CONFÉRENCE DE L'ABBA PIAMUN

Des trois espèces de moines

CHAPITRE 1

Comment nous fûmes reçus par l'abbé Piamun, lors de notre arrivée à Diolcos.

Après avoir joui de la vue et de l'entretien des trois illustres vieillards dont j'ai dû tant bien que mal mettre par écrit les conférences, afin d'obéir aux instances du vénérable Eucher, notre désir ne fit que s'aviver, de visiter les Provinces les plus reculées de l'Égypte, où les saints se trouvaient en plus grand nombre, et l'emportaient aussi par la perfection.
C'est ainsi que nous parvînmes au bourg appelé Diolcos, situé sur l'une des sept bouches du Nil. Nous y étions conduits, moins par les nécessités de la route que par le désir de voir les saints qui demeuraient en ces parages. Nous avions ouï dire qu'il y avait là beaucoup de monastères établis par les pères les plus anciens; et, semblables à des marchands ivres de s'enrichir, l'espoir d'un gain plus considérable nous fit comme tenter la chance d'un voyage à la découverte.
Nous nous embarquâmes; et, après avoir longtemps vogué, comme nos yeux avides cherchaient de toutes parts ces géants sublimes de la vertu, notre regard distingua tout d'abord, tel un phare élevé, l'abbé Piamun. Des anachorètes qui habitaient en cet endroit, il était a la fois l'abbé et le prêtre. Placé, comme la cité dont parle l'Évangile, (cf. Mt 5,14) sur le sommet de la montagne, il était naturel qu'il brillât aussitôt à nos yeux.
Pour les miracles et les prodiges qui s'accomplirent par ses mains à notre vue, la divine grâce rendant ainsi témoignage à ses mérites, j'ai cru devoir les passer sous silence afin de ne pas m'écarter de mon premier dessein ni franchir les limites qui conviennent à ce volume. Ce ne sont pas les merveilles divines dont j'ai promis le récit à la mémoire des hommes, mais, autant que mes souvenirs le permettraient, les institutions et les pratiques des saints; je n'ai voulu que donner des lumières pour la vie parfaite, et non point fournir un aliment à la vaine curiosité de mes lecteurs, sans profit pour la correction de leurs vices.
Le bienheureux Piamun nous accueillit avec de vives démonstrations de joie, et nous traita aussi de la façon la plus convenable. Puis, comprenant que nous n'étions pas du pays, il mit beaucoup d'intérêt à savoir d'où nous venions et à quel dessein nous avions gagné l'Égypte. Lorsqu'il eut appris que nous sortions d'un monastère de Syrie, et que le désir de la perfection nous avait conduits sur ces rives nouvelles, il nous adressa ce discours.

CHAPITRE 2

Discours de l'abbé Piamun sur la manière dont les moines encore novices doivent s'instruire par l'exemple des anciens.

Mes enfants, lorsqu'un homme veut se rendre habile dans un art, il faut qu'il se dévoue, de tout le soin et la vigilance dont il est capable, aux exercices particuliers de la profession qu'il souhaite de connaître; il faut qu'il observe les préceptes et les avis des maîtres les plus consommés dans ce métier ou cette science. Autrement, c'est s'agiter de vains désirs; et l'on n'atteindra pas à la ressemblance de ceux dont on refuse d'imiter l'application et le zèle.
Nous en avons connu plus d'un, venus de vos régions jusqu'en ce désert, qui parcouraient les monastères des frères à seule fin d'apprendre. Mais il n'entrait aucunement dans leur pensée d'embrasser les règles et les coutumes qui faisaient pourtant tout l'objet de leur voyage, ni de se retirer dans quelque cellule, pour tâcher de mettre en pratique ce qu'ils avaient vu ou entendu. Retenant leurs anciennes modes et les usages où ils avaient été appris, on eut sujet de croire, comme certains leur en font le reproche, qu'ils n'avaient changé de province, qu'en vu d'éviter la gêne et la pauvreté, et non pas avec la volonté de progresser. Loin d'acquérir quelque instruction, leur opiniâtreté fut cause qu'ils ne purent demeurer longtemps. Dès là, en effet, qu'ils ne consentaient à aucun changement, soit dans l'observance des jeûnes, soit pour l'ordre de la psalmodie ou le vêtement lui-même, que pouvait-on penser, sinon qu'ils ne poursuivaient d'autre but, en venant chez nous, que d'y trouver les moyens de subsister ?

CHAPITRE 3

Les jeunes ne doivent pas discuter les enseignements de leurs anciens.

Si donc, comme je le crois, c'est le zèle de Dieu qui vous inspire l'envie de nous connaître, il faut renoncer entièrement à tous les principes dont vos commencements ont été prévenus, pour embrasser sans discernement et en toute humilité les pratiques et les enseignements de nos anciens.
il peut arriver que, sur l'heure, vous ne saisissiez pas le sens profond ou le principe de telle parole, de telle conduite. N'en soyez point ébranlés, et ne laissez pas de vous y conformer. Ceux qui jugent de tout avantageusement et en simplicité, puis s'appliquent à imiter fidèlement ce qu'ils ont vu faire ou dire à leurs anciens, plutôt qu'à le discuter, trouveront la lumière par surcroît dans la pratique elle-même et l'expérience. Mais il n'entrera jamais dans la vérité, celui qui commence à s'instruire en disputant. L'ennemi, voyant qu'il se fie plus à soit jugement qu'à celui des pères, l'amènera sans peine à regarder comme superflues et périlleuses les choses mêmes les plus utiles et les plus salutaires. Ce maître en artifices se jouera de sa présomption; tant et si bien, qu'il force de s'entêter dans ses opinons déraisonnables, le malheureux en viendra jusqu'à se persuader que cela seul est saint, que son aveugle obstination trouve juste et bon.

CHAPITRE 4

Des trois espèces de moines qui se rencontrant, en Égypte.

La première chose que vous devez apprendre, c'est l'exorde et les commencements de notre profession, comment elle a pris naissance et de qu'elle source elle tire son origine. On pénètre plus efficacement les principes de l'art auquel on aspire, et l'on conçoit aussi une ardeur plus vive à l'exercer, lorsqu'on a reconnu la dignité de ceux qui en furent les auteurs et fondateurs.
Il existe en Égypte trois espèces de moines. Deux sont excellentes; la troisième est tiède, et doit être évitée.
La première est celle des cénobites, c'est-à-dire de ceux qui vivent ensemble dans une communauté, sous le gouvernement et la discrétion d'un ancien; ils sont répandus par toute l'Égypte, et le nombre en est fort grand.
La deuxième est celle des anachorètes, qui, après avoir été formés aux monastères des cénobites et s'être rendus parfaits dans la vie active, ont préféré le secret de la solitude.
C'est à cette catégorie que nous souhaitons d'appartenir.
La troisième, qui mérite le blâme, est celle des sarabaïtes.
Nous traiterons plus complètement de chacune d'elles séparément et par ordre.
Ce sont donc les fondateurs de ces trois professions que vous devez apprendre à connaître tout d'abord. Connaissance suffisante pour vous inspirer l'aversion de celle qu'il faut éviter et le désir de celle qu'il convient de suivre, car chacune de ces voies conduit nécessairement celui qui y entre au même terme on parvint celui qui l'inaugura.

CHAPITRE 5

De ceux qui ont donné naissance à la profession cénobitique.

La vie cénobitique prit naissance au temps de la prédication apostolique. C'est elle, en effet, que nous voyons paraître dans la multitude des fidèles, dont le livre des Actes nous trace ce tableau : «La multitude des fidèles n'avait qu'un coeur et qu'une âme; nul ne disait sien ce qu'il possédait, mais tout était commun entre eux»; (Ac 4,32) «Ils vendaient leurs terres et leurs biens, et ils en partageaient le prix entre tous, selon les besoins de chacun»; (Ibid. 2,45) «Il n'y avait pas d'indigent parmi eux : tous ceux qui possédaient des terres ou des maisons, les vendaient et en mettaient le prix aux pieds des apôtres. On le distribuait ensuite à chacun, selon qu'il en avait besoin.» (Ibid. 4,35-36).
C'était, je le répète, toute l'Église qui présentait alors ce spectacle, qu'il n'est plus donné de voir aujourd'hui que difficilement et chez un bien petit nombre, dans les monastères de cénobites.
Mais, après la mort des apôtres, la foule des croyants commença de se refroidir, celle-là surtout qui affluait du dehors il la foi du Christ, de tant de peuples divers. Par égard pour leur foi encore bégayante et leur paganisme invétéré, on ne demandait rien de plus aux gentils que de s'abstenir «des viandes offertes aux idoles, de l'impureté, de la chair étouffée et du sang». (Ibid. 15,29). Cette liberté qu'on leur accordait par condescendance pour la faiblesse de leur foi naissante, ne laissa pas de contaminer insensiblement la perfection de l'Église de Jérusalem. Le nombre des recrues s'augmentant chaque jour, du judaïsme et de la gentilité, la ferveur de la foi primitive se perdit. Ce ne fut pas seulement la foule des prosélytes que l'on vit se relâcher de l'antique austérité, mais jusqu'aux chers de l'Église. Plusieurs, estimant licite pour eux-mêmes la concession faite à la faiblesse des gentils, se persuadèrent qu'il n'y avait aucun détriment à garder biens et fortune, tout en confessant la foi du Christ.
Pour ceux en qui brûlait encore la flamme des temps apostoliques, fidèles au souvenir de la perfection des jours anciens, ils quittèrent les cités, et la compagnie de ceux qui croyaient licite pour soi ou pour l'Église de Dieu la négligence d'une vie relâchée. Établis aux alentours des villes, en des lieux écartés, ils se mirent à pratiquer privément et pour leur propre compte les règles qu'ils se rappelaient avoir été posées par les apôtres pour tout le corps de l'Église.
Ainsi se forma, des disciples qui s'étaient retirés de la contagion du grand nombre, une observance particulière. Peu à peu, le progrès du temps les constitua en catégorie séparée des autres fidèles. Comme ils s'abstenaient du mariage, et se tenaient à l'écart de leurs parents et de la vie du siècle, on les appela moines ou a raison de celle vie solitaire et sans famille. Puis, les communautés qu'ils formaient leur firent donner le nom de cénobites, et à leurs cellules et logis, celui de maisons de cénobites.
Telle fut l'unique sorte de moines dans les temps les plus anciens, la première par le temps, la première par la grâce. Elle se conserva de longues années dans tout l'honneur de son intégrité, jusqu'à l'époque des Paul et des Antoine. Nous en voyons encore aujourd'hui les restes dans les monastères fervents de cénobites.

CHAPITRE 6

Origine et commencements des anachorètes.

Du nombre de ces parfaits, comme les fleurs et les fruits d'une tige féconde, sortirent les saints anachorètes. Saint Paul et saint Antoine, que je viens de nommer, sont connus pour être les auteurs de cette profession. Ce ne fut pas, comme pour certains, la pusillanimité ni le vice de l'impatience, mais le désir d'un progrès plus sublime et le goût de la divine contemplation, qui leur firent gagner les secrets de la solitude; bien que, dit-on, le premier ait été contraint de fuir au désert par les embûches de ceux de sa parenté, en un temps de persécution.
Ainsi, de la première observance dont nous avons parlé, naquit un autre genre de vie parfaite. Ses tenants en sont avec raison nommés anachorètes, c'est-à-dire des hommes de retraite. Non contents d'avoir remporté sur le diable une première victoire parmi la société des hommes, en écrasant de leur talon ses pièges cachés, ils convoitent de lutter contre les démons à front découvert et les yeux dans les yeux. On les voit pénétrer sans peur dans les vastes retraites de la solitude.
Ce sont les imitateurs de Jean Baptiste, qui demeura dans le désert tout le long de son âge, d'Élie et d'Élisée, de ceux enfin dont l'Apôtre fait mémoire : «Ils ont erré de çà et de là, couverts de peaux de brebis et de peaux de chèvres, dénués de tout, persécutés, maltraités — eux dont le monde n'était pas digne —; ils menèrent une vie vagabonde par les déserts et les montagnes, dans les cavernes et dans les antres de la terre.» (Heb 11,37-38).
C'est d'eux encore que le Seigneur dit à Job par figure : «Qui a lâché l'onagre en liberté et rompu ses liens ? Je lui ai donné le désert pour demeure, et comme tente la plaine salée. Dédaigneux de la multitude qui habite les villes et ignorant la voix impérieuse d'un maître, il considère les montagnes pour y trouver sa pâture, et il y poursuit les moindres traces de verdure.» (Job 39,5-8).
C'est d'eux qu'il est parlé dans les psaumes : «Qu'ils le disent maintenant ceux qui furent rachetés par le Seigneur, ceux qu'Il a rachetés des mains de l'ennemi;» puis, un peu plus loin: «Ils erraient dans le désert, dans une solitude sans eau; et ils ne trouvaient pas le chemin d'une ville pour y demeurer. En proie à la faim, à la soif, ils sentaient leur âme défaillir. Dans leur détresse, ils crièrent vers le Seigneur; et Il les délivra de leurs angoisses.» (Ps 106,2).
Et Jérémie, à son tour, en fait cette peinture : «Heureux celui qui porte le joug dès sa jeunesse; il s'assiéra solitaire et il se taira, parce qu'il a mis ce joug sur lui.» (Lam 3,27-28).
En toute vérité, ils chantent avec le psalmiste : «Je suis devenu semblable au pélican du désert; j'ai veillé, et je suis devenu comme le passereau solitaire sur un toit.» (Ps 101,7-8).

CHAPITRE 7

Origine et manière de vivre des sarabaïtes.

Ces deux professions laissaient l'honneur et la joie de la religion chrétienne. Mais insensiblement, la décadence se mit aussi dans leur sein. Alors, surgit une race de moines mauvaise et infidèle. Ou plutôt, c'était la plante funeste poussée dans le coeur d'Ananie et de Saphire à l'aurore de l'Église, et coupée dans sa racine par la sévérité de l'apôtre Pierre, qui se prenait à revivre et à croître.
Elle n'avait cessé d'être tenue parmi les moines pour détestable et maudite; et on ne l'avait plus revue chez personne, tant que vécut dans la mémoire des fidèles la terreur d'une sentence si rigoureuse. Le crime était nouveau; mais aussi le bienheureux apôtre n'avait-il laissé à ceux qui en donnaient le premier exemple, le loisir ni du repentir ni de la satisfaction : une mort foudroyante avait retranché le germe fatal.
Cependant, petit à petit, la négligence et le temps finirent par effacer du regard de plusieurs et la faute et le terrible châtiment qui l'avait punie. C'est à ce moment que l'on vit surgir la race des sarabaïtes, ainsi appelée d'un terme copte, parce qu'ils se séparaient des communautés cénobitiques et veillaient eux-mêmes à leurs besoins.
Descendants en ligne directe des chrétiens dont nous avons parlé naguère, qui aimaient mieux affecter les dehors de la perfection évangélique que d'en embrasser la réalité, ce qui les a poussés, c'est le désir de rivaliser avec la vertu des héros qui préfèrent à toutes les richesses la parfaite nudité du Christ, ou d'avoir part aux louanges dont ils les voyaient combler.
Mais, soit qu'ils n'apportent au service de leur ambition qu'une âme pusillanime, dans une entreprise qui exige une force peu commune, soit que la seule nécessité les ait contraints à la profession monastique, ils se montrent aussi empressés à se parer du nom de moine, que peu disposés à en imiter la vie. Ils n'ont cure de la discipline cénobitique, ni de s'assujettir à l'autorité des anciens, ou d'apprendre d'eux à vaincre leurs volontés; nulle formation régulière, point de règle dictée par une sage discrétion. Mais c'est pour le public seulement qu'ils renoncent et à la face des hommes. Ou ils restent dans leurs demeures particulières, et, couverts par le privilège d'un nom glorieux, s'embarrassent des mêmes soins que devant. Ou bien ils se construisent des cellules, les décorent du nom de monastères, mais pour y vivre selon leur guise et en complète liberté. L'Évangile commande : Ne vous laissez prendre, ni par le souci du pain quotidien, ni par les embarras d'une fortune. Mais ils ne consentent point à courber la tête sous ce joug. Ceux-là seulement rempliront le précepte, sans les hésitations d'une âme infidèle, qui se dégagent entièrement des biens de ce monde, puis se soumettent aux supérieurs des communautés cénobitiques, jusqu'à faire profession de ne s'appartenir plus soi-même. Tels ne sont pas les sarabaïtes. Fuyant, comme on l'a dit, l'austérité cénobitique, ils habitent à deux ou trois dans des cellules. Leur moindre désir est d'être gouvernés par les soins et l'autorité d'un abbé. Bien au contraire, ils font leur principale affaire de rester libres du joug des anciens, afin de garder toute licence d'accomplir leurs caprices, de sortir, d'errer où il leur plaît, de faire ce qui les flatte. Chose curieuse, il arrive même qu'ils travaillent plus que les cénobites; mal contents d'y passer le jour, ils y donnent encore la nuit. Mais non pas dans les mêmes pensées de foi ni avec le même but. Ce qu'ils en font, n'est point du tout pour abandonner le fruit de leur travail à la libre disposition d'un économe, mais pour gagner de l'argent et le mettre en réserve.
Remarquez la différence énorme qui existe entre ces deux espèces de moines.
Les cénobites, sans pensée du lendemain, offrent à Dieu le fruit de leurs sueurs comme une hostie agréable; les sarabaïtes étendent le souci de leur âme infidèle, non seulement au lendemain, mais à une longue suite d'années, et font Dieu menteur ou dénué de ressources, comme s'il ne pouvait ou ne voulait pas tenir sa promesse, de donner en suffisance le pain quotidien et le vêtement. Les premiers souhaitent de tous leurs voeux le dépouillement total et la pauvreté perpétuelle, les seconds, l'abondance de tous les biens. Les uns s'efforcent à l'envi de dépasser la mesure de travail prescrite, mais afin qu'après avoir suffi aux saints usages du monastère, le reste soit dépensé, selon le jugement de l'abbé, aux prisonniers, aux hospices pour les étrangers, aux hôpitaux, aux indigents; les autres n'ont pour but que de satisfaire, avec le superflu de leur gourmandise, une fantaisie dépensière ou une coupable avarice.
Mais je veux que parfois les sarabaïtes emploient mieux l'argent qu'ils n'ont pas amassé à bonne intention. Même alors, ils n'approchent pas de la vertu des cénobites ni de leur perfection. Ceux-ci, dans le temps qu'ils procurent au monastère de si gros revenus, et chaque jour en font un généreux abandon, persévèrent néanmoins dans une humilité et soumission profonde, n'ayant la libre disposition, ni de leur personne, ni de ce qu'ils gagnent à la sueur de leur front; de plus, par ce dépouillement quotidien du fruit de leur travail, ils renouvellent sans cesse la ferveur de leur premier renoncement. Ceux-là conçoivent de l'élèvement par là même qu'ils font quelque largesse aux pauvres, et chaque jour qui passe les précipite à leur perte. La patience et la fidélité rigoureuse avec lesquelles les premiers persévèrent dévotement dans la profession qu'ils ont une fois embrassée, n'accomplissant jamais leurs volontés, en fait tous les jours des crucifiés au monde et des martyrs vivants; la tiédeur et le caprice des seconds les ensevelit dans l'enfer.
Les deux premières espèces de moines, cénobites et anachorètes, se balancent à peu près pour le nombre, dans cette province mais dans les autres que les nécessités de la foi catholique m'ont forcé de parcourir, la troisième espèce, celle des sarabaïtes, pullule et se voit presque seule. Au temps de Lucius, qui était un évêque vendu à la perfidie arienne, alors que Valens gouvernait le monde, je dus porter le fruit d'une collecte à nos frères qui, de l'Égypte et de la Thébaïde, avaient été relégués dans les mines du Pont et de l'Arménie, pour leur fidélité a la foi catholique. Je pus voir, en quelques villes, des traces bien rares de vie cénobitique, pour les anachorètes, je ne sache pas que le nom même y ait jamais été entendu.

CHAPITRE 8

D'une quatrième espèce de moines.

Il existe encore une quatrième espèce de moines, que nous avons vu paraître depuis peu. Ceux-là se flattent d'une apparence, d'une vaine image de vie anachorétique.
À leurs débuts dans le monastère, leur ferveur faisait accroire qu'ils recherchaient vraiment la perfection de la discipline cénobitique. Mais elle fut courte; et tout aussitôt, ils sont tombés dans la tiédeur. Retrancher leurs habitudes et leurs vices d'autrefois, ils ne le veulent à aucun prix. Ne pouvant prendre sur soi de soutenir plus longtemps le joug de l'humilité et de la patience, et dédaignant de se soumettre au commandement des anciens, ils gagnent des cellules séparées, dans le désir d'y vivre solitaires, afin que, n'étant plus exercés par personne, les hommes puissent les estimer patients, doux et humbles.
Mais cette profession noUvelle, ou plutôt cette tiédeur ne permet jamais à ceux qu'elle a une fois infectés, de parvenir à la perfection. Ce n'est pas assez dire, que leurs vices ne se corrigent point; ils empirent, du seul fait que personne ne les excite. Tel un poison intérieur s'insinue d'autant plus profondément dans les tissus, qu'il est plus caché, et finit par engendrer un mal inguérissable. Par révérence pour la cellule du solitaire, on n'ose accuser des vices que lui-même a mieux aimé ignorer, plutôt que de les guérir. Cependant, la vertu ne s'acquiert pas en dissimulant le vice, mais en le surmontant.

CHAPITRE 9

Quelle différence y a-t-il entre une maison de cénobites et un monastère ?

GERMAIN. — Y a-t-il quelque différence entre une maison de cénobites et un monastère, ou sont-ce là deux noms pour une même chose ?

CHAPITRE 10

Réponse.

PIAMUN. — Plusieurs emploient indifféremment ces deux appellations, de monastère et de maison de cénobites. Il y a pourtant cette différence : le monastère désigne seulement le logis, l'endroit même on habitent des moines; la maison de cénobites signifie en même temps le caractère de la profession et le genre de vie. De plus, on peut appeler monastère la demeure d'un seul moine; l'autre appellation, au contraire, ne convient qu'aux maisons où nombre de personnes vivent en commun sous le même toit. On donne aussi le nom de monastère aux lieux habités par les associations de sarabaïtes.

CHAPITRE 11

De la vraie humilité, et comment l'abbé Sarapion dévoila la fausse humilité d'un frère.

Pour vous, je le vois, vous apparteniez à une espèce de moines excellente, avant de venir frapper à la porte de notre profession; je veux dire que vous êtes sortis du noble gymnase des monastères cénobitiques, pour vous efforcer vers les cimes élevées de la discipline anachorétique. Poursuivez donc d'un coeur sincère la vertu d'humilité et de patience, que vous avez apprise, je n'en doute point, dans votre premier état; et ne vous contentez pas, comme certains, d'en revêtir seulement les dehors, feignant de vous rabaisser dans vos paroles, et multipliant les politesses avec des inclinations affectées et superflues.
L'abbé Sarapion fit un jour une raillerie fine et piquante de cette feinte humilité.
Un visiteur lui survient avec un extérieur et des paroles qui exprimaient la plus profonde abjection de soi-même. Le vieillard l'invite, selon l'usage, à réciter la prière. Toutes les instances demeurent impuissantes à vaincre ses refus. «Un homme comme lui ! couvert de toutes les hontes ! Non, en vérité, il n'est pas digne de l'air qu'il respire !» Il ne consent même point à s'asseoir sur une natte; la terre nue est bien bonne pour lui. Bien moins encore se prête-t-il au lavement des pieds.
Le repas terminé, l'abbé Sarapion profite de l'habituelle conférence, pour lui faire une monition pleine de bénignité et de douceur. «Il ne devrait pas courir ainsi de tous côtés, oisif et vagabond, toujours inconstant, jamais stable; surtout jeune comme il est, et si robuste. Qu'il se tienne dans sa cellule, selon la règle donnée par les anciens, et s'applique à vivre de son travail, plutôt que de la munificence d'autrui. L'apôtre Paul s'est bien gardé de tomber, dans son travers. Ouvrier de l'évangile, il eût pu réclamer l'hospitalité comme une dette. Cependant, il aimait mieux travailler jour et nuit, afin de gagner pour lui-même et pour ceux qui, l'aidant en son ministère, n'avaient pas le loisir d'exercer un métier, le pain quotidien.»
À ces mots, le jeune homme s'attriste et se courrouce; son visage ne parvient pas a dissimuler l'amertume de son coeur.
«Eh quoi ? mon fils, reprend le vieillard. Il n'y a qu'un instant, vous vous chargiez vous-même de tous les forfaits; et vous ne craigniez point, en avouant des crimes si atroces, d'encourir la mésestime. Or moi, je vous donne un petit avertissement tout simple, qui n'a rien en soi d'outrageant, mais ne respire, au contraire, que le désir d'édifier et la dilection du coeur : pourquoi, je vous le demande, vous vois-je si ému, que l'indignation parait, malgré vous, sur les traits de votre visage, et que vous ne savez point la cacher sous un front serein ? Attendiez-vous par hasard, tandis que vous vous abaissiez, que je vous répondisse par cette maxime : «Le juste s'accuse aux premiers mots de son discours ?» (Pro 18,17)
Conservez donc la véritable humilité du coeur, laquelle ne consiste pas en démonstrations et paroles affectées, mais dans un abaissement profond de l'âme. Elle brillent par votre patience, qui en sera le signe le plus évident. Et cela, non point lorsque vous clamerez sur votre sujet des crimes que personne ne croira, mais lorsque vous demeurerez insensible aux accusations arrogantes que l'on débitera contre vous, et supporterez en toute mansuétude et égalité d'âme les injures qui vous seront faites.

CHAPITRE 12

Question sur la manière d'acquérir la vraie patience.

GERMAIN. — Nous voudrions savoir comment s'acquiert et se conserve la tranquillité dont vous parlez. Nous commander le silence, tenir nos lèvres closes et réprimer toute licence de paroles : c'est bien. Mais il faudrait garder aussi la douceur du coeur. Or parfois, alors même que l'on parvient il refréner sa langue, on perd au-dedans sa paix. Et voilà pourquoi il nous paraît impossible de conserver le bien de la mansuétude, à moins de vivre solitaire dans une cellule écartée.

CHAPITRE 13

Réponse.

PIAMUN. — La vraie patience et tranquillité ne s'acquiert et ne se garde que par une profonde humilité de coeur. La vertu qui découle de cette source, n'a nul besoin du secours d'une cellule ni du refuge de la solitude. Pourquoi se mettrait-elle en quête d'un appui au dehors, quand elle est intérieurement soutenue par l'humilité, sa mère et gardienne ?
Par ailleurs, si nous avons de l'émotion, lorsqu'on nous exerce, il est assuré que les fondements de l'humilité ne sont pas bien affermis en nous. La moindre bourrasque qui survient, suffit alors à secouer notre édifice spirituel, en grand péril de se ruiner.
Mais la patience ne mérite point de louanges ni d'admiration, à demeurer dans sa tranquillité, lorsqu'elle n'a point d'ennemi qui la crible de traits. Ce qui la fait illustre et glorieuse, c'est de rester immobile, quand la tempête de la tentation fond sur elle. On pense que l'adversité va l'ébranler et la mettre en déroute : elle y puise sa force. Son tranchant s'aiguise de ce qui semblait devoir l'émousser. Nul n'ignore que patience vient de pâtir. Il est clair, partant, que celui-là mérite seul d'être dit patient, qui supporte sans révolte tous les mauvais traitements qu'on lui inflige. C'est de lui que Salomon fait à bon droit l'éloge : «L'homme patient vaut mieux que le soldat vaillant; celui qui maîtrise sa colère, que l'homme qui prend une ville». (Pro 16,32) «L'homme longanime est riche de prudence, mais le pusillanime est bien insensé.» (Ibid. 14,29).
Si, vaincu par l'injure, on s'enflamme de colère, il ne faut pas croire que la morsure de l'affront soit cause de ce péché; elle ne fait que manifester une faiblesse cachée. Et l'on voit ici s'accomplir la parabole de notre Seigneur et Sauveur sur les deux maisons, dont la première était fondée sur le roc, et la seconde sur le sable. (cf. Mt 7,24). Les pluies, les torrents, les vents de tempête se ruent également sur l'une et sur l'autre. Cependant, celle qui est fondée sur la solidité du roc, ne souffre aucun dommage d'un choc si violent; au contraire, celle qui est construite sur le sable incertain et mobile, s'abîme sans retard. Or, il apparaît clair comme le jour que la cause de sa ruine n'est pas dans les pluies et les torrents qui l'assaillent, mais dans l'imprudence de celui qui l'a bâtie sur le sable.
La différence d'un pécheur et d'un saint ne vient pas de ce que celui-ci ne serait pas tenté aussi bien que l'autre, mais de ce qu'il ne se laisse pas vaincre aux assauts les plus violents, tandis que la tentation la plus légère suffit à surmonter le premier. Nous l'avons dit, la force du juste n'aurait point de titre a la louange, s'il triomphait, sans être tenté. Peut-il y avoir une victoire sans combat ? Mais «heureux l'homme qui supporte la tentation, parce que, après avoir été éprouvé, il recevra la couronne de vie que Dieu a promise à ceux qui L'aiment.» (Jac 1,12). Selon l'apôtre Paul également, «la vertu s'achève,» non point dans le repos et les délices, mais «dans l'infirmité». (2 Cor 12,9). «Car voici, est-il dit, que je t'établis en ce jour comme une ville fortifiée, une colonne de fer et un mur d'airain, sur tout le pays, sur les rois de Juda, ses princes, ses prêtres, et tout le peuple du pays. Et ils te feront la guerre; mais ils ne prévaudront point, parce que Je suis avec toi, dit le Seigneur, pour te délivrer.» (Jer 1,18-19).

CHAPITRE 14

Exemple de patience chez une femme dévouée au service de Dieu.

Je voudrais vous donner de cette patience deux exemples au moins.
Le premier est d'une femme dévouée au service de Dieu. Elle se porta d'une telle avidité à la vertu de patience, que, loin de fuir le choc des tentations, elle-même se ménagea des occasions de déplaisir, afin de s'habituer à les surmonter, pour fréquentes qu'elles fussent.
Elle habitait Alexandrie. Issue d'une famille qui n'était pas sans éclat, elle servait dévotement le Seigneur dans la maison que ses parents lui avaient laissée, Or, elle vint trouver l'évêque Athanase, d'heureuse mémoire, le priant de lui donner, pour la nourrir, quelqu'une des veuves entretenues sur les deniers de l'Église : «Donnez-moi, dit-elle en propres termes, quelqu'une des soeurs, afin que je puisse l'assister.»
La voyant si prompte aux oeuvres de miséricorde, le pontife loua fort son dessein. Il ordonne de lui choisir une veuve distinguée entre toutes par l'honnêteté de ses moeurs, sa gravité, toute sa conduite. Ne fallait-il pas craindre, en effet, que le généreux désir de la bienfaitrice ne fût vaincu par les vices de l'obligée, et qu'en cherchant la récompense dans le soutien d'une pauvresse, elle ne s'offensât de ses manières détestables et ne souffrît dommage dans sa foi ?
Cette dame conduit la veuve à son logis, et se met à lui prodiguer ses services. Cependant, elle ne trouve en son hôtesse que modestie et douceur; à tout moment, ce sont actions de grâces nouvelles pour les témoignages de charité qu'on lui donne.
Quelques jours se passent; voici de nouveau la dame chez l'évêque : «Je vous avais prié, dit-elle, de me faire donner une veuve que je puisse assister et servir docilement en tous ses besoins.» Lui ne saisit pas d'abord sa pensée ni le désir qui l'anime. «L'officier chargé de ce soin aura, se dit-il, négligé de satisfaire à cette demande.» Il s'enquiert, non sans quelque vivacité, des motifs de ce retard. Il apprend que l'on avait choisi pour cette dame la veuve la plus estimable qu'on avait pu rencontrer. Alors, il commande secrètement qu'on lui remette la pire de toutes, colère, querelleuse, buveuse, bavarde plus que femme du monde.
On eut moins de peine à la trouver que la première. On la lui donne. Elle la prend chez elle, et commence à la servir avec la même diligence et même avec plus de zèle que la précédente. Mais pour tant de bons offices elle ne reçoit, en guise de remerciement, qu'indignes outrages, invectives et reproches sans trêve. Cette femme la prenait violemment à partie avec des propos insultants, lui reprochant de l'avoir demandée à l'évêque, non pour lui donner du soulagement, mais afin de la tourmenter et de lui faire des affronts. Au lieu de lui changer la peine en repos, c'était bien plutôt le contraire qui était arrivé. De querelle en querelle, la mégère s'emporte jusqu'aux coups. L'autre redouble de prévenances et de volontaire abaissement. Elle s'apprenait à vaincre cette furie, non par la résistance, mais en se soumettant plus humblement; et, cependant qu'elle était harcelée d'indignités, elle cherchait à calmer par la mansuétude de sa charité la rage insensée de la querelleuse.
Enfin, pleinement affermie par cette ascèse, et parvenue à la perfection de la patience, qui faisait tout son désir, elle retourne auprès du pontife, lui rendre grâces pour la prudence de son choix et l'avantage qu'elle en a retiré. Il lui avait donc procuré, selon son désir, une digne maîtresse de patience, dont les continuelles injures l'avaient chaque jour fortifiée, comme l'huile fait les athlètes, jusqu'à la conduire au faîte de la patience. «Enfin, disait-elle, vous m'avez donné une veuve que je puisse assister; car, pour la première, c'était elle plutôt qui m'honorait et me consolait par ses bons offices.»
Mais c'est assez parlé sur le sexe faible. Un tel récit n'est pas de nature à nous édifier seulement; il devrait nous confondre, nous qui ne pouvons soutenir notre patience, à moins de rester au fond de nos cellules, comme des fauves dans leur cage.

CHAPITRE 15

Autre exemple de patience, donné par l'abbé Paphnuce.

Je vous propose maintenant mon second exemple; il est de l'abba Paphnuce.
Celui-ci n'a point cessé de demeurer à Scété, dont il est actuellement le prêtre, désert glorieux, digne d'être célébré par toute la terre. Il y a fait paraître un tel amour de la retraite, que les autres anachorètes lui ont donné le surnom de Bubale, le boeuf sauvage, pour le désir en quelque sorte inné qu'ils voyaient en lui de la solitude et son goût à s'y tenir continuellement caché.
Dès ses jeunes années, une vertu, une grâce singulières reluisaient en sa personne.
Les pères les plus illustres et les plus consommés de ce temps admiraient sa gravité, sa constance que rien ne déconcertait. En dépit de sa jeunesse, ils l'égalaient aux anciens pour le mérite de la vertu, et le jugeaient digne de prendre place au milieu d'eux.
C'est alors que la même passion qui jadis avait excité contre le patriarche Joseph l'esprit de ses frères, brûla d'un feu jaloux le coeur de l'un des nôtres. Possédé d'un malheureux désir de flétrir par une tache déshonorante l'éclat d'une telle, beauté, sa malice invente ce stratagème. Un dimanche, saisissant le moment où Paphnuce était parti de sa cellule pour aller à l'église, il y entre furtivement, et, sans être vu, cache son manuscrit parmi les tresses que le jeune solitaire s'occupait a faire avec des feuilles de palmier; puis, assuré du succès d'une ruse si bien concertée, en homme qui a la conscience pure et innocente, il se rend à l'église avec les autres.
La solennité s'achève dans l'ordre accoutumé. Alors, en présence de tous les frères, le malfaiteur porte sa plainte à Isidore, qui était, avant l'abba Paphnuce, le prêtre de ce désert. Il affirme qu'on est venu le voler dans sa cellule et qu'on a emporté son manuscrit.
Un tel grief jette une émotion indicible dans l'âme de tous les frères, et particulièrement de leur vénérable prêtre. Ils ne Savent que penser ni à quoi se résoudre, tant les esprits demeurent stupéfaits a l'annonce d'un forfait si nouveau et absolument inouï jusque-là. Personne ne se souvenait que jamais pareille chose se fût encore produite en ce désert; et, du reste, on n'en vit point d'exemple par la suite.
Cependant, le délateur insistait : «Que tous les frères demeurent à l'église; et qu'on en choisisse quelques-uns, pour aller fouiller les cellules une par une.» Isidore commet l'affaire à trois anciens. Ceux-ci tournent et retournent partout les couchettes. Ils viennent enfin à la cellule de Paphnuce, et trouvent le manuscrit caché parmi les tresses de palmier, tout comme le traître l'avait placé. En hâte, ils le rapportent à l'église, et le produisent à tous les regards.
Paphnuce était certain de la pureté de sa conscience. Il fit néanmoins comme s'il se reconnaissait coupable du larcin, se soumit entièrement à la satisfaction qu'on en voudrait tirer, et supplia humblement qu'on le reçût à la pénitence. Il épargnait par ce moyen sa pudeur et sa modestie. Fallait-il donc essayer de se laver de cette flétrissure ? Mais c'eût été donner à croire qu'au vol il ajoutait le mensonge; car personne ne pouvait soupçonner autre chose que ce que l'enquête avait révélé.
Il s'éloigne à l'instant de l'église, moins abattit de son malheur que plein de confiance au jugement de Dieu; sans trêve il répand ses larmes et ses prières, triple ses jeûnes, et s'abaisse encore profondément à la face des hommes avec les sentiments de la vraie humilité.
Près de deux semaines durant, il se met ainsi aux pieds de tous, dans la plus grande contrition d'esprit et de corps; jusque-là que, le samedi et le dimanche, il accourait à l'église de grand matin, non pour recevoir la sainte communion, mais pour se prosterner à la porte et implorer en suppliant son pardon.
Celui dont le regard pénètre les secrets les plus cachés, ne permit pas qu'il fût plus longtemps victime de ses propres pénitences et du mépris des autres. Ce fuit l'auteur du crime, l'effronté voleur de son propre bien et le fourbe diffamateur de l'honneur d'autrui, qui publia lui-même la mauvaise action qu'il avait commise sans témoin. Il le fit par l'influence du diable, qui avait été aussi l'instigateur de sa faute. Saisi par un démon des plus cruels, il dévoila toute la trame occulte de ses adresses homicides; et le même qui avait inventé la perfide calomnie, s'en fit le dénonciateur.
L'esprit immonde le tourmenta durement et longtemps. Vainement la prière des saints qui habitaient ce désert et avaient reçu le charisme divin de commander aux esprits mauvais, s'employait-elle à le délivrer. Isidore lui-même n'y put réussir, malgré sa grâce singulière, lui à qui la munificence du Seigneur avait octroyé une puissance si grande, qu'on ne lui conduisit jamais un possédé, qui ne fût guéri, avant même de toucher le pas de sa cellule. Le Christ réservait cette gloire au jeune Paphnuce. Seule, la prière de celui qu'il avait si odieusement trahi devait libérer le coupable; c'est en invoquant le nom de qui sa haine jalouse avait cru pouvoir rabaisser l'honneur, qu'il devait recevoir le pardon de sa faute et voir la fin de ses supplices.
Tel, dès son adolescence, Paphnuce donnait déjà par avance des marques de ce qu'il serait plus tard, à peine sorti des années de l'enfance, il dessinait les premiers traits d'une perfection qui devait prendre, avec la maturité de l'âge, de merveilleux accroissements. Si nous voulons parvenir comme lui à ces hauteurs de vertu, il nous faut asseoir notre édifice spirituel sur des fondements pareils.

CHAPITRE 16

La perfection de la patience.

Deux raisons m'ont poussé à vous conter cette histoire.
Premièrement, considérons le calme inébranlable et la constance du bienheureux Paphnuce; et, puisque les machines dirigées contre nous par l'ennemi sont en comparaison si peu redoutables, pénétrons-nous d'autant plus des sentiments de la tranquillité et de la patience.
Secondement, tenons pour bien assuré que nous ne pouvons être en sûreté contre les orages des tentations et les attaques du démon, si nous plaçons la sauvegarde et l'espoir de notre patience, non dans la vigueur de notre homme intérieur, mais dans la clôture d'une cellule, l'éloignement de la solitude, la compagnie des saints, ou quelque autre soutien extérieur à nous. Si Celui qui a dit dans l'Évangile : «Le règne de Dieu est au-dedans de vous,» (Lc 17,21) ne fortifie notre âme par la vertu de sa protection, c'est en vain que nous nous flattons de vaincre les embûches des puissances de l'air, ou de les éviter par la distance des lieux, ou de leur fermer toute approche par le rempart d'une cellule.
Rien de tout cela n'a manqué à l'abbé Paphnuce. Néanmoins, le tentateur ne laissa pas de trouver un chemin, pour l'attaquer, ni les murs qui le cloîtraient, ni la solitude du désert, ni les mérites de tant de saints rassemblés dans ce lieu ne réussirent à repousser l'esprit du mal. Mais le bienheureux serviteur de Dieu n'avait pas fixé son espérance en des secours extérieurs; son coeur s'attendait à Celui qui juge des secrets les plus cachés. Et voilà pourquoi, assailli par une machine de guerre si redoutable, il ne put être ébranlé.
En revanche, le malheureux que l'envie précipita dans un si grand péché, ne jouissait-il pas du bienfait de la solitude, de la protection d'une cellule écartée, du commerce du bienheureux Isidore et des autres saints ? Mais l'ouragan suscité par le diable trouva sa maison fondée sur le sable; et, non content de la battre du dehors, il la jeta par terre.
Ne cherchons pas, ne cherchons pas notre paix en dehors de nous; ne comptons pas sur la patience d'autrui, pour venir en aide au vice de notre impatience. De même que «le règne de Dieu est au-dedans de nous», (Lc 17,21) de même «l'homme a pour ennemis les gens de sa maison.» (Mt 10,36). Quel familier plus intime que mon propre coeur ? Et cependant, personne m'est plus ennemi que lui.
Soyons vigilants, et nos ennemis intérieurs ne pourront plus nous blesser. Les gens de notre maison cessant de nous combattre, notre âme pacifiée possédera le royaume de Dieu. À bien prendre les choses, un autre homme ne saurait m'atteindre, quelque malice qu'il déploie, si mon coeur inapaisé ne me met en guerre contre moi-même. Suis-je blessé ? La faute n'en est pas à l'attaque d'autrui, mais à mon impatience. Ainsi en va-t-il de la nourriture forte et solide, bonne à qui est en santé, pernicieuse au malade. Elle ne peut faire mal à qui la prend, à moins qu'elle ne trouve dans sa faiblesse la force de nuire.
Si donc pareil fait vient jamais à se renouveler parmi les frères, ne sortons point pour cela de notre tranquillité, ne laissons point d'entrée aux détractions et paroles de violence qui se rencontrent dans la bouche des séculiers.
Au surplus, il ne faudra pas s'étonner que des pervers et des criminels se cachent au milieu des saints. Tant que nous sommes roulés et broyés sur l'aire de ce monde, il est inévitable que la paille destinée pour le feu éternel se trouve mêlée au pur froment. Souvenons-nous, qu'il y eut un Satan parmi les anges, un Judas sur le nombre des apôtres, un Nicolas, auteur d'une hérésie monstrueuse, entre les diacres : et nous ne serons plus surpris de découvrir, dans les rangs des saints, des hommes perdus de mal. Certains, je le sais, soutiennent que ce Nicolas n'est pas celui que les apôtres choisirent pour l'oeuvre du ministère; mais ils ne peuvent nier qu'il n'ait compté parmi ces disciples d'une perfection si éminente, dont nous trouvons à peine quelques rares imitateurs parmi les cénobites de nos jours.
Ainsi donc, n'arrêtons pas notre pensée sur la ruine du solitaire qui tomba, dans ce désert fameux, d'une si lugubre chute, ni sur une infamie que du reste il sut remarquablement effacer par la suite dans les larmes de la pénitence. Mais aimons à considérer plutôt l'exemple du bienheureux Paphnuce. Au lieu de trouver un sujet de scandale dans le péché du premier, chez qui un zèle mal tourné pour la religion vint ajouter au vice antique de la jalousie, imitons de toutes nos forces l'humilité du second. Celle-ci ne fut pas un fruit spontané du désert; mais, acquise parmi la société des hommes, elle se développa et parvint à son achèvement dans la solitude.
Cependant, je veux que vous le sachez, la maladie de l'envie vient plus difficilement à guérison que les autres vices. Lorsqu'une âme est infectée de son venin, j'oserais presque dire qu'il n'y a point de remède.
C'est là le fléau dont il est dit en figure par la bouche du prophète : «Voici que j'enverrai contre vous des basilics, contre lesquels il n'y a point d'enchantements, et ils vous mordront.» (Jer 8,17). Fort justement, le prophète compare au venin mortel du basilic la morsure de l'envie, dont le premier auteur et le prince de tout mal a péri lui-même, en faisant périr les autres. Meurtrier de soi-même, avant de verser le virus de la mort en l'homme qu'il jalousait, il fut la cause de sa propre ruine : «C'est par l'envie du diable que la mort est entrée dans le monde,» dit le sage. Mais il ajoute : «Ceux qui se rangent à son parti, deviennent ses imitateurs.» (Sag 2,24-25). De même, en effet, que le démon, gâté le premier par cette peste, demeure inaccessible au remède de la pénitence, à tout traitement capable d'adoucir son mal; pareillement, ceux qui s'abandonnent aux mêmes morsures empoisonnées, excluent tout secours. Car, ce qui fait leur tourment, ce ne sont pas les fautes de celui qu'ils jalousent, c'est son bonheur. Rougissant dès lors de produire au jour la vérité, ils cherchent de vaines et absurdes raisons de s'offenser. Comme elles sont absolument fausses, et que d'ailleurs le mortel venin qu'ils ne veulent pas manifester reste caché dans leurs moelles, tout traitement devient inutile.
Aussi le sage dit-il fort justement à leur propos : «Si le serpent mord sans siffler, l'enchanteur ne sert de rien.» (Ec 10,11). Ce sont là, en effet, ces morsures secrètes, les seules auxquelles la médecine des sages ne puisse apporter remède. Jusqu'à quel point ce mal n'est-il pas incurable ! Les caresses l'exaspèrent, les bons procédés l'augmentent, les présents l'irritent : «L'envie, dit encore Salomon, ne peut rien souffrir.» (Pro 27,4). Plus le prochain grandit par les abaissements de l'humilité, la vertu de patience ou la gloire de la munificence; plus l'envieux se sent blessé des aiguillons de sa passion. C'est la ruine de son frère, c'est sa mort qu'il voudrait, et rien d'autre. Voyez les fils de Jacob. La soumission de Joseph innocent était loin d'apaiser le feu de leur jalousie : «Ses frères le jalousaient, rapporte l'Écriture, parce que son père l'aimait; et ils ne pouvaient lui dire une parole pacifique.» (Gen 37,4). Les choses en vinrent à tel point, que leur rage, impatiente de ses complaisances et de ses soumissions, et avide de sa mort, put à peine se satisfaire en le vendant comme esclave.
C'est donc une vérité certaine, que, de tous les vices, l'envie est le plus dangereux et le plus difficile à guérir : puisque les remèdes qui amortissent les autres, l'excitent davantage. Tel se plaint d'avoir souffert quelque dommage : la libéralité lui offre une compensation, et le voilà content. Cet autre se révolte de injure qu'on lui fait : une humble satisfaction l'apaise. Mais que faire avec un homme qui s'offense précisément de vous voir et plus humble et plus doux ? Si c'était la cupidité, qui allumât sa colère, les présents l'adouciraient; si c'était une blessure d'amour-propre ou le désir de la vengeance, les caresses et les prévenances sauraient en venir à bout. Mais c'est uniquement le succès, la félicité d'autrui qui l'irrite. Qui donc, pour satisfaire un envieux, souhaitera de déchoir de son bonheur, de ne plus connaître la prospérité, d'être la victime de quelque calamité ?
Afin que le basilic ne tue pas, d'une seule de ses morsures empoisonnées, tout ce qui est vivant en nous et, pour ainsi dire, animé par le mouvement vital du saint Esprit Lui-même, il nous faut implorer sans cesse le secours de Dieu, à qui rien n'est impossible. Car, pour le venin des autres serpents — et par ce venin, j'entends les péchés ou les vices charnels —, autant l'humaine fragilité est prompte à y succomber, autant il est facile de l'en délivrer. Les blessures qu'ils font se reconnaissent à de certaines marques extérieures et corporelles; et, pour dangereuse que puisse être l'enflure qu'elles déterminent, si quelque enchanteur, habile à se servir des formules magiques de l'Écriture, y applique le remède des paroles salutaires, le poison n'ira pas jusqu'à donner la mort à l'âme. Mais l'envie, tel le venin jeté par le basilic, détruit la religion et la foi jusque dans les racines de leur vie, avant que la blessure ait paru au dehors.
Et je dis qu'elle détruit la religion et la foi, parce que ce n'est pas contre l'homme que l'envieux s'élève, mais contre Dieu. Oui, ne trouvant rien à reprendre chez son frère, que sa félicité, il blâme, non la faute d'un homme, mais les jugements divins. C'est bien là cette «racine d'amertume qui pousse ses rejetons», (Heb 12,15) et qui ne s'élève que pour porter l'outrage à Celui de qui viennent à l'homme tous les biens.
Par ailleurs, il ne faut pas s'émouvoir de ce que Dieu menace d'envoyer des basilics, pour mordre ceux dont les crimes l'offensent. Assurément, il n'est point l'auteur de l'envie. Toutefois, selon l'ordre providentiel, les dons excellents sont accordés aux humbles, refusés aux superbes et aux réprouvés. N'est-ce point dès lors une chose équitable et digne de ses jugements, que l'envie semble un fléau parti de sa Main, pour mordre et consumer ceux qui méritent d'être livrés «à leur sens réprouvé», (Rom 1,28) selon l'expression de l'Apôtre ? C'est ce qu'expriment ces paroles : «Ils ont piqué ma jalousie, en aimant ce qui n'est pas Dieu; et Moi, Je piquerai leur jalousie, en aimant ce qui n'est pas un peuple.» (Dt 1,28).
À ce discours de l'abbé Piamun, le désir qui déjà nous avait inspiré de quitter l'école élémentaire du monastère cénobitique, pour tendre au degré supérieur des anachorètes, s'enflamma encore davantage. C'est sous lui que nous apprîmes les premiers principes de la vie solitaire, dont nous devions acquérir ensuite, à Scété, une connaissance plus parfaite.

    

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