

SECONDE CONFÉRENCE DE L'ABBA JOSEPH
Des promesses
CHAPITRE 1
Une
nuit sans sommeil.
La conférence était finie, et l'heure venue du silence de la nuit. Le saint abbé
Joseph nous conduisit à une cellule séparée, afin d'y prendre notre repos.
Mais le feu que ses discours avaient allumé dans notre coeur, ne nous permit
point de dormir de toute la nuit. Nous sortîmes; et, nous étant éloignés d'une
centaine de pas, nous nous assîmes en un lieu fort retiré.
Les ténèbres de la nuit, jointes à cette solitude, favorisaient un entretien
secret et tout intime. Aussitôt que nous fûmes assis, l'abbé Germain se mit à
soupirer profondément.
CHAPITRE 2
Anxiété de l'abbé Germain au sujet de notre promesse.
Que faisons-nous ? dit-il. De quel immense péril nous voyons-nous environnés, et
quelle misérable condition est la nôtre ! La doctrine et la vie même de ces
saints anachorètes nous enseignent de la manière la plus efficace ce qui serait
le meilleur pour notre avancement dans la vie spirituelle; mais la parole donnée
à nos supérieurs ne nous laisse pas libres de l'embrasser. Par les exemples de
si grands hommes, nous pouvions, en effet, nous former à une vie plus parfaite,
si l'engagement que nous avons pris ne nous pressait instamment de retourner à
notre monastère. De plus, une fois rentrés, on ne nous accordera jamais la
permission de revenir ici. D'autre part, si nous préférons contenter nos désirs
en demeurant, que faisons-nous de la foi du serment ? Car, afin d'obtenir congé
de visiter, ne fût-ce qu'en courant, les saints et les monastères de cette
province, nous avons juré à nos supérieurs de faire le plus prompt retour.
En proie au plus grand embarras et incapables de décider en l'affaire de notre
salut, nos seuls gémissements témoignaient tout ce qu'avait de critique une
position si pénible. Nous accusions notre peu de résolution, nous maudissions
notre naturelle timidité. C'étaient elles qui nous avaient enlevé tout ressort;
et contre notre avantage, au risque de faire avorter notre dessein, nous
n'avions su résister aux prières de ceux qui voulaient nous retenir, qu'en
promettant de revenir au plus tôt. Nous pleurions sur nous, d'avoir été victimes
de ce vice dont parle l'Écriture : «Il a une honte qui cause le péché.» (Pro
26,11).
CHAPITRE 3
Je
propose une solution.
Il existe un moyen, fis-je alors, de couper court à nos angoisses ; c'est de
recourir aux conseils, ou plutôt à l'autorité du vieillard. Soumettons-lui nos
inquiétudes; et, quoi qu'il décide, que sa parole mette fin à toutes nos
perplexités, comme si c'était la réponse du ciel même. Le Seigneur nous fera
cette faveur par l'entremise de ce saint homme, n'en doutons pas, en
considération de son mérite, et aussi de notre foi. Par une grâce de sa
munificence, il est fréquemment arrivé que la foi obtint un conseil salutaire de
la part d'hommes sans vertu, et l'incrédulité, de la part des saints. Il le veut
ainsi, pour récompenser le mérite de ceux qui répondent ou la foi de ceux qui
interrogent.
Le saint abbé Germain accueillit ce discours avec la même allégresse que si je
ne l'eusse point prononcé de mon propre mouvement, mais par l'inspiration du
Seigneur. Nous attendîmes quelques instants la venue du vieillard avec l'heure
de la synaxe de nuit, qui était déjà toute proche. Nous le reçûmes avec le salut
accoutumé. Après avoir récité le nombre fixé de psaumes, nous nous assîmes,
suivant l'habitude, sur les mêmes nattes, où nous nous étions étendus pour
reposer.
CHAPITRE 4
Question de l'abbé Joseph sur la cause de nos anxiétés. Notre réponse.
Le vénérable Joseph nous vit tout abattus; et, pensant bien que ce n'était pas
sans motif, il nous adressa la parole avec ces mots du patriarche Joseph :
«Pourquoi votre visage est-il si triste aujourd'hui ?» (Gen 40,7).
Nous lui répondîmes que nous n'avions pas eu de songe, comme les ministres du
Pharaon dans la prison, sans trouver personne pour l'interpréter; mais, dis-je,
nous avons passé la nuit sans sommeil, et il n'est personne qui puisse alléger
le poids de nos incertitudes, à moins que le Seigneur ne nous en délivre par
votre discrétion.
Alors, le bon vieillard, dont le mérite, autant que le nom, rappelait la vertu
du grand patriarche : «Est-ce qu'il n'est pas possible, avec la grâce du
Seigneur, de guérir les pensées des hommes ? Faites connaître les vôtres; comme
prix de votre foi, la divine Clémence est assez puissante pour vous accorder le
remède par le moyen de mes conseils.»
CHAPITRE 5
Germain expose les raisons pour lesquelles nous aimerions mieux demeurer en
Égypte et celles qui nous attirent en Syrie.
Nous avions pensé, dit alors Germain, due nous retournerions à notre monastère
comblés, par la vue de votre béatitude, de joie et de fruits spirituels, et
qu'il nous serait possible d'imiter, au moins dans une mesure modeste, ce que
nous aurions appris à votre école. C'est bien aussi l'engagement que nous nous
sommes laissé arracher par l'affection de nos supérieurs, dans la conviction où
nous étions, de pouvoir reproduire auprès d'eux quelque chose de la sublimité de
votre vie et de votre doctrine.
Mais ce que nous estimions devoir nous donner tant de joie, nous est devenu, au
contraire, le sujet d'une douleur intolérable, lorsque nous considérons qu'il
nous est impossible d'obtenir de cette manière ce qui serait si salutaire.
De part et d'autre, même détresse.
Nous avons fait une promesse en présence de tous les frères, dans la grotte
sanctifiée par la royale et toute lumineuse naissance de notre Seigneur du sein
de la Vierge, et nous l'avons pris lui-même à témoin. Si nous voulons y
satisfaire, nous encourons le plus grave dommage spirituel. Mais si, oublieux de
nos engagements, nous faisons passer le bien de notre perfection avant nos
serments et demeurons dans ce pays, nous redoutons fort de tomber dans l'abîme
du mensonge et du parjure.
Nous ne pouvons pas même soulager notre inquiétude par l'expédient qui
consisterait à remplir par un prompt retour les conditions de notre serment,
quittes à revenir ici au plus tôt. Certes, pour ceux qui tendent au progrès
spirituel et à la vertu, il y a péril et dommage au plus léger retard.
Néanmoins, nous acquitterions notre promesse, fût-ce en traînant un peu, si nous
ne savions que l'affection de nos supérieurs conspirant avec leur autorité, nous
attacherait alors de liens indissolubles, et que jamais plus la permission ne
nous serait donnée de regagner votre pays.
CHAPITRE 6
Question de l'abbé Joseph : Si l'Égypte contribuera plus à notre avancement que
la Syrie.
Là-dessus, l'abbé Joseph demeura quelques moments en silence : «Êtes-vous
certains, reprit-il, que ce pays contribue davantage à votre avancement dans les
choses spirituelles ?»
CHAPITRE 7
Réponse sur là différence des formations qui se donnent en l'une ou l'autre
province.
GERMAIN — Nous devons savoir un gré infini pour leur doctrine à ceux qui nous
ont instruits dès notre jeune âge à former de grandes résolutions, et ont su
allumer dans notre coeur une soif si particulière de la perfection en nous
faisant goûter le bien qui était en eux.
Si toutefois notre jugement mérite en ce sujet quelque créance, nous ne faisons
point de comparaison entre ce que nous entendons ici et les principes que nous
reçûmes alors. Je ne dis rien de l'inimitable pureté de votre vie, que nous ne
considérons pas seulement comme un fruit de l'idéal austère que vous suivez,
mais aussi comme un bienfait particulier de ces lieux.
Nous ne doutons pas que, pour reproduire l'éclat magnifique de votre perfection,
il ne nous soit insuffisant d'entendre comme en courant vos enseignements. Nous
avons besoin du secours que nous offrirait un séjour permanent, afin qu'une
éducation de chaque jour et longtemps poursuivie secoue, s'il est possible,
l'engourdissement de nos coeurs.
CHAPITRE 8
Les
parfaits ne devraient s'engager à rien; mais peuvent-ils, sans péché, rompre
leurs engagements ?
JOSEPH — Il est raisonnable, il est parfait, il convient pleinement à notre
profession d'accomplir ce que nous avons promis. C'est aussi pourquoi le moine
ne devrait pas prendre d'engagement absolu. Car, ou bien il sera forcé de tenir
la promesse qu'il a faite imprudemment; ou, s'il s'en détourne par la
considération d'un plus grand bien, il faudra qu'il foule aux pieds ses
obligations.
Cependant, notre dessein n'est pas tant d'envisager une situation non comprise
encore, que de remédier à une fausse manoeuvre. Nous n'avons pas à délibérer sur
ce qu'il aurait convenu de faire dans le premier cas; mais à chercher quelque
expédient salutaire, afin d'éviter l'écueil dont vous êtes menacés, et le
naufrage.
Je suppose que nous ne soyons empêchés par aucun engagement, que nulle condition
ne nous lie; le choix nous est laissé entre plusieurs partis favorables : c'est
le plus avantageux qui aura nos préférences. Que s'il nous faut affronter, bon
gré mal gré, quelque détriment, nous irons où le dommage est le moins
considérable.
Or, autant que votre exposé me permet d'y voir, une promesse inconsidérée vous a
mis en tel point, que, de part et d'autre, vous devez subir une lourde perte.
Votre choix inclinera donc du côté où le dommage est moins sensible ou plus
facile à réparer.
Si vous croyez que votre vie spirituelle a plus à gagner, en demeurant ici,
qu'elle ne faisait dans les conditions de votre monastère, et que vous ne pouvez
remplir vos engagements, sans vous priver d'immenses avantages, mieux vaut
affronter le mensonge, et ne pas tenir votre promesse. Ce dommage, une fois
passé, ne reviendra plus; il ne sera pas, de lui-même, une source de péchés
nouveaux. Tandis que de revenir à une vie tiède vous causerait un détriment
quotidien et sans fin. On est pardonnable, mieux encore, on mérite des éloges,
lorsqu'on change une résolution prise à la légère, si c'est pour embrasser an
parti meilleur. Ce n'est pas manquer de constance, mais corriger sa témérité,
due de redresser un engagement défectueux.
Toutes ces propositions peuvent se prouver de la façon la plus claire par des
témoignages de l'Écriture. Elle montre aussi à combien il a été mortel de tenir
leurs résolutions, à combien, au contraire, il fut profitable et à salutaire de
les abandonner.
CHAPITRE 9
Il
est quelquefois plus avantageux de rompre ses engagements que de les remplir.
De cette double vérité, l'exemple du saint apôtre Pierre et celui d'Hérode nous
fournissent un évident témoignage.
Le premier renonce à une détermination qu'il avait confirmée par une manière de
serment : «Non, jamais vous ne me laverez les pieds.» (Jn 13,8). Mais il mérite
pour ce fait d'avoir part éternellement avec le Christ; tandis qu'il était, sans
aucun doute, retranché de cette grâce et béatitude, s'il se fût obstinément tenu
à sa parole. L'autre, pour garder la foi d'un serment inconsidéré, se fait le
sanglant meurtrier du Précurseur; la vaine crainte de se parjurer l'engloutit
dans la damnation et les supplices de l'éternelle mort.
En toute chose, il faut considérer la fin, et diriger d'après elle toute la
marche de notre vie. Si nous voyons que nos plans tournent à mal, parce qu'un
parti plus salutaire se présente : mieux vaut renoncer à une disposition qui ne
convient plus, et passer à un meilleur sentiment, que de se rendre coupable de
péchés plus graves, en s'attachant opiniâtrement à ce qu'on avait résolu tout
d'abord.
CHAPITRE 10
La
crainte que nous ressentons au sujet du serment prêté en Syrie.
GERMAIN — Si nous ne regardions qu'à notre désir, et à notre avancement
spirituel, qui nous l'a inspiré, nous souhaiterions de rester toujours à nous
édifier en votre compagnie. Retournés dans notre monastère, nous sommes certains
de déchoir d'un idéal si sublime; mais encore la médiocrité du train que l'on y
suit, nous causera bien d'autres dommages.
D'un autre côté, le commandement de l'Évangile nous effraie grandement : «Que
votre discours soit : Cela est, cela n'est pas. Ce qui est en plus, vient du
Malin.» (Mt 5,37). Il n'est point de justice, nous semble-t-il, qui soit capable
de compenser la transgression d'un précepte si grave. Et par quel moyen ce qui a
mal commencé pourrait-il bien finir ?
CHAPITRE 11
C'est l'intention de celui qui agit qu'il faut considérer, et non le résultat.
JOSEPH — En toute chose, nous l'avons dit, ce n'est pas le résultat de l'acte
qu'il faut considérer, mais la volonté de celui qui agit. Ne disons pas :
Qu'a-t-il fait ? mais : Dans quelle vue a-t-il agi ? Il s'en trouve qui ont été
condamnés pour des actions dont il est sorti du bien. D'autres, au contraire,
sont parvenus à la plus haute justice par des commencements répréhensibles. Le
tour heureux qu'ont pris les choses, n'a point profité aux premiers. Animés
d'une intention mauvaise dans l'instant qu'ils mettaient la main à l'ouvrage, ce
n'est pas le bien qui est survenu qu'ils ont voulu faire, mais tout le
contraire. En revanche, des commencements répréhensibles n'ont pas nui aux
seconds. Car ils n'avaient ni le mépris de Dieu ni la volonté de mal faire; mais
ils se résignaient à des débuts blâmables, comme on fait à l'inévitable, en vue
d'une fin sainte et nécessaire.
CHAPITRE 12
Les
suites heureuses des méchantes actions ne profitent pas à leurs auteurs, et à
ceux qui sont bons, le mal qu'ils font ne nuit pas.
Je veux éclairer ces principes par des exemples empruntés des saintes Écritures.
Se pouvait-il procurer à l'univers rien de meilleur et de plus utile que le
remède salutaire de la Passion du Seigneur ? Cependant, loin de profiter au
traître qui en fut l'instrument, elle lui a nui à tel point, qu'il est dit de
lui simplement : «Mieux eût valu pour cet homme qu'il ne fût pas né !» (Mt
26,24). Le prix de son acte ne s'estime pas d'après ce qui en est résulté, mais
selon ce qu'il voulu ou pensé faire.
Qu'y a-t-il de plus blâmable que la ruse et le mensonge, même à l'égard d'un
étranger, pour ne pas dire à l'égard d'un frère ou d'un père ? Néanmoins, le
patriarche Jacob n'a encouru par là ni condamnation ni mensonge; bien plus, il a
été enrichi pour jamais de l'héritage de la bénédiction. Et à juste titre :
parce qu'il a convoité la bénédiction destinée au premier-né, non par la
cupidité d'un avantage terrestre, mais par la foi qu'il avait d'être
éternellement sanctifié.
Judas, au contraire, ne se proposait aucunement le salut des hommes, mais il
sacrifiait au péché de l'avarice, lorsqu'il livrait à la mort notre Rédempteur à
tous.
L'un et l'autre recueillent de leur acte le fruit dû à la pensée qui les a
inspirés, au dessein qui a mû leur volonté : car, ni le premier ne voulait
tromper, ni le second procurer notre salut; et il est selon la justice de
mesurer la récompense de chacun à ce qui fut dès l'origine dans sa pensée, et
non pas à ce qui en est sorti par la suite de bien ou de mal contre sa volonté.
Jacob ose un mensonge de cette nature; et le très juste juge le trouve
excusable, mieux encore, digne d'éloge, par la raison qu'il ne pouvait obtenir
autrement la bénédiction des premiers-nés, et qu'il n'y avait pas lieu de lui
faire un crime d'un acte parti uniquement du désir de la bénédiction. Mais ce
grand patriarche n'aurait pas seulement été injuste à l'égard de son frère; il
aurait trompé son père et commis un sacrilège, si, ayant un autre moyen
d'obtenir la grâce convoitée, il avait préféré celui-ci, qui était si fâcheux et
dommageable pour Ésaü.
Vous le voyez, Dieu n'a pas égard aux conséquences de l'acte, mais au but qu'on
s'est proposé.
Ces principes établis, revenons à la question qui a motivé tous ces
préliminaires. Dites-moi d'abord, je vous prie, pourquoi vous vous êtes liés par
cette promesse.
CHAPITRE 13
Les
raisons de notre serment.
GERMAIN — Il y eut à cela une première raison, que nous avons dite : nous
craignions d'attrister nos supérieurs et de résister à leurs ordres. La seconde
fut que nous nous persuadions très inconsidérément de pouvoir pratiquer, une
fois retournés à notre monastère, ce que nous aurions vu de parfait et de
magnifique auprès de vous.
CHAPITRE 14
Le
vieillard explique que l'on peut, sans péché, changer l'ordonnance de sa vie,
pourvu que ce soit par des vues élevées et vraiment efficaces.
JOSEPH — Je l'ai dit tout à l'heure, c'est l'intention qui mérite à l'homme la
récompense ou la condamnation, selon cette parole : «Leurs pensées, de part et
d'autre, les accusent ou les défendent, au jour que Dieu jugera les secrets des
hommes;» (Rom 2,15-16) et cette autre : «Voici que je viens, pour rassembler
leurs oeuvres et leurs pensées, avec toutes les nations et toutes les langues.»
(Is 56,18).
Comme je vois, c'est le désir de la perfection qui vous a engagés dans les liens
de ce serment. Vous pensiez l'obtenir par cette méthode. Mais maintenant que
vous en pouvez mieux juger, vous vous rendez compte qu'il vous est impossible de
parvenir ainsi jusqu'à ces hauteurs sublimes.
Dès lors, il n'y a nul préjudice dans ce qui semble contrevenir à cette
disposition, du moment que vous ne variez pas dans le but primordial que vous
vous êtes proposé. Ce
n'est pas abandonner l'ouvrage que de changer d'instrument; le choix d'une
route, et plus courte, et plus directe, n'accuse point la paresse du voyageur.
De même pour ce qui vous concerne. Si vous corrigez une disposition imprudemment
concertée, on n'estimera point que ce soit là manquer à votre
voeu. Tout ce qui se fait en vue de la charité divine et pour l'amour de la
piété «qui a les promesses de la vie présente et de la vie future» (1 Tim 4,8)
quelque apparence pénible et rebutante qu'il revête en ses commencements, ne
mérite aucun reproche, mais, au contraire, l'éloge.
Ainsi, il n'y a pas de mal à rompre un engagement inconsidéré, pourvu que, de
toute manière, on reste fidèle à la pensée de religion que l'on avait dans
l'esprit. Quel est donc le but de toutes nos actions, sinon d'offrir à Dieu un
coeur pur ? Si vous jugez plus facile d'y atteindre en ce lieu, reprendre une
promesse extorquée ne peut vous nuire : vous suivez la Volonté du Seigneur, du
moment que vous arrivez plus vite au but essentiel, c'est-à-dire à la pureté du
coeur, qui fut le motif de votre engagement.
CHAPITRE 15
Si
notre science devient aux faibles une occasion de mentir, cela peut-il être sans
péché ?
GERMAIN — Tout cela est parfaitement raisonnable; c'est le langage de la
prudence. Et si nous ne regardions qu'à la force de vos discours, nous n'aurions
pas de peine à lever le scrupule de notre promesse. Mais une chose nous effraye
très fort. Notre exemple semblera fournir aux faibles une occasion de mentir,
lorsqu'ils apprendront que l'on peut licitement déroger à la foi du serment. Il
y a, pour interdire le mensonge, des paroles si graves et si menaçantes : «Vous
perdrez tous ceux qui disent le mensonge»; (Ps 5,7) «La bouche qui ment donne la
mort à l'âme »! (Sag 1,11)
CHAPITRE 16
Le
scandale des faibles ne doit pas nous faire changer la vérité des Écritures.
JOSEPH — Les occasions et les causes de perdition ne manqueront jamais à ceux
qui doivent, ou plutôt qui désirent se perdre. Il ne faut pas rejeter, ni rayer
du corps des Écritures, les témoignages qui animent la perversité des
hérétiques, endurcissent le juif dans son infidélité ou choquent l'enflure de la
sagesse païenne; mais les croire religieusement, les tenir immuablement, les
prêcher selon la vérité du sens littéral. Nous n'avons pas le droit, sous le
beau prétexte de l'infidélité d'autrui, de renier les actions des prophètes et
des saints racontées par l'Écriture. En croyant devoir condescendre à la
faiblesse des incrédules, nous nous rendrions coupables de mensonge, et qui plus
est, de sacrilège. Mais il faut les avouer telles que le récit les présente, et
montrer comment il n'y a rien en elles que de pieux.
Aussi bien, nous ne fermerions pas la voie du mensonge à ceux qui ont la volonté
mal tournée, en cherchant à nier la réalité des faits que nous allons citer, de
ceux que nous avons cités déjà, ou à l'affaiblir par des explications
allégoriques. En quoi l'autorité de ces textes pourrait-elle nuire à ceux qui
ont assez, pour pécher, de leur volonté corrompue ?
CHAPITRE 17
Que
les saints se sont servi utilement du mensonge, comme d'hellébore.
Il faut juger et user du mensonge, comme on ferait de l'hellébore. Pris sous la
menace d'une maladie mortelle, ce remède sauve hors ce péril extrême, il cause
la mort sur-le-champ.
Des saints, des hommes très agréables à Dieu se sont servi utilement du
mensonge; et ce faisant, loin de tomber, dans le péché, ils parvinrent à la
justice la plus éminente. Mais si l'artifice a pu leur conférer la gloire, que
leur eût apporté, au contraire, la vérité, sinon la condamnation ?
Telle fut Rahab. L'Écriture ne fait mémoire à son sujet d'aucune vertu, mais
seulement de son impudicité. Cependant, plutôt que de livrer les espions de
Josué, elle les cache par un mensonge : pour cela seul, elle mérite d'être
agrégée au peuple de Dieu, dans une bénédiction éternelle. Or, supposez qu'elle
eût préféré dire la vérité, et pourvoir au salut de ses concitoyens. Il est
clair à tous les yeux qu'elle n'eût pas échappé, avec toute sa maison, à la mort
suspendue sur sa tête; elle n'aurait pas pris rang parmi les ascendants du
Seigneur; elle n'était point comptée sur la liste des patriarches; elle ne
méritait, point de donner le jour, par les générations sorties de son sein, au
Sauveur du monde. Voyez, en effet, Dalila. Elle prend les intérêts de ses
concitoyens, et trahit la vérité qu'elle a réussi à connaître : son sort est la
perte éternelle, et elle ne laisse à l'humanité que le souvenir de son crime.
Lors donc qu'il y a grave péril à déclarer la vérité, il faut se résigner à
recourir au mensonge, non sans éprouver toutefois, dans l'intime de sa
conscience, un humble remords. Mais, ce cas d'extrême nécessité mis à part,
évitons-le comme un poison mortel. Nous le disions tout à l'heure de l'hellébore
: salutaire, lorsqu'on le prend sous le coup d'une maladie sans espoir, son
énergie fatale se saisit, au contraire, des parties vitales avec une promptitude
foudroyante, si la santé est entière et sans altération.
On a vu clairement la justesse de ces principes dans le cas de Rahab de Jéricho
et du patriarche Jacob : ni elle n'eût échappé à la mort, ni lui n'eût obtenu la
bénédiction des premiers-nés autrement que par ce moyen extrême.
C'est que Dieu n'examine et ne juge pas seulement nos paroles et nos actes; mais
il considère aussi notre volonté et nos intentions. Nous voit-il faire ou
promettre quelque chose pour notre salut éternel ou en vue de la contemplation
divine : même si notre conduite revêt, aux yeux des hommes, des apparences de
dureté et d'injustice, lui regarde aux sentiments de religion qui sont au fond
de notre coeur, et nous juge, non d'après le son des mots, mais sur le voeu de
notre volonté. La fin de l'acte, les dispositions de celui qui agit, voilà ce
qui est à considérer. Par là, comme on l'a dit plus haut, l'un peut se justifier
en mentant; et l'autre, tomber dans un péché qui le condamne à la mort
éternelle, en disant la vérité.
Le patriarche Jacob dirigeait ainsi ses regards vers la fin de son acte; et
c'est pourquoi il n'a pas craint de simuler les dehors velus de son frère, en
s'enveloppant de peaux, ni d'acquiescer au désir de sa mère, qui l'incitait à ce
mensonge. Il voyait qu'il gagnerait plus à ce prix en bénédiction et justice,
qu'il n'eût fait en gardant la simplicité. Cette tache, il n'en doutait point,
allait être immédiatement lavée par l'effusion de la bénédiction paternelle, et,
comme un léger nuage, tôt absorbée par le souffle de l'Esprit saint : en sorte
que cette simulation affectée lui vaudrait plus de mérites que son amour inné de
la vérité.
CHAPITRE 18
Objection : Ceux-là seulement ont usé du mensonge impunément, qui vécurent sous
la Loi.
GERMAIN — Il n'est pas étonnant que, sous l'Ancien Testament, l'on ait pu se
permettre de telles manières d'agir et mériter l'approbation, ni que des hommes
parvenus à la sainteté aient quelquefois menti, de façon qu'on dût les louer ou
du moins les excuser. Nous voyons qu'en ces temps d'ignorance, on jouissait de
bien autres licences !
David fuit Saül. Le prêtre Abimélech le questionne : «Pourquoi es-tu seul, et
n'y a-t-il personne avec toi ?» «Le roi, répond David, m'a donné un ordre, et
m'a dit : Que personne ne sache l'affaire pour laquelle tu es envoyé. J'ai même
assigné à mes gens tel et tel lieu de rendez-vous.» Et de nouveau : «N'as-tu pas
sous la main une lance ou une épée ? Car je n'ai pris avec moi ni mon épée ni
mes armes. L'ordre du roi était pressant.» (1 Roi 21,1-2,8).
Puis, conduit devant Achis, roi de Geth, il simule la folie furieuse : «Il
changea son visage devant eux, et il se laissait tomber entre leurs mains. Il se
heurtait contre les battants de la porte, et sa salive découlait sur sa barbe.»
(1 Roi 21,13).
Pourquoi s'étonner ? Il leur était même licite, alors, d'avoir en nombre épouses
et concubines, sans qu'on leur imputât de ce chef le moindre péché. Outre cela,
ils répandaient fréquemment de leurs propres mains le sang de leurs ennemis; et
l'on ne croyait pas que ce fût là chose répréhensible, mais plutôt digne
d'éloge. Toutes pratiques absolument interdites, aujourd'hui que brille la
lumière de l'Évangile : tellement que ce serait un crime et un sacrilège
monstrueux de s'en permettre aucune.
Nous croyons qu'il en va de même pour le mensonge. De quelque religion qu'il se
colore, qui l'oserait maintenant ne serait digne ni d'approbation ni d'excuse,
alors que le Seigneur déclare : «Que votre discours soit : Cela est, cela n'est
pas. Ce qui est en plus vient du Malin.» (Mt 5,37). Et l'Apôtre se fait l'écho
de sa pensée : «Ne vous mentez pas les uns aux autres.» (Col 3,9).
CHAPITRE 19
Réponse : la liberté de mentir n'a pas été accordée même sous l'Ancien
Testament; cependant, beaucoup l'ont prise, qui méritent d'être approuvés.
JOSEPH — La pluralité des épouses et des concubines fut une licence accordée aux
anciens. Elle cessa d'être nécessaire, lorsque la fin des temps se fit
imminente, et que la multiplication du genre humain fut arrivée à son terme; la
perfection évangélique devait la supprimer. Jusqu'à l'avènement du Christ, il
fallait que continuât d'agir la vertu de la bénédiction originelle : «Croissez,
multipliez et remplissez la terre.» (Gen 1,28). Mais il était juste que de cette
racine de la fécondité, qu'une disposition temporaire d'intérêt général avait
mise à l'honneur sous la synagogue, germassent, dans l'Église, les fleurs de
l'angélique virginité et naquissent les fruits au parfum suave de la continence.
Pour le mensonge, au contraire, le texte de l'Ancien Testament montre assez
qu'il était, même alors, condamné : «Nous perdrez, est-il dit, tous ceux qui
disent le mensonge;» (Ps 5,7) et de nouveau : «Le pain du mensonge est doux à
l'homme; mais ensuite sa bouche est remplie de gravier.» (Pro 20,17). Le
législateur Lui-même dit : «Tu fuiras le mensonge.» (Ex 23,7).
Mais nous avons dit qu'on y recourut avec raison dans le cas de nécessité ou
pour un grand bien; ces circonstances le sauvaient alors de la condamnation.
Tel ce trait, que vous avez rappelé, du roi David, lorsque, fuyant l'injuste
persécution de Saül, il use auprès d'Achimélech de paroles mensongères, non par
esprit de lucre ou dans le dessein de nuire à personne, mais seulement pour se
sauver d'une poursuite si impie. C'étaient bien là, en effet, les sentiments
d'un homme qui ne voulut pas souiller ses mains du sang d'un roi, son ennemi, et
que Dieu Lui-même lui livra tant de fois : «Que Dieu me préserve, s'écriait-il,
de faire à mon Seigneur, à l'oint du Seigneur, une chose telle que de porter la
main sur lui, car il est l'oint du Seigneur.» (1 Roi 24,7).
Nous ne pouvons renier maintenant, lorsqu'une semblable nécessité nous presse,
ces procédés que l'Ancien Testament nous montre suivis par des saints, soit
parce que Dieu le voulait ainsi, soit afin de préfigurer certains mystères, soit
pour sauver des vies en péril. Il s'en faut de tant, que nous voyons les apôtres
eux-mêmes ne pas reculer à les employer, lorsque le bien l'exige. Mais je
diffère pour un moment de traiter ce point particulier, afin d'expliquer d'abord
ce que j'ai à dire de l'Ancien Testament. J'y reviendrai ensuite, et avec plus
d'à-propos; car je ferai mieux voir par cette méthode que les justes et les
saints, tant de l'Ancien Testament que du Nouveau, se sont pleinement accordés
sur le sujet qui nous occupe.
Que dire de la feinte pieuse de Chusaï devant Absalon, afin de sauver le roi
David ? Uniquement inspirée par le désir de tromper et de circonvenir, dirigée
tout entière contre l'intérêt de celui qui demande conseil, elle a néanmoins
pour elle le témoignage de l'Écriture : «Par la Volonté du Seigneur, le bon
conseil d'Achitopel fut rendu vain, afin que le Seigneur amenât le malheur sur
Absalon. (cf. 1 Roi 17,14). Aussi bien, il était impossible que cette conduite
fût blâmée : une intention droite, un jugement pieux, l'intérêt du parti de la
justice l'avaient dictée; un religieux artifice l'avait conçue pour le salut et
la victoire de l'homme dont la piété plaisait à Dieu.
Comment juger encore l'acte de cette femme qui cacha les messagers de Chusaï au
roi David dans son puits, et étendit une couverture sur l'orifice, feignant de
faire sécher de l'orge ? «Ils ont passé, dit-elle, après avoir bu un peu d'eau.»
(2 Roi 17,20). Et grâce à cette ruse, elle les délivra des mains de ceux qui les
poursuivaient.
Répondez-moi, je vous prie. Qu'auriez-vous fait, vous qui vivez sous l'Évangile,
si vous vous étiez trouvés en pareil cas ? Auriez-vous préféré aussi les cacher
par un mensonge, en disant comme elle : «Ils ont passé, après avoir bu un peu
d'eau,» et accomplir ainsi le précepte : «Délivre ceux que l'on traîne à la
mort, et sauve ceux que l'on va égorger, n'épargne rien;» (Pro 24,11) oui bien,
en disant la vérité, les livrer à leurs meurtriers ? Et que faites-vous de cette
parole de l'Apôtre : «Que personne ne cherche son propre avantage, mais celui
d'autre ?» (1 Cor 10,24). Et de celle-ci : «La charité ne cherche pas son
intérêt mais celui des autres »? (Phil 2,4). Il dit encore de lui-même: «Je ne
cherche pas mon avantage, mais celui du plus grand nombre, afin qu'ils soient
sauvés.» (1 Cor 10,33)
Si nous poursuivons notre intérêt et voulons retenir opiniâtrement ce qui nous
est avantageux : même en des cas aussi urgents, il nous faudra dire la vérité.
Mais si, satisfaisant au commandement de l'Apôtre, nous préférons le bien des
autres à notre avantage personnel, il nous faudra sans aucun doute en passer par
le mensonge.
Nous n'aurons point une charité entière, nous ne chercherons pas, comme l'Apôtre
nous enseigne à le faire, l'intérêt des autres, à moins de relâcher quelque peu
les exigences de notre vie austère et de notre idéal de perfection, pour
condescendre d'un coeur complaisant aux avantages d'autrui, et nous faire, à son
exemple, faibles avec les faibles, afin de les gagner.
CHAPITRE 20
Les
Apôtres ont pensé que le mensonge était parfois utile, et la vérité nuisible.
Instruits par les faits que nous avons rappelés, le bienheureux apôtre Jacques
et tous les principaux chefs de la primitive Église exhortent l'apôtre Paul à
descendre jusqu'aux artifices et à la simulation, afin de ménager la
pusillanimité des faibles. Ils l'engagent à se soumettre aux purifications
d'usage sous la loi, à se raser la tête et à offrir des voeux. Le préjudice
inhérent à cette feinte ne compte pas à leurs yeux; ils n'ont égard qu'aux
avantages qui résulteront du long apostolat d'un tel homme. Il n'aurait pas tant
gagné, en effet, à se retrancher dans la stricte rigueur des principes, que sa
mort immédiate n'eût causé de tort aux Gentils. Tort qui frappait
infailliblement toute l'Église, si cette feinte utile et salutaire ne l'eût
conservé pour la prédication de l'Évangile. On est excusable de consentir au
dommage qui résulte du mensonge, il y a même nécessité de le faire, lorsque,
comme nous l'avons dit, la vérité en causerait elle-même un plus grand, sans
que, l'avantage qu'elle comporte suffise à le compenser.
Mais le bienheureux Apôtre lui-même témoigne, en d'autres termes, qu'il a
partout et toujours observé ces tempéraments : «Avec les Juifs, j'ai vécu comme
Juif, afin de gagner les Juifs; avec ceux qui sont sous la loi, comme si j'étais
sous la loi — bien que je le fusse pas assujetti à la Loi — afin de gagner ceux
qui étaient sous la Loi; avec ceux qui étaient sans loi, comme si j'étais sans
loi — bien que je ne fusse pas sans la loi de Dieu, étant sous la loi du Christ
—, afin de gagner ceux qui sont sans loi. Je me suis rendu faible avec les
faibles, afin de gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous, afin de les
sauver tous.» (1 Cor 9,0-22).
Lorsqu'il parle de la sorte, que veut-il montrer, sinon qu'il a constamment
condescendu à la faiblesse de ceux qu'il avait à instruire; qu'il s'est abaissé
à leur mesure, faisant fléchir la rigueur de la perfection; et du qu'au lieu de
s'en tenir aux strictes exigences de l'idéal, il a fait passer en premier lieu
le bien des âmes pusillanimes ?
Mais examinons les choses avec plus d'attention, et retraçons par le détail les
gloires des vertus apostoliques.
On demande : Comment prouver que le bienheureux Apôtre a su s'adapter à tous et
en tout ? Où s'est-il fait Juif avec les Juifs ? — Ce fut le jour où, gardant au
fond du coeur le sentiment qui lui avait fait déclarer aux Galates : «Voici que
moi, Paul, je vous dis que, si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous
servira de rien,» (Gal 5,2) il adopta en quelque manière les apparences de la
superstition judaïque, et circoncit Timothée. (cf. Ac 16,3).
Où a-t-il vécu avec ceux qui étaient sous la Loi, comme s'il eût été lui-même
sous la Loi ? — À Jérusalem. Les Juifs convertis, ou, pour mieux dire, les
chrétiens judaïsants avaient reçu la foi du Christ avec la conviction qu'elle
demeurait astreinte aux cérémonies légales. Jacques et tous les anciens de
l'Église, redoutant que cette multitude ne se jetât sur lui, s'efforcent de
parer au danger, et lui insinuent ce conseil : «Tu vois, frère, combien de
milliers de Juifs ont cru, et tous sont zélés pour la Loi. Or, ils ont ouï dire
que tu enseignes aux Juifs qui sont parmi les Gentils, de se séparer de Moïse,
en disant qu'ils ne doivent pas circoncire leurs enfants;» (Ac 21,20-21) et plus
loin : «Fais donc ce que nous allons te dire. Nous avons ici quatre hommes qui
ont fait un voeu; prends-les, purifie-toi avec eux, et fais pour eux les frais
des sacrifices, afin qu'ils se rasent la tête. Ainsi, tous sauront que ce qu'ils
ont entendu dire de toi est faux, et que toi aussi tu observes la Loi.» (Ac
21,23-24). Et lui, pour le salut de ceux qui étaient sous la Loi, d'oublier un
instant la rigueur de la parole qu'il avait dite : «C'est par la Loi que je suis
mort à la Loi, afin de vivre à Dieu.»(Gal 2,19). Il se laisse engager à se raser
la tête, à subir les purifications légales, à offrir des voeux dans le Temple
suivant le rite mosaïque.
Vous demandez encore : Où s'est-il fait comme s'il était lui-même sans loi, pour
le salut de ceux qui ignoraient complètement la loi de Dieu ? — Lisez l'exorde
de son discours d'Athènes, où régnait l'impiété païenne : «En passant, j'ai vu
vos idoles, et un autel avec cette inscription : Au Dieu inconnu.» (Ac 17,23).
Il prend son point de départ dans leur superstition. Comme, s'il était lui-même
sans loi, c'est à l'occasion de cette inscription profane qu'il propose la foi
du Christ : «Ce que vous adorez sans le connaître, je viens, vous l'annoncer.»
(Ibid.) Peu après, comme s'il ignorait tout à fait la loi divine, il cite le
vers d'un poète païen, plutôt que d'en appeler à la parole de Moïse ou à celle
du Christ : «Ainsi que plusieurs de vos poètes l'ont dit : Nous sommes aussi de
sa race.» (Ac 17,28). Il leur emprunte ces témoignages qu'ils ne peuvent
récuser, pour les aborder; puis, il ajoute, se servant du faux pour établir le
vrai : «Puisque nous sommes de la race de Dieu, nous ne devons point penser que
la divinité soit semblable à l'or, à l'argent ou à la pierre, aux sculptures de
l'art et du génie humain.» (Ibid. 29).
Il se rend faible avec les faibles, lorsque, par condescendance et non comme
donnant un ordre, il concède à ceux qui ne peuvent se contenir, de revenir à la
vie conjugale; ou quand il donne aux Corinthiens du lait à boire, non de la
nourriture solide, vivant parmi eux dans la crainte et dans un grand
tremblement.
Il se fait tout à tous, pour les sauver tous, lorsqu'il dit : «Que celui qui
mange de tout, ne méprise pas celui qui ne mange pas, et que celui qui ne mange
pas, ne juge pas celui qui mange»; (Rom 14,3). «Celui qui marie sa fille fait
bien, et celui qui ne la marie pas fait mieux»; (1 Cor 7,28). «Qui est faible,
que je ne sois faible aussi ? Qui vient à tomber, sans qu'un feu me dévore ?» (2
Cor 11,29).
Nous le voyons accomplir ce qu'il ordonnait aux Corinthiens : «Ne soyez un
scandale, dit-il, ni pour les Juifs, ni pour les Grecs, ni pour l'Église de
Dieu. C'est ainsi que moi-même je m'efforce en toutes choses de complaire à
tous, ne cherchant pas mon avantage, mais celui du grand nombre, afin qu'ils
soient sauvés.» (1 Cor 10,32-33).
Il lui eût été sans aucun douté avantageux de ne pas circoncire Timothée, de ne
pas se raser la tête, de ne pas se soumettre aux purifications juives, de ne pas
aller pieds nus, de ne pas offrir des voeux selon la Loi. Il le fait cependant,
parce qu'il ne cherche pas son intérêt, mais celui du grand nombre.
Or, bien qu'il ait agi en ceci pour la gloire de Dieu, la simulation n'en fut
pas absente.
Celui qui était mort à la Loi par la loi du Christ, afin de vivre à Dieu, qui
tenait pour un préjudice la justice de la Loi dans laquelle il avait vécu sans
reproche, et la considérait comme de la balayure, afin de gagner le Christ,
celui-là, dis-je, n'a pu se soumettre d'un coeur sincère aux observances
légales. Il n'est pas permis de penser que celui qui avait dit : «Si ce que j'ai
détruit, je le rebâtis, je me constitue moi-même prévaricateur,» (Gal 2,18) soit
tombé dans la faute qu'il avait lui-même condamnée.
Il est si vrai que ce n'est pas tant l'acte qui compte que les dispositions de
celui qui agit, qu'il se trouve des cas où la vérité a nui, et le mensonge
profité.
Le roi Saül se plaignait devant ses serviteurs de la fuite de David : «Le fils
de Jessé vous donnera-t-il à tous des champs et des vignes, vous fera-t-il tous
chefs de milliers et chefs de centaines, que vous vous soyez tous conjurés
contre moi, et qu'il n'y ait personne pour m'informer ?» (1 Roi 22,7-8) Doëg
fait-il autre chose que dire la vérité, lorsqu'il déclare: «J'ai vu le fils de
Jessé venir à Nobé chez le prêtre d'Achimélech, fils d'Achitob. Achimélech a
consulté pour lui le Seigneur et lui a donné des vivres; il lui a donné encore
l'épée de Goliath, le Philistin »? (Ibid. 9-10). Mais il mérite pour ce fait
d'être déraciné de la terre des vivants, et de lui, le prophète dit : «C'est
pourquoi Dieu te renversera pour toujours; il t'arrachera, et t'enlèvera de ta
tente; il te déracinera de la terre des vivants.» (Ps 51,7).
Le voilà donc, parce qu'il a déclaré la vérité, arraché pour toujours de cette
terre où Rahab, la courtisane, se voit établir avec sa parenté à cause de son
mensonge.
Il nous souvient également que Samson a livré pour son plus grand malheur à une
épouse criminelle la vérité qu'il lui avait longtemps tenue cachée par le
mensonge. Pour l'avoir si imprudemment révélée, il fut pris au piège : il avait
négligé d'observer le commandement du prophète : «Tiens ta bouche fermée à celle
qui dort sur ton sein.»
CHAPITRE 21
Si l'on nous interroge sur notre abstinence, jusque là demeurée secrète, faut-il
éviter le mensonge et la publier ? Faut-il accepter ce que l'on avait d'abord
refusé ?
Quelques
exemples encore, pris des inévitables embarras où nous nous trouvons quasi tous
les jours. Pour attentifs que nous soyons, il nous est impossible de si bien les
prévenir que la nécessité ne nous y fasse tomber, bon gré mal gré.
Nous nous disposions à remettre jusqu'au lendemain notre réfection. Sur le soir,
un frère survient. Il nous demande si nous avons pris notre repas. Que faire, je
vous le demande ? Taire notre jeûne et cacher notre abstinence ? ou les trahir,
en disant la vérité ? Si nous les cachons, afin de satisfaire au commandement du
Seigneur : «Qu'il ne paraisse pas aux yeux des hommes que vous jeûnez, mais à
ceux de votre Père, qui est présent dans le secret»; «Que votre main gauche
ignore ce que fait votre main droite":» nous mentons. Si nous divulguons notre
abstinence, la sentence évangélique nous frappe justement : «En vérité, Je vous
le dis, ils ont reçu leur récompense.»
Autre cas. Un frère, dans la joie de notre arrivée, nous offre à boire, et nous
supplie d'accepter. Nous refusons, et donnons notre parole que nous n'en ferons
rien. Voilà notre frère à nos genoux, prosterné contre terre ! Il croit ne
remplir le devoir de la charité qu'en nous traitant à sa manière. Qu'est-ce qui
est bien ? De lui céder à nos dépens ou de rester inflexible dans sa résolution,
et de s'en tenir à ce qu'on a dit ?
CHAPITRE 22
Il
faut cacher son abstinence, mais ne pas accepter ce que l'on a refusé.
GERMAIN. — Pour le premier exemple, il ne nous paraît pas douteux qu'il ne
faille cacher notre abstinence, plutôt que de la faire connaître à qui nous
interroge; et dans ce cas, nous avouons aussi que le mensonge est inévitable.
Mais quant au second, nulle nécessité pour nous de mentir. D'abord, nous pouvons
refuser ce que notre frère nous offre, sans nous lier par aucun engagement.
Ensuite, après avoir refusé, libre à nous de rester immuables dans notre
sentiment.
CHAPITRE 23
Il
est déraisonnable de s'obstiner dans des engagements de cette sorte.
JOSEPH. — Cette sorte d'engagements est propre aux monastères où vous dites
avoir fait l'apprentissage de votre renoncement. Ceux qui les gouvernent ont
accoutumé de préférer leurs volontés propres au bien spirituel des frères. Ce
qu'ils ont une fois conçu, ils l'exécutent avec une opiniâtreté invincible.
Il en allait d'autre sorte avec nos anciens. Ces hommes, à la foi de qui des
miracles renouvelés des Apôtres ont rendu témoignage, agissaient en tout par
jugement et discernement, plutôt que par obstination. À leurs yeux, ceux qui
condescendaient aux faiblesses d'autrui, faisaient de plus grands fruits que
ceux qui s'obstinaient dans leurs résolutions. Ils ont aussi prononcé que
c'était la marque d'une vertu plus sublime, de cacher son abstinence par un
nécessaire, mais humble mensonge, que de la révéler en disant orgueilleusement
la vérité.
CHAPITRE 24
Comment l'abbé Piamun préféra cacher son abstinence.
Un jour, certain frère offrit à l'abbé Piamun un raisin et du vin. Or, il y
avait vingt-cinq ans qu'il n'en avait pris. Plutôt que de divulguer une
abstinence que tous ignoraient, il accepta sans hésiter, et, contre son
habitude, se mit incontinent à déguster ce qu'on lui offrait.
Voici encore une chose que je me souviens d'avoir vu faire sans hésitation à nos
anciens. Était-il nécessaire, pour l'instruction des jeunes, de parler en
conférence des merveilles qu'ils avaient opérées et de leurs propres actions,
ils avaient coutume de les mettre sous un autre nom. Comment ne pas voir là un
mensonge manifeste ? Cependant, plût au ciel qu'il y eût dans notre vie quelque
fait qui valût la peine d'être proposé aux jeunes, pour exciter leur foi ! Nous
ne redouterions certes pas d'imiter leurs pieuses feintes. Mieux vaut mentir, en
recourant à cet artifice de langage, que de cacher mal à propos ce qui peut
édifier les auditeurs, ou de tomber dans une vaine et fatale jactance, afin de
rester, en dépit de la raison, fidèle à la vérité.
L'autorité du docteur des nations nous enseigne à suivre ce chemin; car, ayant à
parler de la grandeur de ses révélations, il a voulu le faire sous le nom d'un
autre : «Je connais un homme dans le Christ qui — fût-ce dans son corps ou hors
de son corps, je l'ignore, Dieu le sait, — a été ravi jusqu'au troisième ciel.
Et je sais que cet homme fut enlevé dans le paradis, et qu'il entendit des
paroles ineffables, qu'il n'est pas permis à un homme de dire.»
CHAPITRE 25
Témoignages de l'Écriture où l'on voit des changements de résolution.
Il nous est impossible de tout parcourir, même brièvement. Qui suffirait à
énumérer les patriarches — il faudrait les nommer tous ! — et les innombrables
saints qui, soit pour sauver leur vie, soit dans le désir d'obtenir une
bénédiction, par un sentiment de miséricorde ou en vue de tenir caché quelque
secret, les uns par zèle de Dieu, les autres afin de découvrir la vérité, ont,
si j'ose ainsi dire, pris sur eux de patronner le mensonge ?
C'est la tendresse qui pousse le bienheureux Joseph à charger ses frères d'un
crime supposé, en jurant par la vie du roi : «Vous êtes des espions; c'est pour
reconnaître les points faibles du pays que vous êtes venus.» Et plus loin :
«Envoyez l'un de vous et amenez ici votre frère. Vous, restez prisonniers,
jusqu'à ce que vos paroles soient tirées au clair, et que l'on sache si vous
dites vrai, ou non. Si vous ne dites pas vrai, par la vie de Pharaon, vous êtes
des espions.»
S'il ne les avait effrayés par ce miséricordieux mensonge, il n'aurait pu revoir
son père et son jeune frère, ni les nourrir au milieu d'une disette si terrible,
ni enfin laver la conscience de ses frères du crime qu'ils avaient commis en le
vendant. Et, par conséquent, il mérite moins d'être repris, pour leur avoir
inspiré la crainte à l'aide d'un mensonge qu'il n'est saint et digne d'éloge,
pour avoir amené à un salutaire repentir, grâce à ces feintes menaces, des gens
qui étaient ses ennemis et qui l'avaient vendu.
Voyez-les, en effet, sous le coup de cette grave accusation. Ce qui les abat, ce
n'est pas le crime qu'on leur reproche faussement, mais le remords de celui
qu'ils ont autrefois commis. «C'est justement que nous souffrons, se disent-ils
les uns aux autres, parce que nous avons péché contre notre frère, parce que
nous avons méprisé l'angoisse de son âme, lorsqu'il nous priait, et que nous ne
l'avons pas écouté. Voilà pourquoi cette tribulation est venue sur nous.»
Pour moi, cet aveu expia, par son humilité, un forfait si grand, non seulement
devant leur frère, contre qui ils avaient péché, avec une cruauté inhumaine,
mais aussi devant Dieu.
Parlerai-je encore de Salomon ? Dès son premier jugement, il manifeste le don de
sagesse qu'il a reçu de Dieu, en faisant un mensonge. Pour dégager la vérité
cachée par le mensonge d'une femme, il a lui-même recours à un mensonge
extrêmement habile : «Apportez-moi une épée, et partagez en deux l'enfant
vivant, et donnez-en la moitié à l'une et la moitié à l'autre.»
Cette cruauté feinte émeut les entrailles de la vraie mère, tandis que l'autre y
applaudit. C'est le signe de la vérité attendu par son esprit si pénétrant. Il
promulgue alors cette sentence que tous ont regardée comme inspirée de Dieu :
«Donnez a celle-ci l'enfant vivant, et qu'on ne le tue pas, c'est elle qui est
sa mère.»
Mais poursuivons. Nous n'avons ni le devoir ni le pouvoir d'accomplir tout ce
que nous décidons, que notre détermination ait été prise avec calme ou dans un
moment d'émotion. C'est ce que nous apprennent d'autres témoignages, plus
abondants encore, des Écritures. Fréquemment, en effet, nous lisons que les
saints, ou les anges, ou le Dieu tout-puissant lui-même ont changé ce qu'ils
avaient d'abord résolu.
Le bienheureux David prend sa résolution, et s'engage par serment : «Que Dieu
traite dans toute sa rigueur les ennemis de David ! D'ici au matin, je ne
laisserai pas subsister un seul homme de tout ce qui appartient à Nabal.» Mais
l'épouse de celui-ci, Abigaïl, s'interpose, et implore la grâce de son mari.
David aussitôt de suspendre ses menaces et de fléchir ses résolutions. Il aime
mieux paraître manquer à son dessein, plutôt que de garder la foi du serment au
prix d'une cruauté : «Aussi vrai, dit-il, que le Seigneur est vivant, si tu
n'étais venue en hâte à ma rencontre, pas un homme ne fût resté a Nabal d'ici au
lever du jour.»
Nous pensons qu'il n'est pas imitable dans sa facilité à faire un serment
téméraire sous le coup de l'émotion qui le trouble; mais nous sommes d'avis, au
contraire, qu'il faudrait le suivre, lorsqu'il fait fléchir et amende ses
décisions premières.
Paul, le vase d'élection, écrit aux Corinthiens; il leur promet sans condition
de retourner près d'eux : «J'irai vous voir, lorsque j'aurai passé par la
Macédoine; car je la traverserai. Je séjournerai auprès de vous, ou même y
passerai l'hiver, afin que ce soit vous qui m'accompagniez là où je dois aller.
Je ne veux pas, de cette fois, vous voir seulement en passant; mais j'espère
demeurer quelque temps auprès de vous.» Il fait encore mémoire de ce projet dans
sa seconde épître : «Dans cette assurance, je m'étais proposé d'aller d'abord
chez vous, afin que vous eussiez une seconde grâce. Je voulais passer par chez
vous pour aller en Macédoine, puis revenir de la Macédoine chez vous, et me
faire accompagner par vous en Judée.»
Mais il lui vient un plan meilleur : il n'exécute pas ce qu'il avait promis,
comme il le confesse lui-même de la façon la plus claire : «Est-ce donc qu'en
formant ce dessein, j'aurais agi avec légèreté ? Ou bien les projets que je
fais, est-ce que je les fais selon la chair, de sorte qu'il y ait en moi le oui
et le non.» Il déclare enfin, et avec serment, pourquoi il a préféré manquer à
sa parole, plutôt que leur causer par sa visite une pénible tristesse : «Pour
moi, je prends Dieu à témoin sur mon âme que c'est pour vous épargner que je ne
suis pas allé de nouveau à Corinthe. Je me suis promis à moi-même de ne pas
retourner chez vous dans la tristesse.»
Voyez maintenant les anges qui refusent d'entrer dans la maison de Lot, à Sodome
: «Non, disent-ils, nous n'entrerons pas, mais nous passerons la nuit sur la
place.» Mais, aussitôt, — vaincus par ses instances, ils changent de parole,
comme l'Écriture l'ajoute : «Mais Lot les pressa, et ils allèrent loger chez
lui.» Ou bien ils savaient qu'ils logeraient chez lui, et le refus qu'ils
opposent à son invitation n'était qu'une feinte; ou bien ils s'excusaient pour
tout de bon, mais alors il est évident qu'ils ont changé d'avis.
À mon sens, le saint Esprit, en mettant de tels récits dans les livres sacrés,
n'a pas eu d'autre but que de nous instruire par ces exemples à ne pas nous
entêter dans nos déterminations, mais à les maintenir sous la puissance de notre
liberté. Ainsi, notre jugement, libre et dégagé de toute obligation, sera
constamment prêt à suivre tout bon parti qui se présentera; sans résistance,
sans délai, sans hésitation, il se portera du côté que la discrétion aura
reconnu meilleur.
Allons plus haut encore chercher nos exemples.
Le roi Ézéchias est étendu sur son lit, en proie à une grave maladie. Le
prophète Isaïe l'aborde au nom de Dieu, et lui dit : «Ainsi parle le Seigneur :
Mets ordre à ta maison, car tu vas mourir, et tu ne vivras plus. Et Ézéchias,
dit l'Écriture, tourna son visage contre la muraille, et il pria le Seigneur, et
il dit : Je t'en supplie, Seigneur, souviens-toi comme j'ai marché devant toi
dans la vérité et avec un coeur parfait et que j'ai fait ce qui est bien à tes
yeux. Et Ézéchias répandit une grande abondance de larmes.» Après quoi, il est
dit à Isaïe «Retourne, et dis à Ézéchias, roi de Juda : Ainsi parle le Seigneur,
le Dieu de David, ton père : J'ai entendu ta prière, j'ai vu tes larmes; et
voici que j'ajouterai à tes jours quinze années encore; et je te délivrerai de
la main du roi d'Assyrie; et je protégerai cette cité à cause de moi et à cause
de David, mon serviteur.»
Qu'y a-t-il de plus évident que ce témoignage ? Dans une vue de miséricorde et
de tendresse, le Seigneur aime mieux rendre vaine sa parole, et prolonger de
quinze années au delà du terme fixé la vie de celui qui le prie, plutôt que
d'être trouvé inexorable, en maintenant immuable son décret.
De même, il porte contre Ninive un arrêt de condamnation : «Encore trois jours,
et Ninive sera détruite.» Mais bientôt la pénitence et les jeûnes des Ninivites
fléchissent une sentence si menaçante et si absolue; et son penchant à la
tendresse l'entraîne du côté de la Miséricorde.
On dira : Il prévoyait leur conversion, et c'est précisément pour les amener à
la pénitence qu'il a menacé leur cité de la ruine. — Il suit alors que ceux qui
commandent aux frères peuvent menacer, si besoin est, les délinquants de peines
plus rigoureuses qu'ils ne sont disposés à en infliger, sans encourir le
reproche de mensonge.
0n soutient, au contraire, qu'il a révoqué cette sentence sévère en
considération de leur pénitence, selon ce qu'il dit par la bouche d'Ézéchiel :
«Lors même que j'aurai dit à l'impie : Tu mourras ! s'il fait pénitence de son
péché et qu'il agisse selon le droit et la justice, certainement il vivra et ne
mourra pas.» — Ne nous enseigne-t-il point par là à ne pas nous opiniâtrer non
plus dans nos déterminations, mais à faire succéder une miséricordieuse clémence
aux menaces que la nécessité nous aurait arrachées ?
Et pour que l'on ne croie pas que cette grâce ait été accordée par privilège aux
Ninivites, il proteste par la bouche de Jérémie qu'il agira constamment de même
envers tous, il promet de changer sans délai sa sentence en considération de nos
mérites, toutes les fois qu'il sera nécessaire : «Soudain, je prononcerai un
arrêt contre un peuple et contre un royaume, décrétant d'arracher, d'abattre et
de détruire. Mais, si ce peuple fait pénitence du mal pour lequel j'aurai parlé
contre lui, je me repentirai, moi aussi, du mal que j'avais médité de lui faire.
Et tout à coup, je décréterai, au sujet d'un peuple et d'un royaume, de
l'établir et de l'affermir. Mais, s'il fait ce qui est mal à mes yeux sans
écouter ma voix, je me repentirai du bien que j'avais dit que je lui ferais.» Il
dit encore à Ézéchiel : «Ne retranche pas un mot. Peut-être écouteront-ils, et
se convertiront-ils chacun de sa voie mauvaise. Et je me repentirai du mal que
j'ai médité de leur faire à cause de la malice de leurs actions.»
Ces textes manifestent bien qu'il ne faut pas s'attacher opiniâtrement à ses
résolutions; mais les soumettre aux tempéraments de la raison et du jugement,
choisir toujours de préférence ce qui est mieux, et passer sans la moindre
hésitation au parti jugé le plus utile.
Les jugements de Dieu, sur tout inestimables, nous apprennent encore que,
prévoyant la fin de toutes choses dès leur naissance, sa providence agit
néanmoins toujours en se conformant à l'ordre et à la raison commune, et d'une
certaine manière aux sentiments humains. Ce n'est pas par puissance ni selon les
idées ineffables de sa prescience, mais selon les actions présentes des hommes
qu'il juge de tout, repousse ou attire chacun, épanche chaque jour ou détourne
sa grâce. L'élection de Saül en particulier manifeste qu'il en est bien comme
nous disons. Dieu le choisit parmi tant de milliers d'Israélites, et lui donne
l'onction royale. Il récompense le mérite de sa vie présente, sans regarder a sa
prévarication future. Et, après que Saül a été réprouvé, comme s'il se repentait
de l'avoir choisi, c'est en quelque sorte avec des paroles et des sentiments
humains qu'il se plaint de lui : «Je me repens d'avoir établi Saül roi, parce
qu'il m'a abandonné et n'a pas accompli mes paroles;» et de nouveau :
«Cependant, Samuel pleurait sur Saül, parce que le Seigneur se repentait de
l'avoir établi roi sur Israël.»
Ce qu'il fit en cette occasion, il proteste dans la suite, par la bouche du
prophète Ézéchiel, qu'il veut le faire avec tous les hommes par un jugement
quotidien: «Lors même que j'aurai dit au juste qu'il vivra, si, se confiant dans
sa justice, il fait l'iniquité, toutes ses justices seront mises en oubli; et à
cause de l'iniquité qu'il aura commise, il mourra. Et lors même que j'aurai dit
à l'impie : tu mourras ! s'il fait pénitence de son péché et qu'il agisse selon
le droit et la justice; s'il rend le gage qu'on lui a confié, restitue ce qu'il
a ravi, et marche selon les préceptes qui donnent la vie, sans faire aucun mal
certainement il vivra et ne mourra point. Aucun des péchés qu'il a commis ne lui
sera imputé.»
Autre exemple. Le Seigneur détourne les regards de sa miséricorde du peuple
qu'il a adopté parmi toutes les nations, à cause de sa soudaine prévarication.
Mais le Législateur intervient en sa faveur, et s'écrie : «Je te conjure de
m'écouter, Seigneur. Ce peuple a commis un grand péché; ils se sont fait des
dieux d'or. Et maintenant, si tu veux pardonner leur faute, pardonne-la. Sinon,
efface-moi du livre que tu as écrit.» Et le Seigneur lui dit : «Si quelqu'un a
péché contre moi, c'est celui-là que j'effacerai de mon livre.»
David aussi se plaignait, sous l'inspiration de l'esprit prophétique, de Judas
et des persécuteurs du Christ : «Qu'ils soient effacés, disait-il, du livre des
vivants!» Puis, comme, après s'être rendu coupable d'un tel crime, ils ne
méritaient point de parvenir à la pénitence qui sauve, il ajoutait : «Et qu'ils
ne soient pas écrits avec les justes !»
Or, nous voyons en Judas lui-même comment s'est accomplie la malédiction
prophétique. Car, ayant perpétré le forfait de sa trahison, il se pendit, de
peur qu'après avoir été effacé, il ne revînt à la pénitence et ne méritât d'être
écrit avec les justes dans le ciel.
Là-dessus, nous ne devons pas douter qu'au moment qu'il fut choisi par le Christ
et reçut l'honneur de l'apostolat, son nom n'ait été écrit au livre des vivants,
ni que ces paroles ne lui aient été adressées comme à tous les autres : «Ne vous
réjouissez pas de ce que les démons vous sont soumis; mais réjouissez-vous de ce
que vos noms sont écrits dans les cieux.» Mais la peste de l'avarice le corrompt
et, du ciel où il était écrit, le précipite à terre. Aussi est-il dit justement
de lui et de ses pareils par la bouche du prophète: «Seigneur, tous ceux qui
t'abandonnent seront confondus, ceux qui se retirent de toi seront écrits sur la
terre, parce qu'ils ont abandonné la source des eaux vives, le Seigneur;» et
ailleurs : «Ils ne siégeront point dans le conseil de mon peuple, ils ne seront
pas écrits dans le livre de la maison d'Israël et ils n'entreront pas dans la
terre d'Israël.»
CHAPITRE 26
Les
saints ne peuvent être entêtés ni durs
Nous ne devons pas taire non plus cette utile recommandation. Lors même que,
sous la poussée de la colère ou de quelque autre passion, nous nous sommes liés
par un serment — ce qui ne devrait jamais arriver à un moine —, il faut
néanmoins peser avec un esprit sain les deux alternatives en présence, comparer
ce que nous avons résolu avec ce que nous nous sentons pressés de faire, et
passer sans retard au parti qu'un examen plus conforme aux lumières de la raison
aura jugé plus convenable. Mieux vaut renoncer à sa parole que de manquer une
chose pieuse et de plus grand profit pour le salut.
Au reste, nous ne nous souvenons pas que ceux, parmi nos pères, qui furent de
sens rassis et de vertu éprouvée, se soient jamais montrés inébranlables dans
ces sortes d'engagements. Comme la cire s'amollit à la chaleur, ils cédaient à
la raison; et, devant une voie qui s'ouvrait, plus salutaire, ils passaient sans
hésiter au meilleur parti.
Pour ceux, au contraire, que nous voyions s'opiniâtrer dans leurs décisions,
nous avons toujours éprouvé qu'ils manquaient également de sens et de
discrétion.
CHAPITRE 27
Question : La parole du psaume : «J'ai juré, j'ai résolu,» est-elle contraire à
l'opinion précédemment émise ?
GERMAIN — Si l'on s'en tient à la doctrine que vous venez d'exposer avec tant
d'éloquence, le moine ne doit s'engager à rien, de peur d'être trouvé infidèle
ou entêté. Où trouverons-nous dès lors à appliquer la parole du psaume : «J'ai
juré, j'ai résolu de garder les commandements de ta justice»? Qu'est-ce que
jurer et se résoudre, sinon demeurer immuablement fidèle à ses engagements ?
CHAPITRE 28
Réponse : Il est des cas où il faut tenir immuablement à sa détermination, et
d'autres où il convient d'y renoncer, s'il y a nécessité de le faire.
JOSEPH — Je n'entends point parler ici des commandements principaux, sans
lesquels le salut est impossible; mais de ceux que nous pouvons, sans péril pour
notre état, négliger ou garder : telles la rigueur continue du jeûne,
l'abstinence perpétuelle de vin ou d'huile, la pratique de ne jamais sortir de
notre cellule, la lecture et la méditation incessantes. Ce sont là, en effet,
des exercices que l'on peut observer à son gré, ou laisser de côté, si besoin
est, sans que notre profession ait à en souffrir, ni notre idéal de vie.
Quant à l'observance des commandements principaux, il faut des résolutions très
constantes, jusqu'à ne pas reculer devant la mort même, s'il est nécessaire; et
c'est à leur sujet qu'il convient de dire : «J'ai juré, j'ai résolu.» Tel est en
particulier notre devoir, lorsqu'il s'agit de la charité. Il faut que tout nous
soit à mépris pour elle, pour qu'elle demeure immaculée dans sa tranquillité et
dans sa perfection. Mêmes serments pour la pure chasteté; même conduite aussi
pour ce qui est de la foi, de la sobriété, de la justice. Ces vertus doivent
être gardées avec une persévérance qui jamais ne se démente. S'en éloigner, si
peu que ce soit, est damnable.
Mais pour les exercices corporels, dont il est dit qu'ils sont utiles à peu de
chose, nos engagements doivent être ce que j'ai dit. Une occasion survient-elle,
plus sûre, de pratiquer la piété, qui nous conseille à leur sujet quelque
relâche : ne nous faisons pas une obligation de les suivre; mais laissons-les,
pour nous porter librement à des choses plus profitables. Les quitter pour un
temps n'offre aucun danger; il est mortel au contraire de s'éloigner des autres,
ne fût-ce qu'un instant.
CHAPITRE 29
De
la manière de confier les secrets.
Voici encore une règle à garder avec un soin jaloux.
Je suppose qu'une parole vous échappe que vous désirez tenir cachée. N'inquiétez
pas celui qui l'a entendue, en lui recommandant la discrétion. Votre secret sera
mieux gardé, si vous passez simplement, sans y prêter attention. Le frère, en
effet, estimant que c'est là chose sans importance, une parole lancée au hasard
de la conversation, et d'autant moins digne de considération, qu'on ne s'est pas
mis en frais de recommandations pour obtenir le silence, ne sera pas si tenté de
la divulguer.
Mais, si vous liez sa foi par quelque serment, soyez certain qu'il sera d'autant
plus prompt à vous trahir. Car le démon se déchaînera contre lui avec plus de
violence, afin de vous contrister ou de vous découvrir, et de lui faire au plus
vite violer son serment.
CHAPITRE 30
Qu'il ne faut s'engager à rien pour ce qui touche au train ordinaire de la vie.
Le moine ne doit donc pas prendre d'engagements irrévocables pour ce qui regarde
les exercices corporels, de peur d'exciter davantage l'ennemi à l'attaquer sur
ce point, dont il se sera fait comme une loi, et d'être amené à se parjurer.
Au reste, celui qui, vivant sous le régime de liberté de la grâce, se donne à
lui-même une loi, se met dans les chaînes d'une dangereuse servitude. Ce qu'il
aurait pu prendre licitement avec action de grâces, et mieux encore
honorablement, ne lui sera plus permis, si la nécessité vient l'y contraindre,
qu'au prix d'une faute. «Là où il n'y a pas de loi, il n'y a pas non plus de
transgression.»
Les avis et la doctrine du bienheureux Joseph nous parurent un oracle de Dieu.
Rassurés désormais, nous décidâmes de rester en Égypte. Cependant, bien que
notre promesse nous donnât très lors peu de souci, nous ne laissâmes pas de
l'accomplir, après sept ans écoulés. Nous fîmes alors un rapide voyage à notre
monastère, et d'ailleurs avec la ferme confiance d'obtenir congé de retourner au
désert. Cette visite nous permit d'abord de rendre à nos supérieurs l'honneur
que nous leur devions. De plus, telle était l'ardeur de leur affection, que nos
lettres d'excuse, si fréquentes qu'elles fussent, n'avaient pas réussi à calmer
leurs esprits : nous eûmes le bonheur de voir refleurir la charité d'autrefois.
Enfin, pleinement délivrés du scrupule que nous avait laissé notre engagement,
nous reprîmes le chemin du désert de Scété; et eux-mêmes se firent une joie de
nous accompagner.
Vous avez ici, frères saints, la science et la doctrine de pères illustres,
telles que mon ignorance a su vous les présenter. Si mon style inculte y a mis
plus de confusion que de clarté, je vous prie que le blâme mérité par ma
gaucherie n'affaiblisse pas les louanges dues à des hommes si remarquables.
Devant Dieu, qui nous jugera, il m'a paru plus sûr de divulguer la magnificence
de leur doctrine, fût-ce en une langue sans beauté, que de la taire. D'autant
que le lecteur, s'il regarde à la sublimité des pensées, ne sera pas arrêté dans
ses progrès par ce qui le choquera dans une forme imparfaite. Quant à moi, j'ai
plus souci d'être utile que d'être loué, l'avertis donc tous ceux à qui ces
opuscules viendront entre les mains : Qu'ils sachent que ce qu'ils y trouveront
d'agréable appartient aux pères, à moi ce qui leur déplaira.



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