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DEUXIÈME PARTIE
SEIZIÈME DEGRÉ
De
l'Avarice et de la Pauvreté.
1. La plupart des auteurs recommandables par
leur science, après avoir parlé, ainsi que nous
venons de le faire, de la
chair comme d'un tyran furieux, nous entretiennent de l'avarice, qui est un
démon monstrueux et rempli de têtes. C'est donc pour ne pas troubler l'ordre
qu'ont suivi ces hommes pleins de sagesse, que nous suivrons la règle qu'ils
nous ont tracée. Nous dirons donc, mais en peu de mots, ce qui regarde cette
cruelle passion, et nous traiterons de même des remèdes capables de nous en
guérir ou de nous en préserver.
2. L'avarice est une véritable idolâtrie; c'est la fille de l'incrédulité.
Pour contenter son avidité, elle se sert du prétexte spécieux des maladies
et des besoins du corps; c'est pour cela qu'elle ne cesse de menacer la
vieillesse de mille nécessités différentes, qu'elle annonce et fait craindre
des sécheresses et qu'elle prédit des famines.
3. Un avare blâme et viole les préceptes de l'Évangile. Celui qui est
possédé de l'amour de Dieu, n'est pas dévoré par le désir passionné des
richesses, mais s'en sert pour faire d'abondantes aumônes. Il se trompe et
veut tromper les autres, celui qui ose dire qu'il aime Dieu et les biens de
la terre; car il n'aime pas Dieu. Il est dans la même erreur, celui qui
prétend posséder Dieu et l'argent : il ne possède ni l'un ni l'autre.
4. Celui qui pleure ses péchés, a même renoncé à son propre corps et ne
l'épargne pas, lorsqu'il croit qu'il lui est nécessaire de le faire.
5. Ne dis pas que vous n'aimez et que vous ne recherchez les richesses
qu'afin de pouvoir secourir les indigents. Rappelez-vous qu'une pauvre veuve
avec deux petites pièces de monnaie a conquis le royaume des cieux.
6. Deux hommes se rencontrèrent un jour; c'étaient un avare et un
hospitalier. L'avare se mit de suite à faire des reproches à celui qui
répandait d'abondantes largesses dans le sein des pauvres; il l'accusa de
n'avoir ni sagesse ni discrétion.
7. Mais celui-ci, qui avait généreusement triomphé de la cupidité, ne
pouvait-il pas répondre que quiconque a vaincu cette passion, a coupé la
racine à toutes les inquiétudes de la vie, et que celui qui en est esclave,
ne peut jamais présenter à Dieu des mains pures et innocentes, ni Lui offrir
le parfum odoriférant de la prière?
8. L'avarice commence dans un prétexte de l'aumône; mais a-t-on ramassées,
s'est-on fait un trésor d'or et d'argent, la cupidité fait détester les
pauvres. Voyez combien sont grandes et vives la sensibilité et la compassion
pour les indigents dans le coeur d'un avare, tandis qu'il travaille à
devenir riche; mais voyez aussi combien il est devenu dur et insensible à
leur égard, depuis qu'il est dans l'abondance.
9. J'ai vu des pauvres des biens de la fortune, mais qui étaient très riches
des biens de la grâce, oublier entièrement leur pauvreté temporelle en
vivant au milieu des personnes qui étaient elles-mêmes pauvres, mais
seulement par affection et par volonté.
10. Le moine qui a le malheur d'aimer l'argent, n'est jamais oisif; car sa
passion lui rappelle sans cesse ces paroles dont il abuse : Celui qui ne
veut pas travailler, ne doit pas manger (2 Th 3,10); et ces autres
paroles : Mes mains ont suffi pour me procurer et à ceux qui vivent avec
moi, les choses qui nous étaient nécessaires. (Ac 20,34).
11. La pauvreté religieuse est un désaveu formel de tous les soins de la vie
et un affranchissement de toutes les inquiétudes temporelles; c'est une
voyageuse débarrassée de tout embarras, une observatrice scrupuleuse des
préceptes du Seigneur; c'est une heureuse délivrance de toute sorte de
chagrins et de peines.
12. Le moine pauvre, est maître de l'univers entier, parce qu'il place tous
ses soins et toutes ses inquiétudes dans le sein de la Providence, et que
par la confiance ferme et entière qu'il a dans le Seigneur, il rend tous les
hommes ses sujets et ses serviteurs. Ce ne sera donc point aux hommes qu'il
s'adressera dans ses nécessités et dans ses besoins, et les secours qu'il en
recevra, il pensera ne les tenir que de la main du Seigneur.
13. Il est l'heureux enfant de la paix et de la tranquillité du coeur; car
il est libre de toute affection déréglée. Dans sa retraite il ne donne pas
une plus grande attention aux choses présentes qu'à celles qui sont
absentes, à celles qui sont, qu'à celles qui n'existent pas, et tout dans ce
monde lui parait être boue et fumier. Celui qui s'attriste et s'afflige en
se voyant dans quelque besoin, n'est pas pauvre de cette pauvreté qui,
seule, est la véritable.
14. Le vrai pauvre offre sans cesse à Dieu des prières pures et sincères, et
l'avare souille les siennes par la pensée et le désir des biens temporels
qu'il regarde comme des idoles.
15. Ceux qui ont le bonheur de vivre dans un monastère, doivent être exempts
de toute cupidité; car comment oseraient-ils posséder quelque chose en
propre, puisque, par l'obéissance dont ils ont fait profession, leurs corps
mêmes ne sont pas en leur disposition ? Le seul préjudice que pourrait leur
porter cette pauvreté si parfaite, serait de les rendre trop propres à
changer de lieu et de demeure sans la moindre difficulté; car j'en ai vu que
les choses qu'ils possédaient dans un endroit, les y fixaient et les y
attachaient.
16. Ils sont bien plus avancés dans les voies de la perfection, ceux qui,
pour l'amour de Dieu sont pèlerins, que ceux qui n'y demeurent que par
affection pour certaines choses qu'ils y possèdent.
17. Lorsqu'on a le bonheur de savourer les douceurs et les délices que
procurent les biens du ciel, on se dégoûte bien vite et bien facilement des
fausses douceurs des biens de la terre; mais, hélas! par un principe
contraire, on donne promptement les affections de son coeur aux richesses
temporelles, on les possède avec bien du plaisir, quand on n'a jamais goûté
les saintes voluptés des richesses spirituelles.
18. Celui qui est pauvre malgré lui est doublement malheureux; car il ne
jouit pas des biens de la vie présente, et par le mauvais usage qu'il fait
de sa pauvreté, il se prive des biens de la vie future.
19. Prenons bien garde, ô nous tous qui avons fait profession de la vie
religieuse, de devenir inférieurs aux oiseaux, ces animaux ne pensent pas au
lendemain et ne ramassent rien pour le temps qui doit, venir. (cf. Mt 6,26).
20. Qu'il est grand aux yeux du Seigneur, celui qui , pour son amour,
renonce généreusement à tout ce qu'il possède ! et qu'il est dans de saintes
dispositions, celui qui se dépouille même de sa propre volonté ! L'un, pour
prix de sa générosité, recevra le centuple, soit en ce monde par des biens
temporels, soit dans l'autre par des dons et des grâces célestes; et l'autre
possédera la vie éternelle.
21. Les vagues et les tempêtes ne cessent d'agiter et de tourmenter la mer,
et la tristesse et la colère troublent et harcèlent l'avare sans aucune
interruption.
22. Celui qui n'a que du mépris et de l'indifférence pour les biens de la
terre, n'est point exposé aux procès, ni aux chagrins qu'ils entraînent
après eux; tandis que celui qui est esclave de la cupidité, plaidera toute
sa vie pour une misérable aiguille.
23. Une foi inébranlable préserve de toute sorte d'inquiétudes; la pensée de
la mort porte à renoncer à son propre corps.
24. Job sur son fumier ne donna aucune marque ni aucun signe qu'il fut
possédé par quelque affection de cupidité, aussi réduit à la dernière
extrémité, conserva-t-il son âme dans une paix et une tranquillité
parfaites.
25. Oh! que c'est avec raison qu'on dit que l'avarice est la racine de toute
sorte de maux. Car c'est cette maudite passion qui engendre les haines, les
larcins, les jalousies les scissions, les inimitiés, les haines, les
disputes, les ressentiments, les actes de cruauté et de barbarie, et même
les meurtres.
26. Or comme une petite étincelle est dans le cas de produire l'immense
embrasement d'une forêt; de même une vertu, petite en apparence, est capable
de faire disparaître tous les crimes dont nous venons de parler; et cette
petite vertu, c'est la pauvreté , laquelle supprime et éteint tous les
mauvais penchants de la cupidité. Ce qui produit en nous cette intéressante
vertu, c'est d'abord l'habitude de penser à Dieu, ensuite le plaisir que
nous éprouvons de marcher en sa Présence, enfin le souvenir du compte
redoutable que nous aurons à Lui rendre.
27. Tous ceux qui ont lu avec attention ce que nous avons dit au quatorzième
degré, de la gourmandise, mère de tous les maux imaginables, auront sans
doute observé que cette infâme passion en rendant compte elle-même de la
généalogie et du nombre de ses enfants, a mis au second rang
l'insensibilité, qui rend le coeur aussi dur qu'un rocher. Si donc nous
n'avons pas encore parlé de ce vice, c'est que l'avarice , qui est un dragon
furieux et un culte idolâtrique de l'argent, nous a forcés à nous occuper
d'elle. Je ne sais pas pourquoi nos pères ont placé l'avarice à la troisième
place parmi les péchés capitaux. Je parlerai donc maintenant de
l'insensibilité, qui tient le troisième rang dans la chaîne des péchés, mais
qui est au second dans la généalogie que l'intempérance nous a faite de ses
enfants. Après quoi, puisque nous avons dit quelque chose de l'avarice, nous
passerons au sommeil, aux veilles, enfin à la crainte puérile : ces espèces
de maladies spirituelles, attaquent
surtout les novices.
Nous terminerons ce degré, en disant que celui
qui remporte cette seizième victoire, possède l'amour, s'est délivré des
soins de la vie présente, a mérité une grande récompense dans le ciel, et
marche sans aucun embarras temporel vers la céleste patrie.
DIX-SEPTIÈME
DEGRÉ
De l'insensibilité
de l'âme, ou de l'endurcissement du coeur,
qui est la mort de l'âme avant celle du corps.
1. L'insensibilité, et dans le corps et dans le
coeur, est un assoupissement léthargique qui, par une longue durée de
maladie grave et par la négligence avec laquelle on en a pris soin, finit
assez ordinairement par une paralysie universelle.
2. C'est de cette manière que l'âme tombe dans la funeste insensibilité.
Elle est donc une négligence coupable des devoirs, laquelle produit enfin
une habitude invétérée de les omettre. C'est un mortel engourdissement du
coeur produit par une folle présomption; c'est une chaîne lourde et pesante
qui nous empêche de courir avec joie dans les voies de Dieu; c'est un
breuvage funeste qui nous fait perdre la componction; elle est la porte de
l'affreux désespoir, la mère de l'oubli de Dieu, lequel, après avoir été
enfanté par elle, lui donne lui-même l'existence et la vertu d'effacer en
nous tout sentiment de crainte de Dieu.
3. L'insensibilité n'est-ce pas à un philosophe insensé qui, en donnant des
leçons aux autres, prononce sa propre condamnation; à un avocat qui parle
contre sa propre cause; à un médecin aveugle qui, tout en faisant de longues
et savantes dissertations sur les moyens de guérir un malade, ne cesse
d'agrandir et d'envenimer ses plaies et d'augmenter son mal ? En effet on
l'entend parler avec zèle et science de la maladie de son âme, et on ne le
voit jamais s'abstenir des choses qui l'entretiennent; il demande à Dieu de
l'en délivrer, et, par ses mauvaises habitudes dans lesquelles il ne cesse
de tomber, il s'enfonce et s'engage plus avant dans l'abîme; s'indigne
contre lui-même : eh ! le malheureux! ne rougit plus des reproches amers
qu'il se fait; il sait encore qu'il fait mal, il le dit même, et il ne prend
pas les moyens de se corriger; il parle de la mort, et il vit comme s'il ne
devait jamais mourir; il pousse de longs gémissements sur les suites
terribles et inévitables de la mort, et il est tranquille, comme s'il
n'avait rien à craindre et qu'il fût immortel ici bas; il traite des
avantages précieux et des fruits salutaires de la mortification, et il
n'hésite pas de se livrer sans scrupule aux excès et aux délices de la bonne
chère; il lit souvent ce qui regarde le jugement dernier, et il est assez
insensé pour n'en faire aucun cas, et même pour en plaisanter; il parcourt,
en lisant, ce qui est écrit de la vaine gloire, et cette lecture même
augmente ce vice dans son misérable coeur; il donne des louanges aux
veilles, et lui-même se plonge dans les douceurs du sommeil; il relève avec
éloquence la vertu et l'excellence de la prière, et cependant il l'a en
horreur et ne se livre à ce saint exercice qu'avec une extrême répugnance et
par force : elle fait son supplice et son tourment. Il loue et exalte
l'obéissance, et il est le premier à désobéir; il prodigue les éloges les
plus pompeux à ceux qui n'ont aucune affection pour les biens fragiles et
périssables de ce monde, et il n'a pas honte de se fâcher et de se disputer
pour un vil et méprisable chiffon; il se met en colère de s'être fâché, et
il s'irrite et s'indigne de s'être mis en mauvaise humeur; et, quoiqu'il
tombe et retombe sans cesse, l'insensé ! il ne s'aperçoit même pas de ses
chutes. Il se repent de s'être livré aux excès de l'intempérance, et un
moment après il ajoute de nouveaux excès aux premiers; il béatifie le
silence, et afin de ne pas l'observer, il se livre à de longs discours sur
les louanges qu'il mérite; il fait d'excellentes exhortations aux autres
pour les porter à pratiquer la douceur, et lui-même s'indigne et s'irrite de
sa propre indignation et de ses impatiences; un peu rendu à lui-même, on le
voit gémir sur son état déplorable; et à peine s'est-il donné le moindre
mouvement pour en sortir, qu'il retombe dans une léthargie plus profonde :
il blâme et condamne sévèrement les ris et la joie, et lui-même en parlant
de la pénitence, se met à rire d'une manière qui fait pitié et annonce la
folie; il s'accuse devant les autres d'être coupable de vaine gloire, et
dans cette accusation même, il cherche à contenter son orgueil et sa vanité;
il ne cesse de recommander à ses frères de garder la modestie dans leurs
regards, et de pratiquer la chasteté avec la plus scrupuleuse attention, et
le misérable porte sans cesse, et dans de perverses intentions, les yeux sur
des objets agréables et dangereux ! Le rencontre-t-on au milieu des gens du
siècle ? il ne peut assez faire l'éloge de la vie religieuse et solitaire,
et, dans sa stupide insensibilité, il ne comprend pas que ces louanges
condamnent sa conduite; il accable d'honneur et de louanges ceux qui
prennent soin des pauvres et qui répandent d'abondantes aumônes dans le sein
de l'indigence et de la misère, et lui-même couvre les indigents et les
pauvres d'injures, d'affronts et d'outrages. CÕest ainsi que ce pauvre
malheureux s'accuse et se condamne en tout et partout, sans penser à rentrer
en lui-même ! à rougir de son triste et funeste état, à se repentir de sa
conduite et à se convertir : mais, hélas ! le dirai-je ? la chose lui
est-elle possible ?
4. J'ai vu de ces malheureux qui, en entendant parler de la mort et du
jugement terrible qui la suivra, étaient tout baignés de larmes, et qui
cependant, dans cet état, se hâtaient d'aller se mettre à table; et, dans ma
surprise et mon étonnement, je ne pouvais comprendre comment l'intempérance,
quoique fortifiée par une longue habitude de vivre dans le langueur et
l'insensibilité, fût assez forte et puissante pour résister à une douleur
aussi vive et à la vertu des larmes aussi salutaires.
5. Cependant, malgré la faiblesse de mon esprit et de mon jugement, voici en
peu de mots ce que je crois avoir découvert des ruses infernales qu'emploie
et des plaies profondes que fait cette passion dure, furieuse, tyrannique,
dangereuse et impertinente; car je ne peux pas ici m'étendre en
dissertations longues et raisonnées, et je conjure celui qui, par le secours
du ciel et par sa propre expérience, aurait trouvé le remède capable de
guérir les âmes de cette maladie mortelle, de ne pas manquer de nous
l'apprendre et de l'employer. Quant à moi, tout ce que je peux faire, c'est
d'avouer franchement et sans détour que, vu mon impuissance et l'état de
servitude dans lequel ne m'a que trop réduit cette cruelle maîtresse,
j'aurais été dans l'impossibilité de connaître tous ses artifices et toutes
ses ruses; mais je l'ai saisie de force, je lui ai fait violence, et, la
serrant fortement avec les chaînes de la crainte de Dieu, et les liens de la
persévérance dans la prière, je l'ai forcée, malgré elle, à me faire les
aveux suivants.
Cette méchante et tyrannique maîtresse m'a donc parlé ainsi : «Lorsque ceux
qui ont fait alliance avec moi, ont des cadavres sous les yeux, ils ne
laissent pas de rire; dans la prière ils sont durs comme des rochers, et
leur esprit est enveloppé des ténèbres épaisses qui les empêchent absolument
de rien voir. Quand ils se présentent à la table eucharistique, ils y sont
sans aucun sentiment de piété, reçoivent et mangent le pain divin comme un
pain commun et ordinaire. Si je vois des personnes touchées de componction,
je me moque d'elles. J'ai appris de mon père l'art de faire périr toutes les
bonnes oeuvres produites par le courage et les efforts d'un coeur généreux
et bon. Je suis la mère de la légèreté et des ris, la nourrice du sommeil,
l'amie des sociétés et de la compagnie, la compagne fidèle de la fausse
piété; et en cette dernière qualité, je méprise les reproches qu'on me
fait.»
6. Ces réponses me frappèrent d'étonnement et de surprise, et m'inspirèrent
le désir violent de demander encore à cette furieuse passion le nom de son
infâme père. Elle me répondit : «Je ne suis pas sortie d'une seule et même
tige; mon origine est un mélange incertain, et l'état de ma génération est
varié : l'excès dans le manger me donne des forces, le temps me fait croître
et grandir; les mauvaises habitudes m'affermissent tellement, que celui qui
s'y laisse aller, ne sortira pas de mon esclavage.
Si vous persévérez dans les veilles et dans la pensée des jugements de Dieu,
je vous donnerai quelque relâche. Sachez bien quelle est la cause qui m'a
produite en vous; car ce n'est pas la même dans tout le monde, et livrez-lui
de rudes assauts. Allez souvent prier sur les tombeaux, et portez
continuellement dans votre esprit l'image de la mort et de ceux qui ne sont
plus; mais n'oubliez pas que si vous ne vous servez pas du jeûne comme d'un
pinceau, pour peindre toutes ces choses dans votre esprit, vous ne sauriez
jamais triompher de moi.
DIX-HUITIÈME
DEGRÉ
Du sommeil, de la
prière, et du chant public des psaumes.
1. Le sommeil est un certain état, une certaine
passion de la nature produite par l'engourdissement des sens; c'est l'image
de la mort. Le sommeil en lui-même est quelque chose d'unique; mais, ainsi
que la cupidité, les causent qui le produisent, sont nombreuses; car, tantôt
il vient de la nature même, tantôt du travail que supporte l'estomac, lequel
digère difficilement les aliments qu'il a reçus, tantôt de la part des
démons; quelquefois des austérités excessives dans le jeûne en sont la cause
et le principe : dans ce dernier cas, c'est la nature qui, se sentant
affaiblie, cherche à se soulager et à réparer ses forces.
2. En buvant beaucoup et souvent, on contracte facilement la servile
habitude de boire; il faut en dire autant de l'habitude de dormir. C'est
pourquoi les jeunes commençants doivent se prémunir contre cette passion et
cette nécessité corporelles; car, ainsi qu'on ne peut l'ignorer, une
habitude invétérée se corrige difficilement.
3. Si nous voulons bien y faire attention, nous remarquerons que, tandis que
nos frères s'assemblent au son de la trompette, nos ennemis accourent aussi
invisiblement vers nos lits, afin que, lorsque nous serons éveillés, ils
nous fassent violence pour nous faire demeurer dans les douceurs du repos :
«Demeurez, nous diront-ils intérieurement, attendez que les hymnes qui
précèdent la psalmodie des psaumes soient achevés; ce sera bien assez tôt
pour aller à l'église.» D'autres fois ils nous assiègent pendant la prière,
et nous portent au sommeil. Ici ils excitent en nous de violents besoins
pour nous engager à sortir; là ils nous sollicitent à tenir des discours
vains et inutiles. Il en est parmi eux dont l'occupation est de fatiguer
notre esprit par de mauvaises pensées; d'autres, de nous faire appuyer sur
quelque objet, comme, par exemple, le mur, nous persuadant que nous sommes
trop faibles ou trop fatigués; d'autres nous accablent de bâillements
importuns; quelques-uns nous portent à rire, afin que, dans nos prières
mêmes, nous nous attirions la Colère du Seigneur. Nous en trouvons qui nous
tentent d'aller bien vite en prononçant les versets, afin qu'ayant plus tôt
fait, nous ayons quelque temps à donner à la paresse; et nous en rencontrons
d'autres, au contraire, qui veulent que nous aillions lentement, pour nous
faire goûter un certain plaisir naturel. Enfin il en est qui se mettent,
pour ainsi dire, sur notre langue et sur nos lèvres, pour nous fermer la
bouche, ou du moins pour nous empêcher de prononcer facilement les mots qui
composent les psaumes.
4. Celui qui, pendant la prière, pensera sérieusement qu'il est en la
présence de Dieu, sera comme une colonne immobile, et ne se laissera pas
surprendre par ces différentes tentations. Au reste, le lutteur sincère et
obéissant, lorsqu'il s'agit de prier, se trouve éclairé d'une lumière,
divine et rempli d'une joie céleste; car ce bon moine, semblable à un
vaillant soldat, s'est préparé à la prière depuis longtemps, par un fidèle
accomplissement de ses devoirs et par une exacte obéissance.
5. Si tous peuvent vaquer à la prière publique, il faut avouer néanmoins
qu'il en est à qui il serait plus utile de ne prier qu'avec un autre qui
leur serait uni par le même esprit et par les mêmes inclinations. La prière
solitaire ne convient qu'à un très petit nombre.
6. En psalmodiant avec plusieurs, il ne vous sera guère facile de vous
livrer à la méditation, sans avoir des distractions nombreuses; alors pour
enchaîner et pour appliquer votre esprit, pesez et méditez les paroles
sacrées qu'on récite, afin que cette méditation soit pour vous comme une
prière, pendant que la partie du choeur à laquelle vous n'appartenez pas,
prononce son verset.
7. Il ne convint à personne que pendant la prière on s'occupe à quelque
autre chose, soit que cette chose soit nécessaire, soit qu'elle ne le soit
pas. Saint Antoine nous assure qu'un ange a fortement recommandé d'éviter ce
défaut.
8. Le feu éprouve l'or; mais la prière éprouve l'amour et l'attachement que
les moines ont pour Dieu.
Celui qui se plaît au saint exercice de la prière, s'unit heureusement à
Dieu, et met en fuite les démons.
DIX-NEUVIÈME
DEGRÉ
Des veilles du
corps,
de la manière dont elles produisent les veilles de l'esprit,
et de la manière dont il faut les pratiquer.
1. Parmi les gens qui sont à la suite des rois
de la terre, il y en a qui sont sans armes, d'autres qui portent des
faisceaux, d'autres des boucliers, et d'autres des épées. Or tout cela
n'arrive point par hasard, mais à dessein : car ceux qui ne sont décorés que
des marques de leur dignité, sont le plus souvent les parents, les alliés,
ou du moins les amis intimes et confidentiels du prince; pour les autres, ce
sont ses officiers ou ses domestiques : tel est donc l'ordre que nous
remarquons dans la cour du souverain.
2. Voyons à présent quel est le rang que nous occupons dans la maison de
Dieu, qui est notre roi suprême, lorsque nous nous présentons devant lui
pour vaquer aux exercices de la prière du jour, du soir et de la nuit : car
il y en a qui, aux prières du soir et de la nuit, se présentent devant Dieu
libres de toute inquiétude pour les objets visibles, et revêtus seulement
d'ornements spirituels; d'autres y paraissent avec le chant des psaumes et
des cantiques; ceux-ci passent le saint temps de la prière dans la lecture
des divines Écritures; ceux-là, plus faibles et moins avancés, travaillent
des mains; enfin il en est qui, par la méditation continuelle de la mort,
excitent et entretiennent dans leurs coeurs les sentiments de la plus vive et
de la plus ardente componction.
Or il est évident que de toutes ces personnes religieuses qui passent ainsi
ces veilles, ce sont les premières et les dernières qui s'y comportent de la
manière peut-être la plus agréable à Dieu; celles que nous avons placées au
second rang, suivent les exercices ordinaires de la vie religieuse; les
troisièmes et les autres ne sont qu'au dernier degré. Néanmoins Dieu reçoit
et apprécie toutes ces manières de lui offrir des hommages, selon le degré
de bonne volonté, de ferveur et de courage des personnes qui les lui
présentent.
2. Les veilles du corps purifient l'âme de ses souillures; mais un sommeil
prolongé hébète et aveugle l'esprit.
3. Les veilles combattent fortement et vigoureusement les ardeurs de la
chair, chassent les mauvais songes, produisent des larmes abondantes,
attendrissent le coeur, éteignent les flammes des passions, donnent de la
délicatesse à la conscience, conservent les pensées en leur pouvoir,
consument les aliments qui pourraient être nuisibles, soumettent la chair à
l'esprit, triomphent des efforts et déjouent les ruses du démon, arrêtent la
liberté indiscrète de la langue, et dissipent entièrement les images et les
fantômes capables de troubler l'âme et de la consterner.
5. Un moine qui pratique les veilles, ressemble à un pêcheur; car, dans le
silence de la nuit, il observe sans être distrait, et comprend la portée et
la valeur de ses pensées.
6. Il aime Dieu sincèrement, et lorsqu'il entend sonner l'office, plein de
joie et d'allégresse il s'écrie: «C'est bien ! c'est très bien !» tandis que
le moine paresseux, dit en soupirant : «Hélas, hélas!»
7. Il est pas difficile de reconnaître les gourmands à leur table chargée de
mets délicats; et l'on connaît facilement ceux qui aiment Dieu, à leur zèle
et à leur amour pour la prière. Les personnes esclaves de l'intempérance
tressaillent de joie à la vue d'une table couverte de mets bien préparés;
mais, par un principe contraire, ils sont tout tristes et tout ennuyés,
lorsque le moment de vaquer à la prière arrive, ceux qui n'aiment pas ce
saint exercice.
8. L'excès dans le sommeil fait oublier les vérités salutaires, et inspire
le dégoût pour les choses spirituelles; les veilles, en purifiant notre
esprit et notre coeur.
9. Les laboureurs ramassent leurs récoltes dans des aires, les vignerons,
leurs vendanges dans les pressoirs; et les religieux ramassent leurs
richesses spirituelles dans les exercices de la prière, lesquels ont lieu
surtout le soir et pendant la nuit.
10. Un sommeil trop considérable est un mauvais compagnon que nous nous
donnons : il fait perdre aux paresseux la moitié et quelquefois même plus,
du temps qu'ils ont à vivre.
11. Le mauvais moine n'est que trop réveillé, quand il est question de se
livrer à des entretiens et à des conversations avec ses frères, mais l'heure
de prier est-elle arrivée ? le sommeil s'empare aussitôt de lui.
12. Le religieux qui relâché est prompt et actif pour se répandre en vaines
paroles, mais engourdi et lâche pour lire les livres sacrés.
13. Comme au son éclatant de la trompette de l'ange, les morts sortiront
promptement de la poussière des tombeaux; de même à présent les religieux
endormis dans le tombeau de leur paresse, se lèvent avec célérité, lorsqu'on
annonce l'heure des récréations.
14. Le sommeil , sous les spécieuses apparences de l'amitié, exerce sur nous
une tyrannie bien funeste — souvent il se retire de nous lorsque nous sommes
bien rassasiés, et d'autres fois, lorsque par nos jeûnes, nous sommes
pressés des douleurs de la faim et des ardeurs de la soif, il nous poursuit
à toute outrance.
15. Il nous porte à nous occuper de quelque ouvrage des mains, afin que par
ce moyen, si les autres ne réussissent pas, il puisse nous troubler et nous
faire abandonner notre prière. Pour décourager ceux qui entrent dans la vie
religieuse, et pour les empêcher d'y faire d'heureux progrès, il ne cesse de
les poursuivre et de les tourmenter.
16. C'est encore ainsi qu'il en agit par rapport à ceux de qui le démon veut
ouvrir la porte du coeur à la passion de la luxure. 17. Ainsi jusqu'à ce que
nous nous voyous entièrement délivrés des fatigues et des importunités du
sommeil, qu'il ne nous soit pas à charge d'être obligés de chanter l'office
avec nos frères; car leur compagnie et la crainte d'être couverts de honte
et de confusion, nous empêcheront de dormir : en effet si le chien est
l'ennemi des lièvres, le démon de la vaine gloire l'est du sommeil.
18. De même que le négociant se rend compte le soir du gain qu'il a fait
pendant la journée; ainsi le religieux doit, après la psalmodie, se rendre
compte des avantages spirituels qu'il en a retirés.
19. Veillez attentivement sur vous après la prière, et vous verrez avec
étonnement que des démons nombreux, irrités de n'avoir pu nous vaincre
pendant que nous prions, font ensuite tous leurs efforts pour nous faire
tomber dans de mauvaises pensées. Assieds-toi, sois attentif, et tu verras
ceux qui ont l'habitude de ravir les prémices de l'âme.
20. Il arrive quelquefois que par l'habitude que nous avons de réciter les
psaumes, il nous en revient quelque souvenir, et que les divins oracles
deviennent la matière même et le sujet de nos pensées pendant le sommeil;
mais il arrive aussi que les démons, nos ennemis, font toutes ces choses en
nous, afin de nous inspirer des sentiments d'orgueil. Il est encore une
autre chose que je croyais devoir passer sous silence, mais qu'une personne
m'ordonne de publier. La voici : une âme qui, tous les jours, se nourrit de
la parole de Dieu par une méditation continuelle et approfondie, a coutume
pendant le sommeil de se rappeler les saintes pensées qui l'ont occupée
pendant le jour, et c'est là vraiment une récompense précieuse que Dieu nous
accorde; car nous sommes par ce moyen délivrés des illusions des démons.
Quiconque est monté sur ce dix-neuvième degré, a
reçu dans son coeur le trésor d'une lumière céleste.
VINGTIÈME DEGRÉ
De la timidité
puérile.
1. Ceux qui, dans les monastères ou dans les
communautés, s'appliquent à acquérir la perfection, ne sont pas
ordinairement fort exposés à cette crainte; mais pour vous qui avez embrassé
la vie érémitique et qui demeurez dans le fond des déserts, vous devez
combattre cette passion de toutes vos forces et ne vous en laisser jamais
dominer, car c'est la fille de la vaine gloire et de l'infidélité.
2. La timidité est une passion puérile qui est assez souvent le partage de
la vieillesse ou d'une âme esclave de la vanité. C'est un manquement de foi
et de confiance en Dieu; elle est produite en nous par des malheurs que nous
croyons prévoir comme nous devant surprendre inopinément.
3. Cette crainte consiste donc dans la prévoyance de quelques dangers
imaginaires; c'est une affliction pénible d'un coeur troublé et agité par
l'idée d'accidents incertains. En un mot disons que cette appréhension est
l'absence de toute confiance.
4. Aussi voyons-nous qu'une âme orgueilleuse et qui compte trop sur ses
propres forces, craint et tremble à la vue même de son ombre.
5. Des pénitents qui, dans un temps, ont sincèrement pleuré leurs fautes,
mais qui, dans un autre temps, par des motifs d'orgueil et d'impénitence,
ont cessé de pleurer leurs iniquités, sont tout-à-fait exempts de crainte
dans certaines occasions, et que, dans d'autres circonstances, ils sont si
frappés et si épouvantés, qu'ils tombent dans un égarement et une aliénation
d'esprit extraordinaires. La raison de ces vicissitudes étonnantes, c'est
que le Seigneur, souverainement saint et juste, abandonne à eux-mêmes ces
misérables et ces superbes, afin que leur propre, malheur nous rende sages
et nous engage à renoncer à tout sentiment d'orgueil.
6. Si tous les esclaves de l'amour-propre sont sous le joug de la timidité,
tous ceux qui sont exempts de la timidité, ne sont pas pour cela des
personnes douces et humbles de coeur. En effet les voleurs et les violateurs
des tombeaux, lesquels assurément ne sont pas des gens dévoués à la douceur
ni à l'humilité, sont bien éloignés d'être timides.
7. Est-il pour vous des lieux qui vous inspirent de la frayeur? n'hésitez
pas de choisir le milieu de la nuit pour les aller visiter; car si vous
cédez le moins du monde aux objets qui vous donnent des sentiments de
crainte d'une manière aussi vaine que ridicule, cette crainte se fortifiera
dans vous, et cette passion, vous la garderez toute votre vie. Si donc vous
mettez en pratique la résolution que je vous suggère, armez-vous
courageusement de la prière, et dans ces lieux effrayants tendez avec
confiance vers le ciel vos mains suppliantes, invoquez le doux nom de Jésus
avec une foi vive et ardente, et vous mettrez vos ennemis en pièces. Voilà
les armes les plus puissantes que vous puissiez trouver et sur la terre et
dans les cieux, pour faire la guerre à la timidité. Avez-vous eu le bonheur
de guérir votre âme de cette maladie, et de remporter une heureuse victoire
sur vous-même ? ne manquez pas, par d'humbles cantiques de louanges, d'en
témoigner toute votre reconnaissance à celui qui par sa grâce vous a fait
vaincre et triompher. Cette conduite attirera sur vous de nouvelles faveurs,
et vous méritera une protection constante.
8. Comme un instant ne suffit pas pour contenter et rassasier l'estomac, de
même ce ne sera pas tout d'un coup que vous vous délivrerez de tout
sentiment de peur et de crainte. Aussi nous observerons que plus nous
avançons dans la carrière de la pénitence, plus la timidité nous abandonne
et nous quitte, et que plus nous devenons impénitents, plus elle augmente en
nous et nous tourmente.
9. «Mes cheveux, dit Éliphaz, se sont dressés sur ma tête, et mes membres
ont frissonné d'horreur.» (Job 4,15), en voyant les ruses du démon. Or
tantôt c'est le corps, tantôt c'est l'âme, qui donne ces sentiments de
frayeur, et quelquefois tous les deux en semble y contribuent. Lorsque c'est
le corps seul qui éprouve ces sentiments, nous pouvons croire que nous
touchons à une guérison certaine, et nous reconnaîtrons que nous sommes
enfin délivrés de cette funeste passion.
10. Ni la solitude des lieux et les ténèbres de la nuit ne fournissent
d'armes à nos ennemis mais la stérilité de l'âme. D'autre part, Dieu en
dispose parfois ainsi pour nous instruire.
11. Le serviteur de Dieu, ne craint que Dieu seul; mais celui qui n'a jamais
eu la crainte du Seigneur, a peur de lui-même et de son ombre.
12. Le corps frissonne et tremble à la présence d'un esprit; mais ceux qui
vivent dans la pratique de l'humilité, sont inondés de joie et d'allégresse
à la présence d'un ange. C'est pourquoi, lorsque par ce sentiment intérieur
de joie, nous sentons la présence des anges, recourons aussitôt à la prière;
car, nous sommes autorisés à penser et à croire que ces esprits célestes qui
nous sont envoyés pour prendre soin de nous, sont venus unir leurs prières
aux nôtres.
Celui qui a vaincu la pusillanimité, il est
évident qu'il a consacré sa vie et son âme à Dieu.
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