

PREMIÈRE
CONFÉRENCE DE L'ABBÉ JOSEPH
DE L'AMITIÉ
CHAPITRE 1
De la première question que nous posa l'abbé Joseph.
Le bienheureux Joseph, dont je dois maintenant
expliquer les enseignements et les préceptes, était l'un des trois vieillards
dont j'ai fait mention dans la première conférence.
Sorti d'une illustre famille, et citoyen distingué de sa ville natale, qui
s'appelle Thmuis, en Égypte, il avait appris parler fort exactement, non
seulement la langue de son pays, mais encore le grec; si bien qu'en la compagnie
de gens qui, comme nous, ignoraient tout à fait le copte, il pouvait s'exprimer
lui-même avec beaucoup d'élégance, sans être obligé de recourir, comme les
autres, à un interprète.
Ayant reconnu notre désir d'entendre ses leçons, il s'enquit tout d'abord si
nous étions frères; et quand il nous eut ouï dire que nous l'étions en effet,
non par la naissance, mais selon l'esprit, et que dès l'origine de notre
renoncement, une inséparable société nous avait réunis, soit dans le voyage que
nous avions entrepris l'un et l'autre en vue de nous former à la milice
spirituelle, soit dans les saints exercices du monastère, il commença ainsi son
discours.
CHAPITRE 2
Discours du vieillard sur les amitiés infidèles.
Il existe parmi les hommes bien des sortes d'amitiés et de liaisons; et fort
divers sont les rapports qui les unissent.
Pour plusieurs, c'est une recommandation qui les a mis d'abord en connaissance,
leur a fait nouer commerce d'amitié. Certains se sont liés d'affection à
l'occasion de quelque contrat ou convention portant donné et reçu. D'autres ont
conclu amitié, à cause de la ressemblance et communauté qu'ils avaient, soit
dans les affaires, soit au service militaire, dans le métier ou dans la
profession. Cette communauté est capable de mettre tant de douceur réciproque
aux coeurs les plus farouches, que ceux-là mêmes qui, dans les forêts et les
montagnes, se plaisent au brigandage et trouvent des délices à l'effusion du
sang humain, se montrent pleins d'attachement et de soins les uns pour les
autres.
Il est encore une autre sorte d'affection, née de l'instinct de la nature et de
la loi du sang, par laquelle on préfère naturellement à tous les autres ceux de
sa race, son époux ou son épouse, ses père et mère, ses frères ou ses enfants.
On ne la voit pas seulement parmi les hommes, mais chez les oiseaux et tous les
êtres vivants, que leur affection naturelle pousse à protéger et défendre leur
nichée ou leurs petits, jusqu'à ne pas craindre de s'exposer pour eux au péril
et à la mort. Les espèces mêmes de bêtes sauvages, de reptiles ou d'oiseaux que
leur férocité insupportable ou leur mortel venin sépare et tient éloignés de
tous les autres êtres — tels le basilic, le rhinocéros et le griffon —, bien que
leur seule vue, dit-on, soit un danger pour tous, ne laissent pas de vivre
constamment en paix les uns avec les autres et sans se nuire, à raison justement
de leur communauté d'origine et de l'attachement qui en provient.
Mais toutes ces affections, que nous voyons être le commun partage des méchants
aussi bien que des bons, des bêtes sauvages elles-mêmes et des serpents, ne
peuvent non plus persévérer jusqu'à la fin. Elles sont souvent rompues et
désunies par la distance, le temps, la conclusion d'un accord verbal ou le
règlement d'une affaire, d'une question à intérêts. Nés des liens divers que
créent le désir du gain, la passion, le sang, les relations de toutes sortes,
elles se brisent aussi à la première occasion.
CHAPITRE 3
Où l'amitié indissoluble a son origine.
Parmi toutes les différentes amitiés, il ne s'en trouve qu'une sorte qui soit
indissoluble : c'est celle qui a pour principe, non la faveur qu'une
recommandation concilie, ni la grandeur des services ou des bienfaits reçus, ni
quelque contrat, oui l'irrésistible poussée de la nature, mais la seule
ressemblance de la vertu. C'est là, dis-je, l'amitié qu'aucun accident ne rompt,
que la distance ou le temps ne peuvent désunir, ne peuvent effacer, bien plus,
que la mort elle-même ne réussit point à briser. C'est là la vraie et
indissoluble dilection, qui croît avec la perfection et la vertu des deux amis,
et dont le noeud, une fois formé, n'est rompu, ni par la diversité des désirs ni
par la lutte des volontés contraires.
Aussi bien, nous en avons connu beaucoup dans notre profession qui, après s'être
liés, par amour pour le Christ, de la plus chaude amitié, n'ont pas su la
conserver toujours sans rupture. Le principe de leur union était bon; mais ils
ne firent point paraître une égale et même ardeur à tenir le propos qu'ils
avaient embrassé. Leur affection fut de celle qui ne dure qu'un temps, parce
qu'elle ne vivait pas d'une vertu pareille chez l'un et l'autre, mais ne se
soutenait que par la patience d'un seul.
Le sort d'une telle société, quelque magnanime et infatigable que l'un se montre
à la conserver, est de se rompre à la fin par la pusillanimité de l'autre.
Supposez chez les forts toute la constance qu'il vous plaira ils supporteront
donc les infirmités de ceux qui poursuivent avec trop de tiédeur la santé de la
perfection. Mais alors, ce sont les faibles eux-mêmes qui ne se supporteront
pas. Car c'est dans leur propre fond que gisent les causes de trouble qui ne
leur permettront pas de demeurer tranquilles.
Ainsi voyons-nous faire à ceux qui souffrent. Ils imputent à la négligence des
cuisiniers ou de leurs domestiques les répugnances de leur estomac de malades;
et, quelque soin que l'on prenne de leur obéir, ils ne laissent pas de mettre au
compte des gens bien portants la cause de leur émotion, sans s'apercevoir
qu'elle se trouve en eux-mêmes, dans le mauvais état de leur santé.
C'est pourquoi, comme je l'ai dit, le noeud d'une amitié fidèle et indissoluble
ne se forme que là où règne la parité de vertu. Car, «c'est le Seigneur qui fait
habiter dans une même maison ceux qui ont un même esprit.» (Ps 132,1). La
dilection ne peut persévérer sans rupture qu'entre ceux qui ont même propos,
même volonté, et s'accordent également pour le oui et non.
Si vous désirez, vous aussi, garder inviolable votre amitié, hâtez-vous
d'expulser vos vices et de mortifier vos volontés propres; puis, n'ayant plus
qu'une même ambition, un même idéal, accomplissez vaillamment l'oracle qui
comblait de délices l'âme du prophète : «Qu'il est bon, qu'il est doux pour des
frères d'habiter ensemble !» (Ps 67,7). Ce qui doit s'entendre, non de ceux qui
habitent en un même lieu, mais de ceux qui vivent dans un même esprit. Il ne
sert de rien d'être unis dans une habitation commune, si l'on est séparé par la
vie et par le but que l'on se propose; au contraire, pour ceux qui sont
également fondés en vertu, la distance des lieux ne constitue pas un obstacle.
Devant Dieu, c'est l'unité de conduite, et non point celle des lieux, qui fait
habiter les frères dans une même demeure; et la paix ne se conservera jamais
entière, où les volontés sont divergentes.
CHAPITRE 4
Question : Faut-il accomplir quelque oeuvre utile, même contre le désir de son
frère ?
GERMAIN. — Quoi donc ? Si l'un veut faire une
chose qu'il reconnaît avantageuse et salutaire selon Dieu, et que l'autre n'y
donner point son consentement, devra-t-il exécuter son projet, même contre le
désir e son frère, ou l'abandonner, afin de lui complaire ?
CHAPITRE 5
Réponse : L'amitié constante ne saurait exister qu'entre les parfaits.
JOSEPH. — C'est là justement pourquoi j'ai dit que
la grâce de l'amitié ne saurait persévérer pleine et parfaite qu'entre les
parfaits, chez qui se voit une égale vertu. Une même volonté, un commun idéal ne
souffrent pas qu'il y ait chez eux, ou du moins très rarement, des vues
différentes, ni quelque dissentiment sur ce qui touche au progrès de la vie
spirituelle. S'ils se prennent à s'échauffer en de trop vives disputes, il est
clair que leurs coeurs ne furent jamais unis selon la règle
que j'ai dite.
Mais on ne débute point par la perfection; il faut tout d'abord en poser le
fondement. Vous-mêmes, aussi bien, ne demandez pas à savoir quelle en est la
grandeur, mais le moyen d'y parvenir. Je crois donc nécessaire de vous en faire
connaître brièvement les lois, et de vous découvrir un sentier où conduire vos
pas, afin que vous puissiez obtenir plus facilement le bien de la patience et de
la paix.
CHAPITRE 6
Par quels procédés l'amitié se conserve inviolable.
Le premier fondement de l'amitié véritable est le
mépris des biens de ce monde et le dédain de tout ce que nous avons. Ce serait
la dernière injustice, un outrage à tout ce qu'il y a de plus sacré, si, après
avoir renoncé à la vanité du monde et de tout ce qu'il renferme, nous préférions
le vil instrument qui nous reste à l'affection si précieuse de notre frère.
Il convient deuxièmement que chacun retranche ses volontés propres, de peur que,
se jugeant plus sage et plus habile, il ne préfère suivre son sentiment plutôt
que celui du prochain.
Le troisième procédé consiste à se persuader que tout, même ce que l'on estime
vraiment utile, doit passer après le bien de la paix et de la charité.
Le quatrième est de croire que pour aucun motif, juste ni injuste, il n'est
permis de se mettre en colère. En cinquième lieu, il faut tâcher d'adoucir la
colère que notre frère a conçue contre nous, même sans sujet, avec autant
d'empressement que nous ferions la nôtre propre : sachant que nous souffrons le
même préjudice de la tristesse d'autrui, que si nous étions émus nous-mêmes, à
moins que nous ne cherchons, dans la mesure du possible, à la bannir de son âme.
Le dernier procédé, qui est aussi, à n'en pas douter, la mort de tous les vices,
consiste à penser chaque jour que l'on peut jusqu'au soir émigrer de ce monde.
Cette persuasion ne permettra pas qu'il séjourne dans notre coeur une ombre de
tristesse; mais encore elle étouffera tous les mouvements des convoitises et des
vices.
Si l'on tient fermement ces principes, il est impossible de ressentir soi-même
ou de causer chez les autres l'amertume de la colère et de la discorde.
Viennent-ils, au contraire, à être négligés, l'ennemi de la charité versera
insensiblement dans le coeur des amis le poison de la tristesse. Dispute sur
dispute, la dilection, par une suite nécessaire, se refroidira peu à peu; tant
qu'enfin la rupture se fasse complète entre des coeurs dès longtemps ulcérés.
Il en va d'autre sorte pour celui qui se dirige par le sentier dont nous avons
parlé.
À quel propos se pourrait-il brouiller avec son ami ? En ne revendiquant rien
comme sa propriété, il coupe la racine première des procès, qui naissent
habituellement de petites choses et pour les objets les plus dépourvus de
valeur; de toute sa force, il s'applique à observer ce que nous lisons dans les
Actes des apôtres sur l'unité qui régnait parmi les fidèles : «La multitude des
fidèles n'avait qu'un coeur et qu'une âme; nul ne disait sien ce qu'il
possédait, mais tout était commun entre eux.» (Ac 4,32).
Comment produirait-il des semences de discorde ? Esclave, non de sa volonté
propre, mais de celle de son frère, il se rend l'imitateur de son Seigneur et
Créateur, qui disait, parlant au nom de l'humanité qu'Il avait assumée : «Je ne
suis pas venu faire ma Volonté, mais la Volonté de Celui qui m'a envoyé.» (Jn
6,38).
Le moyen qu'il allume le brandon de la dispute ? Il s'est fait une loi,
lorsqu'il s'agira de sa manière de voir et de comprendre les choses, de ne pas
tant se fier à son jugement
qu'à l'appréciation de son frère; et sur la décision de cet arbitre, on le voit
approuver on désapprouver ses propres idées, montrant dans l'humilité d'un coeur
tout rempli de douceur une expression achevée de cette parole de l'Évangile :
«Non pas comme je veux, mais comme vous voulez.» (Mt 26,39).
Se permettra-t-il la moindre chose qui puisse affliger son frère, lui qui
n'estime rien plus précieux que le bien de la paix, et ne perd jamais la mémoire
de cette parole du Seigneur : «C'est en cela que tous reconnaîtront que vous
êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres;» (Jn 13,35)
amour que le Christ a voulu pour le troupeau de ses brebis comme un cachet
spécial auquel on le reconnût en ce monde, et, si l'on peut ainsi parler, comme
une empreinte qui le distinguât du reste des hommes ?
Pour quel motif pourra-t-il bien souffrir que la tristesse trouve entrée en son
propre coeur ou demeure au coeur d'un autre ? C'est, à ses yeux, un principe
sans appel, que la passion de la colère, pernicieuse comme elle est illicite, ne
peut avoir de justes causes; et qu'il lui est autant impossible de prier, si un
frère s'irrite contre lui, que si lui-même s'irritait contre son frère. Toujours
il garde dans un coeur humble le souvenir de cette parole du Seigneur notre
Sauveur : «Si, lors que vous présentez votre offrande à l'autel, il vous
souvient que votre frère a quelque chose contre vous, laissez là votre offrande
devant l'autel, et allez d'abord vous réconcilier avec votre frère; puis, venez
présenter votre offrande.» (Mt 5,23-24).
Rien ne vous servirait, en effet, d'affirmer que vous n'avez point, quant à
vous, de colère, et de vous persuader que vous remplissez ce commandement : «Que
le soleil ne se couche pas sur votre colère», (Ep 4,26). «Quiconque se met en
colère contre son frère méritera d'être puni par les juges,» (Mt 5,22) si vous
méprisez d'un coeur superbe et dur la tristesse de votre prochain, quand votre
mansuétude aurait pu l'adoucir. Vous encourez au même titre le reproche de
prévarication contre le précepte du Seigneur; car Celui qui a dit que vous ne
deviez pas entrer en colère contre votre prochain, a dit du même coup que vous
ne deviez pas faire fi de sa tristesse. Que vous vous perdiez vous-même oui un
autre, cela ne fait point de différence aux yeux de Dieu, «qui veut que tous les
hommes soient sauvés.» (1 Tim 2,4). Quel que soit celui qui périt, c'est pour
lui un même dommage. Pareillement, celui qui trouve tant de plaisir à
l'universelle perdition, retire un même gain de votre mort éternelle ou de celle
de votre frère.
Pour finir, comment garder contre son frère la plus légère impression de
chagrine humeur; si l'on songe que l'on peut chaque jour, et mieux encore, à
l'instant, émigrer du siècle présent ?
CHAPITRE 7
Que l'on ne doit rien préférer à l'amour, ni rien mépriser plus que la colère.
S'il ne faut rien préférer à l'amour, rien, à
l'encontre, n'est à regarder comme un plus grand mal que la fureur et la colère.
On doit tout sacrifier, de quelque utilité qu'il paraisse, pour éviter le
trouble de cette passion; et tout embrasser, tout supporter, même ce qui passe
pour adversité, afin de garder inviolable la tranquillité de la dilection et de
la paix : bien convaincu qu'il n'est rien de plus pernicieux que la colère et la
tristesse, rien de plus profitable que l'amour.
CHAPITRE 8
Des causes de dissension entre les spirituels.
Entre les frères charnels encore et faibles, le
démon a tôt fait de semer la colère et la désunion à propos de choses viles et
terrestres. Mais pour les spirituels, c'est par la diversité de sentiment qu'il
fait naître chez eux la discorde. Telle est, sans aucun doute, la fréquente
origine des disputes et des querelles que l'Apôtre condamne. (Cf. Gal 5,20). De
celles-ci l'ennemi, envieux et méchant, prend ensuite occasion, afin de pousser
à la rupture des frères qui n'avaient jusque là qu'une âme. Car elle est bien
vraie, la parole du sage Salomon : «La dispute suscite la haine; mais pour tous
ceux qui ne disputent point, l'amitié les protégera.» (Pro 10,12).
CHAPITRE 9
Qu'il faut retrancher, comme les autres, les causes spirituelles de discorde.
Aussi ne servirait-il de rien, pour conserver une
éternelle et indivisible charité, de retrancher la premier cause de
dissentiment, qui vient habituellement des choses caduques et terrestres, de
mépriser tout ce qui est charnel, et de permettre indifféremment à tous les
frères l'usage des objets qui nous sont le plus nécessaire; si nous n'ôtions
aussi la seconde, qui surgit de la diversité des opinions, et ne prenions soin
d'acquérir en tout, avec l'humilité de l'esprit, une volonté à l'unisson de
celle d'autrui.
CHAPITRE 10
De la meilleure manière de chercher la vérité.
C'était du temps que ma jeunesse me conseillait de
vivre avec un compagnon. Il me souvient que, très fréquemment, telle manière de
voir nous était individuellement suggérée sur la morale ou les saintes
Écritures, que nous paraissait la chose du monde la plus juste et la plus
raisonnable.
Réunis ensuite, nous commencions d'exprimer tout haut notre sentiment. Or, après
avoir soumis à l'épreuve de nos communes manières certaines affirmations, il
arrivait que d'abord l'un de nous les notât comme fausses et périlleuses; puis
bientôt, une commune sentence les déclarait pernicieuses et portait condamnation
contre elles.
Cependant, elles semblaient éclater comme la lumière auparavant, lorsque le
démon nous les inspirait; et elles auraient facilement engendré la discorde, si
le commandement des anciens, gardé par nous comme un oracle de Dieu, ne nous eût
prévenus contre toute dispute. Ils ont prescrit, en effet, et posé comme une
sorte de loi, que ni l'un ni l'autre ne devait plus se lier à son jugement
propre qu'à celui de son frère, s'il ne voulait être abusé par la fourberie du
démon.
CHAPITRE 11
Il est impossible que celui qui se fie à son propre jugement ne tombe point dans
les illusions du diable.
On a maintes fois éprouvé la vérité de ce que dit
l'Apôtre, que «Satan lui-même se transforme en ange de lumière», (2 Cor 11,14)
afin de répandre les obscures et affreuses ténèbres de l'erreur pour la vraie
lumière de la science. Heureux, si ses suggestions rencontrent un coeur humble
et doux, qui les soumette à l'examen d'un frère mûri par l'expérience ou d'un
ancien de vertu consommée, puis les rejette ou les accueille selon qu'ils en
auront jugé, après les avoir soigneusement éprouvées. Autrement, il n'est pas
douteux que nous ne révérions l'ange des ténèbres comme un ange de lumière, et
ne périssions de la mort la plus terrible.
Il est impossible d'éviter ce malheur, si l'on se lie à son propre sens. Mais il
faut aimer et pratiquer la vraie humilité; il faut remplir, avec un coeur
contrit, le voeu si pressant de l'Apôtre : «S'il st quelque consolation dans le
Christ, s'il est quelque douceur et soulagement dans la charité, s'il est
quelque tendresse et compassion, rendez ma joie parfaite; ayez une même pensée,
un même amour, une même âme, un même sentiment; ne faites rien dans un esprit de
contention ni par vaine gloire; mais tenez-vous en toute humilité pour
supérieurs les uns aux autres.» (Phil 2,13). Il dit encore: «Prévenez-vous
d'honneur les uns les autres.» (Rom 12,10).
Ainsi, que chacun attribue à son compagnon plus de science et de sainteté qu'à
soi-même, et croie que la véritable et parfaite discrétion se rencontre au
jugement de l'autre plutôt qu'au sien.
CHAPITRE 12
Pourquoi l'on ne doit pas mépriser les inférieurs dans les conférences.
Il arrive souvent, soit illusion diabolique, soit
erreur humaine — car il n'est personne en ce monde qui, de par sa nature même,
ne soit sujet à faillir —, que celui qui a le plus de pénétration naturelle dans
l'esprit et le plus de science, se forge des idées fausses; tandis qu'avec une
intelligence plus lente et une science moindre, l'autre voit plus juste et plus
vrai.
Il n'appartient donc à personne, pour savant qu'il soit, de s'aller gonfler d'un
vain orgueil, et de se persuader qu'il saura se passer de conférer avec son
frère. Les illusions du diable n'abuseraient-elles point son jugement, il
n'échappera pas aux pièges plus redoutables de l'élèvement et de la superbe.
Qui pourrait usurper une telle indépendance, sans courir à de mortels dangers ?
Voyez saint Paul, en qui le Christ parlait, à ce qu'il déclare lui-même (Cf. 2
Cor 13,3). Il assure être monté à Jérusalem, uniquement en vue de communiquer
aux autres apôtres, dans un examen privé, l'Évangile qu'il prêchait aux nations
d'après la révélation et avec la coopération du Seigneur. Cet exemple est
éloquent : la docilité aux règles que nous traçons, ne conserve pas seulement
l'unanimité à la concorde; mais elle met encore à l'abri de toutes les embûches
du démon, notre ennemi, et des pièges de ses illusions.
CHAPITRE 13
Que la charité n'est pas seulement une chose divine, mais Dieu Lui-même.
L'Écriture exalte merveilleusement la charité. Le
bienheureux apôtre Jean va jusqu'à proclamer, non seulement qu'elle est chose de
Dieu, mais qu'elle est Dieu Lui-même : «Dieu, dit-il, est amour; et quiconque
demeure dans l'amour demeure en Dieu, et Dieu en lui.» (1 Jn 4,16).
Et nous-mêmes, n'apercevons-nous pas très clairement qu'elle est divine ? Car
nous sentons en nous comme une réalité vivante ce que dit l'Apôtre : «L'amour de
Dieu a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit saint qui habite en nous.» (Rom
5,5). Ce qui équivaut à dire : Dieu a été répandu dans nos coeurs par l'Esprit
saint qui habite en nous. Ignorants de ce que nous devons demander, c'est
l'Esprit qui «prie pour nous par des gémissements ineffables; et Celui qui
scrute les coeurs sait quel est le désir de l'Esprit, car il ne demande rien que
selon Dieu pour les saints.» (Rom 8,26-27).
CHAPITRE 14
Des degrés de l'amour.
Il existe une charité générale qu'il est possible
de rendre à chacun. C'est d'elle que le bienheureux Apôtre dit : «Durant que
nous en avons le temps, pratiquons le bien envers tous, principalement envers
nos frères dans la foi.» (Gal 6,10). Nous la devons à tous sans exception,
tellement que le Seigneur nous fait un commandement de la témoigner même à nos
ennemis : «Aimez, dit-il, vos ennemis.» (Mt 5,44).
Mais pour la charité d'affection, nous ne la rendons qu'à un très petit nombre,
à ceux-là seulement qui nous sont unis par la ressemblance des moeurs ou la
société des vertus.
Elle-même, au reste, offre des variétés nombreuses. Autre est l'amour filial et
l'amour conjugal; autre l'amour fraternel et l'amour paternel. Et dans ces
rapports d'affection se remarquent derechef beaucoup de nuances diverses.
On voit bien, par exemple, que l'amour des parents pour leurs enfants n'est pas
uniforme. Le patriarche Jacob nous en fournit une preuve. Père de douze fils, il
les aimait tous d'une charité vraiment paternelle. Il ressentait cependant un
penchant tout particulier pour Joseph, de qui l'Écriture déclare ouvertement :
«Ses frères le jalousaient, parce que son père l'aimait.» (Gen 37,4). Non que ce
juste, ce vrai père ne chérît aussi grandement ses autres enfants; mais il avait
plus de douceur et de complaisance à se reposer dans son affection pour
celui-ci, comme portant dans sa personne la figure du Seigneur.
Nous lisons que Jean l'évangéliste fut l'objet d'une semblable préférence : rien
de plus clair que les paroles qui le désignent comme «le disciple que Jésus
aimait.» (Jn 13,23). Certes, le Seigneur enveloppait également les onze autres,
qu'il avait choisis aussi bien que lui, d'une véritable prédilection. Il
l'atteste Lui-même dans l'Évangile,lorsqu'Il dit : «Comme Je vous ai aimés,
aimez-vous les uns les autres.» (Jn 13,34). Et c'est d'eux encore qu'il est
écrit dans un autre endroit : «Aimant les siens qui étaient dans le monde, Il
les aima jusqu'à la fin.» (Jn 13,1). Ainsi, la particulière dilection qu'il
montra pour le seul saint Jean, ne signifie point que sa charité fût tiède à
l'égard des autres; mais seulement que la surabondance de son amour s'épanchait
plus largement sur celui-ci, parce que le privilège de sa virginité et sa
parfaite intégrité le lui rendaient aussi plus aimable. C'est précisément
pourquoi l'Évangile marque cette effusion comme plus sublime et exceptionnelle;
car ce n'est pas le contraste de la haine qui la relève tant, mais la grâce plus
abondante d'un débordant amour.
Nous trouvons encore quelque chose de pareil, au Cantique des Cantiques, sur les
lèvres de l'Épouse : «Ordonnez en moi, dit-elle, l'amour.» (Can 2,4). Or, la
charité vraiment ordonnée est celle qui, n'ayant de haine pour personne, en aime
toutefois quelques-uns par préférence, à cause de leurs mérites.
Ressentant une affection générale pour tous, elle en excepte plusieurs qu'elle
croit devoir envelopper d'une particulière tendresse; et sur ce nombre même des
privilégiés, elle se réserve encore une élite, à qui elle donne un rang plus
élevé qu'à tous les autres dans son amour.
CHAPITRE 15
De ceux qui augmentent leur propre émotion et celle de leur frère, en
dissimulant.
À l'opposé de cette charité, nous avons reconnu
chez quelques frères — et plût au ciel que de tels faits nous fussent restés
ignorés ! — une obstination et une dureté singulières.
Se sentent-ils émus contre leur frère, ou l'esprit de leur frère excité contre
soi : ils s'appliquent à dissimuler la tristesse produite en leur âme, soit par
leur propre émotion, soit par celle d'autrui. Et tout en s'éloignant de ceux
qu'ils auraient dû apaiser par une humble satisfaction et de douces paroles, ils
se mettent à chanter quelques versets des psaumes.
Ils pensent calmer par ce moyen l'amertume conçue dans leur coeur. Mais ce beau
dédain ne fait qu'augmenter un feu qu'ils auraient pu éteindre sur-le-champ,
s'ils eussent consenti à montrer plus de fraternelle sollicitude et d'humilité;
car un repentir opportun guérissait à la fois leur propre blessure, et
adoucissait l'esprit de leur frère.
En agissant comme ils font, ils caressent et nourrissent leur pusillanimité, ou
mieux leur orgueil, plutôt qu'ils n'extirpent le foyer des querelles; ils
oublient le commandement du Seigneur. «Quiconque se met en colère contre son
frère, méritera d'être puni par les juges»; (Mt 5,22). «S'il vous souvient que
votre frère a quelque chose contre vous, laissez là votre offrande, et allez
d'abord vous réconcilier avec votre frère; puis, venez présenter votre
offrande.» (Mt 5,23-24).
CHAPITRE 16
Sur ce que le Seigneur repousse l'offrande de nos prières, si notre frère a
quelque inimitié contre nous.
Voyez à quel point le Seigneur est opposé à ce que
nous ayons en mépris la tristesse d'autrui. Si notre frère a quelque chose
contre nous, il ne consent pas même à recevoir nos dons — c'est-à-dire qu'il ne
permet pas que nous lui offrions nos prières —, tant que, par une prompte
satisfaction, nous n'ayons pas banni cette tristesse, qu'elle ait été conçue
justement, ou non. Il ne dit pas : Si votre frère a vraiment sujet de se
plaindre de vous, laissez là votre offrande, et allez d'abord vous réconcilier
avec lui; mais : «S'il vous souvient que votre frère a quelque chose contre
vous,» c'est-à-dire : Même si le grief qui a provoqué l'émotion de votre frère
est futile et insignifiant, le souvenir en vient-il soudain frapper votre
mémoire, sachez que vous ne devez pas offrir les dons spirituels de vos prières,
avant d'avoir fait disparaître la tristesse du coeur de votre frère, qu'elle
qu'en soit la cause, par une satisfaction pleine de tendresse.
C'est ainsi que l'Évangile nous ordonne de faire réparation à nos frères
courroucés même pour une inimitié passée, sans profondeur au surplus et née de
causes futiles. Nous cependant, devant des colères toutes fraîches, et bien
autrement sérieuses, et dues à notre faute, nous affectons obstinément de ne pas
voir ! Que sera-t-il fait de nous, malheureux ? Enflés d'une superbe diabolique
et rougissant de nous humilier, nous ne voulons pas reconnaître que nous soyons
les auteurs de la tristesse de notre frère. Notre esprit rebelle dédaigne de se
soumettre aux préceptes du Seigneur. Nous prétendons qu'il n'est aucunement
obligatoire de les prendre en considération, ni possible de les accomplir. Mais,
en jugeant impraticables ou peu séants les commandements qu'il nous a faits,
nous nous rendons, selon le mot de l'apôtre, «non pas les observateurs, mais les
juges de la loi.» (Jac 4,11).
CHAPITRE 17
De ceux qui pensent devoir être patients à l'égard des séculiers, plutôt que
pour leurs frères.
De quelles larmes ne faudrait-il pas pleurer cet
autre travers !
De certains frères ont été piqués d'une parole injurieuse. Un tiers survient,
qui désire les apaiser et les harcèle de ses prières. Il leur remontre que l'on
ne doit jamais concevoir ni garder d'humeur contre un frère, selon qu'il est
écrit : «Quiconque se met en colère contre son frère, méritera d'être puni par
les juges;» (Mt 5,22) et : «Que le soleil ne se couche pas sur votre colère !»
(Eph 4,26).
À ces mots, ils éclatent : «Si un païen, si un séculier eût fait ou dit chose
pareille, oui, on aurait dû le supporter; c'eût été justice. Mais qu'un frère
commette sciemment une faute aussi grave ou profère de telles insolences, qui
pourrait le souffrir ?
Comme si la patience n'était due qu'aux infidèles et aux sacrilèges, et non à
tous communément ! Comme si la colère, nuisible contre un païen, devenait bonne
contre un frère ! Un esprit troublé qui s'obstine dans son irritation, se fait
un tort égal, quel que soit celui qui en est l'objet. Quel entêtement, ou plutôt
quelle démence ! Ces gens ont perdu toute raison et demeurent stupides,
incapables de discerner le sens propre des mots. Car il n'est pas dit :
Quiconque se met en colère contre un étranger, méritera d'être puni par les
juges. Ceci peut-être eût pu donner lieu à une exception pour ceux qui nous sont
unis par la communauté de foi et de vie, comme ils veulent l'entendre. Mais
l'Évangile s'est exprimé de la façon la plus claire : «Quiconque se met en
colère contre son frère, méritera d'être puni par les juges.» Et sans doute, la
vérité nous fait une loi de tenir tout homme pour notre frère; cependant, le nom
même de frère, dans ce passage, désigne tout d'abord les fidèles et ceux qui
partagent votre vie, plutôt que les païens.
CHAPITRE 18
De ceux qui, affectant une patience menteuse, excitent leurs frères à la colère
par leur silence.
Quel abus encore, de nous croire quelquefois bien
patients, parce que nous dédaignons de répondre aux provocations qui nous sont
faites; cependant que, par un silence blessant, un mouvement, un geste de
moquerie, nous tournons en dérision nos frères tout émus, et les excitons à la
colère par ce masque impassible, plus que ne l'auraient fait de furieuses
invectives !
Nous estimons n'être point coupables devant Dieu, parce que nulle parole n'est
sortie de nos lèvres qui nous puisse flétrir ou condamner au jugement des
hommes. Comme si, aux yeux de Dieu, ce fuissent les paroles seulement qui
comptent pour fautes, et non pas surtout la volonté ! où qu'il n'y eût de crime
que dans l'oeuvre du péché, et non pas aussi dans le voeu et le dessein ! Comme
s'il avait uniquement égard, lorsqu'il nous juge, à ce que nous avons fait; et
point du tout à ce que nous nous sommes proposés de faire ! Ce n'est pas
seulement le caractère apparent de nos provocations qui fait notre culpabilité,
mais aussi notre intention. Notre juge, dans son examen impartial, s'enquerra
moins des modalités extérieures de la querelle, qu'il ne cherchera par la faute
de qui elle s'est allumée. Ce qu'il faut considérer, c'est le péché lui-même, et
non pas l'acte matériel.
Qu'importe que l'on tue son frère par l'épée, ou qu'on le pousse à la mort par
quelque fourberie ? Ruse ou crime, n'est-il pas constant qu'il meurt par vous ?
Depuis quand suffit-il de ne point jeter de sa propre main l'aveugle au
précipice ? Celui qui, le pouvant, néglige de le retenir, lorsqu'il le voit
penché déjà et suspendu sur l'abîme, n'est-il pas responsable également de sa
mort ? Ou bien sera-t-on criminel seulement à la condition d'étrangler soi-même
son prochain; et point lorsqu'on prépare la corde, ou qu'on la lui passe, ou que
l'on néglige de la lui ôter, quoiqu'on le puisse ?
De même, rien ne sert de se taire, si nous nous commandons le silence dans le
dessein d'obtenir par son moyen ce qu'aurait fait l'injure; si nous y joignons
de certains gestes hypocrites, qui jetteront dans une colère plus véhémente
celui qu'il eût fallu guérir, et qui, pour comble, nous vaudront des louanges de
sa ruine et de sa perdition. Comme si l'on ne devenait pas plus criminel encore
par le fait même que l'on veut s'acquérir de la gloire de la perte d'un frère !
Mais, aussi bien, un tel silence sera-t-il mauvais à tous deux. Comme il
augmente la tristesse au coeur du prochain, il ne permet pas qu'elle disparaisse
du notre.
C'est à ceux qui agissent de la sorte que s'adresse tout spécialement la
malédiction du prophète : «Malheur à qui mêle son fiel dans le breuvage qu'il
sert à son ami, et qui l'enivre pour voir sa nudité ! Il s'est rassasié
d'opprobre, au lieu de gloire.» (Hab 2,15-16). Et voici ce qu'un autre a dit de
leurs pareils : «Le frère ne pense qu'à supplanter son frère, et l'ami use de
tromperie contre son ami; l'homme se rira de son frère, et ils ne diront point
la vérité,» (Jer 9,4-5) car «ils ont tendu leur langue comme un arc, afin de
lancer le mensonge, et non la vérité.» (Jer 9,3).
Souvent, une feinte patience excite plus impétueusement à la colère que ne
feraient les paroles, un silence méchant passe les plus violentes injures, et
l'on supporte plus aisément les blessures d'un ennemi déclaré que les fausses
douceurs d'un moqueur. De telles gens, le prophète dit fort proprement : «Ses
discours sont plus onctueux que l'huile, mais ce sont des javelots;» (Ps 54,22)
et ailleurs: «Les paroles des hommes rusés sont douces, mais elles pénètrent
jusqu'au fond des entrailles.» (Pro 26,22). On peut encore admirablement leur
appliquer cet oracle : «Il a dans la bouche des paroles de paix pour son ami; et
en secret, il lui tend des embûches.» (Jer 9,8). Mais c'est le trompeur qui est
trompé. Car «celui qui tend le filet devant son ami, s'en empêtre soi-même,»
(Pro 29,5) et «celui qui creuse une fosse pour son prochain y tombera.» (Pro
26,27).
Une multitude énorme était venue pour saisir le Seigneur, avec des épées et des
bâtons. Or, personne ne fut plus cruellement parricide contre l'Auteur de notre
vie que le traître Judas, qui, prévenant tous les autres afin de lui offrir, en
le saluant, un hypocrite hommage, lui donna le baiser d'une charité perfide. Et
le Seigneur lui dit : «Judas, tu livres le Fils de l'homme par un baiser ? » (Lc
22,48) c'est-à-dire : Pour couvrir l'amertume de la persécution et de la haine,
tu empruntes le signe fait pour exprimer la douceur du véritable amour ! Mais il
exhale plus ouvertement et avec plus de véhémence la violence de sa douleur par
la bouche du prophète : «Si c'était un ennemi qui m'eût outragé, je l'aurais
supporté; et si c'était celui qui m'avait en haine qui se fût élevé contre moi
dans ses paroles, je me serais caché de lui. Mais toi, tu n'avais qu'une âme
avec moi; tu étais mon guide et mon ami; tu partageais avec moi une douce
nourriture; nous allions de concert dans la maison de Dieu !» (Ps 54,13-15).
CHAPITRE 19
De ceux que l'irritation fait jeûner.
Il est une autre sorte de tristesse vraiment
sacrilège, qui ne vaudrait pas la peine d'être rappelée, si nous ne savions que
plusieurs frères s'y abandonnent.
Étant de mauvaise humeur ou en colère, ils s'abstiennent opiniâtrement de
nourriture. J'ai honte de le dire : voilà des hommes qui, tandis qu'ils sont
paisibles, prétendent ne pouvoir différer leur réfection jusqu'à la sixième
heure, ou tout au moins jusqu'à la neuvième. Mais, lorsque la tristesse ou la
fureur les enivre, ils demeurent insensibles au jeûne, même prolongé jusqu'à
deux jours. Le manque de nourriture devrait les épuiser; ils le supportent en se
rassasiant de colère.
C'est tomber très évidement dans le crime de sacrilège. Les jeûnes que l'on ne
doit offrir qu'à Dieu seul, en vue d'humilier son coeur et de se purifier des
vices, ils les soutiennent afin de satisfaire un orgueil diabolique ! Ce qui est
tout de même que s'ils présentaient des prières et des sacrifices, non à Dieu,
mais aux démons, et méritaient par là d'entendre le reproche de Moïse : «Ils ont
sacrifié à des démons, et non à Dieu, à des dieux qu'ils ne connaissaient pas.»
(Dt 32,7).
CHAPITRE 20
De plusieurs qui simulent la patience, et présentent à frapper l'autre joue.
Nous n'ignorons pas un autre genre encore de
démence qui se rencontre chez quelques frères sous les couleurs d'une patience
fardée.
C'est peu pour eux d'avoir soulevé des querelles, si par leurs paroles
provocantes, ils n'irritent leurs frères, de manière à les porter à des voies de
fait. Puis, à peine le plus léger coup les a-t-il effleurés, ils présentent à
frapper leur corps par un autre côté, pensant bien accomplir ainsi en perfection
le commandement : «Si quelqu'un vous frappe sur une joue, présentez-lui encore
l'autre.» (Mt 5,39).
Mais ils méconnaissent absolument le sens de ce texte et l'objet qu'il se
propose. Ils s'imaginent pratiquer la patience évangélique par le vice de la
colère. Or, c'est précisément afin de le retrancher radicalement que, non
content de nous interdire la pratique du talion et les provocations aux voies de
fait, le Seigneur nous ordonne d'apaiser qui nous frappe, par notre constance à
supporter l'injure, même redoublée.
CHAPITRE 21
Question : Comment, obéissant aux commandements du Christ, peuvent-ils être
frustrés de la perfection évangélique ?
GERMAIN. — Comment trouvez-vous blâmable celui qui
satisfait au précepte évangélique, et non seulement ne rend point le mal
pour le mal, mais se montre prêt à souffrir une seconde offense ?
CHAPITRE 22
Réponse : Le Christ n'a pas égard à l'acte seulement, mais aussi à l'intention.
JOSEPH. — Je l'ai dit tout à l'heure, il ne faut
pas considérer seulement l'acte matériel, mais la disposition d'esprit et
l'intention de celui qui agit. Pesez bien, dans l'intime de votre coeur, les
sentiments qui animent les actions humaines, examinez de quel mouvement elles
procèdent; et vous verrez que la vertu de patience et de douceur ne se peut
accomplir en aucune façon par un esprit tout contraire, à savoir l'esprit
d'impatience et de fureur.
Notre Seigneur et Sauveur a voulu nous former à une vertu profonde, qui ne fût
pas seulement sur nos lèvres, mais demeurât au sanctuaire le plus intime de
notre âme. Dans cette formule qu'il nous donne de la perfection évangélique :
«Si quelqu'un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui encore l'autre,» il
faut certainement sous-entendre, à la fin, le mot droite. Et par cette
autre joue droite, l'on ne peut entendre, s'il m'est permis de parler ainsi, que
la face de l'homme intérieur.
Le Seigneur désire donc extirper complètement des plus profondes retraites de
l'âme le foyer de la colère. Il veut que l'homme extérieur se voyant frapper sur
la joue droite par un injuste agresseur, votre homme intérieur présente aussi à
frapper sa joue droite, en consentant humblement à l'affront; qu'il prenne part
à la souffrance de l'homme extérieur, soumettant et abandonnant en quelque sorte
son propre corps à l'injure. Car il ne faut pas que l'homme intérieur s'émeuve,
même silencieusement, du coup reçu par l'homme extérieur.
Vous voyez par là combien ceux dont nous parlons sont éloignés de la perfection
évangélique. Elle nous enseigne à garder la patience, non en paroles, mais par
la tranquillité du coeur. Et avec quelles exigences veut-elle que nous soyons
attentifs à la conserver dans les rencontres fâcheuses ! Ce n'est rien encore de
nous garder indemnes des émotions violentes de la colère.,Nous devons, en pliant
sous l'injure, contraindre à s'apaiser ceux qui sont émus même par leur faute,
leur permettre de s'assouvir en nous frappant. Il faut, à force de douceur,
triompher de leur emportement.
Ainsi remplirons-nous le conseil de l'Apôtre : «Ne vous laissez pas vaincre par
le mal, mais triomphez du mal par le bien.» (Rom 12,21). Mais c'est de quoi
demeurent bien incapables, ceux qui profèrent des paroles de douceur et
d'humilité dans un esprit d'orgueil; et, loin de songer à éteindre chez soi
l'incendie de la colère, ne se proposent, au contraire, que d'en aviver les
flammes, et dans leur propre coeur, et dans le coeur de leur frère. Lors même
qu'ils réussiraient, pour leur part, à conserver quelque façon de douceur et de
paix, ils ne cueilleraient pas encore de cette manière le fruit de la justice,
parce qu'ils cherchent à obtenir la gloire de la patience au détriment du
prochain. Ne se rendent-ils point, par ce fait, absolument étrangers à l'amour
recommandée par l'Apôtre ? Celle-ci «ne cherche pas son intérêt propre,» (1 Cor
13,5) mais celui des autres. Le désir de s'enrichir ne lui fait point poursuivre
son profit aux dépens du prochain. Elle ne souhaite pas de rien acquérir, en
dépouillant autrui.
CHAPITRE 23
Que celui-là est fort et en santé, qui sait se plier à la volonté de l'autre.
Il faut bien se le persuader: celui-là montre le
plus de force, qui soumet sa volonté à celle de son frère, et non celui qui est
le plus opiniâtre à défendre et garder son sentiment. Par le support et la
patience, le premier mérite de compter parmi les trempes saines et robustes; le
second, au contraire, se range parmi les faibles et, si l'on peut dire, les
malades, C'est un homme à qui l'on doit prodiguer caresses et douceurs. Parfois
même, il sera bon de prendre quelque relâche dans les choses nécessaires, afin
qu'il demeure tranquille et en paix. Que l'on ne croie pas, du reste, ôter, ce
faisant, à sa propre perfection. Tant s'en faut : le bien de la longanimité et
de la patience fait qu'on a profité beaucoup plus. C'est, en effet, le précepte
de l'Apôtre : «Vous qui êtes forts, supportez les faiblesses de ceux qui sont
infirmes.» (Rom 15,1). Il dit encore : «Portez les fardeaux les uns des autres,
et vous accomplirez ainsi la loi du Christ.» (Gal 6,2). Jamais le faible ne
supportera le faible, ni le malade ne pourra endurer ou guérir le malade. Mais
celui-là peut apporter le remède au faible, qui n'est pas lui-même soumis à la
faiblesse. Autrement, on aurait sujet de dire : «Médecin, guéris-toi toi même.»
(Lc 4,23).
CHAPITRE 24
Les faibles sont portés à l'injure, mais ne peuvent la souffrir eux-mêmes.
Vous remarquerez encore chez les faibles ce trait
de nature. Prompts et faciles à l'outrage, à soulever des querelles, ils ne
veulent pas être effleurés eux-mêmes par le plus léger soupçon d'injure. Pleins
de propos insolents, ils traitent chacun de haut avec une liberté inconsidérée
et superbe, mais un souffle, un rien les rend fort mal contents.
Si bien qu'il en faut revenir à la maxime, des anciens : l'amitié ne saurait
durer jusqu'à la fin, stable et sans rupture, qu'entre des hommes d'égale vertu
et de même propos. Autrement, il est fatal qu'elle se rompe un jour ou l'autre,
quelque soin que le fort prenne de la conserver.
CHAPITRE 25
Question : Comment donner la qualité de fort à celui qui ne sait pas supporter
le faible jusqu'au bout ?
GERMAIN. — En quoi la patience du fort
mérite-t-elle des éloges, s'il n'est pas capable de supporter le faible jusqu'au
bout ?
CHAPITRE 26
Réponse : C'est le faible qui ne permet pas qu'on le supporte.
JOSEPH. — Je n'ai pas dit non plus que la vertu ni
la patience de celui qui est fort et robuste soient jamais vaincues. Mais ce
sont les mauvaises dispositions du faible qui, entretenues par le support de
l'autre, iront tous les jours de mal en pis. Les choses en viendront à tel
point, qu'il ne devra plus être toléré davantage, ou que lui-même, présumant
connues, et la patience de son frère, et sa honteuse impatience, aimera mieux
s'en aller quelque jour, plutôt que de se voir supporter toujours par la
magnanimité d'autrui. Et maintenant, je le déclare à ceux qui désirent garder
inviolablement les sentiments de l'amitié, voici la loi qu'ils doivent, selon
moi, observer avant tout.
De prime abord, quelles que soient les injures dont on le charge, le moine
gardera la paix, je ne dis pas seulement sur ses lèvres, mais dans le fond de
son coeur. S'il se sent troublé le moins du monde, qu'il se contienne dans un
absolu silence, et suive exactement le conseil du psalmiste : «Je me suis
troublé, et je n'ai point parlé»; (Ps 76,5). «J'ai dit : Je garderai mes voies,
de crainte de pécher par ma langue. J'ai mis une garde à ma bouche, tant que le
pécheur se tient en face de moi. Je suis resté muet, et je me suis humilié, et
j'ai gardé le silence même pour les choses bonnes.» (Ps 38,2-3).
Il ne faut pas qu'il s'arrête à considérer le présent; il ne faut pas que ses
lèvres profèrent ce que lui suggère sur l'heure une colère emportée, ce que lui
dicte son coeur exaspéré. Mais plutôt qu'il repasse en son esprit la
complaisance de charité qui l'unissait naguère à son ami; ou qu'il tourne ses
regards vers l'avenir, pour y voir en esprit la paix déjà refaite comme elle
était devant; qu'il s'attache à la contempler, dans le temps même où il se sent
ému, à la pensée qu'elle va revenir sur-le-champ.
Tandis qu'il se réserve pour la douceur de la concorde prochaine, il ne sentira
pas l'amertume de la querelle présente, et fera de préférence telle réponse dont
il n'ait pas à s'accuser lui-même ni à être repris par son frère, lorsque
l'amitié sera rétablie. De cette façon, il accomplira la parole du prophète :
«Dans la colère, souviens-toi de la miséricorde.» (Hab 3,2).
CHAPITRE 27
De la manière d'étouffer la colère.
Il nous faut donc contenir tous les mouvements de
la colère, et les modérer par le gouvernement de la discrétion, de peur que
notre emportement ne nous jette tête baissée dans le travers que Salomon
condamne : «L'insensé répand toute sa colère, mais le sage la distribue par
parties;» (Pro 29,11) c'est-à-dire : L'insensé s'enflamme à la vengeance dans
l'émotion de la colère, mais le sage l'atténue et la fait disparaître peu à peu
par la maturité de son conseil et l'habileté avec laquelle il sait la tempérer.
L'Apôtre ne parle pas autrement : «Ne vous vengez pas vous-mêmes, mais donnez
place à la colère;» (Rom 12,19) c'est-à-dire : Ne courez pas à ta vengeance sous
l'aveugle poussée de la passion, mais donnez place à la colère. Quoi encore ? Ne
laissez pas resserrer vos coeurs par l'étroitesse de l'impatience et de la
pusillanimité, tellement qu'ils ne puissent soutenir la tempête impétueuse de
l'emportement, lorsqu'elle se déchaînera. Dilatez-les, au contraire, et recevez
les flots ennemis de la passion dans les espaces élargis de la charité, qui
«souffre tout, supporte tout.» (1 Cor 13,7). Que votre âme ainsi dilatée par la
largeur de la longanimité et de la patience, possède en soi les retraites
salutaires de la délibération et du conseil, on l'horrible fumée de la colère
trouve, si l'on peut ainsi parler, une issue, se répande, et finalement se
dissipe.
On peut comprendre encore de la manière suivante. Nous donnons place à la
colère, toutes les fois que nous plions d'une âme humble et tranquille devant
l'émotion de notre frère, et que, nous reconnaissant en quelque façon dignes de
toutes les injures, nous cédons à l'impatience déchaînée.
Cependant, il en est qui inclinent à un tout autre sens le précepte de
perfection enseigné par l'Apôtre. Donner place à la colère, c'est à les en
croire, s'éloigner de celui qui s'irrite. Mais de cette manière, on entretient,
me semble-t-il, le foyer des discussions; on ne le retranche point. Il faut
vaincre la colère du prochain sur-le-champ par une humble satisfaction; la fuite
la provoque, plutôt qu'elle ne l'évite.
Voici encore une parole de Salomon qui ressemble bien aux précédentes : «Ne te
hâte point, dans ton esprit, de te mettre en colère, parce que la colère repose
dans le sein des insensés»; (Ec 7,9). «Ne te hâte point de quereller, de peur
que tu ne t'en repentes à la fin.» (Pro 25,8).
Si, d'ailleurs, il blâme les disputes et les colères précipitées, ce n'est pas
qu'il les approuve lorsqu'elles sont lentes. Il faut entendre dans le même sens
le mot que voici : «L'insensé déclare sur l'heure sa colère, mais l'homme habile
cache son ignominie.» (Pro 12,6). En décidant que le sage doit cacher la passion
ignominieuse de la colère, Salomon blâme assurément la promptitude à s'emporter.
Il ne suit pas toutefois qu'il n'interdise aussi de la même manière le vice lent
à se déclarer.
Mais il estime que la colère doit être tenue secrète, si, par une fatalité
inhérente à l'humaine faiblesse, elle vient à faire irruption dans l'âme, afin
que, sagement cachée sur l'heure, elle disparaisse pour toujours. Telle est, en
effet, sa nature différée, elle languit et meurt; manifestée, elle s'enflamme de
plus en plus.
Que notre coeur se dilate donc et s'ouvre largement ! Resserré par l'étroitesse
de la pusillanimité, le bouillonnement tumultueux de la colère le remplirait.
Puis, nous n'aurions point de place, dans un coeur étroit, pour le commandement
divin, qui est infini, selon le prophète; nous ne pourrions non plus redire
après celui-ci : «J'ai couru dans la voie de vos commandements, parce que vous
dilatiez mon coeur.» (Ps 118,32).
La longanimité est sagesse : des témoignages évidents de l'Écriture nous
l'assurent : «Celui qui est longanime se gouverne, avec une grande prudence,
mais le pusillanime est bien insensé.» (Pro 14,29). Aussi est-il écrit de celui
qui demanda si louablement la sagesse : «Dieu donna à Salomon une sagesse et une
prudence prodigieuses, et un esprit aussi vaste que les sables sans nombre de la
mer.» (3 Roi 4,29).
CHAPITRE 28
Les amitiés formées par serment n'ont point de fermeté.
L'expérience l'a montre bien souvent : ceux qui
ont établi leur amitié sur le principe du serment, n'ont pu vivre toujours dans
la concorde. C'est que le désir de la perfection, le souci d'obéir au précepte
apostolique de l'amour ne les animaient point à la conserver; mais ils n'étaient
retenus que par une
affection tout humaine, oui par la nécessité et la contrainte du pacte qu'ils
avaient formé. Ou bien ce fut l'artificieux ennemi
qui les précipita à rompre le lien de l'amitié, afin de les faire manquer à leur
serment.
Rien donc n'est plus certain que la maxime des hommes les plus éminents par la
prudence : la vraie concorde, l'amitié indissoluble ne peut subsister qu'avec
une vie sans reproche, et entre gens de même vertu et de même propos.
Tel fut le discours tout spirituel que le bienheureux Joseph nous fit sur le
sujet de l'amitié; et il nous enflamma d'une plus vive ardeur à garder toujours
l'amour qui nous unissait l'un à l'autre d'un si intime commerce.



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