LIVRE 5

DE L'ESPRIT DE GOURMANDISE

CHAPITRE 1

Transition des institutions monastiques à la lutte contre les huit principaux vices.

Voici que commence, avec l'aide de Dieu, mon cinquième livre. Après les quatre premiers, qui furent consacrés aux institutions des monastères, je me résous d'entreprendre la lutte contre les huit principaux vices, fort du secours que le Seigneur m'accordera par vos prières.
Le premier est la gourmandise, ou concupiscence de la bouche, le deuxième, l'impureté; le troisième, l'amour de l'argent, ou l'avarice; le quatrième, la colère; le cinquième, la tristesse; le sixième, la paresse, qui est une anxiété, un dégoût du coeur; le septième, la vaine gloire; le huitième, l'orgueil.
Au moment d'engager un tel combat, je sens plus vivement, ô bienheureux Castor, le besoin de vos prières, afin premièrement d'analyser comme il convient leur nature, qui est chose si délicate, mystérieuse et obscure, deuxièmement d'exposer leurs causes d'une manière suffisante, troisièmement d'en indiquer le traitement et les remèdes appropriés.

CHAPITRE 2

Comment tout homme porte en soi les causes des vices, et néanmoins les ignore; et que nous avons besoin du secours de Dieu, pour les manifester.

Telles sont les causes des vices : manifestées par la doctrine des anciens, chacun les reconnaît aussitôt; mais avant qu'elles soient révélées, encore qu'il ne soit personne qu'elles ne dévastent et qui ne les ait en soi à demeure, tous les ignorent.
Pour moi, j'ai la confiance de réussir à les expliquer en quelque degré, si, grâce à votre intercession, la parole du Seigneur autrefois proférée par Isaïe m'est aussi adressée : «Je marcherai devant toi; et J'abaisserai les puissants de la terre; Je romprai les portes d'airain, et Je briserai les verrous de fer; Je te découvrirai des trésors cachés, les plus secrets arcanes.» (Is 454,2-3).
Oui, que la Parole de Dieu nous précède ! Qu'elle abaisse les puissants de notre terre, c'est-à-dire ces mêmes passions malfaisantes que nous convoitons d'abattre, et qui revendiquent sur notre corps la plus cruelle des dominations et des tyrannies ! Qu'elle les soumette à notre analyse et à nos explications ! Rompant les portes de l'ignorance, brisant les verrous des vices, qui nous excluent de la vraie science, qu'elle nous conduise jusqu'à nos plus secrets arcanes; que, selon le mot de l'Apôtre, elle révèle à nos yeux illuminés «ce qui est caché dans les ténèbres, et leur manifeste les conseils des coeurs» ! (1 Cor 4,5). Que, pénétrant avec le pur regard de l'âme jusqu'aux noires ténèbres où s'enveloppent les vices, nous les puissions découvrir et produire à la lumière ! Que nous venions à bout d'étaler leurs causes et leur nature à ceux qui ne les ont pas éprouvés, comme à ceux qui sont encore dans leurs chaînes ! Selon ce que dit le prophète, puissions-nous, traversant le feu des vices, qui brûlent si cruellement notre âme, passer aussitôt sans dommage par les eaux des vertus, qui éteignent les vices; et puisse la rosée des remèdes spirituels nous mener jusqu'au rafraîchissement de la perfection, dans la pureté du coeur !

CHAPITRE 3

Notre premier combat est contre l'esprit de gourmandise, ou concupiscence de la bouche.


Le premier combat que nous devions engager, est contre l'esprit de gourmandise, ou concupiscence de la bouche. Comme nous aurons à parler surtout de la règle des jeûnes et de la qualité des aliments, nous reviendrons aux traditions et statuts des Égyptiens, qui brillent à la fois par une abstinence plus sublime et par une discrétion parfaite, comme nul ne l'ignore.

CHAPITRE 4

Témoignage de l'abbé Antoine, d'après lequel i faut apprendre chaque vertu de celui qui la possède spécialement.

C'est une ancienne et admirable maxime du bienheureux Antoine : le moine qui, après avoir mené la vie cénobitique, s'efforce d'atteindre le faîte d'une perfection plus sublime, et, prenant en main la règle de la discrétion, a puissance désormais de s'en rapporter à son propre jugement et de parvenir sur les hauteurs de la vie anachorétique, ce moine, dis-je, ne doit pas vouloir apprendre d'un seul, quelque éminent qu'il soit, toute espèce de vertu.
De l'un les fleurs de la science font la parure; l'autre paraît armé plus fortement de la discrétion; cet autre encore est fondé en la gravité de la patience. Un premier l’emporte par la vertu d'humilité; un second, par l'abstinence. Tel brille par la grâce de la simplicité. Celui-ci passe le reste des frères en magnanimité; celui-là, en miséricorde; un autre, par l'amour des veilles; ce quatrième, par l'amour du silence; le dernier, par le zèle du travail.
Le moine qui désire composer un miel spirituel, devra, comme une prudente abeille, prendre la fleur de chaque vertu chez ceux à qui elle est plus familière, et diligemment la déposer dans la ruche de son coeur. Examiner ce qui manque à tel ou tel ? Non pas. Mais considérez seulement ce qu'il possède de vertu, et le recueillez avec ardeur. Car, si nous voulons emprunter d'un seul toutes les perfections, ce n'est que malaisément ou jamais que se pourront trouver les exemples à imiter.
Nous ne voyons pas encore le Christ «tout en tous» (1 Cor 15,28) selon la parole de l'Apôtre. De cette manière toutefois, je veux dire par parties, il nous est possible de le découvrir en tous. Il est dit de Lui : «Il a été fait pour nous de par Dieu sagesse, justice, sainteté, rédemption.» (Ibid. 1,30). Mais, tandis que la sagesse est en celui-ci, la justice en celui-là, dans un premier la sainteté, dans un second la mansuétude, en l'un la chasteté, et, par l’autre l’humilité, le Christ est divisé membre à membre en chacun de ses saints; et c'est parce que tous concourent dans l'unité de la foi et de la vertu, qu'il revient «à l'état d’homme parfait», (Ep 4,13) achevant la plénitude de son Corps. Par l'union de chacun des membres et de leurs êtres distinctifs.
Ainsi, jusqu'à ce que soit venu le temps où «Dieu sera tout en tous», présentement c'est de la manière que nous avons dite c'est-à-dire par le partage des vertus, qu'il peut être tout en tous, bien qu'il ne soit pas encore tout en tous quant à leur plénitude. Pour une, en effet, que soit la fin de notre religion, diverses sont les professions par où l'on tend à Dieu, comme il sera montré plus abondamment dans les conférences des anciens.
Par suite, nous demanderons un modèle de discrétion et d'abstinence à ceux-là particulièrement en qui nous voyons resplendir plus puissamment ces vertus, par la grâce du saint Esprit. Non que personne soit en état d'acquérir seul ce qui est divisé entre beaucoup; mais, pour les biens dont nous pouvons être capables, appliquons-nous à imiter ceux qui les ont obtenus dans un degré éminent.

CHAPITRE 5

Tous ne peuvent garder dans le jeûne une règle uniforme.

Il ne serait pas facile de garder dans le jeune une règle uniforme. Tous n'ont pas la même vigueur corporelle; et le jeûne n'est pas, comme les autres vertus, affaire de volonté seulement.
Et précisément parce qu'il ne dépend pas uniquement de la force d'âme, mais doit compter aussi avec les possibilités du corps, voici la doctrine bien définie qui nous a été enseignée sur ce point : diversité pour le temps, la mesure et la qualité, selon les différences de constitution,d’âge, de sexe; une seule et même règle pour tous en ce qui regarde l'esprit d'abstinence et la vertu intérieure de mortification.
Il n'est pas possible universellement de prolonger le jeûne une semaine, ni même de différer sa réfection jusqu’à deux ou trois jours. Il en est beaucoup qui, épuisés déjà par la maladie et surtout par la vieillesse, ne supporteraient pas de jeûner jusqu’au coucher du soleil sans une extrême fatigue. Les légumes à l'eau, qui sont si peu fortifiants, ne conviennent pas à chacun; les plantes potagères, sans rien qui les accompagne, font un maigre régime, qui ne va pas non plus à tout le monde; tous, enfin, 'e pourraient se contenter d'un repas sévère au pain sec. Celui-ci prend deux livres de pain, et ne se sent pas rassasié; celui-là est appesanti avec une livre ou six onces.
Toutefois, la fin de l'abstinence demeure identique pour tous : c'est, chacun selon sa mesure, de ne se point charger jusqu'à la satiété. Aussi bien que la qualité, la quantité des aliments émousse la pénétration du coeur et allume, après avoir épaissi âme en même temps que le corps, le foyer pernicieux des vices.

CHAPITRE 6

L'âme ne s'enivre pas que de vin.

Quelle que soit la nourriture, ventre rassasié enfante semences de luxure, et l'âme, étouffée sous le poids des aliments, ne peut plus tenir les rênes de la discrétion. Il n'y a pas que le vin qui l'enivre; tout excès dans le manger la rend vacillante et chancelante, et lui dérobe toute vue d'intégrité et de pureté.
La cause de la perversion et du péché de Sodome, ce ne fut pas l'ivresse du vin, mais la satiété de pain. Écoutez le reproche que le Seigneur adresse à Jérusalem par le prophète : «Quel fut le péché de Sodome, ta soeur, sinon qu'elle mangeait son pain dans la satiété et l'abondance ?» (Ez 16,49). Et, parce que la satiété de pain alluma dans leur chair des feux inextinguibles, par un jugement de Dieu une pluie de soufre et de feu tomba du ciel, qui les consuma.
Mais, si le seul excès de pain les a précipités d'une pente si rapide dans un abîme de hontes, que faudra-t-il penser de ceux qui, le corps sain et vigoureux, se permettent la viande et le vin avec une liberté sans mesuré, non pour satisfaire aux besoins légitimes de la faiblesse, mais pour obéir aux suggestions de la convoitise.

CHAPITRE 7

A quel prix l'infirmité corporelle cesse d'être un obstacle à la pureté du coeur.

L'infirmité corporelle n'est pas un obstacle à la pureté du coeur, si l'on n'écoute que les exigences de la fragilité, et non pas celles de la volupté. Mais, j'ai vu plus facilement s'abstenir tout à fait des mets fortifiants, que les prendre modérément, lorsqu'ils étaient concédés pour le besoin; le retranchement absolu par amour de l'abstinence, que la juste mesure dans l'usage occasionné par les maladies. Néanmoins, les santés débiles ont leur manière aussi de cueillir la palme de l’abstinence : c'est, en usant des mets que réclame leur faiblesse, de rester sur leur faim de s'accorder la quantité jugée suffisante à l'entretien de la vie par une rigide tempérance, non point celle qu'exige le désir de la nature. Les mets substantiels, en procurant la santé, n'obscurcissent pas la pure gloire de la chasteté, si on les prend avec mesure. Les forces acquises par ce moyen, la fatigue et l'épuisement de la maladie les consumeront.
Ainsi, non plus que la sobriété n'est exclue d'aucun état, l'intégrité n'y est impossible.

CHAPITRE 8

Qu'il faut, dans l'usage des aliments, se proposer toujours comme fin l'abstinence parfaite.

Elle est donc vraie et éprouvée cette maxime des pères, que le jeûne et l'abstinence consistent uniquement dans la sobriété et la retenue, et que pour tous communément, la fin de la vertu parfaite est de s'arrêter sur son appétit, dans l'usage des aliments que nous sommes obligés de prendre, pour sustenter notre corps. Quelque pauvre santé que l'on ait, on possédera au même titre que les hommes robustes et sains la perfection de l'abstinence, si l'on mortifie par austérité d'âme l'es désirs que la fragilité ne justifie pas. L'Apôtre dit : «Ne prenez pas soin de la chair, de manière à contenter ses passions.» (Rom 13,14).
Il n'interdit donc pas absolument qu'on en prenne soin; mais il ne veut pas qu'on en prenne soin, de manière à contenter ses passions. Il bannit les attentions voluptueuses pour la chair; il n'exclut pas l'entretien nécessaire de la vie : cela, pour que nous ne tombions pas au pouvoir des désirs mauvais par complaisance à l'égard de la chair; ceci, de peur que notre corps, miné par notre faute, ne puisse plus suffire à nos obligations spirituelles indispensables.

CHAPITRE 9

De la mesure dans là mortification et du remède au jeûne excessif.

Il ne faut mettre l'essentiel de l'abstinence, ni dans le temps seulement, ni dans la qualité des aliments, mais avant tout dans le jugement de la conscience. Chacun doit fixer son programme de frugalité, selon que l'exige la lutte contre les révoltes de la chair. Certes, l'observance des jeûnes réguliers est utile, et ce point réclame une absolue fidélité. Mais, une réfection frugale ne succède, impossible de parvenir au but, qui est l’intégrité. La satiété venant après des longs jeûnes, engendre plutôt la lassitude corporelle que la pureté de la chasteté. L'intégrité de l'âme est attachée au jeûne de l’estomac; celui-là donc ne possédera pas la perpétuelle chasteté, qui ne consent pas à garder une égalité constante dans la tempérance. Le jeûnes les plus sévères, suivis d'une détente excessive restent vains; même ils glissent sans retard dans le vice de la gourmandise. Mieux vaut un repas quotidien pris avec la mesure raisonnable, qu'un sévère et long jeûne par intervalles. Les privations immodérées n'ébranlent pas seulement la constance de l’âme, mais elles énervent, par la lassitude du corps, l’efficacité de la prière.

CHAPITRE 10

L'abstinence des aliments ne peut suffire à conserver la pureté d'âme et de corps.

Pour conserver l’intégrité d'âme et de corps, l'abstinence des aliments ne suffit pas toute seule, si les autres vertus ne s’y joignent. Tout premièrement, il faut apprendre l'humilité par la vertu d’obéissance, le brisement, du travail et la fatigue corporelle; puis, non seulement éviter la possession des richesses, mais, en extirper jusqu'au désir : car il ne suffit pas de ne les point avoir - c'est là bien souvent une nécessité - mais on doit fermer l'entrée à la volonté même de les posséder, supposé qu'on nous les offre. Il faut encore écraser les fureurs de la colère, surmonter l'abattement de la tristesse, mépriser la vaine gloire, fouler aux pieds le faste de la superbe, refréner par le souvenir de Dieu les allures capricieuses et volages de nos pensées, et ramener à la contemplation divine les écarts incertains de notre coeur toutes les fois que le subtil ennemi se glisse dans le secret sanctuaire de notre âme, et tente de l'arracher à ce regard sur Dieu.

CHAPITRE 11

La concupiscence charnelle ne s'éteint que par la destruction de tous les vices.

C'est qu'il est impossible d'éteindre le feu de la chair, avant d'avoir aussi retranché le foyer des autres vices principaux. Nous disserterons, avec la grâce de Dieu, de chacun d'eux séparément, par livres distincts et en son lieu. Notre présent dessein est de traiter de la gourmandise, ou concupiscence de la bouche, contre qui nous avons à livrer notre première bataille.
Or, je dis qu'il ne pourra jamais réprimer les aiguillons de la concupiscence celui qui n’aura pa réussi à refréner les désirs de la bouche. La chasteté de l'homme intérieur se reconnaît à l'achèvement de cette vertu de l'abstinence. Qui croira, en effet, qu'un homme puisse lutter contre des adversaires plus robustes, lorsqu'il le voit succomber à de plus faibles et de moins redoutables, dans un combat plus facile ?
Toutes les vertus ont une seule et même nature, pour grand que soit le nombre des espèces et des vocables qui les divisent; comme l'or est une substance unique, quelque multipliée qu'elle paraisse par le génie et la volonté des artistes, dans l'infinie diversité des joyaux. Ce sera donc la preuve que l’on n'en possède aucune parfaitement, lorsqu'on se montrera évincé de l'une d'elles. Comment croire qu'il a éteint les flammes bouillonnantes de la concupiscence, qui s'allument en nous à l’instigation du corps aussi bien que par le vice de l’esprit, celui qui n'a pu apaiser les aiguillons de la colère, lesquels ne surgissent que par l’intempérance du coeur ? Le moyen de penser qu'il
a refoulé les excitations voluptueuses de la chair, celui qui n'a pu vaincre le vice, un dans son origine, de la superbe ? Admettra-t-on qu'il ait foulé aux pieds la luxure, innée dans notre chair, celui qui n'a pas en la force d'abdiquer la concupiscence des richesses, laquelle nous est extérieure et étrangère à notre nature ? Par quelle méthode
triomphera-t-il dans une guerre de l'âme et du corps, celui qui n'a pas été capable de guérir la maladie de la tristesse ?
Si altiers que soient les murs et puissantes les portes closes qui défendent une ville, la trahison ouvre-t-elle quelque poterne de derrière, petite autant que l'on voudra, et voici la dévastation, Où est la différence, que l'ennemi et la mort pénètrent an coeur de la cité par-dessus des murailles élevées et à portes béantes, ou par le secret passage d'une étroite galerie souterraine ?

CHAPITRE 12

Il faut prendre exemple des luttes terrestres pour le combat spirituel.

«Celui qui lutte dans les jeux n'obtient la couronne, que s'il a combattu selon les règles.»(2 Tim 2,5). Celui qui souhaite d'éteindre les appétits naturels de la chair, qu'il se hâte premièrement de surmonter les vices qui sont en dehors de la nature. Si, en effet, nous voulons éprouver la portée de la parole apostolique, nous devons apprendre d'abord l'ordonnance et les lois des luttes terrestres, afin que nous puissions savoir, par leur comparaison, ce que le bienheureux Apôtre a voulu nous enseigner, à nous qui militons dans le combat spirituel.
Or, voici la coutume observée dans les combats du siècle, qui, selon le même Apôtre, ne préparent au vainqueur qu' «une couronne corruptible». (1 Cor 9,25). Soit aux jeux Olympiques, soit aux jeux Pythiques', celui qui prétend à gagner la glorieuse couronne, enrichie du privilège de l'immunité, et désire de subir les grandes et décisives épreuves du concours, doit faire montre, au préalable, de sa jeune vigueur et de l'entraînement acquis. C'est là-dessus que sont jugés, tant par celui qui préside aux jeux que par le peuple tout entier, les jouvenceaux qui ambitionnent d'entrer dans la noble carrière; par là que l'on décide de leur mérite et s'ils doivent être admis. Trouve-t-on, après un soigneux examen, premièrement que la vie du candidat n'est entachée d'aucune infamie, deuxièmement que le joug avilissant de l'esclavage ne l'a pas fait indigne d'une telle carrière ni de lutter contre ceux qui la' professent, troisièmement qu'il donne des marques suffisantes de son adresse et de sa force; si, de plus, mis aux prises avec des adversaires de son âge, il prouve l'habileté à la fois et la vigueur de sa jeunesse; si, après cela, le président juge bon de lui faire dépasser les combats d'éphèbes, et permet qu'il entre en lutte avec des hommes mûrs et éprouvés par une longue expérience, et que, au cours d'exercices assidus, non seulement il se montre leur égal pour la valeur, mais remporte fréquemment la victoire : alors enfin, il méritera d'être admis aux joutes glorieuses du concours, où il n'y a que des victorieux, illustrés déjà par bien des couronnes, qui aient la faculté de combattre.
Si nous avons compris cet exemple des luttes terrestres, la comparaison doit nous faire apercevoir la discipline et l'ordonnance du combat spirituel.

CHAPITRE 13

A moins de nous affranchir du vice de la gourmandise, nous n'arriverons pas jusqu’aux combats de l'homme extérieur.

Il faut, nous aussi, faire la preuve tout d'abord de notre qualité d’hommes libres, en soumettant la chair. «Car on est esclave de celui à qui on se laisse vaincre,» (2 Pi 2,19) et «celui qui fait le péché est esclave du péché.» (2 Jn 8,34).
Lors donc que le président du combat trouvera que nous ne sommes entachés d'infamie par aucune convoitise honteuse, quand l’esclavage du péché ne nous fera point juger par lui avilis d’honneur et indignes des luttes olympiques contre les vices : alors, nous pourrons engager le combat avec fait les émules de notre âge, c’est-à-dire les concupiscences de la chair, les mouvements et passions de l'âme. Car un estomac repu est inapte à connaître les combats de l'homme intérieur; et qui fût terrassé dans une lutte facile, n'est pas digne de subir l'épreuve de guerres plus redoutables.

CHAPITRE 14

Comment il est possible de surmonter la concupiscence de la bouche.

Le premier adversaire qu'il faille terrasser, est donc la concupiscence de la bouche.
Au souvenir de nos illusions peut-être et de nos chutes, nous devons épurer notre âme par les jeûnes, mais aussi par les veilles, la lecture et la constante componction du coeur : tantôt gémissant d'horreur pour le vice, tantôt enflammés du désir de la perfection et de l'intégrité; jusqu'à ce que, tout occupés et possédés de tels soucis et réflexions, nous voyions dans le manger, non pas tant un plaisir concédé qu'une charge imposée, un acte nécessaire au corps plutôt que désirable à l'âme.
Cette disposition d'esprit, jointe à une incessante componction, réprimera l'effronterie de la chair dont l’insolence grandit à la faveur des aliments, et étouffera ses aiguillions. Notre corps est comme la fournaise qu’allume le roi de Babylone; les occasions du péché et les vices, le naphte et la poix qu’il fournit sans cesse, afin de nous consumer de flammes ardentes. Mais, avec cette méthode, nous aurons le bonheur de l'éteindre par l'abondance de nos larmes et les pleurs de notre coeur, tant qu’enfin la grâce divine, de son souffle rafraîchi à notre âme comme une rosée, endorme les feux bouillonnants de la concupiscence charnelle.
Tel est donc premier combat , et comme notre première épreuve à d'éteindre la concupiscence de la bouche et les convoitises de l'estomac par le désir de la perfection. Dans cette vue, il ne suffit pas de mortifier les appétits superflus par la contemplation des vertus; cela même qui est nécessaire à la nature, ne doit pas être pris sans anxiété, comme étant contraire à la chasteté. Bref, il faut régler le cours de notre vie en partant de cette idée, qu’il n'y a pas de temps où nous soyons plus éloignés des pensées spirituels, que celui où la fragilité du corps nous oblige de condescendre à ses besoins. Nous nous soumettrons donc à cette nécessité, mais en hommes qui se prêtent aux exigences de la vie, plutôt qu'ils ne veulent satisfaire leurs désirs, et nous aurons hâte de nous y soustraire, comme à une chose qui nous retire des pensées salutaires. Il est impossible de mépriser les plaisirs de la bouche, si l'âme, attachée à la contemplation de Dieu, ne trouve de plus grandes délices dans l'amour des vertus et la beauté des choses célestes. L'heure où l'on dédaigne comme caduques toutes les choses présentes, est aussi celle où le regard de l'esprit reste inséparablement fixé sur les immuables et les éternelles, et où, demeurant encore dans la chair, déjà l'on contemple de coeur la béatitude de la patrie future.

CHAPITRE 15

Comment le moine doit toujours être attentif à garder la pureté du coeur

Tel un homme pressé d'atteindre les infinies récompenses de la vertu, représentées dans les hauteurs par des signes quasi imperceptibles. Son regard pénétrant y dirige sa flèche; et, sachant que l'incomparable palme de la gloire et le prix de la rétribution ne sont destinés que pour celui qui les transperce, il détourne ses yeux de tout autre objet, afin de les porter où gît tout espoir de récompense et
d'honneur. Il n'est pas douteux qu'il ne perdit la palme de l'habileté et le prix de la vertu, si son regard s'écartait un seul instant du but.

CHAPITRE 16

Que le moine, à l'exemple de ce qui se passe aux jeux Olympiques, ne saurait conduire à bonne fin les luttes de l'esprit, avant d'avoir remporté la victoire dans les combats de la chair.


Si la contemplation de l'éternelle béatitude triomphe en nous de la concupiscence de la bouche, on n'aura point à nous déclarer esclaves du péché ni déshonorés par le vice; et, selon la méthode des jeux Olympiques, nous serons jugés dignes de plus grands combats. Après ces marques de notre valeur on nous croira capables de nous mesurer avec les esprits du mal, qui ne daignent se battre que contre des victorieux, contre des trempes à la hauteur des joutes spirituelle
Le fondement solide, si l'on peut ainsi dire, de toutes les luttes, c'est d'éteindre les aiguillons des désirs charnels, Qui n'a vaine sa propre chair, ne peut combattre dans le règles; et qui ne combat dans les règles, ne peut avoir part aux épreuves décisives, ni gagner par la victoire la gloire de la couronne. Défaits dans cette première rencontre portant au front la marque de notre servitude à l'endroit de la concupiscence charnelle, au lieu de présenter à tous les regards les insignes de la liberté et de la force, nous serons écartés sur-le-champ, non sans honte ni confusion, des luttes spirituelles, comme des indignes et des esclaves - car «quiconque fait le péché est esclave du péché.» (Jn 8,34) - et confondus avec ceux parmi lesquels on entend parler de fornication, on nous dira la parole de l'Apôtre : «Aucune tentation ne vous est survenue, qui ne fût humaine.» (1 Cor 10,13). Nous ne mériterons pas de connaître les combats plus redoutables des puissances du mal, n'ayant pas su conquérir la force de l'âme, ni subjuguer la chair fragile qui résistait à notre esprit.
Certains n'entendent pas le texte de l'Apôtre, et mettent l'optatif en place de l'indicatif : «Qu'il ne vous survienne aucune tentation qui ne soit humaine !» Il est pourtant manifeste qu'il ne parlait point en homme qui exprime un souhait, mais une affirmation et un blâme.

CHAPITRE 17

Que le fondement et la base de la lutte spirituelle consiste dans le combat contre la gourmandise.

Voulez-vous entendre le véritable athlète du Christ qui lutte conformément aux règles des jeux ?
«Pour moi, dit-il, je cours de même, non comme à l'aventure; je frappe, non pas comme battant l'air; mais je châtie mon corps et le tiens en servitude, de peur que, prêchant aux autres, je ne sois moi-même réprouvé.» (1 Cor 9,26-27). Voyez-vous comme il appuie sur soi-même, c'est-à-dire sur sa chair, telle une base ferme, toute l'ordonnance des combats successifs, et met tout le succès de la bataille à châtier sa chair et à surmonter son corps ?
«Pour moi, je cours de même, non comme à l'aventure.» Il ne court pas à l'aventure, parce que ses yeux regardent la Jérusalem
céleste, et qu'il possède dès lors un but fixe où diriger sans déviation la vitesse de sa course. Il ne court pas à l'aventure, parce que «oubliant ce qui est derrière lui, il se porte de tout lui-même en avant,» et poursuit «droit sur le but», «vers la récompense à laquelle Dieu l'a appelé d'en haut dans le Christ Jésus.» (Phi 3,13-14).
Oui, tel est le terme où il dirige sans cesse le regard de son âme; vers le Christ il se hâte en tout empressement de coeur et c'est pourquoi il s'écriait avec confiance : «J'ai combattu le bon combat, j'ai consommé ma course, j’ai gardé la foi.» (2 Tim 4,7). Conscient d'avoir couru infatigablement «à l'odeur des parfums» (Can 1,3) du Christ, avec une ardeur de dévotion qui lui donnait des ailes, et d'avoir vaincu, en châtiant sa chair, dans le combat de la joute spirituelle, il poursuit avec
assurance par ces paroles : «Maintenant, la couronne de justice m'est tenue en réserve, que me décernera en ce jour-là le Seigneur, le juste juge.» (2 Tim 4,8).
Puis, pour nous ouvrir à notre tour une d'espérance, si nous voulons bien l'imiter dans ce jeu de sa course, il ajoute : «Et non seulement à moi, mais à tous ceux qui auront aimé son avènement.» C'est prononcer que nous aurons part à sa couronne, au jour du jugement, si, aimant l'avènement du Christ, non pas seulement l'avènement qui se manifestera un jour à ceux-là mêmes qui ne le voudront pas, mais encore celui qui se fait journellement dans l'âme des saints, nous gagnons la victoire dans le combat, en châtiant notre chair. C'est de cet avènement que le Seigneur dit, dans l'Évangile : «Mon Père et Moi, nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure;» (Jn 14,23) et de nouveau : «Voici que Je me tiens à la porte et que Je frappe : si quelqu'un entend ma Voix et ouvre la porte, J'entrerai chez lui, et Je souperai avec lui, et lui avec Moi.» (Apo 3,20).

CHAPITRE 18

Par combien de combats et de palmes diverses le bienheureux Apôtre s'est élevé jusqu'à gagner la couronne dans la lutte la plus sublime.

L'Apôtre a commencé par se dépeindre au jeu de la course : «Je cours de même, non comme à l'aventure.» Et ces paroles ont trait spécialement à la tension de son âme et à la ferveur de son esprit, qui lui faisaient suivre le Christ en toute ardeur, chantant avec l'Épouse : «Nous courons après vous, à l'odeur de vos parfums;» (Can 1,3) et de nouveau «Mon âme s'est attachée à vous.» (Ps 42,9). Mais il ne se borne pas là, et témoigne qu'il a vaincu également dans une lutte d'un autre genre : «Je frappe, non pas comme battant l'air; mais je châtie mon corps et le tiens en servitude.» Ceci se rapporte proprement aux douleurs de l'abstinence, au jeûne corporel et à l'affliction de la chair. Il se dépeint maintenant comme un athlète intrépide dans le pugilat contre sa chair. Aussi bien, marque-t-il qu'il ne l'a pas frappée en vain des coups de l'abstinence, mais qu'il a obtenu le triomphe dans le combat, par la mortification de son corps. Tandis qu'il le châtiait par les plaies de l'abstinence et le brisait par le gantelet du jeûne, il gagnait à l'esprit vainqueur la couronne d'immortalité et la palme d'incorruptibilité.
Vous voyez l'ordre régulier de la lutte et l’issue des jeux spirituels, comment l'athlète du Christ, après avoir remporté la victoire sur sa chair rebelle, l'a mise sous ses pieds, et s'avance en quelque sorte debout sur elle, comme un triomphateur sublime.
«Il ne court pas à l'aventure,» parce qu'il a la confiance d'entrer incessamment dans la cité sainte, la Jérusalem céleste. Il frappe, par les jeûnes et l'affliction de la chair, «non pas comme battant l'air,» c'est-à-dire portant en vain les coups de l'abstinence. En effet, il ne donne pas de coups dans le vide, lorsqu'il châtie son corps, mais sur les esprits qui sont dans l'air. C'est ce que montrent ces paroles . «Non pas comme battant l'air;» il n'a pas frappé l'air vide, mais quelqu'un dans l'air.
Et, parce que, demeuré victorieux dans cette sorte de combats, il s'avance riche de multiples couronnes, il est juste qu'il commence d'éprouver les assauts d'ennemis plus robustes. Ayant triomphé de ses premier adversaires, voici qu'il s'écrie dans le sentiment de la confiance : «Nous n'avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les principautés, contre les puissances, contre les chefs de ce monde de ténèbres, contre les esprits de malice répandus dans l'air.» (Ep 6,12).

CHAPITRE 19

Que les athlètes du Christ ont toujours à combattre, tant qu'ils demeurent dans leur corps.

Tant que l'athlète du Christ demeure dans son corps, il a toujours des combats à livrer et des palmes à cueillir. Plus il grandit par des succès et les triomphes, plus redoutable est la lutte qui s'offre à lui aussitôt. La chair, est-elle subjuguée et vaincue, quelles cohortes d'adversaires, quels bataillons d'ennemis se lèvent contre lui, ameutés par ses victoires ! C'est de crainte qu'il ne s'amollisse dans les loisirs de la paix et ne commence a oublier les glorieux combats d'autrefois, de crainte aussi qu'énervé par l'inertie, conséquence de la sécurité, il ne se voie frustré du bénéfice de ses récompenses et du mérite de ses triomphes.
Avons-nous le désir de gravir à notre tour, par une vertu grandissante, ces degrés du triomphe, il nous faut conduire la guerre suivant la même stratégie. Et d'abord, nous dirons avec l'Apôtre : «Je frappe, non pas comme battant l'air; mais je châtie mon corps et le tiens en servitude.» Victorieux dans ce premier engagement, nous pourrons reprendre avec lui : «Nous n'avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les principautés, contre les puissances, contre les chefs de ce monde de ténèbres, contre les esprits de malice répandus dans l'air.» Mais autrement, impossible d'en venir aux mains avec ces nouveaux adversaires. Nous ne mériterons pas de connaître les luttes de l'esprit, si nous sommes terrassés dans le combat de la chair, battus dans la guerre contre l'estomac; et c'est à juste titre que l'Apôtre nous dira d'un ton plein de reproche: «Il ne vous est point survenu de tentation qui ne fût humaine.»

CHAPITRE 20

Le moine ne doit pas transgresser l'heure régulière des repas, s'il veut parvenir aux combats de l'homme intérieur.

Le moine donc qui désire parvenir aux combats de l'homme intérieur, doit avant tout s'obliger à cette règle de prudence : qu'il ne s'accorde jamais, par un faible de gourmandise, de boire ou de manger quoi que ce soit en dehors de la table, avant l'heure régulière et commune des repas, et qu'il en agisse de même, le repas terminé; qu'il observe pareillement le temps et la mesure du sommeil, selon que la loi le détermine. Ce sont là des intempérances qu'il faut retrancher avec autant de soin que le vice de l'impureté. Car celui qui n'a pu contenir les appétits superflus de la gourmandise, comment éteindra-t-il le feu de la concupiscence charnelle ? N'ayant pas su mater de faibles passions, et qui paraissent au grand jour, le moyen que l'on triomphe, par le seul empire de la discrétion, de vices cachés et qui brûlent à l'abri de tout témoin ? Chacun de nos mouvements déréglés, chacun de nos désirs constitue une sûre épreuve pour la vigueur de l'âme. Si elle se laisse vaincre à de faibles convoitises, et manifestes au regard, quelle sera sa contenance en face de passions fortes, violentes, et secrètes par-dessus ? Que chacun le demande à sa conscience.

CHAPITRE 21

De la paix intérieure du moine et de l'abstinence spirituelle.

Nous n'avons point d'adversaires à redouter an dehors. L'ennemi est en nous; une guerre intestine se livre chaque jour au-dedans de nous. Si nous y tenons la victoire, tout ennemi du dehors perd sa force, toutes choses sont paisibles et soumises au soldat du Christ. Ainsi, nul adversaire à craindre de l'extérieur, lorsque nous avons vaincu et assujetti à l'esprit ceux qui sont en nous.
N'allons donc point penser que le jeûne des aliments visibles suffise à la perfection du coeur et à la pureté du corps, si le jeûne de l'âme ne s'y joint. Elle aussi a ses aliments nuisibles. En est-elle une fois épaissie, point n'est besoin de l'abondance des mets, pour qu'elle roule aux précipices de la luxure.
La détraction est un aliment de l'âme, et d'une suavité non pareille. La colère est aussi un aliment de l'âme, oh ! sans la moindre douceur; il la repaît néanmoins sur l'heure d'une funeste nourriture, et la prosterne en même temps par une saveur mortelle. L'envie est un aliment de l'âme, qui la corrompt de ses sucs empoisonnés, et ne cesse de lui faire un malheureux tourment du succès d'autrui. La vaine gloire est un aliment de l'âme, qui la flatte présentement d'un goût délectable, mais par après la laisse vide, dépouillée de vertus, dans un absolu dénuement, stérile et pauvre de fruits spirituels : elle a perdu par lui le mérite d'immenses labeurs; bien plus, elle s'est gagné de plus grands supplices. Toute convoitise, toute divagation volage du coeur est une pâture de l'âme, mais la nourrit de mets funestes, et la laisse dorénavant dépourvue du pain céleste et de l'aliment solide.
Dans la mesure du possible, abstenons-nous de ces aliments par un jeûne sacré; alors, l'observance du jeûne corporel nous sera utile et profitable. Le labeur de la chair, joint à la contrition de l'esprit, fait un sacrifice très agréable à Dieu, et prépare des retraites pures et sans tache, digne demeure de la sainteté. Mais si, jeûnant extérieurement, nous nous rendons prisonniers des vices pernicieux de l'âme, l'affliction de la chair ne nous servira de rien, souillés que nous serons dans la partie la plus précieuse de nous-mêmes, et pécheurs par la substance qui fait de nous la demeure du saint Esprit. Car ce n'est pas tant la chair corruptible que le coeur pur qui devient la demeure et le temple du saint Esprit.
Il faut donc, tandis que notre homme extérieur jeûne, que notre homme intérieur s'abstienne, lui aussi, des aliments nuisibles. C'est lui principalement que l'Apôtre nous avertit de présenter à Dieu sans tache, afin qu'il mérite de recevoir en soi le Christ comme hôte. «Que le Christ, dit-il, habite en l'homme intérieur, dans vos coeurs, par la foi !» (Eph 3,16-17).

CHAPITRE 22

Il faut pratiquer l'abstinence corporelle, afin de parvenir par son moyen au jeûne spirituel.

Mettons-nous bien dans l'esprit, que le labeur de l'abstinence corporelle n'a point d'autre but pour nous, que de parvenir par le moyen de ce jeûne à la pureté du coeur. Or, nos peines demeurent stériles, si, tandis que nous les supportons infatigablement dans cette vue, nous demeurons cependant impuissants à obtenir la fin pour laquelle nous souffrons de telles afflictions. Il eût mieux valu s'abstenir des aliments de l'âme, qui sont interdits, que de priver notre corps de mets abandonnés à notre libre usage et de soi inoffensifs. Ici, en effet, nous avons un emploi tout simple et innocent de la créature de Dieu. Là, nous commençons par dévorer nos frères, pour notre malheur : «N'aimez pas à médire, est-il dit, de peur que vous ne soyez déraciné.» (Pro 20,13). Et sur la colère et l'envie, le bienheureux Job a ces paroles : «L'insensé périt dans sa colère, et le médiocre dans son envie.» (Job 5,2). Où il est à noter que celui qui se fâche est jugé pour fou; et l'envieux, pour médiocre. Mais le premier mérite bien la qualification d’insensé, puisque, sous l'aiguillon de la colère, il se donne volontairement la mort. Pour le second, par là même qu'il s'abandonne à l'envie, il prouve sa petitesse et son infériorité; sa jalousie témoigne que celui de qui le bonheur fait son supplice, est plus grand que lui.

CHAPITRE 23

Quelle doit être la nourriture du moine.

On choisira une nourriture telle qu'elle apaise les ardeurs de la concupiscence, au lieu de les allumer, et de plus qui soit facile à préparer, du prix le plus abordable, commune enfin et d'usage courant parmi les frères.
Il y a trois sortes de gourmandise. L’une pousse à prévenir l'heure régulière des repas. La deuxième ne regarde qu'à la quantité; et
peu lui importent les aliments, pourvu qu’il en ait à satiété. La troisième aime les mets apprêtés et succulents.
Le moine doit donc se donner de garde contre elle par une triple observance. Premièrement, il atteindra, pour rompre le jeûne, le temps fixé par la règle; puis, il se contentera d'une quantité restreinte; troisièmement, il usera d’aliments quelconques et au meilleur marché.
D'autre part, la plus ancienne tradition des pères stigmatise, comme entaché de vanité, de gloriole et d'ostentation, tout ce qui sort
de l'ordinaire et du commun usage. De fait aucun de ceux que nous avons vu briller par le mérite de la science et de la discrétion, ou que la grâce du Christ avait placés avant tous les autres, comme de splendides luminaires, afin de les proposer à l'imitation, ne s'est, à notre connaissance abstenu du pain, qui est à bon compte chez eux et facile à se procurer. En revanche, nous n’avons jamais vu compter au nombre des plus saints, ni même acquérir la grâce de la discrétion ou de la science, aucun de ceux qui, s'écartant de cette règle, ont évité l'usage du pain, pour s'appliquer à ne vivre que de légumes, de plantes et de fruits.
Il y a plus. Selon les pères, non seulement le moine ne doit pas rechercher des aliments dont les autres n’usent point, de peur que sa course, exposée, pour ainsi dire, au grand jour de la publicité, ne soit gâtée par la vaine gloire, et ne demeure vaine et sans fruit; il ne faut même pas manifester aisément à tout le monde l'observance commune des jeûnes, mais, autant que faire se peut, la tenir secrète et cachée. Survient-il quelque frère, ils estiment meilleur de se montrer accueillant et aimable, plutôt que de découvrir la rigueur de son abstinence et l'austérité de sa vie; de ne point considérer ses goûts, son intérêt ou l’ardeur de ses désirs, mais de préférer à tout et d'accomplir joyeusement ce que la circonstance exige pour reposer et soulager notre hôte.

CHAPITRE 24

Comment, en Égypte, nous avons toujours vu qu'on rompait le jeûne à notre arrivée.

Lorsque, des régions de la Syrie, nous gagnâmes la province d'Égypte, poussés par le désir de connaître les institutions des anciens, nous admirâmes l'allégresse de coeur avec laquelle on nous accueillait. On n'y observait en aucune façon la règle que nous avions appris à suivre dans les monastères de Palestine, d'attendre l'heure fixée pour le repas; mais, à part les jeûnes des féries quatrième et sixième, imposés par la loi ecclésiastique, où que nous allions, on faisait trêve à la station quotidienne.
Un ancien à qui nous demandions pourquoi, chez eux, l'on passait outre si facilement aux jeûnes quotidiens, nous répondit : «Le jeûna est toujours avec moi; mais vous, je vais devoir vous quitter à l'instant, et je ne pourrai vous retenir constamment près de moi. Puis, le jeûne, pour utile et nécessaire qu'il soit, demeure pourtant une oblation volontaire; tandis qu'il y a nécessité de précepte à remplir le devoir de la charité. Recevant le Christ en votre personnel, j'ai l'obligation de le refaire. Lorsque j'aurai pris congé de vous, il me sera loisible de compenser à part moi, par un jeune sévère, les adoucissements que j'ai dû prendre, en vous offrant l'hospitalité par égard pour lui. «Les amis de l'époux ne peuvent jeûner, tant que l'époux est avec eux.» (Mt 9,15). Lorsqu'il aura disparu, alors ils auront licence de jeûner.

CHAPITRE 25

Abstinence d’un vieillard, qui sut prendre ainsi jusqu’à six fois quelque nourriture sans apaiser sa faim.

Un ancien m’exhortait, durant le repas, à prendre encore quelque petite chose. «Mais, dis-je, je ne puis plus.» Il répartit : «C'est la sixième fois que je dresse la table pour différents frères qui m’ont visité. J’ai mangé avec tous, afin de les encourager, et j’ai encore faim. Et vous, qui en êtes à votre premier repas, vous dites déjà que vous n’en pouvez plus.»

CHAPITRE 26

D'un vieillard qui jamais ne mangea seul dans sa cellule.

J’en ai vu un autre, qui demeurait dans la solitude, et qui témoigna ne s’être jamais permis de manger seul. Si, durant cinq jours entiers, nul des frères ne venait à sa cellule, il persévérait à différer sa réfection jusqu’au samedi ou au dimanche, où il se rendait à l'église pour la synaxe. Alors, il trouvait quelque étranger qu'il ramenait à sa cellule, et prenait avec, lui son repas, non pas tant dans la vue de satisfaire à ses besoins, que par une pensée de charité et en considération de son frère.
Ainsi donc, s'ils savent rompre sans scrupule les jeûnes quotidiens à l'arrivée des frères, ceux-ci une fois partis, ils compensent par une abstinence plus grande la réfection qu'ils se sont accordée par égard pour eux, et se font payer ce peu de nourriture par une mortification, plus rude, diminuant de leur ration de pain et même de leur sommeil.

CHAPITRE 27

Témoignage des abbés Pésius et Jean sur le fruit de leur observance.


L'abbé Pésius demeurait dans un désert immense. L'abbé Jean, qui était supérieur d'un grand monastère, avec une multitude de moines, le vint visiter, et lui demanda, comme a son ancien compagnon, ce qu'il avait fait depuis quarante ans qu'il vivait séparé de lui dans la solitude, sans être troublé par les frères. «Jamais le soleil, dit-il, ne m'a vu manger.» - «Et moi, repartit l'autre, il ne m'a jamais vu fâché.»

CHAPITRE 28

Du beau témoignage que l’abbé Jean, sur le point de mourir, laissa à ses disciples, touchant l’exemple de sa vie.

Le même abbé Jean, près de rendre le dernier soupir, montrait l'allégresse de l’homme qui s’en va dans sa patrie. Ses disciples l’entouraient, anxieux. Ils lui demandèrent en suppliant de leur laisser comme héritage un précepte digne de mémoire, qui leur permît, par sa brièveté même, de parvenir plus aisément au sommet de, la perfection. Alors, avec un soupir : «Je n’ai jamais fait ma volonté, dit-il, et je n'ai jamais rien enseigné aux autres, que je ne l'eusse moi-même pratiqué.»

CHAPITRE 29

De l'abbé Machète, qui ne dormait jamais aux conférence spirituelles, et qui était toujours pris de sommeil, dès que l’on tenait des propos terrestres.

Je vis un vieillard, du nom de Machète, qui habitait loin de la foule des frères, et qui, à force de prières, avait obtenu cette grâce du Seigneur, de ne jamais être pris de sommeil aux conférences spirituelles, qu'elles se fissent de jour ou de nuit. Mais, quelqu'un cherchait-il à dire quelque mot de médisance ou dépourvu d'utilité, il s'endormait aussitôt, et la parole empoisonnée n'avait pas même le temps de venir souiller son oreille.

CHAPITRE 30

Doctrine du même vieillard, qu'il ne faut juger personne.

Le même vieillard nous instruisait à ne juger personne. Il ajouta qu'il y avait trois choses pour lesquelles il avait jugé et blâmé ses frères : se faire couper la luette, avoir une couverture dans leur cellule, bénir de l'huile et la donner aux séculiers qui en faisaient la demande. Or, il était tombé lui-même dans tous ces inconvénients. «Je contractai, dit-il, une maladie de la luette, dont je souffris fort longtemps, jusqu'à ce que, pressé autant par la douleur que par les exhortations unanimes des anciens, je consentisse à me la faire enlever. Cette maladie m'obligea également d'avoir une couverture.
Enfin, je dus bénir de l'huile et la donner aux gens qui m'en priaient. C'était là ce que j'abominais le plus, comme partant, à mon sens, d'une grande présomption. Mais, entouré soudain d'une troupe de séculiers, je me trouvai si bien pris, que je n'eus d'autre moyen de leur échapper, que de céder à leur violence et à leurs supplications : je traçai le signe de la croix et imposai la main sur le vase qu'ils me présentaient. Croyant avoir de l'huile bénite, ils me lâchèrent enfin.
Je pus constater par là bien manifestement que le moine est en proie aux mêmes travers et vices pour lesquels il a la présomption de juger les autres. Il faut se juger soi-même, rien que soi, et se garder en toutes choses avec circonspection et prudence, mais non pas juger la conduite ni la vie des autres, selon ce précepte de l'Apôtre : «Mais vous, pourquoi juger votre frère ? S'il reste ferme ou s'il tombe, cela regarde son maître;» (Rom 10,10) et cette autre parole : «Ne jugez pas, afin que vous ne soyez pas jugés; selon que vous aurez jugé, vous serez jugés vous-mêmes.» (Mt 7,1-2).
Outre ce que nous venons de dire, il est périlleux de juger les autres pour ce motif encore, que nous ignorons la nécessité ou la
raison qui font que leur acte est légitime ou du moins véniel, lors même qu'il nous choque. Dès lors, ayant de nos frères un autre sentiment que celui qu'il faudrait, notre jugement est un jugement téméraire; et le péché n'en est pas petit.

CHAPITRE 31

Reproches du même vieillard à des frères qu'il avait vu dormir pendant la conférence spirituelle, et se réveiller au récit d'un conte frivole.

Selon le même vieillard, le diable est le fauteur des entretiens frivoles et le constant ennemi des conférences spirituelles. Il rendit cette vérité manifeste de la manière que voici. Il traitait avec certains frères de sujets utiles et édifiants. Les voyant s'abîmer dans un profond sommeil et incapables de soulever le poids qui fermait leurs paupières, il commença soudain une fable frivole. L'agrément était nouveau. Aussitôt, les moines s'éveillent, et les oreilles se dressent. Alors, le vieillard, avec un soupir : «Jusqu'ici, nous parlions des choses célestes, et vos yeux cédaient à un mortel sommeil; j'ai commencé un vain conte, et tous de se réveiller, et de secouer la torpeur qui les terrassait. A ce signe du moins, connaissez qui mettait des empêchements à la conférence spirituelle, et qui a insinué dans vos coeurs ces propos stériles et charnels. N’est-il pas manifeste que celui qui se plaît au mal ? Oui, c'est lui qui ne cesse de favoriser les seconds et de contrarier la première.»

CHAPITRE 32

De lettres brûlées, avant que d'être lues.

Je ne crois pas moins nécessaire de raconter ce trait d'un frère attentif à garder la pureté du coeur et grandement soucieux de la contemplation divine.
Quinze ans écoulés, on lui apporta de la province du Pont quantité de lettres de son père, de sa mère, de nombreux amis. Il prit en mains le volumineux paquet. Et de délibérer longuement en soi-même : «De quel monde pensées, se disait-il, une telle lecture ne sera-t-elle point la cause, lesquelles m’emporteront ou à une joie vaine ou à des tristesses infructueuses ? Combien de jours le souvenir de ceux qui ont écrit ces lettres, ne viendra-il retirer mon âme de sa contemplation ? Combien me faudra-t-il de temps, pour éliminer la confusion qui va naître en mon esprit, et que de peine il m'en coûtera, pour me rétablir dans la tranquillité où je suis maintenant, si l'âme une fois émue par l'enchantement de sa lecture et considérant en mémoire les discours, les traits de ceux que j'ai laissés il y a si longtemps, je retourne par le coeur et la pensée les visiter et habiter parmi eux ? Rien ne me servira de les avoir quittés de corps, si leur vue commence d'occuper mon âme, si, après avoir abdiqué leur mémoire, ainsi que fait quiconque renonce au monde tout comme s'il était mort, je revis à elle et lui fais accueil de nouveau.»
Tandis qu'il roule ces pensées dans son coeur, il décide de ne pas ouvrir une seule lettre, de ne pas même défaire le paquet, de peur qu'à repasser les noms de ceux qui lui avaient écrit et à se représenter leur visage, il ne perdît l'ardeur de son esprit. Il jeta le tout au feu, attaché comme il l'avait reçu, en disant : «Allez, pensées de ma patrie, brûlez avec lui, et ne tentez pas de me ramener à ce que j'ai fui.»

CHAPITRE 33

De la solution d'une question que l’abbé Théodore mérita par sa prière.

Nous vîmes aussi l’abbé Théodore, homme d'une sainteté et d'une science éminentes, remarquable non seulement par les oeuvres, mais aussi dans la connaissance des Écritures.
Il ne devait point cette connaissance à des lectures assidues ni à la littérature de ce monde, mais plutôt à la seule pureté du coeur. Aussi bien, à peine pouvait-il comprendre ou dire quelques mots de grec. Une fois qu'il cherchait à éclaircir une question fort obscure, il persista dans l'oraison sept jours et sept nuits, sans se lasser, jusqu’à ce qu'il connût par une révélation du Seigneur la solution désirée.

CHAPITRE 34

Paroles du même vieillard, où il enseignait par quelle étude le moine peut acquérir la science des Écritures.

Quelques frères témoignaient leur admiration pour tant de science et de lumière, et s'enquéraient auprès de lui du sens de certains passages de l'Écriture. «Le moine, leur dit-il, qui désire atteindre à la connaissance des Écritures, ne doit pas dépenser sa peine à lire les commentateurs, mais diriger plutôt tout le soin de son esprit et l'ardeur de son coeur à se purifier des vices charnels. Dès qu'on les a bannis, le voile des passions tombe de dessus les yeux du coeur, et ceux-ci contemplent naturellement les mystères des Écritures. Car la grâce du saint Esprit ne les a point promulguées, pour qu'elles nous fussent inconnues on obscures; mais c'est nous qui les rendons obscures par notre faute, lorsque le voile de nos péchés nous fait comme un nuage devant les yeux du coeur. Ceux-ci revenus à la santé, la seule lecture des Écritures leur suffit abondamment, pour contempler la vraie science et point ne leur est besoin des leçons des commentateurs; non plus que les yeux de notre corps n'ont besoin qu'on leur apprenne à voir, s'ils ne souffrent pas de la cataracte ou de la cécité. Pourquoi, aussi bien, s'est-il élevé parmi les commentateurs tant de divergences et d'erreurs, sinon parce que la plupart se sont portés à interpréter les Écritures sans avoir pris soin de purifier leur âme ? Mais, ignorants de la délicatesse et de la pureté du coeur, ils ont donné en des sentiments opposés à la foi ou contradictoires, et n'ont pu saisir la lumière de la vérité.»

CHAPITRE 35

Reproches que me fit le même vieillard, une nuit qu'il était venu jusqu'à ma cellule.

Une fois, le même vieillard vint inopinément à ma cellule par une nuit profonde. Anachorète encore novice, une curiosité paternelle le portait à s'assurer secrètement de ce que je faisais tout seul. Il me trouva étendu sur ma natte, dès la solennité du soir terminée, et me disposant à prendre du repos. Alors, il poussa des soupirs du fond de son coeur, et m’appelant par mon nom : «Jean, dit-il, combien, à cette heure, s'entretiennent avec Dieu, et gardent en eux sa sainte présence par de secrets embrassements ! Et vous, vous vous privez de tant de lumière, en vous abandonnant à un lâche sommeil !»
Et puisque les vertus et la grâce des pères nous ont entraînés à de tels récits, je crois nécessaire de confier à ce volume un trait de charité dont nous fûmes l'objet de la part d'un homme éminent, qui s'appelait Archebius. Ainsi, la pureté de l'abstinence brillera d'un éclat nouveau, jointe aux oeuvres de la charité et rehaussée par une variété si belle. L’offrande du jeûne est agréable à Dieu, lorsqu'elle se consomme par les fruits de la charité.

CHAPITRE 36

Description du désert de Diolcos, où des anachorètes faisaient leur demeure.

Au temps que, jeunes et sans expérience, nous vînmes des monastères de Palestine dans une ville d'Égypte nommée Diolcos, nous y trouvâmes une multitude considérable vivant sous la discipline cénobitique, et merveilleusement dressée à cette forme excellente, qui est aussi la première en date, de la vie monastique.
Mais ensuite, poussés par les louanges qu'on en faisait, nous eûmes hâte de voir d'aussi près que possible une autre sorte de moines, tenue pour supérieure, celle des anachorètes. Ceux-ci ont commencé par demeurer longtemps dans les monastères de cénobites; puis, instruits à fond, dans la patience et la discrétion, passés maîtres en la vertu d'humilité et de dépouillement, purifiés de tous vices, ils pénètrent dans les secrètes profondeurs du désert, pour affronter les rudes combats des démons.
Nous sûmes que des hommes adonnés à ce genre de vie habitaient en deçà du Nil, dans un endroit limité d'un côté par le fleuve, de l'autre par l'immensité de la mer, et formant une île inhabitable à tout autre qu'à des moines en quête de solitude, car le sel et les sables stériles s'unissent pour la rendre impropre à toute culture. Nous nous hâtâmes vers eux, pressés d'un immense désir; et nous admirâmes au delà de toute mesure les travaux qu'ils supportaient pour la contemplation des vertus et l'amour de la solitude. Ils souffrent d'une telle pénurie d'eau, qu'ils mettent à s'en servir plus d'attention et de scrupule, que l'homme le plus sobre du monde à conserver et épargner le plus précieux des vins. Ils doivent, en effet, la puiser au fleuve, et l'apporter d'une distance de trois milles et plus. Encore cet espace est-il coupé de collines de sable, qui doublent la difficulté et la peine.

CHAPITRE 37

L'abbé Archebius nous cède sa cellule avec tout l'ameublement.

Nous ne les eûmes pas plus tôt vus, qu’il nous prit une vive ardeur de les imiter. Archebius, qui était parmi eux le plus consommé en sainteté, nous entraîna jusqu'à sa cellule, afin de nous y donner l'hospitalité; et, dès qu'il se fut assuré de notre désir, il feignit de vouloir quitter ce lieu. Il nous offrait sa cellule, puisque, aussi bien, il en devait partir. C'était du reste un projet qu'il eût réalisé, affirmait-il, même si nous n'eussions pas été là. Notre désir était bien grand de nous fixer en cet endroit; d'autre part, les assurances d'un tel homme ne nous laissaient aucun doute : nous acceptâmes de bon gré, et prîmes possession de la cellule, avec tout le mobilier et les ustensiles.
Ayant réussi dans sa pieuse ruse, il s'éloigna quelques jours, afin de réunir les ressources nécessaires à la construction d'une autre cellule; et, de retour, il la bâtit avec bien de la fatigue. Mais, peu de temps après, d'autres frères survinrent, qui manifestèrent à leur tour le désir de rester. Sa charité les circonvint de la même manière. De nouveau, il leur abandonna sa cellule avec tout le ménage; puis, infatigable dans l'oeuvre de la charité, il s'en éleva une troisième, pour y demeurer.

CHAPITRE 38

Comment l'abbé Archebius paya du travail de ses mains une dette de sa mère.

Je pense qu'il vaut aussi la peine de raconter un autre trait de la charité de ce grand homme. Les moines de cette région y apprendront par l'exemple d'un seul, avec la rigueur de l'abstinence, la sincérité de la dilection.
Né d'une famille qui n'était pas sans noblesse, dès les années de son enfance il méprisa l'amour du monde et de ses parents, pour s'enfuir au monastère, distant de Diolcos d'environ quatre milles. De tout le temps de sa vie qu'il y passa, c'est-à-dire cinquante années entières, il ne rentra jamais au bourg dont il était sorti, jamais il ne le vit; jamais non plus il ne leva les yeux sur le visage d'une femme, non pas même de sa mère.
Cependant, son père fut prévenu par la mort, laissant une dette de cent sous d'or. Il n'avait nulle inquiétude à prendre, dès là qu'il avait renoncé aux biens paternels. Mais il sut que sa mère était fort tourmentée par les créanciers. Alors, lui qui, aux jours de la prospérité de ses parents, avait voulu ignorer qu'il eût sur terre un père et une mère, fléchit par tendresse filiale cette rigueur évangélique. Il crut qu'il pouvait avoir une mère et s'empresser à secourir son infortune, s'il ne relâchait rien de son propos d'austérité. Il demeura donc dans la clôture du monastère, mais réclama triple tâche. L'espace d'un an entier, de jour et de nuit, il peina, tant qu'il eût gagné de ses sueurs le montant de sa dette. Il le versa alors aux créanciers, et libéra sa mère de toute inquiétude et vexation. Ainsi lui avait-il ôté son fardeau, sans rien diminuer de la rigueur de son idéal pour la tendresse qu'il lui devait; il avait sa garder son austérité accoutumée, sans refuser au coeur de sa mère le témoignage pratique de sa charité filiale. Celle à qui il avait renoncé pour l'amour du Christ, pour l'amour du Christ il avait consenti à la connaître de nouveau.

CHAPITRE 39

Ruse d'un vieillard, pour procurer du travail à l'abbé Siméon.

Il était un frère, du nom de Siméon, pour qui nous avions une vive affection. Il était venu d’Italie, ne sachant pas un mot de grec. L'un des anciens eut le désir d'accomplir à son égard quelque oeuvre de charité, comme on fait pour un étranger, mais sous couleur d'une dette dont il s'acquitterait. Et de s'enquérir pourquoi Siméon restait oisif dans sa cellule, pensant bien qu'il ne pourrait demeurer longtemps, tant à cause des rêveries qu'engendre l'oisiveté, que par la pénurie des choses indispensables. N'était-ce point une vérité assez certaine, que personne ne peut supporter les tentations de la solitude, à moins de consentir à gagner sa vie du travail de ses mains ? Siméon répondit qu'il ne connaissait et n'était capable de faire aucun des métiers qu'il voyait exercer par les frères, sauf celui de copiste, si toutefois il se trouvait quelqu'un en Égypte qui pût avoir besoin d'un livre en latin.
Le vieillard tenait le prétexte désiré d'accomplir son oeuvre charitable sous les dehors, d'un paiement. «Voilà, s'écria-t-il, une occasion que Dieu m'envoie. Je cherchais depuis longtemps quelqu'un qui me copiât l'Apôtre en latin, car j'ai un frère à l'armée qui connaît très bien cette langue, et à qui je désire envoyer quelque partie des Écritures, afin de l'édifier.»
Siméon accepte avec joie cette occasion, comme offerte par Dieu même. Mais le plus heureux des deux était encore le vieillard, de mettre à profit ce prétexte, pour accomplir librement l'acte de charité qu'il méditait. C'était, selon son calcul, une année de travail à payer. En guise de salaire, il se met sur-le-champ à pourvoir à tous les besoins du nouvel arrivé, et lui fournit encore les parchemins avec les instruments pour écrire.
Après quoi, il reçut son manuscrit. Mais de quoi lui pouvait-il servir, quel profit en tirer, dès là que tout le monde, dans le pays, ignorait le latin. Son adresse et sa dépense ne restaient pas toutefois sans résultats. Siméon, d'une part, avait gagné son entretien au prix de son travail, sans avoir la confusion de tendre la main. Lui, d'autre part, avait réussi dans sa charité et sa munificence, en se donnant l'air de payer une dette; et sa récompense en devait être d'autant plus grande, que, dans son ambition de bien faire, il ne s'était pas contenté de procurer à son frère étranger les choses nécessaires à la vie, mais lui avait encore fourni, avec les instruments de travail, l'occasion même de travailler.

CHAPITRE 40

De deux enfants, qui, portant des figues à un malade, se laissèrent mourir de faim, dans le désert.

Nous avions dessein de parler du jeûne et de l'abstinence; et voici que nous y avons mêlé les mouvements et les oeuvres de la charité. Nous revenons à notre sujet, en insérant à cet ouvrage un trait bien digne de mémoire. Les héros en sont deux enfants; mais leurs sentiments n'étaient pas ceux de leur âge.
Au grand étonnement de tous, car la chose ne s'était pas encore vue en plein désert, quelqu'un de la Lybie Maréotide avait apporté des figues à l'abbé Jean, économe de Scété, qui gouvernait le temporel de cette Église du temps que l'abbé Pafnuce en était le prêtre, et avait été mis par lui dans cet office. Aussitôt, il envoie les figues par deux adolescents à certain vieillard qui souffrait de maladie, dans l'intérieur du désert, et demeurait à dix-huit milles de l'église. Les deux enfants prennent les figues, et se dirigent vers sa cellule. Chemin faisant, un brouillard épais se répandit, qui leur fit perdre la route : ce qui arrive facilement, même aux plus anciens. Ils errèrent tout le jour et toute la nuit à travers l'immensité uniforme du désert, sans pouvoir trouver la cellule du malade. A la fin, épuisés de fatigue, autant que de faim et de soif, ils fléchirent les genoux, et rendirent leur esprit au Seigneur dans l'office de la prière.
On les chercha longtemps à la trace de leurs, pas, car le pied laisse une empreinte dans ces sables, comme il fait dans la neige, jusqu'à ce que le vent, même le plus léger, l'ait recouverte d'un sable fin et mouvant. On les trouva avec les figues intactes, comme il les avaient reçues. Ils avaient mieux aimé donner leur vie, que de trahir leur dépôt; perdre la lumière d'ici-bas, plutôt que de violer le commandement de leur ancien.

CHAPITRE 41

Sentence de l'abbé Macaire sur l'observance du moine; et que celui-ci doit se considérer, tantôt comme devant vivre cent ans, tantôt comme devant mourir le jour même.

Je dirai encore un commandement très salutaire du bienheureux Macaire, et c'est sur une sentence d'un si grand homme que je veux terminer ce livre consacré au jeûne et à l'abstinence.
«Le moine, disait-il, doit s'adonner au jeune, comme s'il devait vivre cent ans; et refréner les passions de son âme, oublier les injures, rejeter les tristesses, mépriser les douleurs et les détriments, comme s'il devait mourir le jour même.»
Il y a en effet dans la première règle une sage et prudente discrétion, qui fait marcher le moine dans une austérité toujours égale, et ne lui permet point, sous le prétexte d'une santé débile, de se laisser glisser des sentiers escarpés vers les précipices et la mort. Il y a dans la seconde une magnanimité salutaire, capable non seulement de mépriser l'apparente prospérité du monde présent, mais de ne pas se laisser abattre par l'adversité et les tristesses, de les mépriser même comme des choses de peu, comme pur néant, les yeux de l'âme constamment fixés là où chaque moment qui passe peut nous voir appeler.

    

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