Ceux qui jugent de tout avantageusement et en
simplicité, puis s'appliquent à imiter fidèlement ce qu'ils ont vu faire ou dire
à leurs anciens, plutôt qu'à le discuter, trouveront la lumière par surcroît
dans la pratique elle-même et l'expérience. Mais il n'entrera jamais dans la
vérité, celui qui commence à s'instruire en disputant. L'ennemi, voyant qu'il se
fie plus à soit jugement qu'à celui des pères, l'amènera sans peine à regarder
comme superflues et périlleuses les choses mêmes les plus utiles et les plus
salutaires. Ce maître en artifices se jouera de sa présomption; tant et si bien,
qu'il force de s'entêter dans ses opinons déraisonnables, le malheureux en
viendra jusqu'à se persuader que cela seul est saint, que son aveugle
obstination trouve juste et bon.
CHAPITRE 4
Des
trois espèces de moines qui se rencontrant, en Égypte.
La première chose que vous devez apprendre, c'est l'exorde et les commencements
de notre profession, comment elle a pris naissance et de qu'elle source elle
tire son origine. On pénètre plus efficacement les principes de l'art auquel on
aspire, et l'on conçoit aussi une ardeur plus vive à l'exercer, lorsqu'on a
reconnu la dignité de ceux qui en furent les auteurs et fondateurs.
Il existe en Égypte trois espèces de moines. Deux sont excellentes; la troisième
est tiède, et doit être évitée.
La première est celle des cénobites, c'est-à-dire de ceux qui vivent ensemble
dans une communauté, sous le gouvernement et la discrétion d'un ancien; ils sont
répandus par toute l'Égypte, et le nombre en est fort grand.
La deuxième est celle des anachorètes, qui, après avoir été formés aux
monastères des cénobites et s'être rendus parfaits dans la vie active, ont
préféré le secret de la solitude.
C'est à cette catégorie que nous souhaitons d'appartenir.
La troisième, qui mérite le blâme, est celle des sarabaïtes.
Nous traiterons plus complètement de chacune d'elles séparément et par ordre.
Ce sont donc les fondateurs de ces trois professions que vous devez apprendre à
connaître tout d'abord. Connaissance suffisante pour vous inspirer l'aversion de
celle qu'il faut éviter et le désir de celle qu'il convient de suivre, car
chacune de ces voies conduit nécessairement celui qui y entre au même terme on
parvint celui qui l'inaugura.
CHAPITRE 5
De
ceux qui ont donné naissance à la profession cénobitique.
La vie cénobitique prit naissance au temps de la prédication apostolique. C'est
elle, en effet, que nous voyons paraître dans la multitude des fidèles, dont le
livre des Actes nous trace ce tableau : «La multitude des fidèles n'avait
qu'un coeur et qu'une âme; nul ne disait sien ce qu'il possédait, mais tout
était commun entre eux»; (Ac 4,32) «Ils vendaient leurs terres et leurs biens,
et ils en partageaient le prix entre tous, selon les besoins de chacun»; (Ibid.
2,45) «Il n'y avait pas d'indigent parmi eux : tous ceux qui possédaient des
terres ou des maisons, les vendaient et en mettaient le prix aux pieds des
apôtres. On le distribuait ensuite à chacun, selon qu'il en avait besoin.»
(Ibid. 4,35-36).
C'était, je le répète, toute l'Église qui présentait alors ce spectacle, qu'il
n'est plus donné de voir aujourd'hui que difficilement et chez un bien petit
nombre, dans les monastères de cénobites.
Mais, après la mort des apôtres, la foule des croyants commença de se refroidir,
celle-là surtout qui affluait du dehors il la foi du Christ, de tant de peuples
divers. Par égard pour leur foi encore bégayante et leur paganisme invétéré, on
ne demandait rien de plus aux gentils que de s'abstenir «des viandes offertes
aux idoles, de l'impureté, de la chair étouffée et du sang». (Ibid. 15,29).
Cette liberté qu'on leur accordait par condescendance pour la faiblesse de leur
foi naissante, ne laissa pas de contaminer insensiblement la perfection de
l'Église de Jérusalem. Le nombre des recrues s'augmentant chaque jour, du
judaïsme et de la gentilité, la ferveur de la foi primitive se perdit. Ce ne fut
pas seulement la foule des prosélytes que l'on vit se relâcher de l'antique
austérité, mais jusqu'aux chers de l'Église. Plusieurs, estimant licite pour
eux-mêmes la concession faite à la faiblesse des gentils, se persuadèrent qu'il
n'y avait aucun détriment à garder biens et fortune, tout en confessant la foi
du Christ.
Pour ceux en qui brûlait encore la flamme des temps apostoliques, fidèles au
souvenir de la perfection des jours anciens, ils quittèrent les cités, et la
compagnie de ceux qui croyaient licite pour soi ou pour l'Église de Dieu la
négligence d'une vie relâchée. Établis aux alentours des villes, en des lieux
écartés, ils se mirent à pratiquer privément et pour leur propre compte les
règles qu'ils se rappelaient avoir été posées par les apôtres pour tout le corps
de l'Église.
Ainsi se forma, des disciples qui s'étaient retirés de la contagion du grand
nombre, une observance particulière. Peu à peu, le progrès du temps les
constitua en catégorie séparée des autres fidèles. Comme ils s'abstenaient du
mariage, et se tenaient à l'écart de leurs parents et de la vie du siècle, on
les appela moines ou a raison de celle vie solitaire et sans famille. Puis, les
communautés qu'ils formaient leur firent donner le nom de cénobites, et à leurs
cellules et logis, celui de maisons de cénobites.
Telle fut l'unique sorte de moines dans les temps les plus anciens, la première
par le temps, la première par la grâce. Elle se conserva de longues années dans
tout l'honneur de son intégrité, jusqu'à l'époque des Paul et des Antoine. Nous
en voyons encore aujourd'hui les restes dans les monastères fervents de
cénobites.
CHAPITRE 6
Origine et commencements des anachorètes.
Du nombre de ces parfaits, comme les fleurs et les fruits d'une tige féconde,
sortirent les saints anachorètes. Saint Paul et saint Antoine, que je viens de
nommer, sont connus pour être les auteurs de cette profession. Ce ne fut pas,
comme pour certains, la pusillanimité ni le vice de l'impatience, mais le désir
d'un progrès plus sublime et le goût de la divine contemplation, qui leur firent
gagner les secrets de la solitude; bien que, dit-on, le premier ait été
contraint de fuir au désert par les embûches de ceux de sa parenté, en un temps
de persécution.
Ainsi, de la première observance dont nous avons parlé, naquit un autre genre de
vie parfaite. Ses tenants en sont avec raison nommés anachorètes, c'est-à-dire
des hommes de retraite. Non contents d'avoir remporté sur le diable une première
victoire parmi la société des hommes, en écrasant de leur talon ses pièges
cachés, ils convoitent de lutter contre les démons à front découvert et les yeux
dans les yeux. On les voit pénétrer sans peur dans les vastes retraites de la
solitude.
Ce sont les imitateurs de Jean Baptiste, qui demeura dans le désert tout le long
de son âge, d'Élie et d'Élisée, de ceux enfin dont l'Apôtre fait mémoire : «Ils
ont erré de çà et de là, couverts de peaux de brebis et de peaux de chèvres,
dénués de tout, persécutés, maltraités — eux dont le monde n'était pas digne —;
ils menèrent une vie vagabonde par les déserts et les montagnes, dans les
cavernes et dans les antres de la terre.» (Heb 11,37-38).
C'est d'eux encore que le Seigneur dit à Job par figure : «Qui a lâché l'onagre
en liberté et rompu ses liens ? Je lui ai donné le désert pour demeure, et comme
tente la plaine salée. Dédaigneux de la multitude qui habite les villes et
ignorant la voix impérieuse d'un maître, il considère les montagnes pour y
trouver sa pâture, et il y poursuit les moindres traces de verdure.» (Job
39,5-8).
C'est d'eux qu'il est parlé dans les psaumes : «Qu'ils le disent maintenant ceux
qui furent rachetés par le Seigneur, ceux qu'Il a rachetés des mains de
l'ennemi;» puis, un peu plus loin: «Ils erraient dans le désert, dans une
solitude sans eau; et ils ne trouvaient pas le chemin d'une ville pour y
demeurer. En proie à la faim, à la soif, ils sentaient leur âme défaillir. Dans
leur détresse, ils crièrent vers le Seigneur; et Il les délivra de leurs
angoisses.» (Ps 106,2).
Et Jérémie, à son tour, en fait cette peinture : «Heureux celui qui porte le
joug dès sa jeunesse; il s'assiéra solitaire et il se taira, parce qu'il a mis
ce joug sur lui.» (Lam 3,27-28).
En toute vérité, ils chantent avec le psalmiste : «Je suis devenu semblable au
pélican du désert; j'ai veillé, et je suis devenu comme le passereau solitaire
sur un toit.» (Ps 101,7-8).
CHAPITRE 7
Origine et manière de vivre des sarabaïtes.
Ces deux professions laissaient l'honneur et la joie de la religion chrétienne.
Mais insensiblement, la décadence se mit aussi dans leur sein. Alors, surgit une
race de moines mauvaise et infidèle. Ou plutôt, c'était la plante funeste
poussée dans le coeur d'Ananie et de Saphire à l'aurore de l'Église, et coupée
dans sa racine par la sévérité de l'apôtre Pierre, qui se prenait à revivre et à
croître.
Elle n'avait cessé d'être tenue parmi les moines pour détestable et maudite; et
on ne l'avait plus revue chez personne, tant que vécut dans la mémoire des
fidèles la terreur d'une sentence si rigoureuse. Le crime était nouveau; mais
aussi le bienheureux apôtre n'avait-il laissé à ceux qui en donnaient le premier
exemple, le loisir ni du repentir ni de la satisfaction : une mort foudroyante
avait retranché le germe fatal.
Cependant, petit à petit, la négligence et le temps finirent par effacer du
regard de plusieurs et la faute et le terrible châtiment qui l'avait punie.
C'est à ce moment que l'on vit surgir la race des sarabaïtes, ainsi appelée d'un
terme copte, parce qu'ils se séparaient des communautés cénobitiques et
veillaient eux-mêmes à leurs besoins.
Descendants en ligne directe des chrétiens dont nous avons parlé naguère, qui
aimaient mieux affecter les dehors de la perfection évangélique que d'en
embrasser la réalité, ce qui les a poussés, c'est le désir de rivaliser avec la
vertu des héros qui préfèrent à toutes les richesses la parfaite nudité du
Christ, ou d'avoir part aux louanges dont ils les voyaient combler.
Mais, soit qu'ils n'apportent au service de leur ambition qu'une âme
pusillanime, dans une entreprise qui exige une force peu commune, soit que la
seule nécessité les ait contraints à la profession monastique, ils se montrent
aussi empressés à se parer du nom de moine, que peu disposés à en imiter la vie.
Ils n'ont cure de la discipline cénobitique, ni de s'assujettir à l'autorité des
anciens, ou d'apprendre d'eux à vaincre leurs volontés; nulle formation
régulière, point de règle dictée par une sage discrétion. Mais c'est pour le
public seulement qu'ils renoncent et à la face des hommes. Ou ils restent dans
leurs demeures particulières, et, couverts par le privilège d'un nom glorieux,
s'embarrassent des mêmes soins que devant. Ou bien ils se construisent des
cellules, les décorent du nom de monastères, mais pour y vivre selon leur guise
et en complète liberté. L'Évangile commande : Ne vous laissez prendre, ni par
le souci du pain quotidien, ni par les embarras d'une fortune. Mais ils ne
consentent point à courber la tête sous ce joug. Ceux-là seulement rempliront le
précepte, sans les hésitations d'une âme infidèle, qui se dégagent entièrement
des biens de ce monde, puis se soumettent aux supérieurs des communautés
cénobitiques, jusqu'à faire profession de ne s'appartenir plus soi-même. Tels ne
sont pas les sarabaïtes. Fuyant, comme on l'a dit, l'austérité cénobitique, ils
habitent à deux ou trois dans des cellules. Leur moindre désir est d'être
gouvernés par les soins et l'autorité d'un abbé. Bien au contraire, ils font
leur principale affaire de rester libres du joug des anciens, afin de garder
toute licence d'accomplir leurs caprices, de sortir, d'errer où il leur plaît,
de faire ce qui les flatte. Chose curieuse, il arrive même qu'ils travaillent
plus que les cénobites; mal contents d'y passer le jour, ils y donnent encore la
nuit. Mais non pas dans les mêmes pensées de foi ni avec le même but. Ce qu'ils
en font, n'est point du tout pour abandonner le fruit de leur travail à la libre
disposition d'un économe, mais pour gagner de l'argent et le mettre en réserve.
Remarquez la différence énorme qui existe entre ces deux espèces de moines.
Les cénobites, sans pensée du lendemain, offrent à Dieu le fruit de leurs sueurs
comme une hostie agréable; les sarabaïtes étendent le souci de leur âme
infidèle, non seulement au lendemain, mais à une longue suite d'années, et font
Dieu menteur ou dénué de ressources, comme s'il ne pouvait ou ne voulait pas
tenir sa promesse, de donner en suffisance le pain quotidien et le vêtement. Les
premiers souhaitent de tous leurs voeux le dépouillement total et la pauvreté
perpétuelle, les seconds, l'abondance de tous les biens. Les uns s'efforcent à
l'envi de dépasser la mesure de travail prescrite, mais afin qu'après avoir
suffi aux saints usages du monastère, le reste soit dépensé, selon le jugement
de l'abbé, aux prisonniers, aux hospices pour les étrangers, aux hôpitaux, aux
indigents; les autres n'ont pour but que de satisfaire, avec le superflu de leur
gourmandise, une fantaisie dépensière ou une coupable avarice.
Mais je veux que parfois les sarabaïtes emploient mieux l'argent qu'ils n'ont
pas amassé à bonne intention. Même alors, ils n'approchent pas de la vertu des
cénobites ni de leur perfection. Ceux-ci, dans le temps qu'ils procurent au
monastère de si gros revenus, et chaque jour en font un généreux abandon,
persévèrent néanmoins dans une humilité et soumission profonde, n'ayant la libre
disposition, ni de leur personne, ni de ce qu'ils gagnent à la sueur de leur
front; de plus, par ce dépouillement quotidien du fruit de leur travail, ils
renouvellent sans cesse la ferveur de leur premier renoncement. Ceux-là
conçoivent de l'élèvement par là même qu'ils font quelque largesse aux pauvres,
et chaque jour qui passe les précipite à leur perte. La patience et la fidélité
rigoureuse avec lesquelles les premiers persévèrent dévotement dans la
profession qu'ils ont une fois embrassée, n'accomplissant jamais leurs volontés,
en fait tous les jours des crucifiés au monde et des martyrs vivants; la tiédeur
et le caprice des seconds les ensevelit dans l'enfer.
Les deux premières espèces de moines, cénobites et anachorètes, se balancent à
peu près pour le nombre, dans cette province mais dans les autres que les
nécessités de la foi catholique m'ont forcé de parcourir, la troisième espèce,
celle des sarabaïtes, pullule et se voit presque seule. Au temps de Lucius, qui
était un évêque vendu à la perfidie arienne, alors que Valens gouvernait le
monde, je dus porter le fruit d'une collecte à nos frères qui, de l'Égypte et de
la Thébaïde, avaient été relégués dans les mines du Pont et de l'Arménie, pour
leur fidélité a la foi catholique. Je pus voir, en quelques villes, des traces
bien rares de vie cénobitique, pour les anachorètes, je ne sache pas que le nom
même y ait jamais été entendu.
CHAPITRE 8
D'une quatrième espèce de moines.
Il existe encore une quatrième espèce de moines, que nous avons vu paraître
depuis peu. Ceux-là se flattent d'une apparence, d'une vaine image de vie
anachorétique.
À leurs débuts dans le monastère, leur ferveur faisait accroire qu'ils
recherchaient vraiment la perfection de la discipline cénobitique. Mais elle fut
courte; et tout aussitôt, ils sont tombés dans la tiédeur. Retrancher leurs
habitudes et leurs vices d'autrefois, ils ne le veulent à aucun prix. Ne pouvant
prendre sur soi de soutenir plus longtemps le joug de l'humilité et de la
patience, et dédaignant de se soumettre au commandement des anciens, ils gagnent
des cellules séparées, dans le désir d'y vivre solitaires, afin que, n'étant
plus exercés par personne, les hommes puissent les estimer patients, doux et
humbles.
Mais cette profession noUvelle, ou plutôt cette tiédeur ne permet jamais à ceux
qu'elle a une fois infectés, de parvenir à la perfection. Ce n'est pas assez
dire, que leurs vices ne se corrigent point; ils empirent, du seul fait que
personne ne les excite. Tel un poison intérieur s'insinue d'autant plus
profondément dans les tissus, qu'il est plus caché, et finit par engendrer un
mal inguérissable. Par révérence pour la cellule du solitaire, on n'ose accuser
des vices que lui-même a mieux aimé ignorer, plutôt que de les guérir.
Cependant, la vertu ne s'acquiert pas en dissimulant le vice, mais en le
surmontant.
CHAPITRE 9
Quelle différence y a-t-il entre une maison de cénobites et un monastère ?
GERMAIN. — Y a-t-il quelque différence entre une maison de cénobites et un
monastère, ou sont-ce là deux noms pour une même chose ?
CHAPITRE 10
Réponse.
PIAMUN. — Plusieurs emploient indifféremment ces deux appellations, de monastère
et de maison de cénobites. Il y a pourtant cette différence : le monastère
désigne seulement le logis, l'endroit même on habitent des moines; la maison de
cénobites signifie en même temps le caractère de la profession et le genre de
vie. De plus, on peut appeler monastère la demeure d'un seul moine; l'autre
appellation, au contraire, ne convient qu'aux maisons où nombre de personnes
vivent en commun sous le même toit. On donne aussi le nom de monastère aux lieux
habités par les associations de sarabaïtes.
CHAPITRE 11
De
la vraie humilité, et comment l'abbé Sarapion dévoila la fausse humilité d'un
frère.
Pour vous, je le vois, vous apparteniez à une espèce de moines excellente, avant
de venir frapper à la porte de notre profession; je veux dire que vous êtes
sortis du noble gymnase des monastères cénobitiques, pour vous efforcer vers les
cimes élevées de la discipline anachorétique. Poursuivez donc d'un coeur sincère
la vertu d'humilité et de patience, que vous avez apprise, je n'en doute point,
dans votre premier état; et ne vous contentez pas, comme certains, d'en revêtir
seulement les dehors, feignant de vous rabaisser dans vos paroles, et
multipliant les politesses avec des inclinations affectées et superflues.
L'abbé Sarapion fit un jour une raillerie fine et piquante de cette feinte
humilité.
Un visiteur lui survient avec un extérieur et des paroles qui exprimaient la
plus profonde abjection de soi-même. Le vieillard l'invite, selon l'usage, à
réciter la prière. Toutes les instances demeurent impuissantes à vaincre ses
refus. «Un homme comme lui ! couvert de toutes les hontes ! Non, en vérité, il
n'est pas digne de l'air qu'il respire !» Il ne consent même point à s'asseoir
sur une natte; la terre nue est bien bonne pour lui. Bien moins encore se
prête-t-il au lavement des pieds.
Le repas terminé, l'abbé Sarapion profite de l'habituelle conférence, pour lui
faire une monition pleine de bénignité et de douceur. «Il ne devrait pas courir
ainsi de tous côtés, oisif et vagabond, toujours inconstant, jamais stable;
surtout jeune comme il est, et si robuste. Qu'il se tienne dans sa cellule,
selon la règle donnée par les anciens, et s'applique à vivre de son travail,
plutôt que de la munificence d'autrui. L'apôtre Paul s'est bien gardé de tomber,
dans son travers. Ouvrier de l'évangile, il eût pu réclamer l'hospitalité comme
une dette. Cependant, il aimait mieux travailler jour et nuit, afin de gagner
pour lui-même et pour ceux qui, l'aidant en son ministère, n'avaient pas le
loisir d'exercer un métier, le pain quotidien.»
À ces mots, le jeune homme s'attriste et se courrouce; son visage ne parvient
pas a dissimuler l'amertume de son coeur.
«Eh quoi ? mon fils, reprend le vieillard. Il n'y a qu'un instant, vous vous
chargiez vous-même de tous les forfaits; et vous ne craigniez point, en avouant
des crimes si atroces, d'encourir la mésestime. Or moi, je vous donne un petit
avertissement tout simple, qui n'a rien en soi d'outrageant, mais ne respire, au
contraire, que le désir d'édifier et la dilection du coeur : pourquoi, je vous
le demande, vous vois-je si ému, que l'indignation parait, malgré vous, sur les
traits de votre visage, et que vous ne savez point la cacher sous un front
serein ? Attendiez-vous par hasard, tandis que vous vous abaissiez, que je vous
répondisse par cette maxime : «Le juste s'accuse aux premiers mots de son
discours ?» (Pro 18,17)
Conservez donc la véritable humilité du coeur, laquelle ne consiste pas en
démonstrations et paroles affectées, mais dans un abaissement profond de l'âme.
Elle brillent par votre patience, qui en sera le signe le plus évident. Et cela,
non point lorsque vous clamerez sur votre sujet des crimes que personne ne
croira, mais lorsque vous demeurerez insensible aux accusations arrogantes que
l'on débitera contre vous, et supporterez en toute mansuétude et égalité d'âme
les injures qui vous seront faites.
CHAPITRE 12
Question sur la manière d'acquérir la vraie patience.
GERMAIN. — Nous voudrions savoir comment s'acquiert et se conserve la
tranquillité dont vous parlez. Nous commander le silence, tenir nos lèvres
closes et réprimer toute licence de paroles : c'est bien. Mais il faudrait
garder aussi la douceur du coeur. Or parfois, alors même que l'on parvient il
refréner sa langue, on perd au-dedans sa paix. Et voilà pourquoi il nous paraît
impossible de conserver le bien de la mansuétude, à moins de vivre solitaire
dans une cellule écartée.
CHAPITRE 13
Réponse.
PIAMUN. — La vraie patience et tranquillité ne s'acquiert et ne se garde que par
une profonde humilité de coeur. La vertu qui découle de cette source, n'a nul
besoin du secours d'une cellule ni du refuge de la solitude. Pourquoi se
mettrait-elle en quête d'un appui au dehors, quand elle est intérieurement
soutenue par l'humilité, sa mère et gardienne ?
Par ailleurs, si nous avons de l'émotion, lorsqu'on nous exerce, il est assuré
que les fondements de l'humilité ne sont pas bien affermis en nous. La moindre
bourrasque qui survient, suffit alors à secouer notre édifice spirituel, en
grand péril de se ruiner.
Mais la patience ne mérite point de louanges ni d'admiration, à demeurer dans sa
tranquillité, lorsqu'elle n'a point d'ennemi qui la crible de traits. Ce qui la
fait illustre et glorieuse, c'est de rester immobile, quand la tempête de la
tentation fond sur elle. On pense que l'adversité va l'ébranler et la mettre en
déroute : elle y puise sa force. Son tranchant s'aiguise de ce qui semblait
devoir l'émousser. Nul n'ignore que patience vient de pâtir. Il est clair,
partant, que celui-là mérite seul d'être dit patient, qui supporte sans révolte
tous les mauvais traitements qu'on lui inflige. C'est de lui que Salomon fait à
bon droit l'éloge : «L'homme patient vaut mieux que le soldat vaillant; celui
qui maîtrise sa colère, que l'homme qui prend une ville». (Pro 16,32) «L'homme
longanime est riche de prudence, mais le pusillanime est bien insensé.» (Ibid.
14,29).
Si, vaincu par l'injure, on s'enflamme de colère, il ne faut pas croire que la
morsure de l'affront soit cause de ce péché; elle ne fait que manifester une
faiblesse cachée. Et l'on voit ici s'accomplir la parabole de notre Seigneur et
Sauveur sur les deux maisons, dont la première était fondée sur le roc, et la
seconde sur le sable. (cf. Mt 7,24). Les pluies, les torrents, les vents de
tempête se ruent également sur l'une et sur l'autre. Cependant, celle qui est
fondée sur la solidité du roc, ne souffre aucun dommage d'un choc si violent; au
contraire, celle qui est construite sur le sable incertain et mobile, s'abîme
sans retard. Or, il apparaît clair comme le jour que la cause de sa ruine n'est
pas dans les pluies et les torrents qui l'assaillent, mais dans l'imprudence de
celui qui l'a bâtie sur le sable.
La différence d'un pécheur et d'un saint ne vient pas de ce que celui-ci ne
serait pas tenté aussi bien que l'autre, mais de ce qu'il ne se laisse pas
vaincre aux assauts les plus violents, tandis que la tentation la plus légère
suffit à surmonter le premier. Nous l'avons dit, la force du juste n'aurait
point de titre a la louange, s'il triomphait, sans être tenté. Peut-il y avoir
une victoire sans combat ? Mais «heureux l'homme qui supporte la tentation,
parce que, après avoir été éprouvé, il recevra la couronne de vie que Dieu a
promise à ceux qui L'aiment.» (Jac 1,12). Selon l'apôtre Paul également, «la
vertu s'achève,» non point dans le repos et les délices, mais «dans
l'infirmité». (2 Cor 12,9). «Car voici, est-il dit, que je t'établis en ce jour
comme une ville fortifiée, une colonne de fer et un mur d'airain, sur tout le
pays, sur les rois de Juda, ses princes, ses prêtres, et tout le peuple du pays.
Et ils te feront la guerre; mais ils ne prévaudront point, parce que Je suis
avec toi, dit le Seigneur, pour te délivrer.» (Jer 1,18-19).
CHAPITRE 14
Exemple de patience chez une femme dévouée au service de Dieu.
Je voudrais vous donner de cette patience deux exemples au moins.
Le premier est d'une femme dévouée au service de Dieu. Elle se porta d'une telle
avidité à la vertu de patience, que, loin de fuir le choc des tentations,
elle-même se ménagea des occasions de déplaisir, afin de s'habituer à les
surmonter, pour fréquentes qu'elles fussent.
Elle habitait Alexandrie. Issue d'une famille qui n'était pas sans éclat, elle
servait dévotement le Seigneur dans la maison que ses parents lui avaient
laissée, Or, elle vint trouver l'évêque Athanase, d'heureuse mémoire, le priant
de lui donner, pour la nourrir, quelqu'une des veuves entretenues sur les
deniers de l'Église : «Donnez-moi, dit-elle en propres termes, quelqu'une des
soeurs, afin que je puisse l'assister.»
La voyant si prompte aux oeuvres de miséricorde, le pontife loua fort son
dessein. Il ordonne de lui choisir une veuve distinguée entre toutes par
l'honnêteté de ses moeurs, sa gravité, toute sa conduite. Ne fallait-il pas
craindre, en effet, que le généreux désir de la bienfaitrice ne fût vaincu par
les vices de l'obligée, et qu'en cherchant la récompense dans le soutien d'une
pauvresse, elle ne s'offensât de ses manières détestables et ne souffrît dommage
dans sa foi ?
Cette dame conduit la veuve à son logis, et se met à lui prodiguer ses services.
Cependant, elle ne trouve en son hôtesse que modestie et douceur; à tout moment,
ce sont actions de grâces nouvelles pour les témoignages de charité qu'on lui
donne.
Quelques jours se passent; voici de nouveau la dame chez l'évêque : «Je vous
avais prié, dit-elle, de me faire donner une veuve que je puisse assister et
servir docilement en tous ses besoins.» Lui ne saisit pas d'abord sa pensée ni
le désir qui l'anime. «L'officier chargé de ce soin aura, se dit-il, négligé de
satisfaire à cette demande.» Il s'enquiert, non sans quelque vivacité, des
motifs de ce retard. Il apprend que l'on avait choisi pour cette dame la veuve
la plus estimable qu'on avait pu rencontrer. Alors, il commande secrètement
qu'on lui remette la pire de toutes, colère, querelleuse, buveuse, bavarde plus
que femme du monde.
On eut moins de peine à la trouver que la première. On la lui donne. Elle la
prend chez elle, et commence à la servir avec la même diligence et même avec
plus de zèle que la précédente. Mais pour tant de bons offices elle ne reçoit,
en guise de remerciement, qu'indignes outrages, invectives et reproches sans
trêve. Cette femme la prenait violemment à partie avec des propos insultants,
lui reprochant de l'avoir demandée à l'évêque, non pour lui donner du
soulagement, mais afin de la tourmenter et de lui faire des affronts. Au lieu de
lui changer la peine en repos, c'était bien plutôt le contraire qui était
arrivé. De querelle en querelle, la mégère s'emporte jusqu'aux coups. L'autre
redouble de prévenances et de volontaire abaissement. Elle s'apprenait à vaincre
cette furie, non par la résistance, mais en se soumettant plus humblement; et,
cependant qu'elle était harcelée d'indignités, elle cherchait à calmer par la
mansuétude de sa charité la rage insensée de la querelleuse.
Enfin, pleinement affermie par cette ascèse, et parvenue à la perfection de la
patience, qui faisait tout son désir, elle retourne auprès du pontife, lui
rendre grâces pour la prudence de son choix et l'avantage qu'elle en a retiré.
Il lui avait donc procuré, selon son désir, une digne maîtresse de patience,
dont les continuelles injures l'avaient chaque jour fortifiée, comme l'huile
fait les athlètes, jusqu'à la conduire au faîte de la patience. «Enfin,
disait-elle, vous m'avez donné une veuve que je puisse assister; car, pour la
première, c'était elle plutôt qui m'honorait et me consolait par ses bons
offices.»
Mais c'est assez parlé sur le sexe faible. Un tel récit n'est pas de nature à
nous édifier seulement; il devrait nous confondre, nous qui ne pouvons soutenir
notre patience, à moins de rester au fond de nos cellules, comme des fauves dans
leur cage.
CHAPITRE 15
Autre exemple de patience, donné par l'abbé Paphnuce.
Je vous propose maintenant mon second exemple; il est de l'abba Paphnuce.
Celui-ci n'a point cessé de demeurer à Scété, dont il est actuellement le
prêtre, désert glorieux, digne d'être célébré par toute la terre. Il y a fait
paraître un tel amour de la retraite, que les autres anachorètes lui ont donné
le surnom de Bubale, le boeuf sauvage, pour le désir en quelque sorte inné
qu'ils voyaient en lui de la solitude et son goût à s'y tenir continuellement
caché.
Dès ses jeunes années, une vertu, une grâce singulières reluisaient en sa
personne.
Les pères les plus illustres et les plus consommés de ce temps admiraient sa
gravité, sa constance que rien ne déconcertait. En dépit de sa jeunesse, ils
l'égalaient aux anciens pour le mérite de la vertu, et le jugeaient digne de
prendre place au milieu d'eux.
C'est alors que la même passion qui jadis avait excité contre le patriarche
Joseph l'esprit de ses frères, brûla d'un feu jaloux le coeur de l'un des
nôtres. Possédé d'un malheureux désir de flétrir par une tache déshonorante
l'éclat d'une telle, beauté, sa malice invente ce stratagème. Un dimanche,
saisissant le moment où Paphnuce était parti de sa cellule pour aller à
l'église, il y entre furtivement, et, sans être vu, cache son manuscrit parmi
les tresses que le jeune solitaire s'occupait a faire avec des feuilles de
palmier; puis, assuré du succès d'une ruse si bien concertée, en homme qui a la
conscience pure et innocente, il se rend à l'église avec les autres.
La solennité s'achève dans l'ordre accoutumé. Alors, en présence de tous les
frères, le malfaiteur porte sa plainte à Isidore, qui était, avant l'abba
Paphnuce, le prêtre de ce désert. Il affirme qu'on est venu le voler dans sa
cellule et qu'on a emporté son manuscrit.
Un tel grief jette une émotion indicible dans l'âme de tous les frères, et
particulièrement de leur vénérable prêtre. Ils ne Savent que penser ni à quoi se
résoudre, tant les esprits demeurent stupéfaits a l'annonce d'un forfait si
nouveau et absolument inouï jusque-là. Personne ne se souvenait que jamais
pareille chose se fût encore produite en ce désert; et, du reste, on n'en vit
point d'exemple par la suite.
Cependant, le délateur insistait : «Que tous les frères demeurent à l'église; et
qu'on en choisisse quelques-uns, pour aller fouiller les cellules une par une.»
Isidore commet l'affaire à trois anciens. Ceux-ci tournent et retournent partout
les couchettes. Ils viennent enfin à la cellule de Paphnuce, et trouvent le
manuscrit caché parmi les tresses de palmier, tout comme le traître l'avait
placé. En hâte, ils le rapportent à l'église, et le produisent à tous les
regards.
Paphnuce était certain de la pureté de sa conscience. Il fit néanmoins comme
s'il se reconnaissait coupable du larcin, se soumit entièrement à la
satisfaction qu'on en voudrait tirer, et supplia humblement qu'on le reçût à la
pénitence. Il épargnait par ce moyen sa pudeur et sa modestie. Fallait-il donc
essayer de se laver de cette flétrissure ? Mais c'eût été donner à croire qu'au
vol il ajoutait le mensonge; car personne ne pouvait soupçonner autre chose que
ce que l'enquête avait révélé.
Il s'éloigne à l'instant de l'église, moins abattit de son malheur que plein de
confiance au jugement de Dieu; sans trêve il répand ses larmes et ses prières,
triple ses jeûnes, et s'abaisse encore profondément à la face des hommes avec
les sentiments de la vraie humilité.
Près de deux semaines durant, il se met ainsi aux pieds de tous, dans la plus
grande contrition d'esprit et de corps; jusque-là que, le samedi et le dimanche,
il accourait à l'église de grand matin, non pour recevoir la sainte communion,
mais pour se prosterner à la porte et implorer en suppliant son pardon.
Celui dont le regard pénètre les secrets les plus cachés, ne permit pas qu'il
fût plus longtemps victime de ses propres pénitences et du mépris des autres. Ce
fuit l'auteur du crime, l'effronté voleur de son propre bien et le fourbe
diffamateur de l'honneur d'autrui, qui publia lui-même la mauvaise action qu'il
avait commise sans témoin. Il le fit par l'influence du diable, qui avait été
aussi l'instigateur de sa faute. Saisi par un démon des plus cruels, il dévoila
toute la trame occulte de ses adresses homicides; et le même qui avait inventé
la perfide calomnie, s'en fit le dénonciateur.
L'esprit immonde le tourmenta durement et longtemps. Vainement la prière des
saints qui habitaient ce désert et avaient reçu le charisme divin de commander
aux esprits mauvais, s'employait-elle à le délivrer. Isidore lui-même n'y put
réussir, malgré sa grâce singulière, lui à qui la munificence du Seigneur avait
octroyé une puissance si grande, qu'on ne lui conduisit jamais un possédé, qui
ne fût guéri, avant même de toucher le pas de sa cellule. Le Christ réservait
cette gloire au jeune Paphnuce. Seule, la prière de celui qu'il avait si
odieusement trahi devait libérer le coupable; c'est en invoquant le nom de qui
sa haine jalouse avait cru pouvoir rabaisser l'honneur, qu'il devait recevoir le
pardon de sa faute et voir la fin de ses supplices.
Tel, dès son adolescence, Paphnuce donnait déjà par avance des marques de ce
qu'il serait plus tard, à peine sorti des années de l'enfance, il dessinait les
premiers traits d'une perfection qui devait prendre, avec la maturité de l'âge,
de merveilleux accroissements. Si nous voulons parvenir comme lui à ces hauteurs
de vertu, il nous faut asseoir notre édifice spirituel sur des fondements
pareils.
CHAPITRE 16
La
perfection de la patience.
Deux raisons m'ont poussé à vous conter cette histoire.
Premièrement, considérons le calme inébranlable et la constance du bienheureux
Paphnuce; et, puisque les machines dirigées contre nous par l'ennemi sont en
comparaison si peu redoutables, pénétrons-nous d'autant plus des sentiments de
la tranquillité et de la patience.
Secondement, tenons pour bien assuré que nous ne pouvons être en sûreté contre
les orages des tentations et les attaques du démon, si nous plaçons la
sauvegarde et l'espoir de notre patience, non dans la vigueur de notre homme
intérieur, mais dans la clôture d'une cellule, l'éloignement de la solitude, la
compagnie des saints, ou quelque autre soutien extérieur à nous. Si Celui qui a
dit dans l'Évangile : «Le règne de Dieu est au-dedans de vous,» (Lc 17,21) ne
fortifie notre âme par la vertu de sa protection, c'est en vain que nous nous
flattons de vaincre les embûches des puissances de l'air, ou de les éviter par
la distance des lieux, ou de leur fermer toute approche par le rempart d'une
cellule.
Rien de tout cela n'a manqué à l'abbé Paphnuce. Néanmoins, le tentateur ne
laissa pas de trouver un chemin, pour l'attaquer, ni les murs qui le
cloîtraient, ni la solitude du désert, ni les mérites de tant de saints
rassemblés dans ce lieu ne réussirent à repousser l'esprit du mal. Mais le
bienheureux serviteur de Dieu n'avait pas fixé son espérance en des secours
extérieurs; son coeur s'attendait à Celui qui juge des secrets les plus cachés.
Et voilà pourquoi, assailli par une machine de guerre si redoutable, il ne put
être ébranlé.
En revanche, le malheureux que l'envie précipita dans un si grand péché, ne
jouissait-il pas du bienfait de la solitude, de la protection d'une cellule
écartée, du commerce du bienheureux Isidore et des autres saints ? Mais
l'ouragan suscité par le diable trouva sa maison fondée sur le sable; et, non
content de la battre du dehors, il la jeta par terre.
Ne cherchons pas, ne cherchons pas notre paix en dehors de nous; ne comptons pas
sur la patience d'autrui, pour venir en aide au vice de notre impatience. De
même que «le règne de Dieu est au-dedans de nous», (Lc 17,21) de même «l'homme a
pour ennemis les gens de sa maison.» (Mt 10,36). Quel familier plus intime que
mon propre coeur ? Et cependant, personne m'est plus ennemi que lui.
Soyons vigilants, et nos ennemis intérieurs ne pourront plus nous blesser. Les
gens de notre maison cessant de nous combattre, notre âme pacifiée possédera le
royaume de Dieu. À bien prendre les choses, un autre homme ne saurait
m'atteindre, quelque malice qu'il déploie, si mon coeur inapaisé ne me met en
guerre contre moi-même. Suis-je blessé ? La faute n'en est pas à l'attaque
d'autrui, mais à mon impatience. Ainsi en va-t-il de la nourriture forte et
solide, bonne à qui est en santé, pernicieuse au malade. Elle ne peut faire mal
à qui la prend, à moins qu'elle ne trouve dans sa faiblesse la force de nuire.
Si donc pareil fait vient jamais à se renouveler parmi les frères, ne sortons
point pour cela de notre tranquillité, ne laissons point d'entrée aux
détractions et paroles de violence qui se rencontrent dans la bouche des
séculiers.
Au surplus, il ne faudra pas s'étonner que des pervers et des criminels se
cachent au milieu des saints. Tant que nous sommes roulés et broyés sur l'aire
de ce monde, il est inévitable que la paille destinée pour le feu éternel se
trouve mêlée au pur froment. Souvenons-nous, qu'il y eut un Satan parmi les
anges, un Judas sur le nombre des apôtres, un Nicolas, auteur d'une hérésie
monstrueuse, entre les diacres : et nous ne serons plus surpris de découvrir,
dans les rangs des saints, des hommes perdus de mal. Certains, je le sais,
soutiennent que ce Nicolas n'est pas celui que les apôtres choisirent pour
l'oeuvre du ministère; mais ils ne peuvent nier qu'il n'ait compté parmi ces
disciples d'une perfection si éminente, dont nous trouvons à peine quelques
rares imitateurs parmi les cénobites de nos jours.
Ainsi donc, n'arrêtons pas notre pensée sur la ruine du solitaire qui tomba,
dans ce désert fameux, d'une si lugubre chute, ni sur une infamie que du reste
il sut remarquablement effacer par la suite dans les larmes de la pénitence.
Mais aimons à considérer plutôt l'exemple du bienheureux Paphnuce. Au lieu de
trouver un sujet de scandale dans le péché du premier, chez qui un zèle mal
tourné pour la religion vint ajouter au vice antique de la jalousie, imitons de
toutes nos forces l'humilité du second. Celle-ci ne fut pas un fruit spontané du
désert; mais, acquise parmi la société des hommes, elle se développa et parvint
à son achèvement dans la solitude.
Cependant, je veux que vous le sachez, la maladie de l'envie vient plus
difficilement à guérison que les autres vices. Lorsqu'une âme est infectée de
son venin, j'oserais presque dire qu'il n'y a point de remède.
C'est là le fléau dont il est dit en figure par la bouche du prophète : «Voici
que j'enverrai contre vous des basilics, contre lesquels il n'y a point
d'enchantements, et ils vous mordront.» (Jer 8,17). Fort justement, le prophète
compare au venin mortel du basilic la morsure de l'envie, dont le premier auteur
et le prince de tout mal a péri lui-même, en faisant périr les autres. Meurtrier
de soi-même, avant de verser le virus de la mort en l'homme qu'il jalousait, il
fut la cause de sa propre ruine : «C'est par l'envie du diable que la mort est
entrée dans le monde,» dit le sage. Mais il ajoute : «Ceux qui se rangent à son
parti, deviennent ses imitateurs.» (Sag 2,24-25). De même, en effet, que le
démon, gâté le premier par cette peste, demeure inaccessible au remède de la
pénitence, à tout traitement capable d'adoucir son mal; pareillement, ceux qui
s'abandonnent aux mêmes morsures empoisonnées, excluent tout secours. Car, ce
qui fait leur tourment, ce ne sont pas les fautes de celui qu'ils jalousent,
c'est son bonheur. Rougissant dès lors de produire au jour la vérité, ils
cherchent de vaines et absurdes raisons de s'offenser. Comme elles sont
absolument fausses, et que d'ailleurs le mortel venin qu'ils ne veulent pas
manifester reste caché dans leurs moelles, tout traitement devient inutile.
Aussi le sage dit-il fort justement à leur propos : «Si le serpent mord sans
siffler, l'enchanteur ne sert de rien.» (Ec 10,11). Ce sont là, en effet, ces
morsures secrètes, les seules auxquelles la médecine des sages ne puisse
apporter remède. Jusqu'à quel point ce mal n'est-il pas incurable ! Les caresses
l'exaspèrent, les bons procédés l'augmentent, les présents l'irritent :
«L'envie, dit encore Salomon, ne peut rien souffrir.» (Pro 27,4). Plus le
prochain grandit par les abaissements de l'humilité, la vertu de patience ou la
gloire de la munificence; plus l'envieux se sent blessé des aiguillons de sa
passion. C'est la ruine de son frère, c'est sa mort qu'il voudrait, et rien
d'autre. Voyez les fils de Jacob. La soumission de Joseph innocent était loin
d'apaiser le feu de leur jalousie : «Ses frères le jalousaient, rapporte
l'Écriture, parce que son père l'aimait; et ils ne pouvaient lui dire une parole
pacifique.» (Gen 37,4). Les choses en vinrent à tel point, que leur rage,
impatiente de ses complaisances et de ses soumissions, et avide de sa mort, put
à peine se satisfaire en le vendant comme esclave.
C'est donc une vérité certaine, que, de tous les vices, l'envie est le plus
dangereux et le plus difficile à guérir : puisque les remèdes qui amortissent
les autres, l'excitent davantage. Tel se plaint d'avoir souffert quelque dommage
: la libéralité lui offre une compensation, et le voilà content. Cet autre se
révolte de injure qu'on lui fait : une humble satisfaction l'apaise. Mais que
faire avec un homme qui s'offense précisément de vous voir et plus humble et
plus doux ? Si c'était la cupidité, qui allumât sa colère, les présents
l'adouciraient; si c'était une blessure d'amour-propre ou le désir de la
vengeance, les caresses et les prévenances sauraient en venir à bout. Mais c'est
uniquement le succès, la félicité d'autrui qui l'irrite. Qui donc, pour
satisfaire un envieux, souhaitera de déchoir de son bonheur, de ne plus
connaître la prospérité, d'être la victime de quelque calamité ?
Afin que le basilic ne tue pas, d'une seule de ses morsures empoisonnées, tout
ce qui est vivant en nous et, pour ainsi dire, animé par le mouvement vital du
saint Esprit Lui-même, il nous faut implorer sans cesse le secours de Dieu, à
qui rien n'est impossible. Car, pour le venin des autres serpents — et par ce
venin, j'entends les péchés ou les vices charnels —, autant l'humaine fragilité
est prompte à y succomber, autant il est facile de l'en délivrer. Les blessures
qu'ils font se reconnaissent à de certaines marques extérieures et corporelles;
et, pour dangereuse que puisse être l'enflure qu'elles déterminent, si quelque
enchanteur, habile à se servir des formules magiques de l'Écriture, y applique
le remède des paroles salutaires, le poison n'ira pas jusqu'à donner la mort à
l'âme. Mais l'envie, tel le venin jeté par le basilic, détruit la religion et la
foi jusque dans les racines de leur vie, avant que la blessure ait paru au
dehors.
Et je dis qu'elle détruit la religion et la foi, parce que ce n'est pas contre
l'homme que l'envieux s'élève, mais contre Dieu. Oui, ne trouvant rien à
reprendre chez son frère, que sa félicité, il blâme, non la faute d'un homme,
mais les jugements divins. C'est bien là cette «racine d'amertume qui pousse ses
rejetons», (Heb 12,15) et qui ne s'élève que pour porter l'outrage à Celui de
qui viennent à l'homme tous les biens.
Par ailleurs, il ne faut pas s'émouvoir de ce que Dieu menace d'envoyer des
basilics, pour mordre ceux dont les crimes l'offensent. Assurément, il n'est
point l'auteur de l'envie. Toutefois, selon l'ordre providentiel, les dons
excellents sont accordés aux humbles, refusés aux superbes et aux réprouvés.
N'est-ce point dès lors une chose équitable et digne de ses jugements, que
l'envie semble un fléau parti de sa Main, pour mordre et consumer ceux qui
méritent d'être livrés «à leur sens réprouvé», (Rom 1,28) selon l'expression de
l'Apôtre ? C'est ce qu'expriment ces paroles : «Ils ont piqué ma jalousie, en
aimant ce qui n'est pas Dieu; et Moi, Je piquerai leur jalousie, en aimant ce
qui n'est pas un peuple.» (Dt 1,28).
À ce discours de l'abbé Piamun, le désir qui déjà nous avait inspiré de quitter
l'école élémentaire du monastère cénobitique, pour tendre au degré supérieur des
anachorètes, s'enflamma encore davantage. C'est sous lui que nous apprîmes les
premiers principes de la vie solitaire, dont nous devions acquérir ensuite, à
Scété, une connaissance plus parfaite.



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