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VINGT-ET-UNIÈME
DEGRÉ
De la
vaine gloire, si variée dans ses formes.
1. Certains séparent dans leurs traités, la
vaine gloire de l'orgueil; c'est pourquoi, au lieu de sept péchés capitaux,
sources ordinaires de tous les autres, ils en comptent huit. Mais saint
Grégoire, justement appelé le théologien, et quelques autres docteurs n'en
ont marqué que sept; et je partage leur opinion. En effet quel est celui
qui, ayant heureusement triomphé de la vaine gloire, demeure sous la
captivité de l'orgueil ? Il faut avouer cependant qu'il y a entre ces deux
vices la différence qu'on remarque entre un enfant et un homme fait, entre
du froment et du pain; car la vaine gloire peut être regardée comme le
commencement de l'orgueil, et l'orgueil, comme l'affreuse perfection de la
vaine gloire. Or, puisqu'il se présente ici une occasion pour parler de ce
vice, nous dirons quelque chose de cette passion impie qui enfle si fort le
cÏur de celui qui en est possédé. Nous traiterons donc en peu de mots de ses
commencements et de ses derniers degrés; car celui qui voudrait épuiser la
matière sur ce point, ressemblerait à un homme qui voudrait connaître
exactement le poids des vents.
2. La vaine gloire, considérée dans son espèce et dans sa forme, est une
passion de l'âme qui cherche à changer la nature des choses, à corrompre la
vertu et à repousser les reproches et les réprimandes; et, considérée dans
ses propriétés et dans ses effets, c'est un vice qui ne tend qu'à dissiper
le fruit de nos travaux, de nos sueurs et de nos peines, à nous dresser des
pièges pour nous ravir le trésor de nos bonnes oeuvres, à nous faire tomber
dans l'infidélité et dans l'orgueil, à nous faire éprouver un triste
naufrage au port même du salut, à ronger et à consumer notre coeur, et, trop
semblable à la fourmi, qui n'est qu'un chétif insecte, à ravager la moisson
précieuse de nos vertus. La fourmi attend que la récolte soit ramassée, et
la vaine gloire, que les vertus soient acquises; la fourmi en veut aux
grains, et la vaine gloire, aux bonnes oeuvres.
3. Le démon ne peut contenir sa joie, lorsqu'il voit que les hommes ont
multiplié leurs iniquités; eh ! le croirai-t-on ? le démon de la vaine
gloire triomphe, lorsqu'il voit un grand trésor de vertus dans quelques
personnes : ah ! c'est qu'il n'ignore pas que, si un grand nombre de
blessures spirituelles sont capables de précipiter une âme dans les horreurs
du désespoir, un grand nombre de bonnes oeuvres est également capable de
livrer une autre âme à la servitude de la vaine gloire.
4. Faites attention, et vous découvrirez que, jusqu'au tombeau et sous la
cendre, cette misérable maîtresse veut se repaître de la magnificence des
habits, de la bonne odeur des essences et des parfums, et de la pompe des
honneurs, des louanges et des autres choses semblables.
5. Si le soleil répand ses rayons bienfaisants sur toutes les créatures, la
vaine gloire verse son poison sur toutes les bonnes oeuvres. Jeûné-je? je
suis rempli de vanité; romps-je mon jeûne pour le dérober à la connaissance
de mes frères ? je me flatte intérieurement de ma rare prudence; parais-je
en publie avec des habits propres et beaux ? J'en suis vain et glorieux; les
quitté-je pour en prendre de vils et méprisables ? je m'en glorifie en
moi-même: mes paroles et mon silence me font également tomber dans les
pièges de l'amour-propre. C'est ainsi qu'on peut justement comparer la vaine
gloire à une chausse-trape qui, de quelque côté qu'elle tombe, lorsqu'on la
jette, présente toujours une pointe pour percer les pieds des ennemis.
6. Le vaniteux est un croyant idolâtre; car, d'un côté, il semble adorer
Dieu, et de l'autre, c'est à la créature qu'il adresse ses hommages.
7. Toute ami qui poursuit la vanité, ne cherche qu'à se produire avec
avantage au dehors. Si elle observe les jeûnes, et qu'elle se livre aux
saints exercices de la prière, c'est pour s'attirer les louanges des hommes;
c'est pour cela même que ses jeûnes ne méritent aucune récompense.
8. L'homme esclave de la vanité est donc doublement malheureux; car il
afflige son corps par des austérités rigoureuses, et n'en reçoit aucun
avantage.
9. Or qui pourrait ne pas se moquer de celui qui recherche la vaine gloire ?
Ne le voit-on pas pendant la prière se livrer à la joie, de manière à faire
croire que son coeur est inondé de plaisirs célestes; et aux pleurs, pour
donner à penser qu'il est vivement touché par les sentiments d'une grande
douleur et par les affections d'une ardente componction ?
10. Par une Bonté toute particulière, Dieu a soin de nous cacher la vue de
nos bonnes oeuvres; mais un flatteur qui nous trompe, nous ouvre les yeux
pour nous les faire observer; et malheureusement elles disparaissent
aussitôt que nous les avons vues.
11. Un adulateur est donc un ministre de démons, un maître en orgueil, un
exterminateur de la componction, un meurtrier des vertus, et un guide dans
le chemin de l'erreur, selon la parole du Prophète : « Mon peuple, dit le
Seigneur, ceux qui t'appellent heureux, ne font que te tromper»(Is 3,12).
13. Il ne faut rien moins qu'une vertu parfaite, une grande générosité, et
un courage héroïque pour être capable de supporter et de digérer avec
patience les injures et les outrages dont on nous accable; mais il faut une
sainteté extraordinaire pour ne pas nous laisser prendre aux douceurs
empoisonnées des louanges. J'ai vu des personnes qui pleuraient leurs
péchés, et qui, se voyant louées par quelques frères s'emportaient contre
eux; mais elles tombaient ainsi d'un défaut qu'elles voulaient éviter, dans
un autre, auquel elles ne pensaient pas.
14. «Personne, dit l'Esprit saint, ne connaît ce qu'il y a dans l'homme, si
ce n'est l'esprit de l'homme» (1 Cor 2,11). Cette sentence devrait couvrir
de honte et faire taire tous ceux qui sont assez imprudents et assez hardis
pour nous louer en face, et nous dire que nous sommes heureux.
15. Quelqu'un, parmi vos proches et vos amis, a-t-il fait quelque calomnie
contre vous, soit en votre présence, ou en votre absence ? ne manquez pas de
l'excuser par une affection sincère.
16. Il ne faut sûrement pas un petit courage pour rejeter loin de soi le
poison enchanteur des louanges que les hommes prodiguent quelquefois, mais
il en faut un bien plus grand encore pour détester et maudire celles que
donnent les démons; car elles sont beaucoup plus subtiles.
17. Je croirai difficilement à l'humilité de celui qui s'abaisse et se
méprise lui-même devant les autres. En effet est-il bien pénible et bien
difficile de se supporter quelque temps dans un état où l'on s'est mis
soi-même par sa propre volonté ? mais je penserai qu'il pratique réellement
cette vertu, celui qui, accablé d'outrages et d'injures, conserve pour celui
qui l'insulte la
même affection qu'il lui portait avant ces mauvais traitements. 18. Je
remarquai un jour que le démon de la vaine gloire inspira certaines pensées
à un frère, lesquelles furent révélées à un autre frère, et que le même
démon porta ce dernier à découvrir au premier le secret de son coeur, afin
de se glorifier et de se faire regarder comme un homme extraordinaire, pour
un prophète, en un mot. Mais ce n'est pas seulement notre coeur que le cruel
démon de la vaine gloire attaque directement, il se sert encore des membres
mêmes de notre corps pour empoisonner notre âme. C'est pour cela, qu'il leur
communique des mouvements faciles et aisés.
19. Chassez-le donc bien loin de vous, et ne vous laissez pas tenter par le
désir qu'il vous inspire de devenir évêque, higoumène, docteur, ou
quelqu'autre chose de semblable. Rappelez-vous qu'il est bien difficile de
chasser un chien affamé de l'étalage d'un boucher.
20. Voit-il un moine entrer dans l'heureuse paix de l'âme par la victoire
sur les passions ? il cherche aussitôt à l'arracher de son heureuse solitude
pour le lancer dans le monde. Sortez d'ici, lui dit-il intérieurement; qu'y
faites -vous ? allez travailler au salut de tant d'âmes qui périssent.
21. Autre est l'aspect d'un Éthiopien, et autre celui d'une statue; c'est
ainsi que la vaine gloire qui tente les cénobites, ne ressemble guère à la
vaine gloire qui travaille les ermites.
22. Elle porte les premiers, lorsqu'ils voient arriver des étrangers dans
leur maison, à courir au devant d'eux pour les recevoir, et à se jeter à
leurs pieds pour les honorer et s'humilier eux-mêmes; mais intérieurement
ils sont remplis d'orgueil : leur humilité est toute extérieure; leurs
démarches sont hypocrites; leurs paroles sont fausses et trompeuses; leur
modestie est pleine de ruse et de fourberie. En effet, s'ils les appellent
leurs seigneurs, leurs protecteurs et, après Dieu, leurs sauveurs, c'est
qu'ils ont porté leurs regards sur eux et sur ce qu'ils apportent, et qu'ils
en attendent quelque chose. Après cette première cérémonie, vous les verrez
exhorter leurs frères qui sont à table à côté de ces étrangers, à garder la
plus exacte tempérance, et traiter leurs inférieurs avec une rigueur
impitoyable. Alors, quoique dans un autre temps ils soient lâches et
négligents à la prière; vous les verrez fervents et pleins d'ardeur pendant
ce saint exercice : ils étaient sans voix pour psalmodier, mais à présent
ils font entendre des sons sonores et bien articulés; ils se laissaient
facilement aller à l'assoupissement pendant l'office, mais ils sont loin
maintenant de se livrer au sommeil. Celui qui préside au choeur ces jours-là
prend bien soin, en chantant, de rendre sa voix mélodieuse et agréable; il
choisit dans cette intention les morceaux principaux de la psalmodie, et
s'étudie à se faire appeler père et supérieur par ses autres frères, jusqu'à
ce que ces personnes étrangères se retirent du monastère.
23. C'est encore la vaine gloire qui gonfle si fort le coeur des religieux
qui se voient élevés au dessus des autres, et qui ronge d'envie et consume
de colère le coeur de ceux qui sont inférieurs et obligés d'obéir.
24. Souvent la vaine gloire, au lieu des honneurs qu'on désire et qu'on
recherche, ne donne que des sujets d'ignominie et de confusion; car souvent
elle couvre d'une sotte honte ceux qu'elle a portés à la colère et aux
querelles.
25. Elle rend quelquefois doux et patients devant les autres, ceux qui sont
naturellement emportés et irascibles.
26. Elle transporte de joie des personnes qui jouissent des dons et des
faveurs de la nature, et se sert aussi de ces mêmes dons pour les rendre
malheureuses.
27. Il m'est arrivé de voir ce cruel démon de la vanité vexer et tourmenter
extraordinairement un malheureux qui en était esclave; voici comment : Un
pauvre religieux avait une dispute avec d'autres religieux; un étranger
survint et voulut charitablement rétablir la paix et l'union fraternelle.
Mais ce misérable religieux passa tout d'un coup des chaînes de la colère
dans celles de la vaine gloire, ne pouvant pas en même temps servir deux
maîtres; je veux dire, la colère et la vanité. 28. Celui donc qui est
esclave de ce mauvais démon, et qui vit dans un monastère, mène deux sortes
de vie; car il lui faut extérieurement suivre les exercices de la
communauté, et son esprit et ses pensées, son coeur et ses affections sont
entièrement selon les maximes du siècle.
29. Appliquons-nous uniquement à plaire à Dieu, et nous goûterons les
douceurs pures et rassasiantes de la gloire céleste, nous n'aurons que du
dégoût pour les fausses délices de la gloire mondaine; car il m'est
impossible de croire qu'il puisse même ressentir les douces jouissances que
procure la gloire du ciel, celui qui n'a jamais foulé aux pieds la gloire du
monde.
30. Il arrive néanmoins quelquefois que, nous étant laissés dépouiller par
la vaine gloire de toutes les richesses spirituelles que nous avions
acquises, par nos bonnes oeuvres, rentrés au nous-mêmes et sincèrement
revenus à Dieu, nous avons, à notre tour, complètement dépouillé et
détroussé la vaine gloire. C'est ainsi que j'en ai vu plusieurs qui, n'ayant
commencé les exercices de la vie religieuse que par un mouvement de vanité,
mais ayant renoncé sincèrement à ce mauvais principe, et changé
d'inclination et, de volonté, ont rendu la fin de leur vie aussi bonne et
sainte, que les commencements en avaient été mauvais et répréhensibles.
31. Il n'acquerra et ne possédera jamais les biens surnaturels et célestes,
celui qui ne se glorifie que dans les biens naturels, tels que la vivacité,
la souplesse et la facilité de son esprit, une heureuse et agréable
prononciation, un caractère excellent, et autres belles qualités qui sont
nées avec lui, sans qu'il se les soit procurées par aucun travail ni par
aucune industrie; car «celui qui est infidèle dans les petites choses, est
infidèle aussi dans les plus grandes.» (Lc 16,10)
32. Mais ce qui doit surtout nous frapper d'étonnement, c'est qu'on
rencontre de ces orgueilleux qui vont jusqu'à croire qu'en mortifiant leur
chair par des jeûnes et des austérités extraordinaires, ils viendront à bout
de se procurer le calme parfait de l'âme, un trésor de dons célestes, la
vertu de faire des miracles, et la faveur singulière de connaître les choses
futures; mais, les insensés ! ne savent-ils pas ? peuvent-ils ignorer que
tout cela n'est pas précisément dû aux travaux ni aux sueurs, mais que c'est
le fruit et la récompense d'une profonde humilité.
33. ll s'appuie donc sur un fondement bien caduc et bien mauvais, celui qui
pour obtenir des dons et des faveurs, compte sur les efforts qu'il fait, et
sur les travaux qu'il
supporte. Celui, au contraire, qui ne se considère par rapport à Dieu que
comme un débiteur insolvable se trouvera tout-à-coup, et contre son
attente,enrichi des dons du ciel les plus rares et les plus précieux.
34. Prenez donc bien garde d'ajouter foi aux insinuations perfides du démon;
car c'est un trompeur rusé, et un insigne enchanteur. Il ne remarquera pas
de vous persuader que vous devez faire connaître aux autres les excellentes
qualités et les bonnes dispositions de votre coeur pour la vertu, et de les
publier, afin de les édifier et de procurer par ce moyen le salut à
plusieurs. Dans cette tentation si délicate, ne perdez pas de vue ces
paroles de l'Évangile : «Que servira-t-il à un homme d'avoir gagé l'univers
entier, s'il vient lui-même à perdre son âme ?» (Mt 16,26) Rien ne porte
davantage et plus efficacement à la piété que l'humilité et la simplicité de
nos actions; car ces vertus sont elles-mêmes une leçon solide et frappante
qui fait assez connaître aux autres combien il est funeste de se laisser
emporter par l'orgueil ; et je ne sais pas s'il serait possible de trouver
quelqu'autre chose qui fût plus avantageuse et plus salutaire.
35. Un homme des plus éclairés et des plus capables de pénétrer dans
l'obscurité de ces mystères, m'a confié ce qu'il avait observé lui-même :
«Un jour, me dit-il, que j'étais au milieu de mes frères, deux affreux
démons, l'un, de la vaine gloire, et l'autre, de l'orgueil, vinrent se
placer à mes côtés. Le premier me toucha de son doigt et m'excita à raconter
à ceux qui étaient avec moi, certaines visions extraordinaires que j'avais
eues, et certaines actions que j'avais faites dans le désert; mais ayant
repoussé vigoureusement ce malin esprit, en lui adressant ces paroles :
Que ceux qui veulent m'accabler de maux, soient obligés de retourner en
arrière, et soient couverts de confusion. (Ps 39,15). Celui qui s'était
placé à ma gauche, me dit de suite à l'oreille : Courage ! courage!
quelle belle action vous venez de faire ! Oh! combien vous avez fait preuve
de prudence et de courage par la victoire que vous avez remportée sur ma
mère, assez osée pour vous attaquer ! Mais je répondis à celui-ci parles
paroles qui sont à la suite de celles que j'avais adressées au premier :
Que ceux qui disent : courage! courage ! vous avez bien fait ! soient
couverts de la confusion qu'ils méritent.» (Ps 39,16) Je me donnai la
liberté de demander à ce père, comment il pouvait se faire que l'orgueil
tirât son origine de la vaine gloire. Voici la réponse qu'il me fit «Les
louanges qu'on nous donne, enflent et élèvent notre âme, et, lorsqu'elle est
ainsi élevée, l'orgueil s'empare d'elle, la fait, pour ainsi dire, monter
jusqu'au ciel pour la précipiter ensuite dans l'abîme.»
36. Il est une gloire qui vient de Dieu, selon cette parole : «Je
glorifierai Moi-même, dit le Seigneur, tous ceux qui me glorifieront» (1 R
2,30); mais il est aussi une autre espèce de gloire qui n'arrive que par les
ruses du démon, ainsi que nous l'apprend le saint évangile par cette
sentence : «Malheur à vous ! lorsque les hommes vous loueront et parleront
avantageusement de et vous» (Lc 6,26); et remarquez que la gloire même qui
vient de Dieu, peut se changer en vaine gloire, à cause des mauvaises
dispositions du coeur. Or vous pourrez connaître que vraiment c'est Dieu qui
vous glorifie, lorsque vous serez bien convaincu que toute gloire peut vous
être nuisible, que vous prendrez toutes les précautions raisonnables et
prudentes pour ne pas vous l'attirer, et, qu'en quelque lieu que vous soyez,
vous aurez soin de cacher vos bonnes oeuvres et vos vertus.
37. Vous comprendrez que la gloire qu'on vous donne, vient du démon de
l'orgueil, quand vous ferez, toutes vos actions dans l'intention et le désir
d'être vu et remarqué par les hommes; car cette passion trompeuse et impure
nous suggère de paraître ornés de vertus que nous sommes bien loin de
pratiquer, de sorte que nous nous figurons faussement que c'est à nous que
Jésus-Christ a donné cet avis : «Que votre lumière brille devant les hommes,
afin qu'ils connaissent les bonnes oeuvres que vous faites.» (Mt 5,16).
38. Dieu permet souvent que ceux qui recherchent avec un ardent désir les
honneurs et les louanges, tombent dans quelque ignominie, afin de leur
apprendre à renoncer à la vaine gloire.
39. Si nous avons remporté quelques avantages sur cette passion, c'est que
nous avons châtié notre langue, et que nous commençons à nous plaire dans
les humiliations; mais si nous avons banni de notre esprit toutes les
pensées qui pourraient nous exposer aux traits empoisonnés de ce vice, notre
victoire sera bien plus complète; enfin, si nous avons assez d'abnégation de
nous-mêmes pour faire en présence de tout le monde, et sans éprouver le
moindre sentiment de honte et de peine, les choses capables de nous humilier
et de nous couvrir de confusion aux yeux des hommes, nous serons parvenus à
triompher parfaitement de notre ennemi. Mais ce triomphe parfait est-il
possible, vu les combats innombrables et difficiles que nous avons à livrer
et à soutenir ?
40. C'est donc pour nous faire marcher vers cette victoire, que nous ne
devons rien cacher de ce qui est capable de nous humilier : la crainte même
d'offenser la délicatesse de la conscience des autres ne peut pas être un
motif suffisant pour nous détourner de cette voie. Au reste nous userons de
ce moyen avec sagesse et prudence, et selon la nature et les circonstances
des fautes que nous pouvons laisser connaître, ou que nous pouvons tenir
cachées; de manière que, lorsque nous les ferons paraître, cette
manifestation soit utile et à nous et à nos frères.
41. Lorsque malheureusement, nous est arrivé de courir après la vaine
gloire, ou de la recevoir sans l'avoir recherchée, ou que, pour la mériter,
nous sommes tentés de faire certaines démarches et certaines choses,
rappelons promptement à notre esprit la pensée de la pénitence que nous
avons à faire, et dans le secret de notre prière représentons-nous fortement
la crainte et la frayeur dont nous serions frappés, si nous étions devant le
tribunal redoutable du Seigneur : cette arme nous servira beaucoup pour
résister à la tentation. Que la ferveur d'une prière sincère est puissante
dans ces circonstances ! Mais si ces grands moyens n'étaient pas suffisants,
nous recourrions à la pensée de la mort et de nos autres fins dernières.
Enfin si tous ces moyens successivement employés étaient encore impuissants,
représentons vivement l'ignominie éternelle et immense qui sera le juste
châtiment de la vaine gloire, et traçons sur notre coeur en caractères
ineffaçables ces paroles de l'éternelle Vérité : «Il sera humilié, celui qui
se sera a élevés» (Lc 14,11 ). Soyons bien convaincus que cette humiliation
dont nous sommes menacés, nous punira de notre vanité, non seulement dans la
vie future, mais aussi dans la vie présente.
42. Si des personnes se mettent à nous louer, ou plutôt à nous tromper par
leurs flatteries, rappelons-nous de suite la multitude de nos péchés, et ce
souvenir salutaire nous fera juger indignes de tout ce qu'on dit et de tout
ce qu'on fait pour nous glorifier.
43. Il arrive quelquefois, par une bonté toute particulière de Dieu,
qu'ayant résolu d'accorder quelques faveurs à des personnes avides de vaine
gloire, il les prévient et les leur accorde avant même qu'elles lui en
fassent la demande. Or ce tendre et bon Père en agit de la sorte, afin que
ne pouvant pas croire qu'elles les ont reçues en vertu de leur prière, elles
n'en tirent pas vanité, et n'en deviennent pas plus orgueilleuses.
44. Ceux qui ont plus de simplicité dans l'esprit et dans le
coeur, sont bien moins exposés que les autres à ce vice
pestilentiel; car la vaine gloire est l'ennemi mortel de la noble
simplicité, et la maîtresse de l'hypocrisie.
45. Trop semblable à un ver, elle grossit, prend des ailes et s'élève dans
les airs; quand enfin, elle est parvenue à son dernier degré, elle enfante
l'orgueil, qui est l'auteur et le consommateur de tous les vices. Il est
bien près du salut, celui qui s'est préservé, ou qui est délivré de la vaine
gloire, mais il est bien loin de la gloire et de la société des saints,
celui qui est encore esclave de cette maudite passion.
Celui donc qui est monté sur ce degré en
renonçant à tout sentiment de vaine gloire, ne tombera pas dans l'orgueil,
vice abominable aux Yeux du Seigneur.
VINGT-DEUXIÈME
DEGRÉ
Du fol
Orgueil.
1. L'orgueil est un renoncement à Dieu, la
découverte par excellence des démons, un mépris des hommes, la cause et le
principe des jugements téméraires et des condamnations injustes, l'enfant
impur des louanges, la marque d'une funeste stérilité dans les âmes,
l'obstacle à l'effusion des dons célestes, l'avant-coureur de
l'endurcissement du cÏur, la cause féconde des plus grandes fautes, le foyer
ou la matière de l'épilepsie, spirituelle, la source intarissable des
colères, la porte de la dissimulation et de l'hypocrisie, le plus fort
retranchement des démons, le fidèle gardien et le conservateur opiniâtre de
nos péchés; la cause funeste de l'inhumanité et de l'inflexibilité du cÏur,
l'extinction de tout sentiment de piété et de compassion et l'auteur des
lois dures et sévères. L'orgueil est un juge impitoyable, un mortel ennemi
de Dieu, et la racine infâme de tous les blasphèmes.
2. Le dernier degré où puisse parvenir la vaine gloire, donne l'existence à
l'orgueil; le mépris des autres, l'insolente ostentation des travaux qu'on
endure, l'amour des louanges et l'aversion pour les réprimandes, sont la
nourriture qui lui donne les accroissements auxquels il veut parvenir; enfin
le renoncement aux grâces et aux secours de Dieu, une présomptueuse
confiance en ses propres forces, des inclinations diaboliques forment
l'effrayante perfection de l'orgueil.
3. Voulons-nous éviter de tomber dans l'abîme que nous a creusé le démon de
l'orgueil ? faisons d'abord attention que c'est par les actions de grâces
que nous rendons à Dieu, qu'il a coutume de se glisser et d'établir sa
demeure dans nos coeurs; car il est trop rusé et trop bien avisé pour nous
porter tout d'un coup à renoncer à Dieu. J'en ai vu plusieurs qui, tandis
que de bouche ils rendaient grâces à Dieu, s'élevaient intérieurement contre
lui par des pensées de vanité. Nous avons un exemple bien frappant de ces
sortes de personnes dans le pharisien de l'Évangile. N'était-ce pas de
bouche, et non du fond de son coeur, qu'il disait à Dieu : «Seigneur, je Te
rends grâces.» (Lc 18,11)?
4. Si nous voyons une âme faire quelque chute, nous pouvons hardiment
prononcer que l'orgueil était dans son coeur et que ses fautes sont les
tristes conséquences de ce vice.
5. Nous comptons douze vices qui couvrent notre âme de honte et d'ignominie.
Or un grand personnage m'a dit que l'orgueil, qui est le douzième, pouvait,
lui seul, occuper dans une âme la place des onze autres.
6. Un moine orgueilleux est toujours en opposition et en contradiction avec
ses frères; mais celui qui pratique l'humilité, est dans des dispositions
contraires.
7. Les cyprès poussent toutes leurs branches en haut, et ne les abaissent
jamais vers la terre ; or tels sont les personnes dominées par l'orgueil :
elles ignorent ce que c'est que de plier sous le joug de l'obéissance.
8. L'homme superbe veut absolument dominer sur ses semblables; et, quoiqu'il
sache que cette domination le conduit à une perte certaine, il aime mieux
périr que de ne pas dominer.
9. Or puisqu'il est écrit que « Dieu résiste aux
superbes.» (Jc 4,6), qui est-ce qui pourrait avoir pitié et compassion de
ces misérables ? Puisqu'ils sont abominables aux Yeux du Seigneur, tous ceux
que l'orgueil souille et profane, qui oserait espérer de pouvoir les
purifier ?
10. Les réprimandes et les corrections qu'on leur fait, ne sont pour eux que
des occasions funestes de nouvelles chutes, les tentations du démon les
poussent sans cesse dans de nouveaux péchés, et l'abandon de Dieu achève
d'endurcir leur coeur. Les hommes ont encore assez souvent obtenu la
guérison des deux premiers maux spirituels, c'est-à-dire de la résistance
aux corrections, et des tentations des démons; mais peut-on en dire autant
de l'endurcissement du coeur, qui est humainement incurable ?
11. Quiconque a de l'aversion pour les réprimandes et ne peut les souffrir,
prouve que l'orgueil lui ronge le coeur. Celui, au contraire, qui, par amour
les recherche, montre qu'il est heureusement exempt de ce vice.
12. Si l'orgueil, tout seul, a pu faire tomber Lucifer du plus haut êtes
cieux dans l'abîme de l'enfer; l'humilité, toute seule, ne serait-elle pas
capable de nous élever jusqu'aux splendeurs célestes ?
13. L'orgueil nous plonge dans la plus affreuse des misères; car il nous
dépouille honteusement du mérite et du fruit de nos travaux et de notre
pénitence. «Ils ont poussé des cris pour demander du secours; mais personne
ne s'est présenté pour les sauver.» (Ps 17,42) Et encore : «Ils se sont
adressés directement au Seigneur, et le Seigneur ne les a point exaucés.»
(ibid.). Or, ce malheur ne leur est, sans doute, arrivé que parce qu'ils ne
se sont pas mis en peine de travailler avec humilité à écarter d'eux la
cause funeste des maux dont ils demandaient la délivrance.
14. Un vieillard très versé dans la science des choses spirituelles
exhortait un jour avec beaucoup de charité un frère rempli d'orgueil, à
combattre courageusement ce vice, et à pratiquer la sainte humilité. Or
voici la réponse que cet insensé lui fit: «Vous vous trompez, mon père; je
ne suis pas ce que vous croyez : non, je vous l'assure, je ne suis pas un
orgueilleux.» Mais ce vieillard plein de sagesse lui répliqua aussitôt :
«Mon Fils, pourriez-vous nous donner une preuve plus évidente que vous
l'êtes, qu'en nous assurant que vous ne l'êtes pas ?»
15. Il est donc pour ceux qui sont sujets à l'orgueil, d'une extrême
importance d'avoir un sage et prudent directeur, de choisir le genre de vie
le plus commun et le plus méprisable, de lire assidûment et de méditer
souvent les beaux exemples des saints, et d'avoir sans cesse sous les yeux
les actions qu'ils ont faites, quand même elles sembleraient être au dessus
des forces de la nature humaine; c'est du moins, en se servant de ces
différents moyens, que les malheureux esclaves de l'orgueil pourront avoir
quelque espérance de se voir délivrés de ce vice.
16. C'est une honte pour nous que de nous glorifier des choses qui ne sont
pas à nous; mais y a-t-il moins de honte de nous enorgueillir des dons que
nous avons reçus de Dieu ? N'est-ce pas là une action qui annonce le dernier
degré de la folie? Si vous voulez vous glorifier, faites-le; mais que ce
soit des actions que vous avez faites avant de naître; car, pour celles que
vous avez faites depuis votre naissance, elles sont des dons de Dieu aussi
bien que votre existence. Si vous le voulez, pour être votre ouvrage, les
vertus que vous avez pratiquées, avant la réunion de votre âme avec votre
corps; mais celles que vous avez pratiquées depuis, sont des faveurs de la
Bonté du Seigneur, aussi bien que votre âme; et si vous avez soutenu
quelques combats, et fait quelques efforts, sans que votre corps n'ait eu
quelque part à ces efforts et à ces combats, je consens encore que, vous
vous en attribuiez à vous seul le mérite et la gloire; mais votre propre
corps n'a-t-il pas toujours été l'instrument par lequel vous avez pratiqué
telle ou telle vertu, et fait telle ou telle bonne oeuvre? Or sûrement votre
corps ne vous appartient pas; il est à Dieu, c'est Lui qui vous l'a donné.
Vos travaux, vos efforts et les effets qu'ils ont produits, tout dans vous
doit donc être rapporté à Dieu, comme des choses qui Lui appartiennent
essentiellement.
17. Ne cessez de vous défier de vous-même et de vos propres forces que
lorsque le souverain Juge aura prononcé votre sentence; car vous voyez dans
l'Évangile que celui-là même qui avait déjà pris place à la table du festin
des noces, fut chassé de la salle, et qu'on ordonna que, les pieds et les
mains liés, il fût jeté dans les ténèbres extérieures (cf. Mt 22,13).
18. Ne vous élevez pas dans votre coeur, vous qui n'êtes que boue et
corruption; rappelez-vous qu'une infinité d'esprits célestes, créés dans la
sainteté, ont été impitoyablement chassés du ciel à cause de leur orgueil.
19. Quand une fois le démon a pu établir sa demeure dans le coeur de ceux
qu'il a soumis à ses volontés, il leur apparaît pendant leur sommeil, et
même pendant leur réveil, tantôt sous la figure d'un ange, tantôt sous la
figure d'un martyr, alors il leur révèle quelque secret mystérieux, fait
semblant de leur donner quelques grâces précieuses. C'est ainsi qu'en
trompant ces misérables, et en leur ôtant un reste de foi et de raison, il
achève de les perdre.
20. N'oublions jamais que quand même nous aurions souffert mille morts pour
l'amour du Christ, nous serions encore bien loin d'avoir pu acquitter ce que
nous Lui devons, car il y a une différence infinie entre le sang d'un Dieu
et celui des serviteurs de Dieu : c'est la dignité, et non la substance de
ce sang, qu'il faut considérer.
21. Au reste, si nous prenons peine de nous examiner attentivement, et que
nous comparions seulement la vie que nous menons avec la vie de nos pères
qui ont vécu avant nous, lesquels nous présentent, dans leurs personnes, des
modèles si excellents des plus rares vertus, et ont brillé, dans leur
siècle, comme des astres radieux, nous serons forcés d'avouer que nous
n'avons réellement pas fait un pas pour marcher sur leurs traces; que nous
sommes bien peu fidèles aux engagements de notre sainte vocation, et que
nous ne continuons que trop à mener une vie mondaine et profane.
Un bon et véritable moine est celui dont l'esprit et le coeur ne s'élèvent
jamais par des pensées et des sentiments de vanité, et dont les sens ne sont
point émus par la vile et la présence des objets sensibles.
Regardez du même Ïil celui qui, lorsqu'il voit ses ennemis, les provoque au
combat, et lorsqu'il les voit fuir devant lui, les poursuit comme des bêtes
sauvages.
Celui qui est continuellement ravi en Dieu, et qui, par le désir de s'unir
plus intimement à Lui, voit avec peine ses jours prolonger.
Celui à qui la pratique de la vertu est devenue aussi naturelle et
familière, qu'aux mondains et à ceux qui leur ressemblent, la jouissance
corruptrice des plaisirs des sens. Celui qui ne cesse d'avoir l'oeil de son
âme ouvert sur tous les mouvements de son coeur et sur toute sa conduite.
Celui enfin qui est comme descendu dans un abîme de humilité, étouffe et
anéantit toutes les mauvaises pensées que le démon lui inspire.
22. L'orgueil fait oublier les péchés qu'on a commis le souvenir des péchés
produit en nous l'humilité.
23. L'orgueil précipite une âme dans la dernière misère; car dans les
égarements de cette passion insensée, elle s'imagine posséder de grandes
richesses, et les ténèbres seules sont son partage : de sorte que cet
exécrable vice, non seulement s'oppose aux progrès qu'elle ferait dans la
vertu, mais, si elle était montée un peu ou beaucoup dans les degrés de la
perfection, il l'en précipite avec une effrayante rapidité.
24. L'orgueil ressemble à une grenade dont tout l'intérieur est gâté et
pourri, et dont l'écorce est belle et agréable.
25. Un moine orgueilleux n'a pas besoin d'un autre démon pour le tenter; car
il est à lui-même son propre démon, son tentateur et son ennemi.
26. Comme les ténèbres sont directement contraires à la lumière; de même
l'orgueil est directement opposé aux vertus. 27. N'est-il pas rare qu'un
cÏur orgueilleux aille jusqu'à inventer des paroles de blasphème contre
Dieu, tandis qu'un coeur humble est éclairé de la lumière du ciel.
28. Un voleur déteste la lumière; un orgueilleux méprise les doux.
29. La plupart des orgueilleux, je ne sais trop comment, ne se connaissant
nullement eux-mêmes pendant leur vie, croient avoir acquis la paix parfaite
de l'âme, et n'aperçoivent qu'à leur dernière heure l'affreuse indigence
dans laquelle ils se trouvent.
30. Quiconque est esclave de l'orgueil, a
tellement besoin du secours de Dieu pour se délivrer de l'esclavage, que les
hommes ensemble ne seraient pas capables de briser ses fers et de le rendre
à la liberté.
31. Ayant autrefois découvert que ce séducteur était entré dans mon coeur
par le moyen de la vaine gloire, qui s'y était nichée, je les liai tous les
deux avec les chaînes de l'obéissance, et les frappai avec les verges de
l'humilité, afin de leur faire avouer comment et par quelle voie ils étaient
entrés dans mon âme. Ce qu'ils firent malgré leur résistance, et dans ces
termes : « Nous ne connaissons point de cause qui nous ait donné la
naissance, mais nous sommes nous-mêmes la cause de tous les vices; c'est
nous qui les produisons tous, et qui sommes à leur tête. Le brisement de
coeur, né de l'obéissance, nous contrarie beaucoup, s'oppose fortement à nos
projets, et nous n'avons pas coutume d'obéir à rien. C'est pour cette raison
que nous nous révoltâmes jadis contre Dieu même; car nous voulions régner
dans les cieux.
Pour vous dire tout en un mot, nous sommes les mères de toutes les passions
et de tous les vices qui font la guerre à l'humilité, et nous sommes les
ennemis irréconciliables de tout ce qui peut favoriser cette vertu; si,
comme vous le savez, nous avons eu tant de puissance dans le ciel, comment
sur la terre serez-vous capables de vous soustraire à notre domination ?
Nous ne nous lassons jamais de tenter les hommes, soit qu'ils aient
souffert, avec patience et résignation les affronts et les outrages, soit
qu'ils n'aient jamais transgressé les règles et les devoirs de l'obéissance,
soit qu'ils aient réprimé les mouvements de la colère et de l'impatience,
soit q'ils aient entièrement oublié les injures qu'ils ont reçues, soit
enfin que, par une charité ardente, ils aient rempli toutes leurs
obligations, et rendu tous les services possibles à leurs frères.
Nos enfants sont la colère, l'envie, la médisance, l'aigreur, l'animosité,
les disputes, les injures, l'hypocrisie, la haine, l'amour de sa propre
conduite et la résistance aux conseils et aux ordres des supérieurs.
Il n'est qu'une seule chose capable de paralyser nos forces et de rendre nos
efforts inutiles, et cette chose nous ne vous la disons que parce que nous
ne pouvons pas faire autrement : c'est de vous accuser devant le Seigneur et
de vous reconnaître continuellement coupable et criminel à ses Yeux. Ce
moyen nous rendra aussi méprisables et aussi faibles qu'une toile
d'araignée. Ne voyez-vous pas, ajouta l'orgueil, que la vaine gloire est
comme un cheval sur lequel je suis monté ?
Mais la sainte humilité et l'aveu sincère des péchés se moqueront et du
cheval et du chevalier, et chanteront délicieusement un cantique d'actions
de grâces, en disant avec Moïse : «Chantons un hymne à la louange du
Seigneur; car Il a fait voir la magnificence et l'éclat de sa Gloire, en
précipitant dans la mer le cheval et celui qui le montait.» (Ex 15,1)
Il est plein de force, l'homme qui est monté sur
ce vingt-deuxième degré; mais en trouve-t-on beaucoup qui soient capables
d'y monter ?
VINGT-TROISIÈME
DEGRÉ
Des
inexplicables pensées de blasphème.
1. Nous avons fait remarquer dans le degré
précédent que le blasphème est le méchant enfant d'un méchant père, de
l'exécrable orgueil; c'est pour cette raison que nous jugeons à propos d'en
parler ici; car ce n'est pas un de nos moindres ennemis, mais un des plus
dangereux et des plus funestes par la difficulté et par la peine que nous
éprouvons, lorsqu'il faut le faire connaître à notre médecin spirituel dans
une confession sincère et véritable. Semblable au ver qui ronge le bois, ce
vice ronge et détruit l'espérance, et précipite quelquefois une âme dans le
désespoir.
2. Ainsi dans le temps même qu'on célèbre les divins mystères, et à cette
heure où s'accomplit le plus saint et le plus redoutable de nos mystères
sacrés, le monstrueux orgueil, ce démon abominable, vient nous inspirer des
pensées de blasphème pour insulter notre Seigneur, et pour nous faire
profaner l'auguste sacrifice; et par la circonstance du temps nous devons
connaître que ces pensées blasphématoires ne viennent pas de notre âme, mais
du démon, cet ennemi irréconciliable de Dieu, lequel mérita d'être chassé du
ciel pour y avoir voulu, par ses blasphèmes, profaner la Majesté redoutable
du Seigneur : car si ces pensées de blasphème qui nous font frémir
d'horreur, venaient de nous, comment pourrions-nous adorer ce don céleste
que nous recevons ? pourrions-nous le bénir et le maudire en même temps?
3. Cependant le démon, cet insigne trompeur, ce cruel assassin des âmes, en
a porté plusieurs par cette effroyable tentation jusqu'à la folie et à
l'extravagance. En effet, et remarquez-le bien, il n'y a pas de pensée qu'on
découvre avec plus de peine et de répugnance que ces pensées
blasphématoires. C'est ainsi qu'un grand nombre de personnes les laissent
vieillir dans leur coeur. Cependant est-il rien qui puisse donner plus
d'empire au démon et plus de force à ces mauvaises pensées pour nuire à
notre âme, que de les souffrir et de les tenir cachées en nous ?
4. Mais que personne n'aille croire que nous sommes toujours coupables
d'avoir ces effrayantes pensées ! Dieu voit le fond des coeurs. Il sait
quand elles ne sont point notre ouvrage, mais celui de nos ennemis.
Néanmoins nous devons observer que, comme l'ivresse est cause que ceux qui
s'y sont livrés, font des chutes; de même l'orgueil est souvent la cause
funeste de ces pensées impies; et, qu'en tombant par ivresse, on ne fait pas
précisément un péché par là même, mais qu'on l'a commis en s'enivrant; il en
faut dire autant de l'orgueil et des pensées de blasphème dont il est
ordinairement la cause et le principe.
6. C'est surtout pendant nos prières que ces horribles pensées viennent nous
attaquer; mais elles s'en vont et disparaissent après ces saints exercices.
Voulons-nous ne pas en être fatigués, ne nous amusons pas à les combattre :
le meilleur moyen pour nous en délivrer, c'est de les mépriser.
7. Cet ennemi ne s'en tient pas seulement à produire en nous des pensées de
blasphème contre Dieu et les choses saintes, il nous inspire encore les
pensées les plus honteuses et les plus obscènes, afin que nous abandonnions
la prière et que nous nous livrions au désespoir. C'est ainsi qu'il a
plusieurs fois et plusieurs personnes fait interrompre leurs prières, les a
détournées de la participation à la divine Eucharistie.
8. Ce cruel tyran en a fait succomber d'autres par des jeûnes excessifs, en
ne leur laissant ni trêve ni repos. Et cette conduite désespérante, le démon
la tient, non seulement vis-à-vis des gens du monde, mais encore à l'égard
des religieux et des solitaires. Il leur fait croire qu'il n'y a plus pour
eux aucune espérance de salut, et qu'ils sont plus malheureux que les
infidèles et les païens.
9. Celui qui se sent troublé et fatigué par le démon du blasphème et qui
désire en être délivré, qu'il commence par se bien convaincre que ce n'est
pas de son coeur que naissent et s'élèvent ces pensées ténébreuses, mais du
démon même, qui, en montrant autrefois à Jésus Christ tous les royaumes du
monde, eut l'insolence de dire au divin Sauveur: «Je vous donnerai toutes
ces choses, si en vous prosternant, vous m'adorez.» (Mt 4,9)
Nous devons donc mépriser ses attaques, les fouler aux pieds, n'y faire
aucun attention et nous contenter de lui répondre avec notre Seigneur :
Retire-toi, Satan; car il est écrit : «Vous adorerez le Seigneur votre Dieu,
et vous ne servirez que Lui seul.» (Mt 4,10). Quant à tes paroles et aux
efforts que tu fais pour m'ébranler, tout retombera sur toi; oui, infâme,
c'est sur ta tête que tomberont, et dans le temps présent et dans
l'éternité, les blasphèmes que tu veux m'inspirer.
10. Quiconque voudrait en employer un autre, ressemblerait à peu près à un
homme qui prétendrait saisir un éclair dans ses mains. En effet comment
pouvoir saisir, combattre et repousser un ennemi qui traverse notre coeur en
un clin d'oeil! qui court comme le vent, et qui n'a pas fini de nous parler
qu'il a disparu. Nos autres ennemis demeurent fermes devant nous, résistent
à nos efforts, se défendent assez longtemps, et nous laissent reconnaître le
champ de bataille; mais celui-ci tient une autre conduite et suit une autre
démarche; il se retire presque aussitôt qu'il se présente, et disparaît
presque au même moment qu'il nous attaque.
11. Il a même souvent coutume de faire cette guerre aux coeurs les plus
remplis de simplicité et les plus ornés de vertu et d'innocence, parce qu'il
sait qu'ils sont, plus que les autres, capables de se troubler et de se
déconcerter par ces détestables pensées. Or je dois dire à ces sortes de
personnes que des pensées de blasphème ne leur arrivent pas tant à cause de
l'orgueil, qui règne dans leur coeur, qu'à cause de l'envie et de la
jalousie du démon, qui voudrait pouvoir leur nuire.
12. Pour nous que l'esprit d'orgueil porte à juger et à condamner nos
frères, cessons de nous conclure selon cet esprit, et bientôt nous n'aurons
plus à craindre les tentations et les pensées de blasphème; car, n'en
doutons pas, leur véritable cause se trouve dans les jugements téméraires
que l'orgueil nous fait porter sur les autres.
13. De même qu'une personne renfermée dans sa maison entend les paroles de
celles qui passent, mais ne les prononce pas, ainsi une âme renfermée en
elle-même entend les blasphème des démons, mais ne les articule pas : elle
en est, au contraire, tout épouvantée.
14. Pour s'en délivrer et ne pas en être troublée, elle n'a qu'à les
mépriser; car, ainsi que nous l'avons déjà dit, quiconque tiendra une autre
conduite, s'étudiera à combattre avec force ce démon, finira par succomber
et par devenir son esclave. Vouloir le vaincre et triompher de lui par des
raisons et des raisonnements, c'est vouloir arrêter le vent.
15. Un moine vertueux, ayant été tourmenté par ce démon pendant l'espace de
vingt ans, n'avait cessé de mortifier son corps par des veilles longues et
continuelles, et par des jeûnes très rigoureux ; mais voyant que toutes ses
austérités étaient sans effet contre cette cruelle tentation, il l'écrivit
sur un papier, ainsi que les troubles qu'elle lui causait, et le confia, à
un saint religieux qu'il connaissait. Arrivé auprès de lui, il se prosterna
le visage contre terre, sans oser lever les yeux. Dès que ce saint religieux
eut lu ce qui était écrit, y il sourit tout doucement, et, relevant, son
cher frère, il lui dit : «Mon fils mettez votre main sur mon cou»; ce que
celui-ci s'empressa de faire. Puis-il ajouta : «Mon frère, je prends, sur
moi votre péché, tant pour le temps passé, que pour le temps à venir; la
seule chose que j'exige de vous, c'est de ne plus y penser et de ne plus
vous en mettre en peine.»
Or c'est ce bon religieux qui m'a raconté lui-même ce qui lui était arrivé,
et il m'assura qu'il n'était pas sorti de la cellule de ce respectable
vieillard, que toute sa tentation avait disparu, et que toutes les pensées
de blasphème qui l'avaient si longtemps et si cruellement fatigué, s'en
allèrent en fumée. Je le répète donc, pour l'instruction de ceux qui se
trouveraient dans le même état; c'est celui-là même à qui le fait est
arrivé, qui me l'a raconté avec de grands sentiments de reconnaissance pour
Dieu.
Quiconque est venu à bout de triompher de cette
tentation, a vaincu et chassé l'orgueil bien loin de son coeur.
VINGT-QUATRIÈME
DEGRÉ
De la douceur, de
la simplicité et de l'innocence,
vertus qui ne viennent pas de la nature,
mais s'acquièrent par les travaux; et de la méchanceté,
qui est l'ennemie
irréconciliable des vertus.
1. L'aurore précède le soleil; or il faut en
dire autant de la douceur par rapport à l'humilité : Écoutons la lumière
nous apprendre par ces paroles : «Apprenez de moi que Je suis doux et humble
de cœur» (Mt 11,29). Il convient donc avant de parler de l'humilité, qui est
un vrai soleil, que nous disions quelque chose de la douceur, qui est comme
l'aurore de cette vertu, afin qu'après avoir été éclairés par cette lumière
qui a mains d'éclat, nous puissions peu a peu nous accoutumer à fixer nos
regards sur le beau soleil de l'humilité; car il ne pourrait pas se faire
que quelqu'un fût capable de fixer ce soleil, s'il n'a pu soutenir les
rayons de son aurore. Tel est donc l'ordre qu'il faut établir entre ces deux
vertus.
2. La douceur est une constante immobilité de notre âme, laquelle fait que
nous ne sommes ni agités par les honneurs ni troublés par les humiliations.
3. Elle consiste à prier sincèrement, et sans nous troubler, pour ceux qui
cherchent à le faire par leurs injustes procédés.
4. Elle est semblable à un rocher majestueux au milieu d'une mer orageuse;
les flots écumants viennent se briser et expirer contre ses flancs
inébranlables.
5. Elle est la gardienne de la patience, la porte de l’amour, ou plutôt, sa
mère, le principe de la prudence et du discernement, d'après ces paroles du
Prophète : «Sur qui arrêterai-Je mes regards, dit le Seigneur, si ce n'est
sur ceux qui sont doux et paisibles, sur ceux qui ont le cœur contrit et
affligé» (Is 66,2) ?
6. La douceur forme et perfectionne l'obéissance,
conduit et dirige les communautés religieuses, arrête et corrige la colère,
chasse et fait mourir l'impatience, nous fait marcher sous les étendards du
Christ, nous donne de la ressemblance avec les habitants des cieux, enchaîne
les démons, repousse les traits de la haine et des animosités.
7. Le Seigneur établit sa demeure dans une âme qui pratique la douceur,
tandis que le démon fixe son séjour dans celle qui est agitée.
8. «Les hommes qui sont doux posséderont la terre» (Mt 5,4),
c'est-à-dire en seront les maîtres et les dominateurs; mais les gens colères
et furieux en seront exterminés.
9. Une âme remplie de douceur est le lit nuptial de la simplicité; mais un
esprit en colère et emporté, enfante toute sorte de méchancetés.
10. Une âme amie de la douceur comprend et goûte les paroles de la sagesse,;
car «le Seigneur, qui est plein de douceur, dirigera les cœurs doux et
débonnaires dans la science du jugement, et leur enseignera ses voies» (Ps
24,9). Or ces voies sont la science de la prudence et de la discrétion.
11. Une âme droite est la compagne de l'humilité; mais une âme fausse et
méchante est la triste esclave de l'orgueil.
12. Une âme qui pratique la douceur, possède la véritable science; mais un
cœur impatient languit dans les ténèbres de l'ignorance.
13. Deux hommes un jour se rencontrèrent : l'un était esclave de la colère,
et l'autre, de la fourberie. Or ces deux personnages ne purent pas établir
une conversation ensemble; car il n'y avait que folie et démence dans celui
qui était colère, et il n'y avait que malice dans celui qui était dissimulé.
14. La simplicité est une heureuse habitude qui rend une âme incapable de
duplicité et de toute pensée mauvaise et pernicieuse. La malice est la
science, ou, plutôt le partage des démons, qui rend ennemi de toute vérité,
au point qu'on voudrait pouvoir, non seulement se la cacher à soi-même, mais
la cacher aux autres.
15. L'innocence est l'état d'une âme tranquille et éloignée de toute pensée
artificieuse et malfaisante.
16. La droiture est une intention sincère et exempte d'inutilités et de
curiosité; c'est une inclination, franche et sans mélange; c'est un langage
naturel, naïf et ennemi de toute fraude et de toute dissimulation.
17. Il n'est donc pas méchant, celui qui, sincèrement, franchement et sans
détour, vit, agit et parle avec tout le monde.
18. La malice est une absence de vérité et de droiture; c'est une
inclination à la perversité, aux pensées trompeuses, aux paroles de
mensonge, aux actions dissimulées aux serments faux, aux équivoques et
aux,ambiguïtés.
19. Un cœur méchant est caché et rempli de cavités profondes et
impénétrables; il est dévoué à l'habitude de mentir, de s'élever au dessus
des autres, de faire la guerre à l'humilité, de contrefaire la pénitence, de
chasser les pleurs du repentir, d'avoir en horreur la confusion de ses
fautes, de défendre opiniâtrement son sentiment, de produire la ruine et la
perte des âmes, d'empêcher qu'elles ne sortent de l'abîme du malheur par la
pénitence, et de se railler de ceux qui, par amour pour Dieu, souffrent avec
patience et douceur les injures et les outrages.
20. Un cœur méchant n'a qu'une modestie affectée et extravagante, une piété
fausse et trompeuse; et, pour tout dire en un mot, la vie d'un cœur méchant
est la vie d'un démon; car le démon et l'homme méchant ne sont pas seulement
unis par la conformité de volonté, ils le sont encore par l'identité d'un
même nom.
21. N'est-ce pas en effet ce que nous a enseigné le Christ dans l'admirable
oraison qu'Il nous a donnée ? ne nous y fait-il pas demander à Dieu qu'il
nous délivre du méchant en le priant de nous délivrer du mal ?
22. Fuyons donc avec horreur le précipice de l'hypocrisie et l'abîme de la
dissimulation et de la duplicité, et donnons une attention particulière à
ces paroles de David : Les méchants seront exterminés, ils sécheront aussi
promptement que le foin»; (Ps 36) car ils doivent devenir la pâture des
démons.
23. Mais Dieu, qui, dans nos divines Écritures, est appelé amour, est
également appelé Équité. C'est ainsi que le sage dans le Cantique des
cantiques, dit à l'âme pure : «Le Dieu de l'équité vous a aimée (Can 1,4)»
(a); et David, père de Salomon, avait dit : «Le Seigneur est doux et droit»
(Ps 24,8); et pour nous faire comprendre que ceux qui, par la douceur
portent le même nom, seront sauvés, il dit ailleurs : «J'attends le secours
du Seigneur qui sauve ceux qui ont le cœur droit (Ps 7,11)»; et encore :
«Ses Yeux son attentifs à regarder le pauvre dont le cœur est droit, et son
visage est tourné vers celui en qui règne l'équité.» (Ps 11,7)
24. La première vertu, ou plutôt la première qualité qu'on remarque dans un
enfant, c'est la simplicité. Tant qu'Adam se conserva dans la pratique de
cette précieuse vertu, il ne vit point son âme dépouillée des dons que Dieu
lui avait accordés, et n'eut point à rougir de la nudité de son corps. Elle
est sans doute bonne et avantageuse, la simplicité que quelques personnes
ont reçue de la nature; mais elle est bien inférieure à celle qu’on acquiert
par des soins et par un travail opiniâtres, en triomphant de sa propre
malice : car, si la première nous préserve de tout déguisement, de toute
fraude et de toute supercherie, l’autre nous procure une profonde humilité,
une douceur parfaite et toutes les vertus. C'est pour cela même que la
simplicité qui nous vient de la nature, ne recevra qu'une faible récompense,
et que celle qui nous vient de la grâce et de nos efforts, en recevra une
qui ne peut ni se concevoir ni s'exprimer.
25. Or donc, qui que nous soyons, si nous voulons nous unir fortement à
notre Seigneur, nous devons nous présenter devant Lui comme devant le maître
excellent de qui nous avons à recevoir toutes les instructions qui nous sont
nécessaires. Approchons-nous donc de Lui avec simplicité et candeur, sans
artifice ni déguisement, sans curiosité ni malice; car, comme Il est d'une
nature toute sainte, toute pure et parfaitement simple, Il demande que les
âmes qui s'approchent de Lui, soient pures, saintes et remplies de
simplicité. Verrez-vous jamais la simplicité séparée de l'humilité ?
26. L'homme dans le cœur duquel règne la malice, se mêle fort mal à propos
de faire des conjectures sur les autres, et de prétendre pouvoir découvrir
dans leurs paroles les pensées de leur esprit, dans la position et les
mouvements de leurs corps les secrets de leur cœur.
27. J'ai vu un certain nombre de personnes remplies d'innocence et de
simplicité, qui, par des rapports funestes avec des gens pleins de malice,
étaient devenues semblables à eux; et je ne pouvais assez m'étonner que ces
gens eussent pu faire perdre en si peu de temps à ces personnes vertueuses,
cette belle qualité qu'elles avaient reçue de la nature, et qui était une
prérogative de leur innocence, je veux dire la bienheureuse simplicité.
28. Autant il est facile aux gens de bien de se pervertir et de se
corrompre, autant il est difficile aux méchants de ne convertir et de se
corriger; cependant la fuite réelle du monde, une retraite salutaire,
l'amour et la pratique du silence et de l'obéissance ont souvent, et même
contre toute espérance, pu guérir, et guérir parfaitement, des âmes de
certaines maladies qui paraissaient incurables.
29. S'il est vrai que la science enfle le cœur de la plupart des hommes, il
est également vrai qu'une heureuse ignorance et l'inexpérience servent
sauvent à les rendre doux, timides et humbles. Saint Paul, surnommé le
Simple, peut nous servir d'exemple, nous donner une idée exacte et un modèle
parfait de la sainte et bienheureuse simplicité ; car vit-on jamais, a-t-on
jamais entendu dire qu'on ait vu, et même qu'on ait pu voir un homme devenir
en si peu de temps aussi parfait dans la simplicité du cœur ?
30. Nous pouvons comparer un moine qui vit dans la simplicité, à une bête de
charge, laquelle aurait la raison, et l'obéissance en partage, et qui tout
en obéissant, se déchargerait sur son conducteur. Or, comme cette bête ne
résiste point à son maître, lorsqu'il l'attache, de même un religieux qui a
le cœur droit, ne résiste point aux ordres de son supérieur : il le suit
partout où il lui plaît de le conduire; il ne sait même pas raisonner ni
user de répugnance : il obéit jusqu'à la mort.
31. Si, «les riches entrent difficilement dans le royaume des cieux» (Mt
19,23), nous pouvons dire aussi que les hommes sages de cette sagesse
mondaine qui n'est rien autre chose qu'une véritable folie, n'entreront pas
moins difficilement dans le palais sacré de la simplicité.
32. Souvent une grande chute a corrigé des hommes méchants, leur a fait
observer les règles de la modestie; de sorte que, comme malgré eux, elle
leur a procuré le salut en leur faisant acquérir l'innocence et la
simplicité.
33. Combattez donc courageusement, et donnez tous vos soins pour vous
dépouiller de la fausse sagesse du siècle, c'est en vous conduisant de la
sorte, que vous trouverez dans Jésus Christ notre Seigneur, le salut et
droiture du cœur.
Celui qui a la force de gravir ce degré, qu’il
prenne courage; en effet, ayant imité le Christ son Maître, il a obtenu le
salut.
VINGT-CINQUIÈME
DEGRÉ
De
l'Humilité, qui donne la mort à toutes les passions.
1. Quiconque prétendrait expliquer les
sentiments que donne la charité, et les effets qu'elle produit, selon toute
l'intensité de l'ardeur qui lui est propre : ceux de l'humilité, d'après ses
abaissements profonds; ceux de la chasteté, d'après son excellence céleste;
ceux de l'illumination divine, d'après tout l'éclat de ses rayons et de sa
lumière; ceux de la crainte de Dieu, d'après les mouvements qu'elle donne;
ceux d'une ferme confiance en Dieu, selon la tendresse et l'immobilité de
ses regards, et faire comprendre par des paroles claires et précises, à ceux
qui n'ont jamais eu ni le sentiment ni le goût des douceurs inexprimables de
ces dons et de ces vertus, en quoi les uns et les autres consistent :
celui-là ressemblerait incontestablement à un homme qui, par ses paroles, ou
par le moyen des comparaisons, voudrait faire concevoir la douceur du miel à
ceux qui n'en ont jamais mangé. Or n'est-il pas évident que l'un et l'autre
de ces deux hommes perdraient leur peine et leur travail, et parleraient en
vain ? Nous ne disons rien autre chose du dernier; mais nous ajoutons pour
le premier que, ou il ignore ce qu'il doit dire, et c'est un insensé, ou,
s'il sait sur quoi il doit parler, c'est un téméraire et un orgueilleux.
2. C'est pourquoi je ne veux ici que montrer ce
trésor caché et renfermé dans des vases fragiles, ou plutôt dans la
fragilité des hommes, afin de reconnaître les autres vertus qu'il contient,
car je n'ai pas la téméraire prétention de vous le faire comprendre; aucune
parole ne serait capable de vous donner une véritable idée de soi,
excellence et de ses qualités. Son titre seul et son inscription sont
incompréhensibles à l'esprit humain, car ils sont tout célestes; et ceux qui
ont voulu les faire comprendre, se sont engagés dans des peines et des
recherches infinies et vaines. Or SAINTE HUMILITÉ sont les deux mots qui
font l'inscription de ce trésor étonnant.
3. Que tous ceux qui sont conduits par l'esprit de Dieu, viennent avec nous
et entrent dans cette vertu, comme dans un conseil tout spirituel et rempli
de sagesse; qu'ils y apportent non point avec les mains du corps, mais avec
celles de l'intelligence, les tables des connaissances que Dieu Lui-même a
gravées dans leurs coeurs : et, étant ainsi réunis, nous examinerons
ensemble quel est le sens et la vertu de cette inscription si vénérable.
L'un dira, sans doute, que l'humilité est l'oubli constant et parfait des
bonnes oeuvres — l'autre, qu'elle consiste à se regarder comme le dernier
des hommes et le plus grand des pécheurs; un autre affirmera qu'elle est la
connaissance exacte que nous avons de notre faiblesse et de notre fragilité;
un autre qu'elle nous porte à prévenir nos frères, afin de nous réconcilier
parfaitement avec eux, et à résister victorieusement à une colère naissante,
par la patience et la soumission; celui-ci soutiendra que l'humilité est un
aveu sincère et une reconnaissance publique que nous faisons des grâces que
nous avons reçues de Dieu, et des miséricordes infinies dont Il a usé à
notre égard; et celui-là, qu'elle consiste dans le sentiment d'un coeur
contrit et repentant et dans l'abnégation entière de sa propre volonté.
Pour moi, je suis forcé d'avouer qu'après avoir entendu toutes ces
définitions de l'humilité, et après les avoir attentivement méditées, il
m'est impossible de comprendre toute l'étendue de cette vertu c'est-à-dire,
de la bouche de ces hommes sages et éclairées, et de dire que l'humilité est
une grâce précieuse que Dieu fait à une âme, laquelle ne peut être exprimée
par des paroles, et qui n'est connue que de ceux qui en ont fait une
heureuse expérience; que c'est un trésor incompréhensible; qu'elle tire son
nom de Dieu même; qu'elle est un don tout divin, car il est dit :
Apprenez, non d'un ange, non des hommes, non dans les livres, mais de Moi,
c'est-à-dire, de la présence, des lumières, et de l'opération de mon Esprit
en vous, que Je suis doux et humble de coeur, d'esprit et de volonté;
et vous trouverez le repos de vos âmes» par la cessation des tentations
et par la fin de vos combats. (Mt 11,29)
4. L'humilité est une vigne toute sainte et toute spirituelle; mais elle se
présente sous des formes différentes, selon les circonstances et les
saisons. Ainsi elle ne paraît pas pendant l'hiver, c'est-à-dire dans le
temps que les passions agitent et tourmentent le coeur, comme dans le
printemps, c'est-à-dire lorsque l'âme est embaumée du parfum des vertus; ni
pendant cette dernière saison, comme en été, c'est-à-dire quand les vertus
sont parvenues à une heureuse et parfaite maturité. Mais ces différents
points de vue sous lesquels nous pouvons considérer que l'humilité, tendent
tous à nous faire voir et comprendre que, dans cette admirable vertu, tout
est propre à procurer à notre âme la joie et l'abondance des autres vertus,
et qu'ils sont tous des signes, des symboles, des marques et des preuves des
fruits précieux et salutaires qu'elle produit en nous. En effet, lorsque les
raisins de cette vigne spirituelle commencent à fleurir dans notre coeur,
nous commençons nous-mêmes, non pas sans quelque peine à détester les
louanges et la gloire qui nous viennent des créatures, à chasser et à
rejeter loin de nous tout mouvement de colère et d'emportement; mais quand
cette reine des vertus a pris de fortes et profondes racines dans notre âme,
qu'elle y a grandi, qu'elle s'y est fortifiée, et qu'elle y a fait les
progrès convenables, non seulement nous n'avons plus que du mépris pour nos
bonnes oeuvres; mais elles nous paraissent encore si viles et si
méprisables, que nous en avons horreur : nous sommes persuadés que par la
dissipation des dons de Dieu, nous augmentons tous les jours en nous le
poids et le nombre de nos prévarications, et que cette surabondance de
grâces, dont nous nous sentons si indignes, ne nous servira peut-être, à
cause du mauvais usage que nous en faisons, qu'à nous faire condamner à des
châtiments plus sévères. C'est pour cela que notre âme demeure invulnérable
sous les coups mêmes de nos ennemis, et que, retirée, dans, le retranchement
inexpugnable de sa faiblesse, elle est tranquille et en paix, entend, sans
se troubler, les cris furieux et menaçants des voleurs, regarde leurs
efforts et leurs tentations comme des jeux impuissants, et connaît qu'ils ne
peuvent ni la blesser ni l'atteindre; car cet humble sentiment de nous-mêmes
est une trésorerie dans laquelle sont renfermées toutes les vertus, et qui
est défendue par des citadelles imprenables.
5. Telles sont les choses que j'ai osé dire sur les premières fleurs de
l'humilité, et des premiers fruits qu'elle produit promptement au milieu de
ses fleurs continuelles. Mais quant à l'abondance et à la qualité de ses
fruits, il n'est pas possible de les exprimer par des paroles, surtout leur
qualité. Je tâcherai seulement, et autant que je le pourrai, de vous dire
quelque chose des propriétés admirables de l'humilité.
6. La pénitence qui est exacte et véritable, les larmes qu'elle fait
répandre et qui lavent la conscience de toutes ses souillures, et l'humilité
de ceux qui,commencent à servir Dieu, sont trois choses qui diffèrent entre
elles, comme la farine, la pâte et le pain. En effet la pénitence brise et
réduit en poudre une âme contrite et repentante; l'eau salutaire des pleurs
l'unit, et, si j'ose l'exprimer, la pétrit avec Dieu; et embrasée par les
ardeurs de la charité, elle forme le pain solide de l'humilité, et jette
loin d'elle tout le vain et toute enflure de l'orgueil : ce qui fait que
cette chaîne, composée de trois anneaux, donne heureusement à l'âme une
force surnaturelle et invincible, ou, pour parler plus clairement, cette
iris céleste et à trois couleurs a des manières d'agir et de procéder, et
des propriétés qui lui sont essentielles et qui lui appartiennent en propre;
de sorte que ce qu'on dira de l'une de ces couleurs ou de l'un de ces
anneaux, puisse se dire des autres. C'est pourquoi ce que je n'ai fait que
vous indiquer, je vais tâcher de vous l'expliquer plus au long.
7. La première et l'excellente qualité de cet admirable trinité, consiste à
supporter de bon coeur, avec joie et empressement les mépris et les
humiliations, à les recevoir et à les aimer comme un remède très propre à
guérir notre âme de toutes ses maladies spirituelles, et comme un moyen
efficace pour effacer et faire entièrement disparaître tous nos péchés. La
seconde propriété de l'humilité consiste à triompher parfaitement de la
colère, et à ne se servir que de la modération et de la modestie pour
terrasser et étouffer cette passion. La troisième propriété, qui est la plus
parfaite, consiste à croire intérieurement, à être bien convaincu et
persuadé qu'on n'a rien de bon, et à désirer avec ardeur de recevoir les
instructions et les réprimandes capables de nous faire acquérir quelque
bien.
8. Le Christ, comme on le sait, est la fin de la loi et des
prophètes pour la justification de tous ceux qui croient en Lui mais là
vaine gloire et l'orgueil sont la fin de toutes les passions impures pour la
perte de ceux qui négligent de les combattre et de s'en corriger; comme la
biche est l'ennemie mortelle des serpents, de même l'humilité est l'ennemie
mortelle des passions et des vices. C'est elle qui préserve ou délivre de
leur poison funeste tous ceux qui la prennent pour leur compagne fidèle et
constante. En effet, avec elle vit-on jamais le venin de l'hypocrisie et de
la médisance ? Le serpent infernal demeura-t-il jamais dans un coeur où
règne l'humilité ? N'est-ce pas cette admirable vertu qui l'arrache de notre
coeur, le tue et l'anéantit ? Ceux qui la possèdent, ne donnent aucun signe
de haine, de contradiction, d'arrogance, ni de tergiversation; et, si on les
voit s'animer quelquefois, ce n'est que lorsqu'ils s'aperçoivent que la foi
est en danger.
9. On voit donc celui qui s'est uni avec l'humilité par les liens d'un
mariage spirituel, doux et paisible, porté à la componction et à la
miséricorde, mais surtout calme et tranquille, joyeux et content, plein de
condescendance et de bienveillance pour les autres, rempli de ferveur et de
vigilance; et, pour tout dire en un mot, il est victorieux de toutes ses
passions, selon cette parole de David : Le Seigneur s'est souvenu de nous
dans notre humiliation, et nous a délivrés des mains de nos ennemis (Ps
135,23-24), c'est-à-dire, de nos passions et des souillures qu'elles ont
faites à notre âme.
10. Un moine humble est bien éloigné de vouloir curieusement pénétrer dans
les secrets de Dieu; mais celui dont le coeur est enflé par l'orgueil,
désire même sonder la profondeur de ses jugements incompréhensibles.
11. Un jour que les démons observaient d'une manière toute particulière, un
des plus sages religieux, et qu'ils lui donnaient intérieurement de grandes
louanges sur la bonté de son âme, il leur répondit avec une sagesse
admirable : Si vous cessiez de me louer sur l'heureux état de mon âme, je
pourrais me croire quelque chose de grand et de bon; mais en le faisant
comme vous le faites, les éloges que vous me donnez, ne servent qu'à me
faire connaître et sentir les souillures et la corruption de mon coeur; car
je sais qu'il est immonde aux yeux du Seigneur, le coeur qui s'enfle et
s'élève par des sentiments de vanité. Si donc vous désirez que je devienne
un orgueilleux, taisez-vous et retirez-vous, ou si vous voulez que je sois
rempli d'humilité, continuez de me donner des louanges. Frappés et
consternés par cette apostrophe contradictoire, les démons prirent
promptement la fuite et disparurent.
12. Que votre âme, semblable à une citerne, ne soit pas tantôt remplie des
eaux vivifiantes de la sainte humilité, et tantôt desséchée par les ardeurs
de la vaine gloire et de l'orgueil, mais qu'elle soit une source
intarissable où l'humilité produise le calme des passions, et fasse couler
un ruisseau de pauvreté volontaire.
13. Sachez donc, mes amis, que c'est dans les saintes vallées de l'humilité
qu'on recueille avec abondance le froment et les autres fruits spirituels.
Oui, les âmes humbles sont des vallées qui, placées au milieu des montagnes
des travaux, des peines et des vertus, demeurent toujours abaissées par les
sentiments que nourrit en elles la vue de leur bassesse et de leur néant.
14. Remarquez que le psalmiste ne dit pas : J'ai jeûné, j'ai passé les nuits
dans les veilles, j'ai reposé sur la terre nue; mais qu'il dit : je me
suis humilié, et le Seigneur m'a délivré et sauvé (Ps 114,6).
15. Si la pénitence, et les larmes qu'elle nous fait répandre, ont le
pouvoir de nous élever jusqu'aux cieux, c'est la sainte humilité qui nous
ouvre les portes de cet heureux séjour. C'est pourquoi la pénitence, les
larmes et l'humilité sont une respectable trinité dans l'unité de l'humilité
qui les contient toutes, et une admirable unité dans cette étonnante
trinité.
16. Aussi, comme le soleil éclaire toutes les créatures visibles, de même
l'humilité affermit et perfectionne tout ce que la piété nous inspire, et,
comme tout est plongé dans les ténèbres en l'absence du soleil, de même
encore sans l'humilité, nos bonnes oeuvres languissent et, sentent mauvais.
17. Il n'est qu'un seul lieu sur toute la surface de la terre qui n'ait vu
le soleil qu'une seule fois, et souvent la lumière d'une seule bonne pensée
a suffi pour produire l'humilité dans un coeur. Il n'est encore qu'un seul
jour dans la durée des siècles, où tout le genre humain se soit livré à la
joie, il n'est que la seule humilité qui soit une vertu inimitable aux
démons.
18. S'élever, ne pas s'élever, et s'humilier, sont trois choses bien
différentes. En effet celui qui s'élève, s'avise de juger de tout; celui qui
ne s'élève pas, ne juge personne et se condamne lui-même, et celui qui
s'humilie, quoiqu'il soit innocent, se regarde toujours comme coupable.
19. Il y a encore une différence d'être humble, travailler à devenir humble,
et louer ceux qui s'exercent dans la pratique de cette vertu. La première de
ces trois choses regarde ceux qui ont atteint la perfection; la seconde
convient à ceux qui se sont sincèrement soumis au joug de l'obéissance, et
la troisième est le propre de tous les chrétiens.
20. Quand on pratique l'humilité de tout son coeur, on prend bien garde d'en
être dépouillé par l'indiscrétion des paroles; car l'humilité n'a ni langue
ni porte.
21. Lorsqu'un cheval est tout seul dans un champ, il parait courir bien
vite; mais court-il avec d'autres chevaux, il ne semble plus être le même.
22. Raisonnez ainsi d'un âme. Commence-t-elle à ne plus se flatter des dons
et à ne plus se glorifier des ornements qu'elle a reçus de la nature,
cesse-t-elle de s'y complaire, c'est un heureux symptôme de guérison et
d'humilité; mais aime-t-elle à respirer la fumée infecte de l'orgueil, alors
il lui est impossible de flairer les doux et suaves parfums de l'humilité.
23. Celui qui m'aime, dit la sainte humilité, ne doit faire de
reproches à personne, ne juger personne, ne dominer sur personne; ne faire
jamais le bel esprit. Ceux qui se sont unis intimement avec moi, n'ont
d'autres lois à observer que celles que je leur donnerai.
24. Il y avait un religieux qui faisait tous ses efforts pour acquérir
l'humilité; un jour les démons lui inspirèrent une violente pensée de vaine
gloire; mais ce saint et généreux athlète repoussa victorieusement cette
tentation, en se servant d'un pieux stratagème que Dieu lui suggéra. Il se
leva tout d'un coup et se mit à écrire sur les murs de sa cellule, les noms
des principales et des plus éminentes vertus, telles que la parfaite
charité, l'humilité angélique, l'oraison pure et fervente, la chasteté
intègre et sans tâche, et quelques autres semblables. Or toutes les fois que
les pensées d'orgueil revenaient à la charge pour le porter à ce vice, il
leur disait : Allons trouver nos juges; et il se présentant devant
les noms qu'il avait écrits, il se disait tout haut à lui-même : Tant que
tu n'auras pas ces vertus en partage, tu dois reconnaître que tu es encore
bien loin de Dieu.
25. Personne n'a jamais pu connaître ni expliquer la nature et les
qualités constitutives du soleil, et nous ne le connaissons que par les
effets qu'il produit.
26. Ne devons-nous pas en dire autant de l'humilité ? car cette vertu est un
secours tout divin; c'est un voile admirable qui nous cache à nous-mêmes la
vue et la connaissance de nos bonnes oeuvres; c'est une intelligence
profonde et parfaite de notre bassesse, laquelle empêche que les voleurs
n'approchent de notre âme; c'est une tour forte et puissante, dont parle
David, et qui nous défend des efforts de nos ennemis; enfin c'est un rempart
qui fait que les enfants d'iniquité, ne peuvent pas nous nuire, et qui
dissipe et met en fuite ceux qui nous haïssent.
27. Mais, outre ces propriétés, elle en a d'autres qui ne sont pas moins
admirables, et qu'une âme qui a le bonheur de posséder cette vertu, sait
fort bien distinguer. Or toutes ces qualités, si vous en exceptez une seule,
sont des indices de sa présence dans un coeur. Vous pourrez donc reconnaître
avec une espèce de certitude que vous possédez l'humilité, lorsque vous vous
trouverez rempli intérieurement d'une lumière inexprimable, d'un amour
inénarrable pour la prière, mais surtout, lorsque cette vertu purifiera
votre coeur, et le rendra incapable de juger et de condamner vos frères,
même en leur voyant faire des chutes et des fautes. Le précurseur de tout
ceci, c'est la haine de toute vaine gloire.
28. La connaissance de nous-mêmes et des affections les plus secrètes de
notre coeur sèment et produisent en nous la sainte humilité : de telle sorte
que, si ce n'est pas cette connaissance qui la sème dans notre âme, il sera
de toute impossibilité qu'elle y pousse jusqu'à donner quelques fleurs.
29. En effet cette connaissance salutaire nous procure la crainte du
Seigneur, et cette crainte salutaire nous conduit bien vite à la porte de la
charité.
30. C'est pourquoi nous pouvons dire ici que l'humilité est la porte du
royaume des cieux, qu'elle nous y introduit et que c'est de ceux qui
pratiquent cette vertu, que le Seigneur veut parler lorsqu'il dit :
Qu'ils entreront dans le ciel, qu'ils sortiront de la vie présente sans
aucune crainte, et qu'ils trouveront de gras pâturages et des lieux pleins
de verdure. (cf. Jn 10,8-9) Ils renoncent donc à leur salut, deviennent
les meurtriers de leur âme, ceux qui prétendent entrer dans le ciel par une
autre porte que par la porte de l'humilité.
31. Mais pour venir à bout de nous connaître, ayons sans cesse les yeux
fixés sur nous. Et si, lorsque nous serons parvenus à nous connaître, nous
sommes bien convaincus que les autres sont meilleurs que nous, nous aurons
quelque sujet de penser et de croire que nous ne sommes pas fort éloignés de
la miséricordes.
32. Il est impossible de tirer du feu de la neige; mais serait-il moins
difficile de trouver l'humilité dans le coeur d'un hétérodoxe, et d'un
enfant opiniâtre de l'erreur ? l'humilité, en effet, n'est-elle pas un bien
propre aux personnes pieuses et qui mènent une vie pure et irréprochable ?
33. Nous disons assez facilement que nous sommes de grands pécheurs,
peut-être le croyons nous bien sincèrement; mais ce n'est pas précisément
cet aveu qui nous fera connaître et éprouver si notre coeur est
véritablement humble, ou superbe. Ce sont les humiliations et les mépris qui
nous donneront l'idée réelle de nos dispositions.
34. Quiconque désire avec une sainte ardeur d'arriver heureusement au port
sûr et tranquille de l'humilité, doit chercher et employer tous les moyens
capables de l'y conduire et de l'y faire entrer : tels que les résolutions
fermes, les raisonnements salutaires, les pensées raisonnables, les prières
ferventes, les méditations profondes, les supplications assidues, en un mot,
tout ce qu'il pourra imaginer lui être utile pour la fin qu'il se propose,
jusqu'à ce qui enfin, aidé de la grâce de Dieu, il se soit exercé dans les
actions les plus viles et les plus humiliantes, qu'il ait retiré le vaisseau
qui porte son âme, de la mer orageuse de l'orgueil, et qu'il l'ait introduit
dans le port de l'humilité; car faisons attention que celui qui s'est
délivré de l'orgueil, a bientôt satisfait à la justice de Dieu pour ses
péchés. Le publicain de l'Évangile nous démontre cette consolante vérité.
35. Savons-nous pourquoi certaines personnes ont conservé jusqu'à leur
dernière heure le souvenir de leurs fautes, lesquelles cependant leur
avaient été pardonnées ? c'était afin de nourrir et d'augmenter en elles
l'esprit d'humilité, et de détruire de plus en plus l'orgueil et la vaine
gloire. Nous en voyons d'autres méditer continuellement sur la Passion du
Christ, afin de se reconnaître toujours pour être les infortunés débiteurs
de la Justice de Dieu; d'autres, ne pas perdre de vue les fautes
journalières dans lesquelles elles tombent, afin de s'humilier sans cesse,
et de se regarder comme les plus méprisables des hommes; d'autres encore, se
servir des tentations qui leur arrivent, des chutes et des péchés qu'ils
font, afin de se procurer l'humilité, cette admirable mère des vertus;
d'autres enfin, considérer et croire que s'ils existent encore, ce ne doit
être que pour s'humilier davantage devant Dieu, et cette pensée ne les
abandonne jamais : ils se répètent continuellement qu'ayant reçu du Seigneur
des dons plus abondants, ils doivent se juger indignes d'une si grande
libéralité, et ne voir dans les nouvelles faveurs dont Dieu les favorise,
que de nouvelles dettes ajoutées aux premières. Or, c'est dans une conduite
pareille que consiste le vrai bonheur, et où se trouve la véritable
récompense des efforts et des violences qu'on se fait.
36. Si donc il vous arrive de voir, ou d'entendre dire que des personnes
sont parvenues en peu de temps à la paix souveraine de l'âme, sachez bien
qu'elles ne sont arrivées à cette perfection qu'en suivant cette conduite,
qui est la voie la plus sûre, la plus heureuse et la plus courte.
37. La charité et l'humilité sont deux compagnes fidèles, la première nous
élève vers le ciel, et la seconde nous y soutient et nous empêche d'en
descendre.
38. Autre qu'être contrit, se connaître et avoir l'humilité. Ce sont trois
choses différentes.
La connaissance et la pensée de nos péchés et de nos chutes nous excitent au
repentir, et répandent une sainte tristesse dans notre âme. En effet, celui
qui a le malheur de tomber, se foule et se brise; mais il apprend à se
défier de lui-même à recourir à la prière, à mettre une humble confiance et
Dieu, à s'appuyer, pour se soutenir, sur le bâton de l'espérance, et à s'en
servir pour chasser le désespoir qui, comme un chien furieux, voudrait le
dévorer. La connaissance de nous-mêmes est l'intelligence que nous avons
acquise de notre capacité réelle et de nos moyens; c'est encore un sentiment
vif et profond de nos faiblesses et de nos péchés, L'humilité est une
doctrine sainte que le Christ enseigne à ceux qui s'en rendent dignes par sa
grâce, qu'il place dans l'intérieur de leur âme, comme sur un lit nuptial,
et dont toute l'éloquence des hommes ne pourrait exprimer ni faire
comprendre la puissance et la vertu.
39. Dire qu'on a le bonheur de sentir en soi-même les doux parfums de
l'humilité, et néanmoins se laisser encore émouvoir par les louanges des
hommes, ne fut-ce que pour un instant, c'est se tromper trop grossièrement,
c'est trop méconnaître qu'on s'est trompé.
40. J'entendis un jour un saint homme dire dans la ferveur que lui inspirait
sa profonde humilité : Ne nous donnez « point, Seigneur, non, ne
nous donnez point la gloire, mais donnez-la tout entière à votre saint Nom.
(Ps 113,9) Il connaissait par sa propre expérience que notre nature est
si faible, qu'elle est dans l'impossibilité de se préserver, par ses propres
forces, des blessures que les ennemis du salut veulent lui faire. Vous
serez, ô mon Dieu, le sujet de mes louanges dans une grande assemblée
(Ps 21,26), c'est-à-dire, dans les siècles infinis de l'éternité; car pour
nous, devons-nous ajouter, nous ne pouvons recevoir de la gloire avant la
vie future, sans que nous soyons misérablement exposés à nous perdre par la
vanité qu'elle nous inspirerait.
41. Si la fin, l'horrible perfection et le dernier degré de l'orgueil
consistent à faire semblant, pour s'attirer des louanges et de la gloire,
d'être orné des vertus que l'on n'a réellement pas; le comble et la
perfection de l'humilité consistent à laisser croire, afin de paraître plus
vil et plus méprisable, qu'on est coupable de certaines fautes dans
lesquelles on n'est pas tombé. C'est, sans doute, pour cette fin, qu'un
saint religieux prit en présence de ses frères du pain et du fromage, et
mangea l'un et l'autre, il prétendait par là donner à penser qu'il n'était
pas aussi mortifié qu'on le croyait. C'est encore pour la même fin et pour
se faire regarder comme un insensé, qu'un autre quitta ses habits pour
entrer dans une ville. Il était bien loin de se conduire de la sorte, à
cause de quelques mauvaises pensées; car la modestie et la chasteté étaient
son partage. Ceux qui sont humbles n'ont pas à craindre d'offenser les
autres; car ils ont reçu de Dieu, par le moyen de la prière, toutes les
grâces et tous les doits nécessaires pour donner satisfaction à tout le
monde. Au reste, comme toute leur inclination est pour la pratique de
l'humilité, ils se mettent fort peu en peine des railleries et du blâme des
hommes. Nous sommes tout-puissants dans Dieu, lorsqu'Il exauce les voeux que
nous Lui adressons.
42. Soyez donc dans la volonté sincère de déplaire aux hommes plutôt qu'à
Dieu; car il prend plaisir de nous voir rechercher avec empressement les
mépris et les humiliations, afin de tourmenter, de persécuter et
d'exterminer en nous la vraie estime que nous avons de nous-mêmes, et la
vaine gloire que nous recevons des applaudissements des hommes.
43. Il est certain que la fuite du monde et la retraite nous font
admirablement bien entrer dans les exercices de l'humilité, et qu'il
n'appartient qu'aux âmes fortes et généreuses de s'exposer ainsi aux
railleries et aux mépris de leurs proches et de leurs amis. Ne soyez pas
surpris de toute que je viens de dire, car personne n'a jamais pu d'un seul
pas monter sur cette échelle divine.
44. Rappelez-vous que nous saurons enfin que nous sommes les disciples de
Dieu, non parce que les démons nous obéissent, mais parce qu'ainsi qu'il
nous l'enseigne Lui-même, nos noms sont écrits dans le ciel de l'humilité
(cf. Jn 13,35 et Lc 10,20).
45. La nature des citronniers est telle, que, lorsqu'ils poussent leurs
branches en haut, c'est la preuve d'une stérilité absolue, et que s'ils les
laissent tomber, c'est un signe qu'ils donneront des fruits en abondance.
Quiconque saura réfléchir, comprendra ce que nous voulons exprimer ici.
46. L'humilité est une échelle par laquelle on monte jusqu'à Dieu; mais les
uns montent jusqu'au trentième échelon; les autres, jusqu'au soixantième, et
les autres, jusqu'au centième. Ceux qui ont, par la victoire entière sur les
mauvaises inclinations de leur cÏur, obtenu de jouir de la paix parfaite,
montent sur le plus élevé, qui est le centième; le second convient à ceux
qui marchent courageusement dans les voies du salut; quand au premier, qui
est le plus bas, tous peuvent espérer d'y monter.
47. Celui qui se connaît, se gardera bien d'entreprendre des choses qui
soient au dessus de ses forces; mais il marchera avec constance dans les
voies de l'humilité.
48. Les petits oiseaux tremblent à la vue d'un épervier, et les âmes
solidement humbles craignent et redoutent le bruit des contestations.
49. Bien des personnes sont parvenues au salut, sans avoir été ni prophètes
ni thaumaturges, et sans avoir reçu des révélations extraordinaires; mais
jamais personne n'y est parvenu, et n'y parviendra jamais sans l'humilité.
N'est-ce pas cette vertu qui est la gardienne fidèle même des dons
extraordinaires ? n'est-il pas misérablement arrivé que ces dons célestes
ont été la cause ou l'occasion que des coeurs, qui n'étaient pas sincèrement
vertueux, ont honteusement chassé l'humilité loin d'eux ?
50. Or nous devons admirer ici comment Dieu, afin de nous faire pratiquer,
comme malgré nous, la sainte vertu d'humilité, a voulu par une providence
toute particulière que les autres vissent et connussent mieux nos fautes que
nous ne les connaissons nous-mêmes. Il nous a donc mis dans la nécessité de
reconnaître et d'avouer que ce n'est point à nous que nous pouvons attribuer
le salut et la guérison de notre âme, mais à l'assistance de nos frères et
au secours de Dieu.
51. Celui qui est véritablement humble déteste sa propre
volonté, et ne la regarde que comme une trompeuse; et, par la confiance
qu'il met en Dieu dans ses prières, il apprend ce qu'il doit savoir et
faire. Pour remplir les devoirs de l'obéissance, il ne considère ni la vie
ni les moeurs des personnes qui le dirigent; mais il s'abandonne entièrement
aux soins paternels de Dieu, et se rappelle qu'autrefois le Seigneur se
servit de la voix d'un âne pour donner des instructions à Balaam. Et quand
même cet humble et fidèle serviteur de Dieu n'agirait, ne penserait et ne
parlerait en toute chose que d'une manière très conforme à sa sainte
volonté, il se garderait bien encore de se fier à son propre jugement; car,
il faut le dire : une âme vraiment humble n'a pas une moindre peine, ne
souffre pas un moindre tourment, de se fier à son propre discernement, qu'un
coeur superbe, de se soumettre au jugement des autres.
52. Il me semble donc qu'il n'y a que les anges qui soient incapables de
tomber dans quelques faiblesses; car j'entends un ange terrestre me dire :
Il est vrai que je ne me sens coupable sur rien, mais je ne suis pas
justifié pour cela; car ce n'est pas à moi, mais au Seigneur, de me juger.
(1 Cor 4,4) C'est pourquoi nous devons nous reprendre et nous condamner
nous-mêmes sévèrement, afin que, par ce mépris et cette humiliation
volontaires, nous puissions effacer les fautes dans lesquelles nous tombons
sans nous en apercevoir. Nous devons en agir ainsi, parce qu'autrement nous
aurions
un compte terrible à rendre à l'heure de la mort.
53. Celui qui demande au Seigneur des grâces dont il se juge indigne à cause
du peu de mérite de ses bonnes oeuvres, recevra en vertu du sentiment de son
indignité des dons, et des faveurs qui surpasseront infailliblement la
valeur réelle des vertus qu'il a pratiquées. C'est ce que nous fait
connaître l'exemple du publicain qui, tout en osant ne demander que la
rémission de ses péchés, reçut une pleine et entière justification. C'est
encore ce que nous apprend le bon larron : il se contenta, par humilité, de
demander au Seigneur de Se ressouvenir de lui dans son royaume; il reçut le
paradis tout entier en héritage. (cf. Lc 23,43).
54. Comme dans le monde, par l'ordre que Dieu y a réglé, on ne voit dans
aucune créature des feux grands ou petits; de même dans l'ordre de la grâce
on ne voit pas que le feu de la concupiscence subsiste dans un coeur
solidement et sincèrement humble : or, cette concupiscence est la matière et
la cause de tous les vices dans lesquels nous avons le malheur de tomber. En
effet tant que nous tombons volontairement dans le péché, nous ne sommes pas
véritablement humbles, et nous sentons la présence de la concupiscence.
55. Le Seigneur sachant combien les habitudes corporelles contribuent
puissamment à former l'âme à la vie de l'humilité, et voulant nous servir
Lui-même d'exemple, se ceignit d'un linge pour laver les pieds à ses apôtres
et pour nous apprendre le chemin qui conduit à l'humilité. En effet les
affections de notre âme se forment assez ordinairement par les actions du
corps, et elle s'accoutume facilement à ce que le corps fait extérieurement.
56. L'autorité que Dieu donna à l'un des anges, non point afin qu'il en abus
pour s'enorgueillir. Il fut cependant la cause et
l'occasion de son orgueil.
57. Celui qui est assis sur le trône, tient une autre conduite que celui qui
est sur un fumier. C'est pour cette raison que Job, cet homme si saint et si
juste, en demeurant sur son fumier et hors de sa ville, put acquérir une
humilité parfaite, et dire à Dieu du fond de son coeur : Je m'humilie et
m'abaisse devant vous, ô mon Dieu, je reconnais ma bassesse, et je fais
pénitence dans la poussière et dans la cendre (Job 42,6).
58. Je vois encore Manassès, roi de Juda, qui était un des plus
grands pécheurs du monde; car outre une infinité de crimes dont il s'était
rendu coupable, il avait profané le temple de Dieu et avait remplacé le
culte qu'on devait rendre à sa Majesté souveraine, par le culte, impie et
sacrilège qu'il rendait et faisait rendre aux idoles : de sorte que, quand
même l'univers entier aurait fait des jeûnes rigoureux pour ce roi criminel,
cette pénitence n'aurait pas été capable de lui obtenir le pardon de ses
exécrables impiétés. Cependant l'humilité eut la vertu de guérir les plaies
désespérées et incurables de cet indigne monarque.
59. Aussi David, en parlant à Dieu, n'hésite pas de lui dire : Si vous
avez souhaité, ô mon Dieu, un sacrifice, je n'aurais pas manqué de vous en
offrir; mais vous n'auriez pas pour agréables les holocaustes que je
vous offrirais, c'est-à-dire les jeûnes qui affligent le corps, le sacrifice
que je dois vous offrir, c'est le sacrifice d'un coeur brisé de douleur; car
vous ne mépriserez pas un coeur contrit et humilié. (Ps 50,18)
60.
Aussi, lorsque le prophète, au nom du Seigneur, lui eut reproché l'homicide
et l'adultère qu'il avait commis, l'humilité fit prononcer à ce prince ces
paroles : J'ai péché contre le Seigneur (cf. 2 Sam 12,13); et au même
moment, Dieu lui fit faire par le même prophète, cette consolante réponse :
Le Seigneur vous a pardonné votre péché. (ibid.)
61. Nos pères, ces hommes si recommandables, nous ont enseigné que les
travaux et les pénibles exercices du corps sont comme le chemin qui nous
conduit à la pratiqué de l'humilité, et qu'ils sont le fondement sur lequel
repose cette vertu. Pour moi je ne pense pas tout-à-fait de même; car je
crois que c'est l'obéissance qui nous mène à l'humilité, et que ce sont la
droiture et la sincérité du coeur qui lui servent de base et de fondement.
En effet la droiture du coeur déteste la vaine gloire.
62. Si l'orgueil a pu changer les anges en démons, l'humilité, si elle
pouvait devenir leur partage, serait capable de transformer les démons en
anges. Que les hommes qui ont eu le malheur de pécher, relèvent donc leur
courage abattu !
63. Hâtons-nous de travailler de toutes nos forces pour arriver à la
possession de l'humilité. Que si nous ne pouvons pas parvenir jusqu'à la
perfection de cette vertu, efforçons-nous de nous appuyer sur ses épaules;
et si malheureusement il nous arrivait de faire quelque chute et de
succomber à quelque tentation, gardons-nous bien de nous séparer de
l'humilité, tenons-la fortement embrassée; car je serais grandement étonné
que celui qui se séparerait de l'humilité, fût capable de recevoir quelque
grâce qui pût le conduire au salut éternel.
64. Les nerfs qui fortifient l'humilité, et les moyens qui la font acquérir,
sont les vertus suivantes : la pauvreté, la fuite du monde, le soin de ne
pas paraître sage, un la simplicité dans les paroles,sincère, la demande de
l'aumône, le silence sur la noblesse de sa naissance, le renoncement à la
liberté de parole et d'allure, l'éloignement du bavardage. Toutes ces choses
sont de simples marques qui annoncent qu'on a le bonheur de posséder cette
incomparable vertu.
65. Rien ne contribue davantage et, plus efficacement à nous humilier qu'une
extrême pauvreté, et un état dans lequel on ne peut vivre que par les
aumônes qu'on demande et qu'on reçoit. Lorsque nous pouvons nous élever, et
que néanmoins nous faisons tous nos efforts pour nous abaisser et pour
chasser loin de nous toute enflure du coeur c'est alors, oui, c'est alors
que nous montrons et que nous donnons des preuves que nous possédons la
véritable sagesse, et que nous sommes réellement les serviteurs et les amis
de Dieu.
66. Quand donc vous vous armez pour combattre quelque vice, ne manquez pas
d'appeler l'humilité à votre secours; car avec elle vous marcherez
hardiment sur l'aspic et sur le basilic, et vous foulerez aux pieds
le lion et le dragon (Ps 90,13) sans qu'ils puissent vous nuire ni les
uns ni les autres , c'est-à-dire, le péché, le désespoir, le dragon du
corps.
67. L'humilité est un canal céleste qui possède la vertu de retirer notre
âme de l'abîme du péché et de l'élever jusqu'au ciel.
68. Quelqu'un ayant un jour aperçu dans le fond de son âme la beauté
ravissante de cette vertu, tout hors de lui-même, il se permit de lui
demander quel était celui de qui elle avait reçu le jour et l'existence.
Elle lui répandit avec un doux sourire : Comment se fait-il que vous
désiriez connaître le nom de mon père ? Il est sans nom, aussi bien que moi;
je ne vous expliquerai cette merveille que lorsque vous serez entré dans la
possession de Dieu, à qui soient toute gloire et tout honneur dans tous les
siècles des siècles. Amen.
Je termine ce degré en disant que, comme c'est
la mer qui est la cause et la nourrice de toutes les fontaines, de même
l'humilité est la source de la discrétion.
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